Antigone de Jean Anouilh


Rien dautre que cela, je le sais. Mais cela, du moins, je le peux. Et il faut faire ce que
lon peut.
CRÉON
Tu y crois donc vraiment ,toi, à cet enterrement dans les règles? A cette ombre de ton
frère condamnée à errer toujours si on ne jette pas sur le cadavre un petit peu de terre
avec la formule du prêtre? Tu leur a déjà entendu la réciter, aux prêtres de Thèbes, la
formule? Tu as vu ces pauvres têtes demployés fatigués écourtant les gestes, avalant
les mots, bâclant ce mort pour en prendre un autre avant le repas de midi?
ANTIGONE
Oui, je les ai vus.
CRÉON
Est-ce que tu n’as jamais pensé alors que si c’était un être que tu aimais vraiment, qui
était là, couché dans cette boîte, tu te mettrais à hurler tout d’un coup? A leur crier de se
taire, de sen aller?
ANTIGONE
Si, je lai pensé.
CRÉON
Et tu risques la mort maintenant parce que j’ai refusé à ton frère ce passeport
dérisoire, ce bredouillage en série sur sa dépouille, cette pantomime dont tu aurais été
la première à avoir honte et mal si on lavait jouée. C’est absurde!
ANTIGONE
Oui, c’est absurde.
CRÉON
Pourquoi fais-tu ce geste, alors? Pour les autres, pour ceux qui y croient? Pour les
dresser contre moi?


ANTIGONE
Non.
CRÉON
Ni pour les autres, ni pour ton frère? Pour qui alors?
ANTIGONE
Pour personne. Pour moi.
CRÉON, la regarde en silence.
Tu as donc bien envie de mourir? Tu as lair d’un petit gibier pris.
ANTIGONE
Ne vous attendrissez pas sur moi. Faites comme moi. Faites ce que vous avez à
faire. Mais si vous êtes un être humain, faites-le vite. Voilà tout ce que je vous demande.
Je naurai pas du courage éternellement, c’est vrai.
CRÉON, se rapproche.
Je veux te sauver, Antigone.
ANTIGONE
Vous êtes le roi, vous pouvez tout, mais cela, vous ne le pouvez pas.
CRÉON
Tu crois?
ANTIGONE
Ni me sauver, ni me contraindre.
CRÉON
Orgueilleuse! Petite Œdipe!
ANTIGONE


Vous pouvez seulement me faire mourir.
CRÉON
Et si je te fais torturer?
ANTIGONE
Pourquoi? Pour que je pleure, que je demande grâce, pour que je jure tout ce qu’on
voudra, et que je recommence après, quand je naurai plus mal?
CRÉON, lui serre le bras.
Ecoute-moi bien. Jai le mauvais rôle, c’est entendu, et tu as le bon. Et tu le sens. Mais
nen profite tout de même pas trop, petite peste… Si jétais une bonne brute ordinaire de
tyran, il y aurait déjà longtemps qu’on taurait arraché la langue, tiré les membres aux
tenailles, ou jeté dans un trou. Mais tu vois dans mes yeux quelque chose qui hésite, tu
vois que je te laisse parler au lieu dappeler mes soldats; alors, tu nargues, tu attaques
tant que tu peux. Où veux-tu en venir, petite furie?
ANTIGONE
Lâchez-moi. Vous me faites mal au bras avec votre main.
CRÉON, qui serre plus fort.
Non. Moi, je suis le plus fort comme cela, j’en profite aussi.
ANTIGONE, pousse un petit cri.
Aïe!
CRÉON,dont les yeux rient.
Cest peut-être ce que je devrais faire après tout, tout simplement, te tordre le poignet,
te tirer les cheveux comme on fait aux filles dans les jeux. (Il la regarde encore. Il
redevient grave. Il lui dit tout près.) Je suis ton oncle, cest entendu, mais nous ne
sommes pas tendres les uns pour les autres, dans la famille. Cela ne te semble pas
drôle, tout de même, ce roi bafoué qui técoute, ce vieil homme qui peut tout et qui en a


