Antigone de Jean Anouilh


HEMON


Crois-tu que je pourrai vivre, moi, sans elle? Crois-tu que je laccepterai, votre vie? Et
tous les jours, depuis le matin jusquau soir, sans elle. Et votre agitation, votre
bavardage, votre vide, sans elle.
CRÉON
Il faudra bien que tu acceptes, Hémon. Chacun de nous a un jour, plus ou moins
triste, plus ou moins lointain, où il doit enfin accepter dêtre un homme. Pour toi, cest
aujourdhui… Et te voilà devant moi avec ces larmes au bord de tes yeux et ton cœur qui
te fait mal mon petit garçon, pour la dernière fois… Quand tu te seras détourné, quand
tu auras franchi ce seuil tout à lheure, ce sera fini.
Hémon, recule un peu, et dit doucement.
Cest déjà fini.
CRÉON
Ne me juge pas, Hémon. Ne me juge pas, toi aussi.
Hémon, le regarde, et dit soudain.
Cette grande force et ce courage, ce dieu géant qui menlevait dans ses bras et me
sauvait des monstres et des ombres, cétait toi? Cette odeur défendue et ce bon pain du
soir sous la lampe, quand tu me montrais des livres dans ton bureau, cétait toi, tu crois?
CRÉON, humblement.
Oui, Hémon.
HEMON.
Tous ces soins, tout cet orgueil, tous ces livres pleins de héros, cétait donc pour en
arriver là? Etre un homme, comme tu dis, et trop heureux de vivre?
CRÉON,
Oui, Hémon.
Hémon, crie soudain comme un enfant, se jetant dans ses bras.

Jean Anouilh –- Antigone – – 64 –
Père, ce nest pas vrai! Ce nest pas toi, ce nest pas aujourdhui! Nous ne sommes pas
tous les deux au pied de ce mur où il faut seulement dire oui. Tu es encore puissant, toi,
comme lorsque jétais petit. Ah! je ten supplie, père, que je tadmire, que je tadmire
encore! Je suis trop seul et le monde est trop nu si je ne peux plus tadmirer.
CRÉON, le détache de lui.
On est tout seul, Hémon. Le monde est nu. Et tu mas admiré trop longtemps.
Regarde-moi, cest cela devenir un homme, voir le visage de son père en face, un jour.
Hémon, le regarde, puis recule en criant.
Antigone! Antigone! Au secours!
Il est sorti en courant.
LE CHŒUR, va à Créon.
Créon, il est sorti comme un fou.
CRÉON, qui regarde au loin, droit devant lui, immobile.
Oui. Pauvre petit, il laime.
LE CHŒUR
Créon, il faut faire quelque chose.
CRÉON
Je ne peux plus rien.
LE CHŒUR
Il est parti, touché à mort.
CRÉON, sourdement.
Oui, nous sommes tous touchés à mort.


Antigone entre dans la pièce, poussée par les gardes qui sarc-boutent contre la porte,
derrière laquelle on devine la foule hurlante.
LE GARDE
Chef, ils envahissent le palais!
ANTIGONE
Créon, je ne veux plus voir leurs visages, je ne veux plus entendre leurs cris, je ne
veux plus voir personne! Tu as ma mort maintenant, cest assez. Fais que je ne voie plus
personne jusquà ce que ce soit fini.
CRÉON, sort en criant aux gardes.
La garde aux portes! Quon vide le palais! Reste ici avec elle, toi.
Les deux autres gardes sortent, suivis par le chœur. Antigone reste seule avec le
premier garde. Antigone le regarde.
ANTIGONE, dit soudain.
Alors, cest toi?
LE GARDE
Qui, moi?
ANTIGONE
Mon dernier visage dhomme.
LE GARDE
Faut croire.
ANTIGONE
Que je te regarde…


