Antigone de Jean Anouilh


eau froide parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il
fallait comprendre qu’on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu’on a dans’
ses poches au mendiant qu’on rencontre, courir, courir dans le vent jusquà ce qu’on
tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard,
mais pas juste quand on en a envie! Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne veux
pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille. (Elle achève doucement.) Si je
deviens vieille. Pas maintenant.
ISMENE
Il est plus fort que nous, Antigone. Il est le roi.Et ils pensent tous comme lui dans la
ville. Ils sont des milliers et des milliers autour de nous, grouillant dans toutes les rues
de Thèbes.
ANTIGONE
Je ne t’écoute pas.
ISMENE
Ils nous hueront. Ils nous prendront avec leurs mille bars, leurs mille visages et leur
unique regard. Ils nous cracheront à la figure. Et il faudra avancer dans leur haine sur la
charrette avec leur odeur et leurs rires jusqu’au supplice. Et là, il y aura les gardes avec
leurs têtes dimbéciles, congestionnés sur leurs cols raides, leurs grosses mains lavées,
leur regard de bœuf qu’on sent qu’on pourra toujours crier, essayer de leur faire
comprendre, quils vont comme des nègres et quils feront tout ce qu’on leur a dit
scrupuleusement, sans savoir si c’est bien ou mal… Et souffrir? Il faudra souffrir, sentir
que la douleur monte, quelle est arrivée au point où lon ne peut plus la supporter; qu’il
faudrait quelle sarrête, mais quelle continue pourtant et monte encore, comme une voix
aiguë… Oh! je ne peux pas, je ne peux pas…
ANTIGONE
Comme tu as bien tout pensé!
ISMENE
Toute la nuit. Pas toi?


ANTIGONE
Si, bien sûr.
ISMÈNE
Moi, tu sais, je ne suis pas très courageuse.
Antigone, doucement
Moi non plus. Mais qu’est-ce que cela fait?
Il y a un silence, Ismène demande soudain:
ISMENE
Tu n’as donc pas envie de vivre, toi?
Antigone, murmure
Pas envie de vivre… (Et plus doucement encore, si c’est possible.) Qui se levait la
première, le matin, rien que pour sentir l’air froid sur sa peau nue? Qui se couchait la
dernière, seulement quand elle n’en pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu
plus la nuit? Qui pleurait déjà toute petite, en pensant qu’il y avait tant de petites bêtes,
tant de brins d’herbe dans le près et qu’on ne pouvait pas tous les prendre?
Ismène, a un élan soudain vers elle
Ma petite sœur…
Antigone, se redresse et crie.
Ah, non! Laisse-moi! Ne me caresse pas! Ne nous mettons pas à pleurnicher
ensemble, maintenant. Tu as bien réfléchi, tu dis? Tu penses que toute la ville hurlante
contre toi, tu penses que la douleur et la peur de mourir c’est assez?
Ismène, baisse la tête.
Oui
ANTIGONE
Sers-toi de ces prétextes.


Ismène, se jette contre elle.
Antigone! Je t’en supplie! C’est bon pour les hommes de croire aux idées et de mourir
pour elles. Toi, tu es une fille.
Antigone, les dents serrées
Une fille, oui. Ai-je assez pleuré d’être une fille!
ISMENE
Ton bonheur est là devant toi et tu n’as qu’à le prendre. Tu es fiancée, tu es jeune, tu
es belle…
Antigone, sourdement
Non, je ne suis pas belle.
ISMENE
Pas belle comme nous, mais autrement. Tu sais bien que c’est sur toi que se
retournent les petits voyous dans la rue; que c’est toi que les petites filles regardent
passer, soudain muettes, sans pouvoir te quitter des yeux jusqu’à ce que tu aies tourné
le coin.
Antigone,a un imperceptible sourire.
Des voyous, des petites filles…
Ismène, après un temps.
Et Hémon, Antigone?
Antigone, fermée
Je parlerai tout à lheure à Hémon: Hémon sera tout à l’heure une affaire réglée.
ISMENE
Tu es folle.
Antigone, sourit


