Alexandre le Grand

Scène II

 

Alexandre,Axiane

 

Axiane

Eh bien, Seigneur, eh bien ! trouvez-vousquelques charmes

À voir couler des pleurs que font verser vosarmes ?

Ou si vous m’enviez, en l’état où je suis,

La triste liberté de pleurer mes ennuis.

 

Alexandre

Votre douleur est libre autant quelégitime.

Vous regrettez, Madame, un princemagnanime.

Je fus son ennemi, mais je ne l’étais pas

Jusqu’à blâmer les pleurs qu’on donne à sontrépas.

Avant que sur ses bords l’Inde me vîtparaître,

L’éclat de sa vertu me l’avait faitconnaître ;

Entre les plus grands rois il se fitremarquer.

Je savais…

 

Axiane

Pourquoi donc le venir attaquer ?

Par quelle loi faut-il qu’aux deux bouts de laterre

Vous cherchiez la vertu pour lui faire laguerre ?

Le mérite à vos yeux ne peut-il éclater

Sans pousser votre orgueil à lepersécuter ?

 

Alexandre

Oui, j’ai cherché Porus ; mais quoi qu’onpuisse dire,

Je ne le cherchais pas afin de ledétruire.

J’avouerai que brûlant de signaler monbras,

Je me laissai conduire au bruit de sescombats,

Et qu’au seul nom d’un roi jusqu’alorsinvincible,

À de nouveaux exploits mon cœur devintsensible.

Tandis que je croyais, par mes combatsdivers,

Attacher sur moi seul les yeux del’univers,

J’ai vu de ce guerrier la valeur répandue

Tenir la Renommée entre noussuspendue ;

Et voyant de son bras voler partoutl’effroi,

L’Inde sembla m’ouvrir un champ digne demoi.

Lassé de voir des rois vaincus sansrésistance,

J’appris avec plaisir le bruit de savaillance.

Un ennemi si noble a sum’encourager ;

Je suis venu chercher la gloire et ledanger.

Son courage, Madame, a passé mon attente,

La Victoire, à me suivre autrefois siconstante,

M’a presque abandonné pour suivre vosguerriers.

Porus m’a disputé jusqu’aux moindreslauriers,

Et j’ose dire encor qu’en perdant lavictoire

Mon ennemi lui-même a vu croître sagloire,

Qu’une chute si belle élève sa vertu,

Et qu’il ne voudrait pas n’avoir pointcombattu.

 

Axiane

Hélas ! il fallait bien qu’une si nobleenvie

Lui fît abandonner tout le soin de sa vie,

Puisque de toutes parts trahi, persécuté,

Contre tant d’ennemis il s’est précipité.

Mais vous, s’il était vrai que son ardeurguerrière

Eût ouvert à la vôtre une illustrecarrière,

Que n’avez-vous, Seigneur, dignementcombattu ?

Fallait-il par la ruse attaquer sa vertu,

Et loin de remporter une gloire parfaite,

D’un autre que de vous attendre sadéfaite ?

Triomphez ; mais sachez que Taxile en soncœur

Vous dispute déjà ce beau nom devainqueur,

Que le traître se flatte, avec quelquejustice,

Que vous n’avez vaincu que par sonartifice ;

Et c’est à ma douleur un spectacle assezdoux

De le voir partager cette gloire avecvous.

 

Alexandre

En vain votre douleur s’arme contre magloire :

Jamais on ne m’a vu dérober la victoire,

Et par ces lâches soins, qu’on ne peutm’imputer,

Tromper mes ennemis au lieu de lesdompter.

Quoique partout, ce semble, accablé sous lenombre,

Je n’ai pu me résoudre à me cacher dansl’ombre :

Ils n’ont de leur défaite accusé que monbras,

Et le jour a partout éclairé mes combats.

Il est vrai que je plains le sort de vosprovinces ;

J’ai voulu prévenir la perte de vosprinces ;

Mais s’ils avaient suivi mes conseils et mesvœux,

Je les aurais sauvés ou combattus tousdeux.

Oui, croyez…

 

Axiane

Je crois tout. Je vous crois invincible.

Mais, Seigneur, suffit-il que tout vous soitpossible ?

Ne tient-il qu’à jeter tant de rois dans lesfers,

Qu’à faire impunément gémir toutl’univers ?

Et que vous avaient fait tant de villescaptives,

Tant de morts dont l’Hydaspe a vu couvrir sesrives ?

Qu’ai-je fait, pour venir accabler en ceslieux

Un héros sur qui seul j’ai pu tourner lesyeux ?