vu tuer dautres, je tassure, et daussi attendrissants que toi, et qui est là, à se donner
toute cette peine pour essayer de tempêcher de mourir?
ANTIGONE, après un temps.
Vous serrez trop, maintenant. Cela ne me fait même plus mal. Je nai plus de bras.
CRÉON, la regarde et la lâche avec un petit sourire. Il murmure.
Dieu sait pourtant si jai autre chose à faire aujourdhui, mais je vais tout de même
perdre le temps quil faudra et te sauver, petite peste. (Il la fait asseoir sur une chaise au
milieu de la pièce. Il enlève sa veste, il savance vers elle, lourd, puissant, en bras de
chemise.) Au lendemain dune révolution ratée, il y a du pain sur la planche, je te
lassure. Mais les affaires urgentes attendront. Je ne veux pas te laisser mourir dans une
histoire de politique. Tu vaux mieux que cela. Parce que ton Polynice, cette ombre
éplorée et ce corps qui se décompose entre ses gardes et tout ce pathétique qui
tenflamme, ce nest quune histoire de politique. Dabord, je ne suis pas tendre, mais je
suis délicat; jaime ce qui est propre, net, bien lavé. Tu crois que cela ne me dégoûte pas
autant que toi, cette viande qui pourrit au soleil? Le soir, quand le vent vient de la mer,
on la sent déjà du palais. Cela me soulève le cœur. Pourtant, je ne vais même pas
fermer ma fenêtre. Cest ignoble, et je peux même le dire à toi, cest bête,
monstrueusement bête, mais il faut que tout Thèbes sente cela pendant quelque temps.
Tu penses bien que je laurais fait enterrer, ton frère, ne fût-ce que pour lhygiène! Mais
pour que les brutes que je gouverne comprennent, il faut que cela pue le cadavre de
Polynice dans toute la ville, pendant un mois.
ANTIGONE
Vous êtes odieux!
CRÉON
Oui mon petit. C’est le métier qui le veut. Ce qu’on peut discuter c’est sil faut le faire
ou ne pas le faire. Mais si on le fait, il faut le faire comme cela.
ANTIGONE
Pourquoi le faites-vous?


CRÉON
Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si jaimais autre chose dans la
vie que d’être puissant…
ANTIGONE
Il fallait dire non, alors!
CRÉON
Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d’un coup comme un ouvrier qui
refusait un ouvrage. Cela ne ma pas paru honnête. Jai dit oui.
ANTIGONE
Hé bien, tant pis pour vous. Moi, je nai pas dit «oui»! Qu’est-ce que vous voulez que
cela me fasse, à moi, votre politique, vos nécessités, vos pauvres histoires? Moi, je peux
dire «non» encore à tout ce que je n’aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre
couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous pouvez seulement me faire mourir
parce que vous avez dit «oui».
CRÉON
Ecoute-moi.
ANTIGONE
Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous avez dit «oui». Je nai plus rien à
apprendre de vous. Pas vous. Vous êtes là, à boire mes paroles. Et si vous nappelez
pas vos gardes, c’est pour mécouter jusquau bout.
CRÉON
Tu mamuses.
ANTIGONE
Non. Je vous fais peur. C’est pour cela que vous essayez de me sauver. Ce serait
tout de même plus commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce
palais. Vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de


même me faire mourir tout à lheure, vous le savez, et c’est pour cela que vous avez
peur. C’est laid un homme qui a peur.
CRÉON, sourdement.
Eh bien, oui, j’ai peur d’être obligé de te faire tuer si tu tobstines. Et je ne le voudrais
pas.
ANTIGONE
Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas! Vous nauriez pas voulu
non plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère? Dites-le donc, que vous ne lauriez
pas voulu?
CRÉON
Je te lai dit.
ANTIGONE
Et vous lavez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le
vouloir. Et c’est cela, être roi!
CRÉON
Oui, c’est cela!
ANTIGONE
Pauvre Créon! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes
mont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.
CRÉON
Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c’est
assez payé pour que lordre règne dans Thèbes. Mon fils taime. Ne moblige pas à payer
avec toi encore. Jai assez payé.
ANTIGONE
Non. Vous avez dit «oui». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant!