Tu mas toujours dit que j’étais folle, pour tout, depuis toujours. Va te recoucher,
Ismène… Il fait jour maintenant, tu vois, et, de toute façon, je ne pourrai rien faire. Mon
frère mort est maintenant entouré dune garde exactement comme sil avait réussi à se
faire roi. Va te recoucher. Tu es toute pâle de fatigue.
ISMENE
Et toi?
ANTIGONE
Je nai pas envie de dormir… Mais je te promets que je ne bougerai pas dici avant ton
réveil. Nourrice va m’apporter à manger. Va dormir encore. Le soleil se lève seulement.
Tu as les yeux tout petits de sommeil. Va…
ISMENE
Je te convaincrai, n’est-ce pas? Je te convaincrai? Tu me laisseras te parler encore?
Antigone, un peu lasse.
Je te laisserai me parler, oui. Je vous laisserai tous me parler. Va dormir maintenant,
je ten prie. Tu serais moins belle demain. (Elle la regarde sortir avec un petit sourire
triste, puis elle tombe soudain lasse sur une chaise.) Pauvre Ismène!
la nourrice, entre.
Tiens, te voilà un bon café et des tartines, mon pigeon. Mange.
ANTIGONE
Je n’ai pas très faim, nourrice.
LA NOURRICE
Je te les ai grillées moi-même et beurrées comme tu les aimes.
ANTIGONE


Tu es gentille, nounou. Je vais seulement boire un peu.
LA NOURRICE
Où as-tu mal?
ANTIGONE
Nulle part, nounou. Mais fais-moi tout de même bien chaud comme lorsque j’étais
malade… Nounou plus forte que la fièvre, nounou plus forte que le cauchemar, plus
forte que l’ombre de l’armoire qui ricane et se transforme d’heure en heure sur le mur,
plus forte que les mille insectes du silence qui rongent quelque chose, quelque part
dans la nuit, plus forte que la nuit elle-même avec son hululement de folle qu’on n’entend
pas; nounou plus forte que la mort. Donne-moi ta main comme lorsque tu restais à côté
de mon lit.
LA NOURRICE
Qu’est-ce que tu as, ma petite colombe?
ANTIGONE
Rien, nounou. Je suis seulement encore un peu petite pour tout cela. Mais il n’y a que
toi qui dois le savoir.
LA NOURRICE
Trop petite pourquoi, ma mésange?
ANTIGONE
Pour rien, nounou. Et puis, tu es là. Je tiens ta bonne main rugueuse qui sauve de
tout, toujours, je le sais bien. Peut-être quelle va me sauver encore. Tu es si puissante,
nounou.
LA NOURRICE
Qu’est-ce tu veux que je fasse, ma tourterelle?
ANTIGONE


Rien, nounou. Seulement ta main comme cela sur ma joue. (Elle reste un moment les
yeux fermés.) Voilà, je n’ai plus peur. Ni du méchant ogre, ni du marchand de sable, ni
de Taoutaou qui passe et emmène les enfants… (Un silence encore, elle continue d’un
autre ton.) Nounou, tu sais, Douce, ma chienne…
LA NOURRICE
Oui.
ANTIGONE
Tu vas me promettre que tu ne la gronderas plus jamais.
LA NOURRICE
Une bête qui salit tout avec ses pattes! Ça ne devrait pas entrer dans les maisons!
ANTIGONE
Même si elle salit tout. Promets, nourrice.
LA NOURRICE
Alors il faudra que je la laisse tout abîmer sans rien dire?
ANTIGONE
Oui, nounou.
LA NOURRICE
Ah! ça serait un peu fort!
ANTIGONE
Sil te plaît, nounou. Tu l’aimes bien, Douce, avec sa bonne grosse tête. Et puis, au
fond, tu aimes bien frotter aussi. Tu serais très malheureuse si tout restait propre
toujours. Alors je te le demande: ne la gronde pas.
LA NOURRICE
Et si elle pisse sur mes tapis?


ANTIGONE
Promets que tu ne la gronderas tout de même pas. Je t’en prie, dis, je t’en prie,
‘nounou…
LA NOURRICE
Tu profites de ce que tu câlines… C’est bon. C’est bon. On essuiera sans rien dire. Tu
me fais tourner en bourrique.
ANTIGONE
Et puis, promets-moi aussi que tu lui parleras, que tu lui parleras souvent.
La nourrice, hausse les épaules
A-t-on vu ça? Parler aux bêtes!
ANTIGONE
Et justement pas comme à une bête. Comme à une vraie personne, comme tu
m’entends faire…
LA NOURRICE
Ah, ça non! A mon âge, faire lidiote! Mais pourquoi veux-tu que toute la maison lui
parle comme toi, à cette bête?
ANTIGONE, doucement
Si moi, pour une raison ou pour une autre, je ne pouvais plus lui parler…
la nourrice, qui ne comprend pas.
Plus lui parler, plus lui parler? Pourquoi?
ANTIGONE, détourne un peu la tête et puis elle ajoute, la voix dure.
Et puis, si elle était trop triste, si elle avait trop lair dattendre tout de même, le nez
sous la porte comme lorsque je suis sortie, il vaudrait peut-être mieux la faire tuer,
nounou, sans quelle ait mal.