LE GARDE, séloigne, gêné.
Ça va.
ANTIGONE
Cest toi qui mas arrêtée, tout à lheure?
LE GARDE
Oui, cest moi.
ANTIGONE
Tu mas fait mal. Tu navais pas besoin de me faire mal. Est-ce que javais lair de
vouloir me sauver?
LE GARDE
Allez. allez, pas dhistoires! Si ce nétait pas vous, cétait moi qui y passais.
ANTIGONE
Quel âge as-tu?
LE GARDE
Trente-neuf ans.
ANTIGONE
Tu as des enfants?
LE GARDE
Oui, deux.
ANTIGONE
Tu les aimes?
LE GARDE


Cela ne vous regarde pas.
Il commence à faire les cent pas dans la pièce: pendant un moment on nentend plus
que le bruit de ses pas.
ANTIGONE, demande tout humble.
Il y a longtemps que vous êtes garde?
LE GARDE
Après la guerre. Jétais sergent. Jai rengagé.
ANTIGONE
Il faut être sergent pour être garde?
LE GARDE
En principe, oui. Sergent ou avoir suivi le peloton spécial. Devenu garde, le sergent
perd son grade. Un exemple: je rencontre une recrue de larmée, elle ne peut pas me
saluer.
ANTIGONE
Ah oui?
LE GARDE
Oui. Remarquez que, généralement, elle le fait. La recrue sait que le garde est un
gradé. Question solde: on a la solde ordinaire du garde, comme ceux du peloton spécial,
et, pendant six mois, à titre de gratification, un rappel de supplément de la solde de
sergent. Seulement, comme gardes, on a dautres avantages. Logement, chauffage,
allocations. Finalement, le garde marié avec deux enfants arrive à se faire plus que le
sergent de lactive.
ANTIGONE
Ah oui?


LE GARDE
Oui. Cest ce qui vous explique la rivalité entre le garde et le sergent. Vous avez peut-
être pu remarquer que le sergent affecte de mépriser le garde. Leur grand argument,
cest lavancement. Dun sens, cest juste. Lavancement du garde est plus lent et plus
difficile que dans larmée. Mais vous ne devez pas oublier quun brigadier des gardes,
cest autre chose qu’un sergent chef.
ANTIGONE, lui dit soudain.
Ecoute…
LE GARDE
Oui.
ANTIGONE
Je vais mourir tout à lheure.
Le garde ne répond pas. Un silence. Il fait les cent pas. Au bout dun moment, il reprend.
LE GARDE
Dun autre côté, on a plus de considération pour le garde que pour le sergent de
lactive. Le garde, cest un soldat, mais cest presque un fonctionnaire.
ANTIGONE
Tu crois quon a mal pour mourir?
LE GARDE
Je ne peux pas vous dire. Pendant la guerre, ceux qui étaient touchés au ventre, ils
avaient mal. Moi, je nai pas été blessé. Et, dun sens, ça ma nui pour lavancement.
ANTIGONE
Comment vont-ils me faire mourir?


LE GARDE
Je ne sais pas. Je crois que j’ai entendu dire que pour ne pas souiller la ville de votre
sang, ils allaient vous murer dans un trou.
ANTIGONE
Vivante?
LE GARDE
Oui, dabord.
Un silence. Le garde se fait une chique.
ANTIGONE
O tombeau! O lit nuptial! O ma demeure souterraine!… (Elle est toute petite au milieu
de la grande pièce nue. On dirait quelle a un peu froid. Elle sentoure de ses bras. Elle
murmure.) Toute seule…
LE GARDE, qui a fini sa chique.
Aux cavernes de Hadès, aux portes de la ville. En plein soleil. Une drôle de corvée
encore pour ceux qui seront de faction. Il avait dabord été question dy mettre larmée.
Mais, aux dernières nouvelles, il paraît que cest encore la garde qui fournira les piquets.
Elle a bon dos, la garde! Etonnez-vous après quil existe une jalousie entre le garde et le
sergent dactive…
ANTIGONE, murmure, soudain lasse.
Deux bêtes…
LE GARDE
Quoi, deux bêtes?
ANTIGONE
Des bêtes se serreraient lune contre lautre pour se faire chaud. Je suis toute seule.


