Antigone de Jean Anouilh


Le chœur disparaît, tandis que les gardes poussent Antigone en scène.
LE GARDE, qui a repris tout son aplomb.
Allez, allez, pas d’histoires! Vous vous expliquerez devant le chef. Moi, je ne connais
que la consigne. Ce que vous aviez à faire là, je ne veux pas le savoir. Tout le monde a
des excuses, tout le monde a quelque chose à objecter. Sil fallait écouter les gens, sil
fallait essayer de comprendre, on serait propres. Allez, allez! Tenez-la, vous autres, et
pas d’histoires! Moi, ce quelle a à dire, je ne veux pas le savoir!
ANTIGONE
Dis-leur de me lâcher, avec leurs sales mains, ils me font mal.
LE GARDE
Leurs sales mains? Vous pourriez être polie, Mademoiselle… Moi, je suis poli.
ANTIGONE
Dis-leur de me lâcher. Je suis la fille d’Œdipe, je suis Antigone. Je ne me sauverai
pas.
LE GARDE
La fille dŒdipe, oui! Les putains quon ramasse à la garde de nuit, elles disent aussi
de se méfier, quelles sont la bonne amie du préfet de police!
ILs rigolent.
ANTIGONE
Je veux bien mourir, mais pas quils me touchent!
LE GARDE
Et les cadavres, dis, et la terre, ça ne te fait pas peur à toucher? Tu dis «leurs sales
mains»! Regarde un peu les tiennes.


Antigone regarde ses mains tenues par les menottes avec un petit sourire. Elles sont
pleines de terre.
LE GARDE
On te lavait prise, ta pelle? Il a fallu que tu refasses ça avec tes ongles, la deuxième
fois? Ah! cette audace. Je tourne le dos une seconde, je te demande une chique, et
allez, le temps de me la caler dans la joue, le temps de dire merci, elle était là, à gratter
comme une petite hyène. Et en plein jour! Et c’est quelle se débattait, cette garce, quand
j’ai voulu la prendre! C’est quelle voulait me sauter aux yeux! Elle criait qu’il fallait quelle
finisse… C’est une folle, oui!
LE DEUXIÈME GARDE
J’en ai arrêté une autre, de folle, lautre jour. Elle montrait son cul aux gens
LE GARDE
Dis, Boudousse, quest-ce qu’on va se payer comme gueuleton tous les trois, pour
fêter ça!
LE DEUXIÈME GARDE
Chez la Tordue. Il est bon, son rouge.
LE TROISIÈME GARDE
On a quartier libre, dimanche. Si on emmenait les femmes?
LE GARDE
Non, entre nous qu’on rigole… Avec les femmes, il y a toujours des histoires, et puis
les moutards qui veulent pisser. Ah! dis, Boudousse, tout à lheure, on ne croyait pas
qu’on aurait envie de rigoler comme ça, nous autres!
LE DEUXIÈME GARDE
Ils vont peut-être nous donner une récompense.
LE GARDE


Ça se peut, si c’est important.
LE DEUXIÈME GARDE
Flanchard, de la Troisième, quand il a mis la main sur l’incendiaire, le mois dernier, il a
eu le mois double.
LE TROISIÈME GARDE
Ah, dis donc! Si on a le mois double, je propose: au lieu d’aller chez la Tordue, on va
au Palais arabe.
LE GARDE
Pour boire? Tes pas fou? Ils te vendent la bouteille le double au Palais. Pour monter,
daccord. Ecoutez-moi, je vais vous dire: on va dabord chez la Tordue, on se les cale
comme il faut et après on va au Palais. Dis, Boudousse, tu te rappelles la grosse, du
palais?
LE DEUXIÈME GARDE
Ah! ce que tétais saoul, toi, ce jour-là!
LE TROISIÈME GARDE
Mais nos femmes, si on a le mois double, elles le sauront. Si ça se trouve, on sera
peut-être publiquement félicités.
LE GARDE
Alors, on verra. La rigolade c’est autre chose. Sil y a une cérémonie dans la cour de
la caserne, comme pour les décorations, les femmes viendront aussi, et les gosses. Et
alors on ira tous chez la Tordue.
LE DEUXIÈME GARDE
Oui, mais il faudra lui commander le menu davance.
ANTIGONE, demande dune petite voix.
Je voudrais masseoir un peu, sil vous plaît.