LA NOURRICE
La faire tuer, ma mignonne? Faire tuer ta chienne? Mais tu es folle ce matin!
ANTIGONE
Non, nounou. (Hémon paraît). Voilà Hémon. Laisse-nous, nourrice. Et n’oublie pas ce
que tu m’as juré.
La nourrice sort.
ANTIGONE, court à Hémon.
Pardon, Hémon, pour notre dispute d’hier soir et pour tout. C’est moi qui avais tort. Je
te prie de me pardonner.
HEMON
Tu sais bien que je t’avais pardonné, à peine avais-tu claqué la porte. Ton parfum était
encore là et je t’avais déjà pardonné. (Il la tient dans ses bras, il sourit, il la regarde.) A
qui lavais-tu volé, ce parfum?
ANTIGONE
A Ismène.
HEMON
Et le rouge à lèvres, la poudre, la belle robe?
ANTIGONE
Aussi


HEMON
En quel honneur tétais-tu faite si belle?
ANTIGONE
Je te le dirai. (Elle se serre contre lui un peu plus fort) Oh! mon chéri, comme j’ai été
bête! Tout un soir gaspillé. Un beau soir.
HEMON
Nous aurons d’autres soirs, Antigone.
ANTIGONE
Peut-être pas.
HEMON
Et d’autres disputes aussi. C’est plein de disputes, un bonheur.
ANTIGONE
Un bonheur, oui… Ecoute, Hémon.
HEMON
Oui
ANTIGONE
Ne ris pas ce matin. Sois grave.
HEMON
Je suis grave.
ANTIGONE


Et serre-moi. Plus fort que tu ne m’as jamais serrée. Que toute ta force s’imprime dans
moi.
HEMON
Là. De toute ma force.
ANTIGONE, dans un souffle.
C’est bon. (Ils restent un instant sans rien dire, puis elle commence doucement.)
Ecoute, Hémon.
HEMON
Oui.
ANTIGONE
Je voulais te dire ce matin… Le petit garçon que nous aurions eu tous les deux…
HEMON
Oui.
ANTIGONE
Tu sais, je l’aurais bien défendu contre tout.
HEMON
Oui, Antigone.
ANTIGONE
Oh! Je laurais serré si fort qu’il n’aurait jamais eu peur, je te le jure. Ni du soir qui
vient, ni de l’angoisse du plein soleil immobile, ni des ombres… Notre petit garçon,
Hémon! Il aurait eu une maman toute petite et mal peignée mais plus sûre que toutes
les vraies mères du monde avec leurs vraies poitrines et leurs grands tabliers. Tu le
crois, n’est-ce pas?
HEMON

Jean Anouilh –- Antigone – – 23 –
Oui, mon amour.
ANTIGONE
Et tu crois aussi, n’est-ce pas, que toi, tu aurais eu une vraie femme?
Hémon, la tient.
Jai une vraie femme.
ANTIGONE, crie soudain, blottie contre lui.
Oh! tu m’aimais, Hémon, tu m’aimais, tu en es bien sûr, ce soir-là?
Hémon, la berce doucement.
Quel soir?
ANTIGONE
Tu es bien sûr qu’à ce bal où tu es venu me chercher dans mon coin, tu ne tes pas
trompé de jeune fille? Tu es sûr que tu n’as jamais regretté depuis, jamais pensé, même
tout au fond de toi, même une fois, que tu aurais plutôt dû demander Ismène?
HEMON
Idiote!
ANTIGONE
Tu m’aimes, n’est-ce pas? Tu m’aimes comme une femme? Tes bras qui me serrent
ne mentent pas? Tes grandes mains posées sur mon dos ne mentent pas, ni ton odeur,
ni ce bon chaud, ni cette grande confiance qui m’inonde quand j’ai la tête au creux de ton
cou?
HEMON
Oui, Antigone, je t’aime comme une femme.


