Adolphe

Préface de la troisième édition

Ce n’est pas sans quelque hésitation que j’aiconsenti à la réimpression de ce petit ouvrage, publié il y a dixans. Sans la presque certitude qu’on voulait en faire unecontrefaçon en Belgique, et que cette contrefaçon, comme la plupartde celles que répandent en Allemagne et qu’introduisent en Franceles contrefacteurs belges, serait grossie d’additions etd’interpolations auxquelles je n’aurais point eu de part, je ne meserais jamais occupé de cette anecdote, écrite dans l’unique penséede convaincre deux ou trois amis réunis à la campagne de lapossibilité de donner une sorte d’intérêt à un roman dont lespersonnages se réduiraient à deux, et dont la situation seraittoujours la même.

Une fois occupé de ce travail, j’ai vouludévelopper quelques autres idées qui me sont survenues et ne m’ontpas semblé sans une certaine utilité. J’ai voulu peindre le mal quefont éprouver même aux cœurs arides les souffrances qu’ils causent,et cette illusion qui les porte à se croire plus légers ou pluscorrompus qu’ils ne le sont. À distance, l’image de la douleurqu’on impose paraît vague et confuse, telle qu’un nuage facile àtraverser ; on est encouragé par l’approbation d’une sociététoute factice, qui supplée aux principes par les règles et auxémotions par les convenances, et qui hait le scandale commeimportun, non comme immoral, car elle accueille assez bien le vicequand le scandale ne s’y trouve pas. On pense que des liens forméssans réflexion se briseront sans peine. Mais quand on voitl’angoisse qui résulte de ces liens brisés, ce douloureuxétonnement d’une âme trompée, cette défiance qui succède à uneconfiance si complète, et qui, forcée de se diriger contre l’être àpart du reste du monde, s’étend à ce monde tout entier, cetteestime refoulée sur elle-même et qui ne sait plus où se replacer,on sent alors qu’il y a quelque chose de sacré dans le cœur quisouffre, parce qu’il aime ; on découvre combien sont profondesles racines de l’affection qu’on croyait inspirer sans lapartager : et si l’on surmonte ce qu’on appel la faiblesse,c’est en détruisant en soi-même tout ce qu’on a de généreux, endéchirant tout ce qu’on a de fidèle, en sacrifiant tout ce qu’on ade noble et de bon. On se relève de cette victoire, à laquelle lesindifférents et les amis applaudissent, ayant frappé de mort uneportion de son âme, bravé la sympathie, abusé de la faiblesse,outragé la morale en la prenant pour prétexte de la dureté ;et l’on survit à sa meilleure nature, honteux ou perverti par cetriste succès.

Tel a été le tableau que j’ai voulu tracerdans Adolphe. Je ne sais si j’ai réussi ; ce qui me feraitcroire au moins à un certain mérite de vérité, c’est que presquetous ceux de mes lecteurs que j’ai rencontrés m’ont parléd’eux-mêmes comme ayant été dans la position de mon héros. Il estvrai qu’à travers les regrets qu’ils montraient de toutes lesdouleurs qu’ils avaient causées perçait je ne sais quellesatisfaction de fatuité ; ils aimaient à se peindre, commeayant, de même qu’Adolphe, été poursuivis par les opiniâtresaffections qu’ils avaient inspirées, et victimes de l’amour immensequ’on avait conçu pour eux. Je crois que pour la plupart ils secalomniaient, et que si leur vanité les eût laissés tranquilles,leur conscience eût pu rester en repos.

Quoi qu’il en soit, tout ce qui concerneAdolphe m’est devenu fort indifférent ; je n’attache aucunprix à ce roman, et je répète que ma seule intention, en lelaissant reparaître devant un public qui l’a probablement oublié,si tant est que jamais il l’ait connu, a été de déclarer que touteédition qui contiendrait autre chose que ce qui est renfermé danscelle-ci ne viendrait pas de moi, et que je n’en serais pasresponsable.

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