Scène II
Porus,Taxile
Porus
Seigneur, ou je me trompe, ou nos fiersennemis
Feront moins de progrès qu’ils ne s’étaientpromis.
Nos chefs et nos soldats, brûlantsd’impatience,
Font lire sur leur front une mâleassurance ;
Ils s’animent l’un l’autre ; et nosmoindres guerriers
Se promettent déjà des moissons delauriers.
J’ai vu de rang en rang cette ardeurrépandue
Par des cris généreux éclater à mavue :
Ils se plaignent qu’au lieu d’éprouver leurgrand cœur,
L’oisiveté d’un camp consume leur vigueur.
Laisserons-nous languir tant d’illustrescourages ?
Notre ennemi, Seigneur, cherche sesavantages :
Il se sent faible encore, et, pour nousretenir,
Éphestion demande à nous entretenir,
Et par de vains discours…
Taxile
Seigneur, il faut l’entendre,
Nous ignorons encor ce que veut Alexandre.
Peut-être est-ce la paix qu’il nous veutprésenter.
Porus
La paix ! Ah ! de sa mainpourriez-vous l’accepter ?
Hé quoi ? nous l’aurons vu, par tantd’horribles guerres,
Troubler le calme heureux dont jouissaient nosterres,
Et le fer à la main, entrer dans nos États
Pour attaquer des rois qui ne l’offensaientpas ;
Nous l’aurons vu piller des provincesentières,
Du sang de nos sujets faire enfler nosrivières
Et quand le ciel s’apprête à nousl’abandonner,
J’attendrai qu’un tyran daigne nouspardonner ?
Taxile
Ne dites point, Seigneur, que le ciell’abandonne :
D’un soin toujours égal sa faveurl’environne.
Un roi qui fait trembler tant d’États sous seslois
N’est pas un ennemi que méprisent lesrois.
Porus
Loin de le mépriser, j’admire soncourage ;
Je rends à sa valeur un légitimehommage ;
Mais je veux, à mon tour, mériter lestributs
Que je me sens forcé de rendre à sesvertus.
Oui, je consens qu’au ciel on élèveAlexandre ;
Mais si je puis, Seigneur, je l’en feraidescendre,
Et j’irai l’attaquer jusque sur les autels
Que lui dresse en tremblant le reste desmortels.
C’est ainsi qu’Alexandre estima tous cesprinces
Dont sa valeur pourtant a conquis lesprovinces.
Si son cœur dans l’Asie eût montré quelqueeffroi,
Darius en mourant l’aurait-il vu sonroi ?
Taxile
Seigneur, si Darius avait su se connaître,
Il régnerait encore où règne un autremaître.
Cependant cet orgueil qui causa son trépas
Avait un fondement que vos mépris n’ontpas :
La valeur d’Alexandre à peine étaitconnue ;
Ce foudre était encore enfermé dans lanue.
Dans un calme profond Darius endormi
Ignorait jusqu’au nom d’un si faibleennemi.
Il le connut bientôt ; et son âmeétonnée
De tout ce grand pouvoir se vitabandonnée.
Il se vit terrassé d’un bras victorieux,
Et la foudre en tombant lui fit ouvrir lesyeux.
Porus
Mais encore à quel prix croyez-vousqu’Alexandre
Mette l’indigne paix dont il veut voussurprendre ?
Demandez-le, Seigneur, à cent peuplesdivers
Que cette paix trompeuse a jetés dans lesfers.
Non, ne nous flattons point : sa douceurnous outrage ;
Toujours son amitié traîne un longesclavage.
En vain on prétendrait n’obéir qu’àdemi :
Si l’on n’est son esclave, on est sonennemi.
Taxile
Seigneur, sans se montrer lâche nitéméraire,
Par quelque vain hommage on peut lesatisfaire.
Flattons par des respects ce princeambitieux
Que son bouillant orgueil appelle en d’autreslieux.