CRÉON, la secoue soudain, hors de lui.
Mais, bon Dieu! Essaie de comprendre une minute, toi aussi, petite idiote! Jai bien
essayé de te comprendre, moi. Il faut pourtant qu’il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant
qu’il y en ait qui mènent la barque. Cela prend leau de toutes parts, c’est plein de
crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballotte. Léquipage ne veut
plus rien faire, il ne pense quà piller la cale et les officiers sont déjà en train de se
construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision deau
douce, pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles
vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce quelles ne
pensent quà leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors,
qu’on a le temps de faire le raffiné, de savoir sil faut dire «oui» ou «non», de se
demander sil ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore être un
homme après? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne deau, on
gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui savance. Dans le tas! Cela na
pas de nom. C’est comme la vague qui vient de sabattre sur le pont devant vous; le vent
qui vous giffle, et la chose qui tombe devant le groupe na pas de nom. C’était peut-être
celui qui tavait donné du feu en souriant la veille. Il na plus de nom. Et toi non plus tu
n’as plus de nom, cramponné à la barre. Il n’y a plus que le bateau qui ait un nom et la
tempête. Est-ce que tu le comprends, cela?
ANTIGONE, secoue la tête.
Je ne veux pas comprendre. C’est bon pour vous. Moi, je suis là pour autre chose que
pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et pour mourir.
CRÉON
C’est facile de dire non!
ANTIGONE
Pas toujours.
CRÉON


Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains
et sen mettre jusquaux coudes. C’est facile de dire non, même si on doit mourir. Il n’y a
quà ne pas bouger et attendre. Attendre pour vivre, attendre même pour qu’on vous tue.
C’est trop lâche. C’est une invention des hommes. Tu imagines un monde où les arbres
aussi auraient dit non contre la sève, où les bêtes auraient dit non contre linstinct de la
chasse ou de lamour? Les bêtes, elles au moins, elle sont bonnes et simples et dures.
Elles vont, se poussant les unes après les autres, courageusement, sur le même
chemin. Et si elles tombent, les autres passent et il peut sen perdre autant que lon veut,
il en restera toujours une de chaque espèce prête à refaire des petits et à reprendre le
même chemin avec le même courage, toute pareille à celles qui sont passées avant.
ANTIGONE
Quel rêve, hein, pour un roi, des bêtes! Ce serait si simple.
Un silence, Créon la regarde.
CRÉON
Tu me méprises, nest-ce pas? (Elle ne répond pas, il continue comme pour lui.) Cest
drôle: Je lai souvent imaginé, ce dialogue avec un petit jeune homme pâle qui aurait
essayé de me tuer et dont je ne pourrais rien tirer après que du mépris. Mais je ne
pensais pas que ce serait avec toi et pour quelque chose daussi bête… (Il a pris sa tête
dans ses mains. On sent qu’il est à bout de forces.) Ecoute-moi tout de même pour la
dernière fois. Mon rôle nest pas bon, mais cest mon rôle, et je vais te faire tuer.
Seulement, avant, je veux que toi aussi tu sois bien sûre du tien. Tu sais pourquoi tu vas
mourir, Antigone? Tu sais au bas de quelle histoire sordide tu vas signer pour toujours
ton petit nom sanglant?
ANTIGONE
Quelle histoire?
CRÉON