LE GARDE, après un temps de réflexion.
Cest bon, quelle sasseye. Mais ne la lâchez pas, vous autres.
Créon entre, le garde gueule aussitôt.
LE GARDE
Garde à vous!
CRÉON, sest arrêté, surpris.
Lâchez cette jeune fille. Qu’est-ce que c’est?
LE GARDE
C’est le piquet de garde, chef. On est venu avec les camarades.
CRÉON
Qui garde le corps?
LE GARDE
On a appelé la relève, chef.
CRÉON
Je tavais dit de la renvoyer! Je tavais dit de ne rien dire.
LE GARDE
On na rien dit, chef. Mais comme on a arrêté celle-là, on a pensé qu’il fallait qu’on
vienne. Et cette fois on na pas tiré au sort. On a préféré venir tous les trois.
CRÉON


Imbéciles! (A Antigone.) Où tont-ils arrêtée?
LE GARDE
Près du cadavre, chef.
CRÉON
Quallais-tu faire près du cadavre de ton frére? Tu savais que javais interdit de
lapprocher.
LE GARDE
Ce quelle faisait, chef? C’est pour ça qu’on vous lamène. Elle grattait la terre avec ses
mains. Elle était en train de le recouvrir encore une fois.
CRÉON
Sais-tu bien ce que tu es en train de dire, toi?
LE GARDE
Chef, vous pouvez demander aux autres. On avait dégagé le corps à mon retour;
mais avec le soleil qui chauffait, comme il commençait à sentir, on sest mis sur une
petite hauteur, pas loin, pour être dans le vent. On se disait quen plein jour on ne
risquait rien. Pourtant, on avait décidé, pour être plus sûrs, qu’il y en aurait toujours un
de nous trois qui le regarderait. Mais à midi, en plein soleil, et puis avec lodeur qui
montait depuis que le vent était tombé, c’était comme un coup de massue. J’avais beau
écarquiller les yeux, ça tremblait comme de la gélatine, je voyais plus. Je vais au
camarade lui demander une chique, pour passer ça… Le temps que je me la cale à la
joue, chef, le temps que je lui dise merci, je me retourne: elle était là à gratter avec ses
mains. En plein jour! Elle devait bien penser qu’on ne pouvait pas ne pas la voir. Et
quand elle a vu que je lui courais dessus, vous croyez quelle sest arrêtée, quelle a
essayé de se sauver, peut-être? Non. Elle a continué de toutes ses forces aussi vite
quelle pouvait, comme si elle ne me voyait pas arriver. Et quand je lai empoignée, elle
se débattait comme une diablesse, elle voulait continuer encore, elle me criait de la
laisser, que le corps n’était pas encore tout à fait recouvert
CRÉON, à Antigone.


C’est vrai?
ANTIGONE
Oui, c’est vrai.
LE GARDE
On a découvert le corps, comme de juste, et puis on a passé la relève, sans parler de
rien, et on est venu vous lamener, chef. Voilà.
CRÉON
Et cette nuit, la première fois, c’était toi aussi?
ANTIGONE
Oui. C’était moi. Avec une petite pelle de fer qui nous servait à faire des châteaux de
sable sur la plage, pendant les vacances. C’était justement la pelle de Polynice. Il avait
gravé son nom au couteau sur le manche. C’est pour cela que je lai laissée près de lui.
Mais ils lont prise. Alors la seconde fois, j’ai dû recommencer avec mes mains.
LE GARDE
On aurait dit une petite bête qui grattait. Même quau premier coup dœil, avec lair
chaud qui tremblait, le camarade dit: «Mais non, c’est une bête.» «Penses-tu, je lui dis,
c’est trop fin pour une bête. C’est une fille.»
CRÉON
C’est bien. On vous demandera peut-être un rapport tout à lheure. Pour le moment,
laissez-moi seul avec elle. Conduis ces hommes à côté, petit. Et quils restent au secret
jusquà ce que je revienne les voir.
LE GARDE
Faut-il lui remettre les menottes, chef?
CRÉON


Non.
Les gardes sont sortis, précédés par le petit page.
Créon et Antigone sont seuls l’un en face de lautre.
CRÉON
Avais-tu parlé de ton projet à quelqu’un?
ANTIGONE
Non.
CRÉON
As-tu rencontré quelqu’un sur ta route?
ANTIGONE
Non, personne.
CRÉON
Tu es bien sûre?
ANTIGONE
Oui.
CRÉON
Alors, écoute: tu vas rentrer chez toi, te coucher, dire que tu es malade, que tu nes
pas sortie depuis hier. Ta nourrice dira comme toi. Je ferai disparaître ces trois hommes.
ANTIGONE

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