LE GARDE
Si vous avez besoin de quelque chose, c’est différent. Je peux appeler.
ANTIGONE
Non. Je voudrais seulement que tu remettes une lettre à quelqu’un quand je serai
morte.
LE GARDE
Comment ça, une lettre?
ANTIGONE
Une lettre que j’écrirai.
LE GARDE
Ah! ça non! Pas d’histoires! Une lettre! Comme vous y allez, vous! Je risquerais gros,
moi, à ce petit jeu-là!
ANTIGONE
Je te donnerai cet anneau si tu acceptes.
LE GARDE
C’est de l’or?
ANTIGONE
Oui. C’est de l’or.
LE GARDE
Vous comprenez, si on me fouille, moi, c’est le conseil de guerre. Cela vous est égal,
à vous? (Il regarde encore la bague.) Ce que je peux, si vous voulez, c’est écrire sur
mon carnet ce que vous auriez voulu dire. Après, j’arracherai la page. De mon écriture,
ce n’est pas pareil.
ANTIGONE, a les yeux fermés: elle murmure avec un pauvre rictus.


Ton écriture…(Elle a un petit frisson.) Cest trop laid, tout cela, tout est trop laid.
LE GARDE, vexé, fait mine de rendre la bague.
Vous savez, si vous ne voulez pas, moi…
ANTIGONE
Si. Garde la bague et écris. Mais fais vite… Jai peur que nous nayons plus le temps…
Ecris: «Mon chéri…»
LE GARDE, qui a pris son carnet et suce sa mine.
Cest pour votre bon ami?
ANTIGONE
Mon chéri, jai voulu mourir et tu ne vas peut-être plus maimer…
LE GARDE, répète lentement de sa grosse voix en écrivant.
«Mon chéri, jai voulu mourir et tu ne vas peut-être plus maimer…»
ANTIGONE
Et Créon avait raison, cest terrible, maintenant, à côté de cet homme, je ne sais plus
pourquoi je meurs. Jai peur…
LE GARDE, qui peine sur sa dictée.
«Créon avait raison, cest terrible…»
ANTIGONE
Oh! Hémon, notre petit garçon. Je le comprends seulement maintenant combien
c’était simple de vivre…
LE GARDE, sarrête.
Eh! Dites, vous allez trop vite. Comment voulez-vous que jécrive? Il faut le temps tout
de même…


ANTIGONE
Où en étais-tu?
LE GARDE, se relit.
«Cest terrible maintenant à côté de cet homme…»
ANTIGONE
Je ne sais plus pourquoi je meurs.
LE GARDE, écrit, suçant sa mine.
«Je ne sais plus pourquoi je meurs…» On ne sait jamais pourquoi on meurt.
ANTIGONE, continue.
Jai peur… (Elle sarrête. Elle se dresse soudain.) Non. Raye tout cela. Il vaut mieux
que jamais personne ne le sache. Cest comme sils devaient me voir nue et me toucher
quand je serais morte. Mets seulement: «Pardon.»
LE GARDE
Alors, je raye la fin et je mets pardon à la place?
ANTIGONE
Oui. Pardon, mon chéri. Sans la petite Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles.
Je taime…
LE GARDE
« Sans la petite Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles. Je taime…» Cest
tout?
ANTIGONE


Oui, cest tout.
LE GARDE
Cest une drôle de lettre.
ANTIGONE
Oui, cest une drôle de lettre.
LE GARDE
Et c’est à qui quelle est adressée?
A ce moment, la porte souvre. Les autres gardes paraissent. Antigone se lève, les
regarde, regarde le premier garde qui sest dressé derrière elle; il empoche la bague et
range le carnet, lair important… Il voit le regard dAntigone. Il gueule pour se donner une
contenance.
LE GARDE
Allez! Pas d’histoires!
Antigone a un pauvre sourire. Elle baisse la tête. Elle sen va sans un mot vers les autres
gardes. Ils sortent tous.
LE CHŒUR, entre soudain.
Là! Cest fini pour Antigone. Maintennt, le tour de Créon approche. Il va falloir qu’ils y
passent tous.
LE MESSAGER, fait irruption, criant.
La reine? où est la reine?