C’est un torrent qui passe, et dont laviolence
Sur tout ce qui l’arrête exerce sapuissance ;
Qui, grossi du débris de cent peuplesdivers,
Veut du bruit de son cours remplir toutl’univers.
Que sert de l’irriter par un orgueilsauvage ?
D’un favorable accueil honorons sonpassage ;
Et lui cédant des droits que nous reprendronsbien,
Rendons-lui des devoirs qui ne nous coûtentrien.
Porus
Qui ne nous coûtent rien, Seigneur !L’osez-vous croire ?
Compterai-je pour rien la perte de magloire ?
Votre empire et le mien seraient tropachetés,
S’ils coûtaient à Porus les moindreslâchetés.
Mais croyez-vous qu’un prince enflé de tantd’audace
De son passage ici ne laissât point detrace ?
Combien de rois, brisés à ce funesteécueil,
Ne règnent plus qu’autant qu’il plaît à sonorgueil !
Nos couronnes, d’abord devenant sesconquêtes,
Tant que nous régnerions flotteraient sur nostêtes,
Et nos sceptres, en proie à ses moindresdédains,
Dès qu’il aurait parlé, tomberaient de nosmains.
Ne dites point qu’il court de province enprovince :
Jamais de ses liens il ne dégage unprince ;
Et pour mieux asservir les peuples sous seslois,
Souvent dans la poussière il leur cherche desrois.
Mais ces indignes soins touchent peu moncourage :
Votre seul intérêt m’inspire ce langage.
Porus n’a point de part dans tout cetentretien,
Et quand la gloire parle il n’écoute plusrien.
Taxile
J’écoute, comme vous, ce que l’honneurm’inspire,
Seigneur ; mais il m’engage à sauver monempire.
Porus
Si vous voulez sauver l’un et l’autreaujourd’hui,
Prévenons Alexandre, et marchons contrelui.
Taxile
L’audace et le mépris sont d’infidèlesguides.
Porus
La honte suit de près les couragestimides.
Taxile
Le peuple aime les rois qui saventl’épargner.
Porus
Il estime encor plus ceux qui saventrégner.
Taxile
Ces conseils ne plairont qu’à des âmeshautaines.
Porus
Ils plairont à des rois, et peut-être à desreines.
Taxile
La reine, à vous ouïr, n’a des yeux que pourvous.
Porus
Un esclave est pour elle un objet decourroux.
Taxile
Mais croyez-vous, Seigneur, que l’amour vousordonne
D’exposer avec vous son peuple et sapersonne ?
Non, non, sans vous flatter, avouez qu’en cejour
Vous suivez votre haine, et non pas votreamour.
Porus
Eh bien ! je l’avouerai que ma justecolère
Aime la guerre autant que la paix vous estchère ;
J’avouerai que, brûlant d’une noblechaleur,
Je vais contre Alexandre éprouver mavaleur.
Du bruit de ses exploits mon âmeimportunée
Attend depuis longtemps cette heureusejournée.
Avant qu’il me cherchât, un orgueilinquiet
M’avait déjà rendu son ennemi secret.
Dans le noble transport de cette jalousie,
Je le trouvais trop lent à traverserl’Asie ;
Je l’attirais ici par des vœux sipuissants
Que je portais envie au bonheur desPersans ;
Et maintenant encor, s’il trompait moncourage,
Pour sortir de ces lieux s’il cherchait unpassage,
Vous me verriez moi-même, armé pourl’arrêter,
Lui refuser la paix qu’il nous veutprésenter.
Taxile
Oui, sans doute, une ardeur si haute et siconstante
Vous promet dans l’histoire une placeéclatante ;
Et sous ce grand dessein dussiez-voussuccomber,
Au moins c’est avec bruit qu’on vous verratomber.
La reine vient. Adieu. Vantez-lui votrezèle ;
Découvrez cet orgueil qui vous rend digned’elle.
Pour moi, je troublerais un si nobleentretien,
Et vos cœurs rougiraient des faiblesses dumien.