Cinq petits cochons d’ Agatha Christie

— Et alors ? répondit miss Williams en faisant la moue. Il paraît qu’il y a bien une statue d’Epstein !
Poirot sentit que, pour miss Williams, le chapitre était clos. Il abandonna donc le sujet artistique :
— Vous étiez avec Mrs Crale quand elle a découvert le corps ?
— Oui. Elle et moi sommes descendues ensemble de la maison après déjeuner. Angela avait oublié son pull à la plage, ou dans le bateau. Elle était toujours très négligente avec ses affaires. J’ai quitté Mrs Crale à la porte du jardin de la Batterie, mais elle m’a rappelée presque aussitôt. Mr Crale était mort depuis plus d’une heure, à mon avis. Il était écroulé sur le banc, à côté de son chevalet.
— Cette découverte l’a-t-elle vraiment bouleversée ?
— Comment cela, monsieur Poirot ?
— Je voudrais connaître l’impression qu’elle vous a donnée sur le moment.
— Ah, je vois. Oui, elle m’a semblé complètement hébétée. Elle m’a envoyée téléphoner au médecin. Nous n’avions pas la certitude absolue que Mr Crale était mort, ce pouvait n’être qu’une crise de catalepsie.
— A-t-elle évoqué cette possibilité ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Vous êtes donc montée téléphoner ?
Le ton de miss Williams se fit soudain plus brusque :
— J’étais à mi-chemin quand j’ai rencontré Mr Meredith Blake. Je lui ai confié ma mission afin de pouvoir retourner auprès de Mrs Crale. Je craignais qu’elle ne se trouve mal, voyez-vous, et les hommes ne sont bons à rien dans des cas pareils.
— Et elle s’est trouvée mal ?
— Mrs Crale se dominait de façon remarquable, répondit sèchement miss Williams. Pas comme miss Greer, qui nous a fait une scène d’hystérie des plus pénibles.
— Quel genre de scène ?
— Elle s’en est prise à Mrs Crale.
— Elle avait donc deviné que Mrs Crale était responsable de la mort de son mari ?
Miss Williams réfléchit quelques instants :
— Non, elle ne pouvait pas. Ce, euh… terrible soupçon ne pesait pas encore sur elle. Miss Greer s’est juste mise à hurler : « C’est votre faute, Caroline. Vous l’avez tué. Tout ça à cause de vous. » Elle n’a pas dit : « Vous l’avez empoisonné », mais je crois qu’elle n’en pensait pas moins.
— Et Mrs Crale ?
Miss Williams s’agita nerveusement :
— Soyons sérieux, monsieur Poirot. Je ne peux pas vous dire ce que Mrs Crale pensait ou ressentait vraiment à ce moment-là. Si c’était l’horreur de ce qu’elle avait fait, ou…
— Elle vous a donné cette impression ?
— N-non, n-non, je ne pourrais pas dire ça. Complètement assommée, plutôt – et aussi, je crois, effrayée. Elle avait peur, oui, j’en suis sûre. Mais c’est normal, ça.
Poirot hocha la tête d’un air insatisfait :
— Normal, oui, peut-être… Quelle thèse a-t-elle officiellement adoptée pour expliquer la mort de son mari ?
— Le suicide. Elle a dit et répété depuis le début qu’il s’était donné la mort.
— Et vous ne l’avez jamais entendue avancer une autre hypothèse, même quand elle vous parlait en particulier ?
— Non. Elle… elle se donnait énormément de mal pour me convaincre qu’il s’agissait d’un suicide.
Miss Williams semblait mal à l’aise.
— Et que répondiez-vous à cela ?
— Vraiment, monsieur Poirot, ce que je répondais, moi, a-t-il une importance ?
— Je pense, oui.
— Je ne vois pas pourquoi…
Mais comme si l’attente silencieuse du détective l’hypnotisait, elle se décida malgré elle :
— Il me semble que j’ai dit : « Certainement, Mrs Crale. Ce doit être un suicide. »
— Et vous croyiez à vos propres paroles ? Miss Williams releva la tête.
— Non, pas du tout, répondit-elle d’une voix ferme. Mais comprenez que j’étais du côté de Mrs Crale, si je puis dire, monsieur Poirot. Totalement de son côté, pas de celui de la police.
— Vous auriez souhaité la voir acquittée ?
— Oui, répondit-elle sur un ton de défi.
— Alors vous êtes en sympathie avec les sentiments de sa fille ?
— Carla a toute ma sympathie.
— Verriez-vous une objection à me faire par écrit un compte rendu détaillé du drame ?
— Pour le lui donner à lire ?
— Oui.