LE CHŒUR
Que lui veux-tu? Quas-tu à lui apprendre?
LE MESSAGER
Une terrible nouvelle. On venait de jeter Antigone dans son trou. On n’avait pas
encore fini de rouler les derniers blocs de pierre lorsque Créon et tous ceux qui
l’entourent entendent des plaintes qui sortent soudain du tombeau. Chacun se tait et
écoute, car ce n’est pas la voix dAntigone. Cest une plainte nouvelle qui sort des
profondeurs du trou… Tous regardent Créon, et lui, qui a deviné le premier, lui qui sait
déjà avant tous les autres, hurle soudain comme un fou: «Enlevez les pierres! Enlevez
les pierres!» Les esclaves se jettent sur les blocs entassés et, parmi eux, le roi suant,
dont les mains saignent. Les pierres bougent enfin et le plus mince se glisse dans
louverture. Antigone est au fond de la tombe pendue aux fils de sa ceinture, des fils
bleus, des fils verts, des fils rouges qui lui font comme un collier d’enfant, et Hémon à
genoux qui la tient dans ses bras et gémit, le visage enfoui dans sa robe. On bouge un
bloc encore et Créon peut enfin descendre. On voit ses cheveux blancs dans l’ombre, au
fond du trou. Il essaie de relever Hémon, il le supplie. Hémon ne l’entend pas. Puis
soudain il se dresse, les yeux noirs, et il na jamais tant ressemblé au petit garçon
d’autrefois, il regarde son père sans rien dire, une minute, et, tout à coup, il lui crache au
visage, et tire son épée. Créon a bondi hors de portée. Alors Hémon le regarde avec ses
yeux d’enfant, lourds de mépris, et Créon ne peut pas éviter ce regard comme la lame.
Hémon regarde ce vieil homme tremblant à l’autre bout de la caverne, et, sans rien dire,
il se plonge l’épée dans le ventre et il s’étend contre Antigone, l’embrassant dans une
immense flaque rouge.
CRÉON, entre avec son page.
Je les ai fait coucher l’un près de lautre, enfin! Ils sont lavés, maintenant, reposés. Ils
sont seulement un peu pâles, mais si calmes. Deux amants au lendemain de la
première nuit. Ils ont fini, eux.
LE CHŒUR


Pas toi, Créon. Il te reste encore quelque chose à apprendre. Eurydice, la reine, ta
femme…
CRÉON
Une bonne femme parlant toujours de son jardin, de ses confitures, de ses tricots, de
ses éternels tricots pour les pauvres. Cest drôle comme les pauvres ont éternellement
besoin de tricots. On dirait qu’ils n’ont besoin que de tricots…
LE CHŒUR
Les pauvres de Thèbes auront froid, cet hiver, Créon. En apprenant la mort de son
fils, la reine a posé ses aiguilles, sagement, après avoir terminé son rang, posément,
comme tout ce quelle fait, un peu plus tranquillement peut-être que dhabitude. Et puis
elle est passée dans sa chambre, sa chambre à l’odeur de lavande, aux petits
napperons brodés et aux cadres de peluche, pour s’y couper la gorge, Créon. Elle est
étendue maintenant sur un des petits lits jumeaux démodés, à la même place où tu las
vue jeune fille un soir, et avec le même sourire, à peine un peu plus triste. Et s’il n’y avait
pas cette large tache rouge sur les linges autour de son cou, on pourrait croire quelle
dort.
CRÉON
Elle aussi. Ils dorment tous. Cest bien. La journée a été rude. (Un temps. Il dit
sourdement) Cela doit être bon de dormir.
LE CHŒUR
Et tu es tout seul maintenant, Créon
CRÉON
Tout seul, oui. (Un silence. Il pose sa main sur lépaule de son page.) Petit…
LE PAGE
Monsieur?
CRÉON

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