ANTIGONE
Je suis noire et maigre. Ismène est rose et dorée comme un fruit.
Hémon, murmure.
Antigone…
ANTIGONE
Oh! Je suis toute rouge de honte. Mais il faut que je sache ce matin. Dis la vérité. je
ten prie. Quand tu penses que je serai à toi, est-ce que tu sens au milieu de toi comme
un grand trou qui se creuse, comme quelque chose qui meurt?
HEMON
Oui, Antigone.
ANTIGONE, dans un souffle, après un temps.
Moi, je sens comme cela. Et je voulais te dire que jaurais été très fière dêtre ta
femme, ta vraie femme, sur qui tu aurais posé ta main, le soir, en tasseyant, sans
penser, comme sur une chose bien à toi. (Elle sest détachée de lui, elle a pris un autre
ton.) Voilà. Maintenant, je vais te dire encore deux choses. Et quand je les aurais dites, il
faudra que tu sortes sans me questionner. Même si elles te paraissent extraordinaires,
même si elles te font de la peine. Jure-le-moi.
HEMON
Qu’est-ce que tu vas me dire encore?
ANTIGONE
Jure-moi dabord que tu sortiras sans rien me dire. Sans même me regarder. Si tu
maimes, jure-le-moi. (Elle le regarde avec son pauvre visage bouleversé.) Tu vois
comme je te le demande, jure-le-moi, sil te plaît, Hémon… Cest la dernière folie que tu
auras à me passer.


HEMON
Je te le jure.
ANTIGONE
Merci. Alors, voilà. Hier. d’abord. Tu me demandais tout à l’heure pourquoi j’étais venue
avec une robe d’Ismène, ce parfum et ce rouge à lèvres. J’étais bête. Je n’étais pas très
sûre que tu me désires vraiment et javais fait tout cela pour être un peu plus comme les
autres filles, pour te donner envie de moi.
HEMON
C’était pour cela?
ANTIGONE
Oui. Et tu as ri, et nous nous sommes disputés et mon mauvais caractère a été le plus
fort, je me suis sauvée. (Elle ajoute plus bas.) Mais jétais venue chez toi pour que tu me
prennes hier soir, pour que je sois ta femme avant. (Il recule, il va parler, elle crie.) Tu
mas juré de ne pas me demander pourquoi. Tu mas juré, Hémon! (Elle dit plus bas,
humblement.) Je ten supplie… (Et elle ajoute, se détournant, dure.) Dailleurs, je vais te
dire. Je voulais être ta femme quand même parce que je taime comme cela, moi, très
fort, et que je vais te faire de la peine, ô mon chéri, pardon! que jamais, jamais, je ne
pourrai tépouser. (Il est resté muet de stupeur, elle court à la fenêtre, elle crie.) Hémon,
tu me las juré! Sors. Sors tout de suite sans rien dire. Si tu parles, si tu fais un seul pas
vers moi, je me jette par cette fenêtre. Je te le jure, Hémon. Je te le jure sur la tête du
petit garçon que nous avons eu tous les deux en rêve, du seul petit garçon que jaurai
jamais. Pars maintenant, pars vite. Tu sauras demain. Tu sauras tout à lheure. (Elle
achève avec un tel désespoir quHémon obéit et séloigne.) Sil te plaît, pars, Hémon.
Cest tout ce que tu peux faire encore pour moi, si tu maimes. (Il est sorti. Elle reste sans
bouger, le dos à la salle, puis elle referme la fenêtre, elle vient sasseoir sur une petite
chaise au milieu de la scène, et dit doucement, comme étrangement apaisée.) Voilà.
Cest fini pour Hémon, Antigone.


Ismène, est entrée, appelant.
Antigone!… Ah!, tu es là!
ANTIGONE, sans bouger.
Oui, je suis là.
ISMENE.
Je ne peux pas dormir. J’avais peur que tu sortes, et que tu tentes de lenterrer malgré
le jour. Antigone, ma petite sœur, nous sommes tous là, autour de toi, Hémon, nounou
et moi, et Douce, ta chienne Nous t’aimons et nous sommes vivants, nous, nous avons
besoin de toi. Polynice est mort et il ne t’aimait pas. Il a toujours été un étranger pour
nous, un mauvais frère. Oublie-le, Antigone, comme il nous avait oubliées. Laisse son
ombre dure errer éternellement sans sépulture, puisque c’est la loi de Créon. Ne tente
pas ce qui est au-dessus de tes forces. Tu braves tout toujours, mais tu es toute petite,
Antigone. Reste avec nous, ne va pas là-bas cette nuit, je t’en supplie.
ANTIGONE, s’est levée, un étrange petit sourire sur les lèvres, elle va vers la porte et du seuil,
doucement, elle dit.)
C’est trop tard. Ce matin, quand tu mas rencontrée, j’en venais.
Elle est sortie. Ismène la suit avec un cri:
ISMÈNE
Antigone!
Dès qu’Ismène est sortie, Créon entre par une autre porte avec son page.
CRÉON
Un garde, dis-tu? Un de ceux qui gardent le cadavre? Fais-le entrer.
Le garde entre. C’est une brute. Pour le moment, il est vert de peur.