Celle dEtéocle et de Polynice, celle de tes frères. Non, tu crois la savoir, tu ne la sais
pas. Personne ne la sait dans Thèbes, que moi. Mais il me semble que toi, ce matin, tu
as aussi le droit de lapprendre. (Il rêve un temps, la tête dans ses mains, accoudé sur
ses genoux. On lentend murmurer.) Ce nest pas bien beau, tu vas voir. (Et il commence
sourdement sans regarder Antigone.) Que te rappelles-tu de tes frères, dabord? Deux
compagnons de jeux qui te méprisaient sans doute, qui te cassaient tes poupées, se
chuchotant éternellement des mystères à loreille lun de lautre pour te faire enrager?
ANTIGONE
Cétaient des grands…
CRÉON
Après, tu as dû les admirer avec leurs premières cigarettes, leurs premiers pantalons
longs; et puis ils ont commencé à sortir le soir, à sentir lhomme, et ils ne tont plus
regardée du tout.
ANTIGONE
Jétais une fille…
CRÉON
Tu voyais bien ta mère pleurer, ton père se mettre en colère, tu entendais claquer les
portes à leur retour et leurs ricanements dans les couloirs. Et ils passaient devant toi,
goguenards et veules, sentant le vin.
ANTIGONE
Une fois, je métais cachée derrière une porte, c’était le matin, nous venions de nous
lever, et eux, ils rentraient. Polynice ma vue, il était tout pâle, les yeux brillants et si beau
dans son vêtement du soir! Il ma dit: «Tiens, tu es là, toi?» Et il ma donné une grande
fleur de papier qu’il avait rapportée de sa nuit.
CRÉON


Et tu l’as conservée, n’est-ce pas, cette fleur? Et hier, avant de t’en aller, tu as ouvert
ton tiroir et tu l’as regardée, longtemps, pour te donner du courage?
ANTIGONE, tressaille.
Qui vous a dit cela?
CRÉON
Pauvre Antigone, avec ta fleur de cotillon! Sais-tu qui était ton frère?
ANTIGONE
Je savais que vous me diriez du mal de lui en tout cas!
CRÉON
Un petit fêtard imbécile, un petit carnassier dur et sans âme, une petite brute tout
juste bonne à aller plus vite que les autres avec ses voitures, à dépenser plus dargent
dans les bars. Une fois, jétais là, ton père venait de lui refuser une grosse somme qu’il
avait perdue au jeu; il est devenu tout pâle et il a levé le poing en criant un mot ignoble!
ANTIGONE
Ce n’est pas vrai!
CRÉON
Son poing de brute à toute volée dans le visage de ton père! C’était pitoyable. Ton
père était assis à sa table, la tête dans ses mains. Il saignait du nez. Il pleurait. Et, dans
un coin du bureau, Polynice, ricanant, qui allumait une cigarette.
ANTIGONE, supplie presque maintenant.
Ce n’est pas vrai!
CRÉON
Rappelle-toi, tu avais douze ans. Vous ne lavez pas revu pendant longtemps. C’est
vrai, cela?


