Alexandre le Grand

Scène II

 

Porus,Taxile,Éphestion

 

Éphestion

Avant que le combat qui menace vos têtes

Mette tous vos États au rang de nosconquêtes,

Alexandre veut bien différer ses exploits,

Et vous offrir la paix pour la dernièrefois.

Vos peuples, prévenus de l’espoir qui vousflatte,

Prétendaient arrêter le vainqueur del’Euphrate ;

Mais l’Hydaspe, malgré tant d’escadronsépars,

Voit enfin sur ses bords flotter nosétendards.

Vous les verriez plantés jusque sur vostranchées,

Et de sang et de morts vos campagnesjonchées,

Si ce héros, couvert de tant d’autreslauriers,

N’eût lui-même arrêté l’ardeur de nosguerriers.

Il ne vient point ici, souillé du sang desprinces,

D’un triomphe barbare effrayer vosprovinces,

Et cherchant à briller d’une tristesplendeur,

Sur le tombeau des rois élever sagrandeur.

Mais vous-mêmes, trompés d’un vain espoir degloire,

N’allez point dans ses bras irriter laVictoire ;

Et lorsque son courroux demeure suspendu,

Princes, contentez-vous de l’avoirattendu,

Ne différez point tant à lui rendrel’hommage

Que vos cœurs, malgré vous, rendent à soncourage ;

Et recevant l’appui que vous offre sonbras,

D’un si grand défenseur honorez vos États.

Voilà ce qu’un grand roi veut bien vous faireentendre,

Prêt à quitter le fer, et prêt à lereprendre.

Vous savez son dessein : choisissezaujourd’hui,

Si vous voulez tout perdre ou tenir tout delui.

 

Taxile

Seigneur, ne croyez point qu’une fiertébarbare

Nous fasse méconnaître une vertu si rare,

Et que dans leur orgueil nos peuplesaffermis

Prétendent, malgré vous, être vos ennemis.

Nous rendons ce qu’on doit aux illustresexemples :

Vous adorez des dieux qui nous doivent leurstemples ;

Des héros qui chez vous passaient pour desmortels,

En venant parmi nous ont trouvé desautels.

Mais en vain l’on prétend, chez des peuples sibraves,

Au lieu d’adorateurs se faire desesclaves :

Croyez-moi, quelque éclat qui les puissetoucher,

Ils refusent l’encens qu’on leur veutarracher.

Assez d’autres États, devenus vosconquêtes,

De leurs rois, sous le joug, ont vu ployer lestêtes.

Après tous ces États qu’Alexandre asoumis,

N’est-il pas temps, Seigneur, qu’il cherchedes amis ?

Tout ce peuple captif, qui tremble au nom d’unmaître,

Soutient mal un pouvoir qui ne fait que denaître.

Ils ont, pour s’affranchir, les yeux toujoursouverts ;

Votre empire n’est plein que d’ennemiscouverts.

Ils pleurent en secret leurs rois sansdiadèmes ;

Vos fers trop étendus se relâchentd’eux-mêmes,

Et déjà dans leur cœur les Scythes mutinés

Vont sortir de la chaîne où vous nousdestinez.

Essayez, en prenant notre amitié pourgage,

Ce que peut une foi qu’aucun sermentn’engage ;

Laissez un peuple au moins qui puissequelquefois

Applaudir sans contrainte au bruit de vosexploits.

Je reçois à ce prix l’amitiéd’Alexandre ;

Et je l’attends déjà comme un roi doitattendre

Un héros dont la gloire accompagne lespas,

Qui peut tout sur mon cœur, et rien sur mesÉtats.

 

Porus

Je croyais, quand l’Hydaspe assemblant sesprovinces

Au secours de ses bords fit voler tous sesprinces,

Qu’il n’avait avec moi, dans des desseins sigrands,

Engagé que des rois ennemis des tyrans.

Mais puisqu’un roi, flattant la main qui nousmenace,

Parmi ses alliés brigue une indigne place,

C’est à moi de répondre aux vœux de monpays,

Et de parler pour ceux que Taxile atrahis.

Que vient chercher ici le roi qui vousenvoie ?

Quel est ce grand secours que son bras nousoctroie ?

De quel front ose-t-il prendre sous sonappui

Des peuples qui n’ont point d’autre ennemi quelui ?

Avant que sa fureur ravageât tout lemonde,

L’Inde se reposait dans une paixprofonde ;

Et si quelques voisins en troublaient lesdouceurs,

Il portait dans son sein d’assez bonsdéfenseurs.