LE GARDE, se présente, au garde à vous.
Garde Jonas, de la Deuxième Compagnie.
CRÉON
Qu’est-ce que tu veux?
LE GARDE
Voilà, chef. On a tiré au sort pour savoir celui qui viendrait. Et le sort est tombé sur
moi. Alors, voilà, chef. Je suis venu parce qu’on a pensé qu’il valait mieux qu’il n’y en ait
qu’un qui explique, et puis parce qu’on ne pouvait pas abandonner le poste tous les trois.
On est les trois du piquet de garde, chef, autour du cadavre.
CRÉON
Qu’as-tu à me dire?
LE GARDE
On est trois. chef. Je ne suis pas tout seul. Les autres, c’est Durand et le garde de
première classe Boudousse.
CRÉON
Pourquoi n’est-ce pas le première classe qui est venu?
LE GARDE
N’est-ce pas, chef? Je lai dit tout de suite, moi. C’est le première classe qui doit y
aller. Quand il n’y a pas de gradé, c’est le première classe qui est responsable. Mais les
autres, ils ont dit non et ils ont voulu tirer au sort. Faut-il que jaille chercher le première
classe, chef?
CRÉON
Non. Parle, toi, puisque tu es là.
LE GARDE


J’ai dix-sept ans de service. Je suis engagé volontaire, la médaille, deux citations. Je
suis bien noté, chef. Moi, je suis service. Je ne connais que ce qui est commandé. Mes
supérieurs, ils disent toujours: «Avec Jonas, on est tranquille.»
CRÉON
C’est bon. Parle. De quoi as-tu peur?
LE GARDE
Régulièrement, ça aurait dû être le première classe. Moi je suis proposé première
classe, mais je ne suis pas encore promu. Je devais être promu en juin.
CRÉON
Vas-tu parler, enfin? Sil est arrivé quelque chose, vous êtes tous les trois
responsables. Ne cherche plus qui devrait être là.
LE GARDE
Hé bien, voilà, chef: le cadavre… On a veillé, pourtant! On avait la relève de deux
heures, la plus dure. Vous savez ce que c’est, au moment où la nuit va finir. Ce plomb
entre les yeux, la nuque qui tire, et puis toutes ces ombres qui bougent et le brouillard
du petit matin qui se lève… Ah! ils ont bien choisi leur heure!… On était là, on parlait, on
battait la semelle… On ne dormait pas, chef, ça, on peut vous le jurer tous les trois qu’on
ne dormait pas! D’ailleurs, avec le froid qu’il faisait… Tout d’un coup, moi je regarde le
cadavre… On était à deux pas, mais moi je le regardais de temps en temps tout de
même… Je suis comme ça, moi, chef, je suis méticuleux. C’est pour ça que mes
supérieurs, ils disent: «Avec Jonas…» (Un geste de Créon l’arrête, il crie soudain.) C’est
moi qui lai vu le premier, chef! Les autres vous le diront, c’est moi qui ai donné le premier
l’alarme.
CRÉON
Lalarme? Pourquoi?
LE GARDE