A-t-il de votre Grèce inondé lesfrontières ?

Avons-nous soulevé des nations entières,

Et contre votre gloire excité leurcourroux ?

Hélas ! nous l’admirions sans en êtrejaloux.

Contents de nos États, et charmés l’un del’autre,

Nous attendions un sort plus heureux que levôtre.

Porus bornait ses vœux à conquérir un cœur

Qui peut-être aujourd’hui l’eût nommé sonvainqueur.

Ah ! n’eussiez-vous versé qu’un sang simagnanime,

Quand on ne vous pourrait reprocher que cecrime,

Ne vous sentez-vous pas, Seigneur, bienmalheureux

D’être venu si loin rompre de si beauxnœuds ?

Non, de quelque douceur que se flatte votreâme,

Vous n’êtes qu’un tyran.

 

Alexandre

Je le vois bien, Madame,

Vous voulez que saisi d’un indignecourroux,

En reproches honteux j’éclate contre vous.

Peut-être espérez-vous que ma douceurlassée

Donnera quelque atteinte à sa gloirepassée.

Mais quand votre vertu ne m’aurait pointcharmé,

Vous attaquez, Madame, un vainqueurdésarmé.

Mon âme, malgré vous à vous plaindreengagée,

Respecte le malheur où vous êtes plongée.

C’est ce trouble fatal qui vous ferme lesyeux,

Qui ne regarde en moi qu’un tyran odieux.

Sans lui vous avoueriez que le sang et leslarmes

N’ont pas toujours souillé la gloire de mesarmes ;

Vous verriez…

 

Axiane

Ah ! Seigneur, puis-je ne les pointvoir,

Ces vertus dont l’éclat aigrit mondésespoir ?

N’ai-je pas vu partout la victoire modeste

Perdre avec vous l’orgueil qui la rend sifuneste ?

Ne vois-je pas le Scythe et le Perseabattus

Se plaire sous le joug et vanter vosvertus,

Et disputer enfin, par une aveugle envie,

À vos propres sujets le soin de votrevie ?

Mais que sert à ce cœur que vouspersécutez

De voir partout ailleurs adorer vosbontés ?

Pensez-vous que ma haine en soit moinsviolente

Pour voir baiser partout la main qui metourmente ?

Tant de rois par vos soins vengés ousecourus,

Tant de peuples contents, me rendent-ilsPorus ?

Non, Seigneur ; je vous hais d’autantplus qu’on vous aime,

D’autant plus qu’il me faut vous admirermoi-même,

Que l’univers entier m’en impose la loi,

Et que personne enfin ne vous hait avecmoi.

 

Alexandre

J’excuse les transports d’une amitié sitendre,

Mais, Madame, après tout, ils doivent mesurprendre.

Si la commune voix ne m’a point abusé,

Porus d’aucun regard ne futfavorisé ;

Entre Taxile et lui votre cœur en balance,

Tant qu’ont duré ses jours a gardé lesilence ;

Et lorsqu’il ne peut plus vous entendreaujourd’hui,

Vous commencez, Madame, à prononcer pourlui.

Pensez-vous que sensible à cette ardeurnouvelle,

Sa cendre exige encor que vous brûliez pourelle ?

Ne vous accablez point d’inutilesdouleurs,

Des soins plus importants vous appellentailleurs.

Vos larmes ont assez honoré sa mémoire.

Régnez, et de ce rang soutenez mieux lagloire ;

Et redonnant le calme à vos sens désolés,

Rassurez vos États par sa chute ébranlés.

Parmi tant de grands rois choisissez-leur unmaître.

Plus ardent que jamais, Taxile…

 

Axiane

Quoi ? le traître !

 

Alexandre

Hé ! de grâce, prenez des sentiments plusdoux ;

Aucune trahison ne le souille enversvous :

Maître de ses États, il a pu se résoudre

À se mettre avec eux à couvert de lafoudre.

Ni serment ni devoir ne l’avaient engagé

À courir dans l’abîme où Porus s’estplongé.

Enfin souvenez-vous qu’Alexandre lui-même

S’intéresse au bonheur d’un prince qui vousaime.

Songez que réunis par un si juste choix,

L’Inde et l’Hydaspe entiers couleront sous voslois,

Que pour vos intérêts tout me sera facile

Quand je les verrai joints avec ceux deTaxile.

Il vient. Je ne veux point contraindre sessoupirs ;

Je le laisse lui-même expliquer sesdésirs :

Ma présence à vos yeux n’est déjà que troprude.

L’entretien des amants cherche lasolitude ;

Je ne vous trouble point.

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