ANTIGONE, sourdement.
Oui, c’est vrai.
CRÉON
Cétait après cette dispute. Ton père na pas voulu le faire juger. Il sest engagé dans
larmée argyenne. Et, dès quil a été chez les Argyens, la chasse à lhomme a commencé
contre ton père, contre ce vieil homme qui ne se décidait pas à mourir, à lâcher son
royaume. Les attentats se succédaient et les tueurs que nous prenions finissaient
toujours par avouer quils avaient reçu de largent de lui. Pas seulement de lui, dailleurs.
Car cest cela que je veux que tu saches, les coulisses de ce drame où tu brûles de jouer
un rôle, la cuisine. Jai fait faire hier des funérailles grandioses à Etéocle. Etéocle est un
héros et un saint pour Thèbes maintenant. Tout le peuple était là. Les enfants des
écoles ont donné tous les sous de leur tirelire pour la couronne; des vieillards,
faussement émus, ont magnifié, avec des trémolos dans la voix, le bon frère, le fils
dŒdipe, le prince royal. Moi aussi, jai fait un discours. Et tous les prêtres de Thèbes au
grand complet, avec la tête de circonstance. Et les honneurs militaires… Il fallait bien.
Tu penses que je ne pouvais tout de même pas moffrir le luxe dune crapule dans les
deux camps. Mais je vais te dire quelque chose, à toi, quelque chose que je sais seul,
quelque chose deffroyable: Etéocle, ce prix de vertu, ne valait pas plus cher que
Polynice. Le bon fils avait essayé, lui aussi, de faire assassiner son père, le prince loyal
avait décidé, lui aussi, de vendre Thèbes au plus offrant. Oui, crois-tu que cest drôle?
Cette trahison pour laquelle le corps de Polynice est en train de pourrir au soleil, jai la
preuve maintenant quEtéocle, qui dort dans son tombeau de marbre, se préparait, lui
aussi, à la commettre. Cest un hasard si Polynice a réussi son coup avant lui. Nous
avions affaire à deux larrons en foire qui se trompaient lun lautre en nous trompant et
qui se sont égorgés comme deux petits voyous quils étaient, pour un règlement de
comptes… Seulement, il sest trouvé que jai eu besoin de faire un héros de lun deux.
Alors, jai fait rechercher leurs cadavres au milieu des autres. On les a retrouvés
embrassés pour la première fois de leur vie sans doute. Ils sétaient embrochés
mutuellement, et puis la charge de la cavalerie argyenne leur avait passé dessus. Ils
étaient en bouillie, Antigone, méconnaissables. Jai fait ramasser un des corps, le moins
abîmé des deux, pour mes funérailles nationales, et jai donné lordre de laisser pourrir
lautre où il était. Je ne sais même pas lequel. Et je tassure que cela mest bien égal.


Il y a un long silence, ils ne bougent pas, sans se regarder, puis Antigone dit doucement:
ANTIGONE
Pourquoi mavez-vous raconté cela?
Créon se lève, remet sa veste.
CRÉON
Valait-il mieux te laisser mourir dans cette pauvre histoire?
ANTIGONE
Peut-être. Moi, je croyais.
Il y a un silence encore. Créon sapproche delle.
CRÉON
Quest-ce que tu vas faire maintenant?
ANTIGONE, se lève comme une somnanbule.
Je vais remonter dans ma chambre.
CRÉON
Ne reste pas trop seule. Va voir Hémon, ce matin. Marie-toi vite.
ANTIGONE, dans un souffle.
Oui.
CRÉON
Tu as toute ta vie devant toi. Notre discussion était bien oiseuse, je tassure. Tu as ce
trésor, toi, encore.
ANTIGONE


Oui.
CRÉON
Rien dautre ne compte. Et tu allais le gaspiller! Je te comprends, jaurais fait comme
toi à vingt ans. Cest pour cela que je buvais tes paroles. Jécoutais du fond du temps un
petit Créon maigre et pâle comme toi et qui ne pensait quà tout donner lui-aussi…
Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie nest pas ce que tu crois. Cest une eau
que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes
mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure
et simple quon grignote, assis au soleil. Ils te diront tout le contraire parce quils ont
besoin de ta force et de ton élan. Ne les écoute pas. Ne mécoute pas quand je ferai mon
prochain discours devant le tombeau dEtéocle. Ce ne sera pas vrai. Rien nest vrai que
ce quon ne dit pas… Tu lapprendras, toi aussi, trop tard, la vie cest un livre quon aime,
cest un enfant qui joue à vos pieds, un outil quon tient bien dans sa main, un banc pour
se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir
cela, tu verras, cest la consolation dérisoire de vieillir; la vie, ce nest peut-être tout de
même que le bonheur.
ANTIGONE, murmure, le regard perdu.
Le bonheur…
CRÉON, a un peu honte soudain.
Un pauvre mot, hein?
ANTIGONE
Quel sera-t-il, mon bonheur? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite
Antigone? Quelles pauvretés faudra-t-il quelle fasse elle aussi, jour par jour, pour
arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur? Dites, à qui devra-t-elle mentir,
à qui sourire, à qui se vendre? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard?
CRÉON, hausse les épaules.