Pourquoi nous attaquer ? Par quellebarbarie

A-t-on de votre maître excité lafurie ?

Vit-on jamais chez lui nos peuples encourroux

Désoler un pays inconnu parmi nous ?

Faut-il que tant d’États, de déserts, derivières,

Soient entre nous et lui d’impuissantesbarrières ?

Et ne saurait-on vivre au bout del’univers

Sans connaître son nom et le poids de sesfers ?

Quelle étrange valeur, qui ne cherchant qu’ànuire,

Embrase tout sitôt qu’elle commence àluire ;

Qui n’a que son orgueil pour règle et pourraison ;

Qui veut que l’univers ne soit qu’uneprison,

Et que, maître absolu de tous tant que noussommes,

Ses esclaves en nombre égalent tous leshommes !

Plus d’États, plus de rois : sessacrilèges mains

Dessous un même joug rangent tous leshumains.

Dans son avide orgueil je sais qu’il nousdévore ;

De tant de souverains nous seuls régnonsencore.

Mais, que dis-je, nous seuls ? Il nereste que moi

Où l’on découvre encor les vestiges d’unroi.

Mais c’est pour mon courage une illustrematière.

Je vois d’un œil content trembler la terreentière,

Afin que par moi seul les mortelssecourus,

S’ils sont libres, le soient de la main dePorus,

Et qu’on dise partout, dans une paixprofonde :

« Alexandre vainqueur eût dompté toutle monde ;

Mais un roi l’attendait au bout del’univers,

Par qui le monde entier a vu briser sesfers. »

 

Éphestion

Votre projet du moins nous marque un grandcourage ;

Mais, Seigneur, c’est bien tard s’opposer àl’orage.

Si le monde penchant n’a plus que cetappui,

Je le plains, et vous plains vous-même autantque lui.

Je ne vous retiens point, marchez contre monmaître.

Je voudrais seulement qu’on vous l’eût faitconnaître,

Et que la Renommée eût voulu, par pitié,

De ses exploits au moins vous conter lamoitié ;

Vous verriez…

 

Porus

Que verrais-je ? et que pourrais-jeapprendre

Qui m’abaisse si fort au-dessousd’Alexandre ?

Serait-ce sans effort les Persanssubjugués,

Et vos bras tant de fois de meurtresfatigués ?

Quelle gloire en effet d’accabler lafaiblesse

D’un roi déjà vaincu par sa propremollesse,

D’un peuple sans vigueur et presqueinanimé,

Qui gémissait sous l’or dont il étaitarmé,

Et qui tombant en foule au lieu de sedéfendre,

N’opposait que des morts au grand cœurd’Alexandre ?

Les autres, éblouis de ses moindresexploits,

Sont venus à genoux lui demander deslois ;

Et leur crainte écoutant je ne sais quelsoracles,

Ils n’ont pas cru qu’un dieu pût trouver desobstacles.

Mais nous, qui d’un autre œil jugeons desconquérants,

Nous savons que les dieux ne sont pas destyrans ;

Et de quelque façon qu’un esclave lenomme,

Le fils de Jupiter passe ici pour unhomme.

Nous n’allons point de fleurs parfumer sonchemin ;

Il nous trouve partout les armes à lamain ;

Il voit à chaque pas arrêter sesconquêtes ;

Un seul rocher ici lui coûte plus detêtes,

Plus de soins, plus d’assauts et presque plusde temps,

Que n’en coûte à son bras l’empire desPersans.

Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,

L’or qui naît sous nos pas ne corrompt pointnos âmes.

La gloire est le seul bien qui nous puissetenter,

Et le seul que mon cœur cherche à luidisputer ;

C’est elle…

 

Éphestion, en selevant.

Et c’est aussi ce que cherche Alexandre.

À de moindres objets son cœur ne peutdescendre.

C’est ce qui l’arrachant du sein de sesÉtats

Au trône de Cyrus lui fit porter ses pas,

Et du plus ferme empire ébranlant lescolonnes,

Attaquer, conquérir et donner lescouronnes.

Et puisque votre orgueil ose lui disputer

La gloire du pardon qu’il vous faitprésenter,

Vos yeux, dès aujourd’hui témoins de savictoire,

Verront de quelle ardeur il combat pour lagloire.

Bientôt le fer en main vous le verrezmarcher.

 

Porus

Allez donc : je l’attends, ou je le vaischercher.

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