Antigone de Jean Anouilh


Pourquoi? Puisque vous savez bien que je recommencerai.
Un silence. Ils se regardent.
CRÉON
Pourquoi as-tu tenté denterrer ton frère?
ANTIGONE
Je le devais.
CRÉON
Je lavais interdit.
ANTIGONE, doucement.
Je le devais tout de même. Ceux qu’on nenterre pas errent éternellement sans jamais
trouver de repos. Si mon frère vivant était rentré harassé dune longue chasse, je lui
aurais enlevé ses chaussures, je lui aurais fait à manger, je lui aurais préparé son lit…
Polynice aujourd’hui a achevé sa chasse. Il rentre à la maison où mon père et ma mère,
et Etéocle aussi, lattendent. Il a droit au repos.
CRÉON
C’était un révolté et un traître, tu le savais.
ANTIGONE
C’était mon frère.
CRÉON
Tu avais entendu proclamer lédit aux carrefours, tu avais lu laffiche sur tous les murs
de la ville?
ANTIGONE
Oui.


CRÉON
Tu savais le sort qui était promis à celui, quel qu’il soit, qui oserait lui rendre les
honneurs funèbres?
ANTIGONE
Oui, je le savais.
CRÉON
Tu as peut-être cru que d’être la fille d’Œdipe, la fille de lorgueil d’Œdipe, c’était assez
pour être au-dessus de la loi.
ANTIGONE
Non. Je nai pas cru cela.
CRÉON
La loi est dabord faite pour toi, Antigone, la loi est dabord faite pour les filles des rois!
ANTIGONE
Si javais été une servante en train de faire sa vaisselle, quand j’ai entendu lire lédit,
jaurais essuyé leau grasse de mes bras et je serais sortie avec mon tablier pour aller
enterrer mon frère.
CRÉON
Ce n’est pas vrai. Si tu avais été une servante, tu naurais pas douté que tu allais
mourir et tu serais restée à pleurer ton frère chez toi. Seulement tu as pensé que tu étais
de race royale, ma nièce et la fiancée de mon fils, et que, quoi qu’il arrive, je noserais
pas te faire mourir.
ANTIGONE
Vous vous trompez. Jétais certaine que vous me feriez mourir au contraire.


CRÉON, la regarde et murmure soudain.
Lorgueil dŒdipe. Tu es lorgueil dŒdipe. Oui, maintenant que je lai trouvé au fond de
tes yeux, je te crois. Tu as dû penser que je te ferais mourir. Et cela te paraissait un
dénouement tout naturel pour toi, orgueilleuse! Pour ton père non plus je ne dis pas le
bonheur, il nen était pas queston le malheur humain, cétait trop peu. Lhumain vous gêne
aux entournures de la famille. Il vous faut un tête à tête avec le destin et la mort. Et tuer
votre père et coucher avec votre mère et apprendre tout cela après, avidement, mot par
mot. Quel breuvage, hein, les mots qui vous condamnent? Et comme on les boit
goulûment quand on sappelle Œdipe, ou Antigone. Et le plus simple, après, cest encore
de se crever les yeux et daller mendier avec ses enfants sur les routes… Hé bien, non.
Ces temps sont révolus pour Thèbes. Thèbes a doit maintenant à un prince sans
histoire. Moi, je mappelle seulement Créon, Dieu merci. Jai mes deux pieds par terre,
mes deux mains enfoncées dans mes poches, et, puisque je suis roi, jai résolu, avec
moins dambition que ton père, de memployer tout simplement à rendre lordre de ce
monde un peu moins absurde, si cest possible. Ce nest même pas une aventure, cest
un métier pour tous les jours et pas toujours drôle, comme tous les métiers. Mais
puisque je suis là pour le faire, je vais le faire… Et si demain un messager crasseux
dévale du fond des montagnes pour mannoncer quil nest pas très sûr non plus de ma
naissance, je le prierai tout simplement de sen retourner doù il vient et je ne men irai pas
pour si peu regarder ta tante sous le nez et me mettre à confronter les dates. Les rois
ont autre chose à faire que du pathétique personnel, ma petite fille. (Il a été à elle, il lui
prend le bras.) Alors, écoute-moi bien. Tu es Antigone, tu es la fille dŒdipe, soit, mais tu
as vingt ans et il ny a pas longtemps encore tout cela se serait réglé par du pain sec et
une paire de giffles. (Il la regarde, souriant.) Te faire mourir! Tu ne tes pas regardée,
moineau! Tu es trop maigre. Grossis un peu, plutôt, pour faire un gros garçon à Hémon.
Thèbes en a besoin plus que de ta mort, je te lassure. Tu vas rentrer chez toi tout de
suite, faire ce que je tai dit et te taire. Je me charge du silence des autres. Allez, va! Et
ne me foudroie pas comme cela du regard. Tu me prends pour une brute, cest entendu,
et tu dois penser que je suis décidément bien prosaïque. Mais je taime bien tout de
même, avec ton sale caractère. Noublie pas que cest moi qui tai fait cadeau de ta
première poupée, il ny a pas si longtemps.
Antigone ne répond pas. Elle va sortir. Il larrête.


CRÉON
Antigone! C’est par cette porte qu’on regagne ta chambre. Où ten vas-tu par là?
ANTIGONE, sest arrêtée, elle lui répond doucement, sans forfanterie.
Vous le savez bien…
Un silence. Ils se regardent encore debout lun en face de lautre.
CRÉON, murmure, comme pour lui.
Quel jeu joues-tu?
ANTIGONE
Je ne joue pas.
CRÉON
Tu ne comprends donc pas que si quelquun dautre que ces trois brutes sait tout à
lheure ce que tu as tenté de faire, je serai obligé de te faire mourir? Si tu te tais
maintenant, si tu renonces à cette folie, j’ai une chance de te sauver, mais je ne laurai
plus dans cinq minutes. Le comprends-tu?
ANTIGONE
Il faut que jaille enterrer mon frère que ces hommes ont découvert.
CRÉON
Tu irais refaire ce geste absurde? Il y a une autre garde autour du corps de Polynice
et, même si tu parviens à le recouvrir encore, on dégagera son cadavre, tu le sais bien.
Que peux-tu donc sinon tensanglanter encore les ongles et te faire prendre?
ANTIGONE

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