Tu es folle, tais-toi.
ANTIGONE
Non, je ne me tairai pas! Je veux savoir comment je my prendrais, moi aussi, pour
être heureuse. Tout de suite, puisque cest tout de suite quil faut choisir. Vous dites que
cest si beau, la vie. Je veux savoir comment je my prendrai pour vivre.
CRÉON
Tu aimes Hémon?
ANTIGONE
Oui, jaime Hémon. Jaime un Hémon dur et jeune; un Hémon exigeant et fidèle,
comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si
Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, sil ne doit plus me croire morte quand je suis en
retard de cinq minutes, sil ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je
ris sans quil sache pourquoi, sil doit devenir près de moi le monsieur Hémon, sil doit
appendre à dire «oui», lui aussi, alors je naime plus Hémon.
CRÉON
Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.
ANTIGONE
Si, je sais ce que je dis, mais cest vous qui ne mentendez plus. Je vous parle de trop
loin maintenant, dun royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre
sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans,
tout dun coup! Cest le même air dimpuissance et de croire quon peut tout. La vie ta
seulement ajouté ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi.
CRÉON, la secoue.
Te tairas-tu, enfin?
ANTIGONE


Pourquoi veux-tu me faire taire? Parce que tu sais que jai raison? Tu crois que je ne
lis pas dans tes yeux que tu le sais? Tu sais que jai raison, mais tu ne lavoueras jamais
parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.
CRÉON
Le tien et le mien, oui, imbécile!
ANTIGONE
Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur! Avec votre vie quil faut aimer coûte que
coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce quils trouvent. Et cette petite chance pour
tous les jours, si on nest pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, et que ce soit
entier ou alors je refuse! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter dun petit
morceau si jai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourdhui et que cela soit aussi
beau que quand jétais petite ou mourir.
CRÉON
Allez, commence, commence, comme ton père!
ANTIGONE
Comme mon père, oui! Nous sommes de ceux qui posent les questions jusquau bout.
Jusquà ce quil ne reste vraiment plus la plus petite chance despoir vivante, la plus petite
chance despoir à étrangler. Nous sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le
rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale espoir!
CRÉON
Tais-toi! Si tu te voyais en criant ces mots, tu es laide.
ANTIGONE
Oui, je suis laide! Cest ignoble, nest-ce pas, ces cris, ces sursauts, cette lutte de
chiffonniers. Papa nest devenu beau quaprès, quand il a été bien sûr, enfin, quil avait
tué son père, que cétait bien avec sa mère quil avait couché, et que rien , plus rien ne
pouvait le sauver. Alors, il sest calmé tout dun coup, il a eu comme un sourire, et il est


devenu beau. Cétait fini. Il na plus eu quà fermer les yeux pour ne plus vous voir. Ah!
vos têtes, vos pauvres têtes de candidats au bonheur! Cest vous qui êtes laids, même
les plus beaux. Vous avez tous quelque chose de laid au coin de loeil ou de la bouche.
Tu las bien dit tout à lheure, Créon, la cuisine. Vous avez des têtes de cuisiniers!
CRÉON, lui broie le bras.
Je tordonne de te taire maintenant, tu entends?
ANTIGONE
Tu mordonnes, cuisinier? Tu crois que tu peux mordonner quelque chose?
CRÉON
Lantichambre est pleine de monde. Tu veux donc te perdre? On va tentendre.
ANTIGONE
Eh bien, ouvre les portes. Justement, ils vont mentendre!
CRÉON, qui essaie de lui fermer la bouche de force.
Vas-tu te faire, enfin, bon Dieu?
ANTIGONE, se débat.
Allons vite, cuisinier! Appelle tes gardes!
La porte souvre. Entre Ismène.
ISMÈNE, dans un cri.
Antigone!
ANTIGONE
Quest-ce que tu veux, toi aussi?


