Acte V
Scène I
Alexandre,Cléofile
Alexandre
Quoi ? vous craigniez Porus même après sadéfaite ?
Ma victoire à vos yeux semblait-elleimparfaite ?
Non, non, c’est un captif qui n’a pum’échapper,
Que mes ordres partout ont faitenvelopper.
Loin de le craindre encor, ne songez qu’à leplaindre.
Cléofile
Et c’est en cet état que Porus est àcraindre.
Quelque brave qu’il fût, le bruit de savaleur
M’inquiétait bien moins que ne fait sonmalheur.
Tant qu’on l’a vu suivi d’une puissantearmée,
Ses forces, ses exploits, ne m’ont pointalarmée ;
Mais, Seigneur, c’est un roi malheureux etsoumis,
Et dès lors je le compte au rang de vosamis.
Alexandre
C’est un rang où Porus n’a plus droit deprétendre :
Il a trop recherché la haine d’Alexandre.
Il sait bien qu’à regret je m’y suisrésolu,
Mais enfin je le hais autant qu’il l’avoulu.
Je dois même un exemple au reste de laterre ;
Je dois venger sur lui tous les maux de laguerre,
Le punir des malheurs qu’il a pu prévenir,
Et de m’avoir forcé moi-même à le punir.
Vaincu deux fois, haï de ma belleprincesse…
Cléofile
Je ne hais point Porus, Seigneur, je leconfesse,
Et s’il m’était permis d’écouteraujourd’hui
La voix de ses malheurs qui me parle pourlui,
Je vous dirais qu’il fut le plus grand de nosprinces,
Que son bras fut longtemps l’appui de nosprovinces,
Qu’il a voulu peut-être en marchant contrevous
Qu’on le crût digne au moins de tomber sousvos coups,
Et qu’un même combat signalant l’un etl’autre,
Son nom volât partout à la suite du vôtre.
Mais si je le défends, des soins sigénéreux
Retombent sur mon frère et détruisent sesvœux.
Tant que Porus vivra, que faut-il qu’ildevienne ?
Sa perte est infaillible, et peut-être lamienne.
Oui, oui, si son amour ne peut rienobtenir,
Il m’en rendra coupable, et m’en voudrapunir.
Et maintenant encor que votre cœurs’apprête
À voler de nouveau de conquête enconquête,
Quand je verrai le Gange entre mon frère etvous,
Qui retiendra, Seigneur, son injustecourroux ?
Mon âme loin de vous languira solitaire.
Hélas ! s’il condamnait mes soupirs à setaire,
Que deviendrait alors ce cœurinfortuné ?
Où sera le vainqueur à qui je l’aidonné ?
Alexandre
Ah ! c’en est trop, Madame ; et sice cœur se donne,
Je saurai le garder, quoi que Taxileordonne,
Bien mieux que tant d’États qu’on m’a vuconquérir,
Et que je n’ai gardés que pour vous lesoffrir.
Encore une victoire, et je reviens,Madame,
Borner toute ma gloire à régner sur votreâme,
Vous obéir moi-même et mettre entre vosmains
Le destin d’Alexandre et celui deshumains.
Le Mallien m’attend, prêt à me rendrehommage.
Si près de l’Océan, que faut-il davantage
Que d’aller me montrer à ce fier élément,
Comme vainqueur du monde et comme votreamant ?
Alors…
Cléofile
Mais quoi, Seigneur, toujours guerre surguerre ?
Cherchez-vous des sujets au-delà de laterre ?
Voulez-vous pour témoins de vos faitséclatants
Des pays inconnus même à leurshabitants ?
Qu’espérez-vous combattre en des climats sirudes ?
Ils vous opposeront de vastes solitudes,
Des déserts que le ciel refuse d’éclairer,
Où la nature semble elle-mêmeexpirer ;
Et peut-être le sort, dont la secrèteenvie
N’a pu cacher le cours d’une si belle vie,
Vous attend dans ces lieux et veut que dansl’oubli
Votre tombeau du moins demeure enseveli.
Pensez-vous y traîner les restes d’unearmée
Vingt fois renouvelée et vingt foisconsumée ?
Vos soldats, dont la vue excite la pitié,
D’eux-mêmes en cent lieux ont laissé lamoitié,
Et leurs gémissements vous font assezconnaître…
Alexandre
Ils marcheront, Madame, et je n’ai qu’àparaître :
Ces cœurs qui dans un camp, d’un vain loisirdéçus,
Comptent en murmurant les coups qu’ils ontreçus,
Revivront pour me suivre et blâmant leursmurmures
Brigueront à mes yeux de nouvellesblessures.
Cependant de Taxile appuyons lessoupirs :
Son rival ne peut plus traverser sesdésirs.
Je vous l’ai dit, Madame, et j’ose encor vousdire…
Cléofile
Seigneur, voici la reine.