Antigone de Jean Anouilh


me la garder pure, ma petite. Toujours à crier, à faire le chien de garde, à leur tourner
autour avec des lainages pour quelles ne prennent pas froid ou des laits de poule pour
les rendre fortes; mais à quatre heures du matin tu dors, vieille bête, tu dors, toi qui ne
peux pas fermer l’oeil, et tu les laisses filer, marmotte, et quand tu arrives, le lit est
froid!» Voilà ce quelle me dira ta mère, là-haut, quand j’y monterai, et moi j’aurai honte,
honte à en mourir si je n’étais pas déjà morte, et je ne pourrai que baisser la tête et
répondre: «Madame Jocaste, c’est vrai.»
ANTIGONE
Non, nourrice. Ne pleure plus. Tu pourras regarder maman bien en face, quand tu iras
la retrouver. Et elle te dira: «Bonjour, nounou, merci pour la petite Antigone. Tu as bien
pris soin delle.» Elle sait pourquoi je suis sorti ce matin.
LA NOURRICE
Tu n’as pas d’amoureux?
ANTIGONE
Non, nounou.
LA NOURRICE
Tu te moques de moi, alors? Tu vois, je suis trop vieille. Tu étais ma préférée, malgré
ton sale caractère. Ta sœur était plus douce, mais je croyais que c’était toi qui m’aimais.
Si tu m’aimais, tu m’aurais dit la vérité. Pourquoi ton lit était-il froid quand je suis venu te
border?
ANTIGONE
Ne pleure plus, s’il te plaît, nounou. (Elle l’embrasse) Allons, ma vieille bonne pomme
rouge. Tu sais quand je te frottais pour que tu brilles? Ma vieille pomme toute ridée. Ne
laisse pas couler tes larmes dans toutes les petites rigoles, pour des bêtises comme
cela pour rien. Je suis pure, je nai pas dautre amoureux quHémon, mon fiancé, je te le
jure. Je peux même te jurer, si tu veux, que je naurai jamais dautre amoureux… Garde
tes larmes, garde tes larmes; tu en auras peut-être besoin encore, nounou. Quand tu
pleures comme cela, je redeviens petite… Et il ne faut pas que je sois petite ce matin.


Entre Ismène
ISMENE
Tu es déjà levée? Je viens de ta chambre.
ANTIGONE
Oui, je suis déjà levée.
LA NOURRICE
Toutes les deux alors!… Toutes les deux vous allez devenir folles et vous lever avant
les servantes? Vous croyez que c’est bon d’être debout le matin à jeun, que c’est
convenable pour des princesses? Vous nêtes seulement pas couvertes. Vous allez voir
que vous allez encore me prendre mal.
ANTIGONE
Laisse-nous, nourrice. Il ne fait pas froid, je t’assure; c’est déjà l’été. Va nous faire du
café. (Elle s’est assise, soudain fatiguée) Je voudrais bien un peu de café, sil te plaît,
nounou. Cela me ferait du bien.
LA NOURRICE
Ma colombe! La tête lui tourne d’être sans rien et je suis là comme une idiote au lieu
de lui donner quelque chose de chaud.
Elle sort vite
ISMENE
Tu es malade?
ANTIGONE


Ce n’est rien. Un peu de fatigue. (Elle sourit) C’est parce que je me suis levée tôt.
ISMENE
Moi non plus, je n’ai pas dormi.
Antigone, sourit encore
Il faut que tu dormes. Tu serais moins belle demain.
ISMENE
Ne te moque pas.
ANTIGONE
Je ne me moque pas. Cela me rassure ce matin, que tu sois belle. Quand j’étais
petite, j’étais si malheureuse, tu te souviens? Je te barbouillais de terre, je te mettais des
vers dans le cou. Une fois, je tai attachée à un arbre et je tai coupé tes cheveux, tes
beaux cheveux… (Elle caresse les cheveux d’Ismène) Comme cela doit être facile de ne
pas penser de bêtises avec toutes ces belles mèches lisses et bien ordonnées autour de
la tête!
Ismène, soudain
Pourquoi parles-tu d’autre chose?
Antigone, doucement, sans cesser de lui caresser les cheveux
Je ne parle pas d’autre chose…
ISMENE
Tu sais, j’ai bien pensé, Antigone.
ANTIGONE


Oui.
ISMENE
Jai bien pensé toute la nuit. Tu es folle.
ANTIGONE
Oui.
ISMENE
Nous ne pouvons pas.
Antigone, après un silence, de sa petite voix
Pourquoi?
ISMENE
Il nous ferait mourir.
ANTIGONE
Bien sûr. A chacun son rôle. Lui, il doit nous faire mourir, et nous, nous devons aller
enterrer notre frère. C’est comme ça que ça été distribué. Qu’est-ce que tu veux que
nous y fassions?
ISMENE
Je ne veux pas mourir.
Antigone, doucement
Moi aussi j’aurais bien voulu ne pas mourir.
ISMENE
Ecoute, j’ai bien réfléchi toute la nuit. Je suis l’aînée. Je réfléchis plus que toi. Toi,
c’est ce qui te passe par la tête tout de suite, et tant pis si c’est une bêtise. Moi, je suis
plus pondérée. Je réfléchis.


ANTIGONE
Il y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir.
ISMENE
Si, Antigone. D’abord c’est horrible, bien sûr, et j’ai pitié moi aussi de mon frère, mais
je comprends un peu notre oncle.
ANTIGONE
Moi je ne veux pas comprendre un peu.
ISMENE
Il est le roi, il faut qu’il donne l’exemple.
ANTIGONE
Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne l’exemple, moi… Ce qui lui passe
par la tête, la petite Antigone, la sale bête, l’entêtée, la mauvaise, et puis on la met dans
un coin ou dans un trou. Et c’est bien fait pour elle. Elle n’avait qu’à ne pas désobéir.
ISMENE
Allez! Allez!… Tes sourcis joints, ton regard droit devant toi et te voilà lancée sans
écouter personne. Ecoute-moi. J’ai raison plus souvent que toi.
ANTIGONE
Je ne veux pas avoir raison.
ISMENE
Essaie de comprendre au moins!
ANTIGONE
Comprendre… Vous n’avez que ce mot-là dans la bouche, tous, depuis que je suis
toute petite. Il fallait comprendre qu’on ne peut pas toucher à l’eau, à la belle et fuyante

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