ISMENE
Antigone, pardon! Antigone, tu vois, je viens, jai du courage. Jirai maintenant avec toi.
ANTIGONE
Où iras-tu avec moi?
ISMENE
Si vous la faites mourir, il faudra me faire mourir avec elle!
ANTIGONE
Ah! non. Pas maintenant. Pas toi! Cest moi, cest moi seule. Tu ne te figures pas que
tu vas venir mourir avec moi maintenant. Ce serait trop facile!
ISMENE
Je ne veux pas vivre si tu meurs, je ne veux pas rester sans toi!
ANTIGONE
Tu as choisi la vie et moi la mort. Laisse-moi maintenant avec tes jérémiades. Il fallait
y aller ce matin, à quatre pattes, dans la nuit. Il fallait aller gratter la terre avec tes ongles
pendant quils étaient tout près et te faire empoigner par eux comme une voleuse!
ISMENE
He bien, jirai demain!
ANTIGONE
Tu lentends, Créon? Elle aussi. Qui sait si cela ne va pas prendre à dautres encore,
en mécoutant? Quest-ce que tu attends pour me faire taire, quest-ce que tu attends pour
appeler tes gardes? Allons, Créon, un peu de courage, ce nest quun mauvais moment à
passer. Allons, cuisinier, puisquil le faut!
CRÉON, crie soudain.


Gardes!
Les gardes apparaissent aussitôt.
CRÉON
Emmenez-la.
ANTIGONE, dans un grand cri soulagé.
Enfin, Créon!
Les gardes se jettent sur elle et lemmenent. Ismène sort en criant derrière elle.
ISMENE
Antigone! Antigone!
Créon est resté seul, le chœur entre et va à lui.
LE CHŒUR
Tu es fou, Créon. Quas-tu fait?
CRÉON, qui regarde au loin devant lui.
Il fallait quelle meure.
LE CHŒUR
Ne laisse pas mourir Antigone, Créon! Nous allons tous porter cette plaie au côté,
pendant des siècles.
CRÉON
Cest elle qui voulait mourir. Aucun de nous nétait assez fort pour la décider à vivre. Je le


comprends, maintenant, Antigone était faite pour être morte. Elle-même ne le savait
peut-être pas, mais Polynice nétait quun prétexte. Quand elle a dû y renoncer, elle a
trouvé autre chose tout de suite. Ce qui importait pour elle, cétait de refuser et de
mourir.
LE CHŒUR
Cest une enfant, Créon.
CRÉON
Que veux-tu que je fasse pour elle? La condamner à vivre?
Hémon, entre en criant.
Père!
CRÉON, court à lui, lembrasse.
Oublie-la, Hémon; oublie-la, mon petit.
HÉMON
Tu es fou, père. Lâche-moi.
CRÉON, le tient plus fort
Jai tout essayé pour la sauver, Hémon. Jai tout essayé, je te le jure. Elle ne taime
pas. Elle aurait pu vivre. Elle a préféré sa folie et la mort.
Hémon, crie, tentant de sarracher à son étreinte.
Mais, père, tu vois bien quils lemmenent! Père, ne laisse pas ces hommes lemmener!
CRÉON
Elle a parlé maintenant. Tout Thèbes sait ce quelle a fait. Je suis obligé de la faire
mourir.
Hémon, sarrache de ses bras.


Lâche-moi!
Un silence. Ils sont lun en face de lautre. Ils se regardent.
LE CHŒUR, sapproche.
Est-ce quon ne peut pas imaginer quelque chose, dire quelle est folle, lenfermer?
CRÉON
Ils diront que ce nest pas vrai. Que je la sauve parce quelle allait être la femme de
mon fils. Je ne peux pas.
LE CHŒUR
Est-ce quon ne peut pas gagner du temps, la faire fuir demain?
CRÉON
La foule sait déjà, elle hurle autour du palais. je ne peux pas.
HEMON
Père, la foule nest rien. Tu es le maître.
CRÉON
Je suis le maître avant la loi. Plus après.
HEMON
Père, je suis ton fils, tu ne peux pas me la laisser prendre.
CRÉON
Si, Hémon. Si, mon petit. Du courage. Antigone ne peut plus vivre. Antigone nous a
déjà quittés tous.

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