Le cadavre, chef. Quelqu’un lavait recouvert. Oh! pas grand-chose. Ils n’avaient pas eu
le temps, avec nous à côté. Seulement un peu de terre… Mais assez tout de même pour
le cacher aux vautours.
CRÉON, va à lui.
Tu es sûr que ce n’est pas une bête en grattant?
LE GARDE
Non, chef. On a d’abord espéré ça, nous aussi. Mais la terre était jetée sur lui. Selon
les rites. C’est quelqu’un qui savait ce qu’il faisait.
CRÉON
Qui a osé? Qui a été assez fou pour braver ma loi? As-tu relevé des traces?
LE GARDE
Rien, chef. Rien qu’un pas plus léger qu’un passage d’oiseau. Après, en cherchant
mieux, le garde Durand a trouvé plus loin une pelle, une petite pelle d’enfant toute vieille,
toute rouillée. On a pensé que ça ne pouvait pas être un enfant qui avait fait le coup. Le
première classe la gardée tout de même pour l’enquête.
CRÉON, rêve un peu.
Un enfant… L’opposition brisée qui sourd et mine déjà partout. Les amis de Polynice
avec leur or bloqué dans Thèbes, les chefs de la plèbe puant l’ail, soudainement alliés
aux princes, et les prêtres essayant de pêcher quelque chose au milieu de tout cela…
Un enfant! Ils ont dû penser que ce serait plus touchant. Je le vois d’ici, leur enfant, avec
sa gueule de tueur appointé et la petite pelle soigneusement enveloppée dans du papier
sous sa veste. A moins qu’ils naient dressé un vrai enfant, avec des phrases… Une
innocence inestimable pour le parti. Un vrai petit garçon pâle qui crachera devant mes
fusils. Un précieux sang bien frais sur mes mains, double aubaine. (Il va à l’homme.)
Mais ils ont des complices, et dans ma garde, peut-être. Ecoute bien, toi…
LE GARDE


Chef, on a fait tout ce qu’on devait faire! Durand sest assis une demie-heure parce
qu’il avait mal aux pieds, mais moi, chef, je suis resté tout le temps debout. Le première
classe vous le dira.
CRÉON
A qui avez-vous déjà parlé de cette affaire?
LE GARDE
A personne, chef. On a tout de suite tiré au sort, et je suis venu.
CRÉON
Ecoute bien. Votre garde est doublée. Renvoyez la relève. Voilà lordre. Je ne veux
que vous près du cadavre. Et pas un mot. Vous êtes tous coupables dune négligence,
vous serez punis de toute façon, mais si tu parles, si le bruit court dans la ville qu’on a
recouvert le cadavre de Polynice, vous mourrez tous les trois.
LE GARDE, gueule.
On na pas parlé, chef, je vous le jure! Mais, moi, jétais ici, et peut-être que les autres,
ils lont déjà dit à la relève… (Il sue à grosses gouttes, il bafouille.) Chef, jai deux
enfants,. Il y en a un qui est tout petit. Vous témoignerez pour moi que jétais ici, chef,
devant le conseil de guerre. Jétais ici, moi, avec vous! Jai un témoin! Si on a parlé, ça
sera les autres, ça ne sera pas moi! Jai un témoin, moi!
CRÉON
Va vite. Si personne ne sait, tu vivras. (Le garde sort en courant. Créon reste un
instant muet. Soudain, il murmure.) Un enfant… (Il a pris le petit page par l’épaule.)
Viens, petit. Il faut que nous allions raconter tout cela maintenant… Et puis, la jolie
besogne commencera. Tu mourrais, toi, pour moi? Tu crois que tu irais avec ta petite
pelle? (Le petit le regarde. Il sort avec lui, lui caressant la tête.) Oui, bien sûr, tu irais tout
de suite, toi aussi… (On l’entend soupirer encore en sortant.) Un enfant…
Ils sont sortis. Le chœur entre.


LE CHŒUR
Et voilà. Maintenant, le ressort est bandé. Cela na plus qu’à se dérouler tout seul. C’est
cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela
démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans
la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se
mange, une question de trop que l’on se pose un soir… C’est tout. Après, on na plus qu’à
laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis
toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages,
et les silences, tous les silences: le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin, le
silence au commencement quand les deux amants sont nus l’un en face de l’autre pour la
première fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre, le silence quand
les cris de la foule éclatent autour du vainqueur et on dirait un film dont le son s’est
enrayé, toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui n’est
qu’une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence…
C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr… Dans le drame, avec ces traîtres,
avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-
neuve, ces lueurs d’espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un accident. On
aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps
avec les gendarmes. Dans la tragédie, on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est
tous innocents, en somme! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué.
Cest une question de distribution. Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on
sait qu’il n y a plus d’espoir, le sale espoir; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un
rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on na plus qu’à crier, pas à gémir, non, pas à se
plaindre, à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne
savait peut-être même pas encore. Et pour rien: pour se le dire à soi, pour l’apprendre,
soi. Dans le drame, on se débat parce qu’on espère en sortir. C’est ignoble, c’est utilitaire.
Là, c’est gratuit. C’est pour les rois. Et il ny a plus rien à tenter, enfin!
Antigone est entrée, poussée par les gardes.
LE CHŒUR
Alors, voilà, cela commence. La petite Antigone est prise. La petite Antigone va
pouvoir être elle-même pour la première fois.

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