— Aucune objection, articula-t-elle d’une voix réfléchie. Elle est vraiment décidée à aller jusqu’au bout ?
— Oui. J’estime pour ma part qu’il aurait été préférable qu’elle ne connaisse pas la vérité, mais…
Miss Williams l’interrompit :
— Non. Il est toujours préférable de regarder les choses en face. Ce n’est pas en contournant les faits qu’on évite le malheur. Carla a subi le choc de la vérité. Maintenant, elle veut savoir exactement comment le drame s’est déroulé. Pour une jeune femme courageuse, je trouve que c’est la bonne attitude. Une fois qu’elle le saura, elle pourra remettre tout ça aux oubliettes et s’occuper de vivre sa vie.
— Vous avez peut-être raison, fit Poirot.
— Bien sûr, que j’ai raison.
— Le problème, voyez-vous, c’est que ça ne lui suffit pas. Elle ne veut pas seulement savoir, elle veut… prouver que sa mère est innocente.
— Pauvre petite.
— C’est ça, ce que ça vous inspire ?
— Je comprends maintenant pourquoi vous pensiez préférable qu’elle n’ait jamais rien su, fit-elle. Pourtant, c’est quand même mieux ainsi. Il est normal qu’elle cherche à prouver l’innocence de sa mère, mais aussi dure que soit la réalité des faits, je pense, d’après ce que vous m’en dites, que Carla est suffisamment forte pour encaisser la vérité sans broncher.
— Parce que vous êtes sûre que c’est la vérité ?
— Je ne saisis pas.
— Vous ne voyez aucune possibilité de croire à l’innocence de Mrs Crale ?
— Je ne crois pas qu’une telle hypothèse ait jamais été sérieusement envisagée.
— Et pourtant, elle s’accrochait à la thèse du suicide.
— Il fallait bien qu’elle trouve quelque chose, pauvre femme, grinça miss Williams.
— Saviez-vous que, juste avant sa mort, elle a laissé une lettre à sa fille, dans laquelle elle jurait solennellement qu’elle n’était pas coupable ?
Miss Williams parut ébahie.
— C’est très mal de sa part, répondit-elle sur un ton sévère.
— Vous pensez ?
— Tout à fait. Oh, bien sûr, vous donnez dans le sentimentalisme, comme la plupart des hommes, mais…
— Je ne donne jamais dans le sentimentalisme ! se récria Poirot, indigné.
— Il y a des sentiments mal placés, vous savez. Pourquoi écrire pareil mensonge dans un moment aussi solennel ? Pour éviter de faire de la peine à sa fille ? Bien sûr, beaucoup de mères auraient cette réaction. Mais je ne l’aurais pas cru de Mrs Crale. C’était une femme courageuse, une femme éprise de vérité. Je me serais plutôt attendue à ce qu’elle demande à sa fille de ne pas la juger.
— Vous ne voulez même pas envisager un instant la possibilité que ce qu’a écrit Caroline Crale ait pu être vrai ? demanda-t-il avec une pointe d’exaspération.
— Certainement pas !
— Et vous prétendez que vous l’aimiez ?
— Je l’aimais beaucoup, oui. J’avais la plus grande affection pour elle et je la plaignais de tout mon cœur.
— Mais alors, dans ce cas…
Miss Williams le dévisagea d’un air étrange :
— Vous ne comprenez pas, monsieur Poirot. Je peux bien vous le dire, après tout, ça n’a plus d’importance maintenant… J’ai la preuve que Caroline Crale était coupable !
— Quoi ?
— J’en ai la preuve, oui. Ai-je eu raison ou tort de ne rien dire à l’époque, je n’en sais rien – mais j’ai gardé ça pour moi. Seulement vous devez m’en croire à présent, et une bonne fois pour toutes : je sais que Caroline Crale était coupable…
10

Cinquième petit cochon a pleuré groui, groui, groui…
L’appartement d’Angela Warren donnait sur Regent’s Park. En ce jour de printemps, une brise légère entrait par la fenêtre ouverte et, n’eût été le grondement sourd de la circulation qui montait de la rue, on aurait pu se croire en pleine campagne.
Poirot se détourna de la fenêtre lorsque la porte s’ouvrit et qu’Angela pénétra dans la pièce.
Ce n’était pas la première fois qu’il la voyait. Il s’était débrouillé pour assister à une conférence qu’elle avait donnée à la Société Royale de Géographie. Conférence un peu aride, peut-être, pour le commun des mortels, mais qu’il avait trouvée fascinante. Miss Warren avait une excellente élocution. Son parler était fluide, elle ne cherchait pas ses mots, ne se répétait pas. Sa voix bien timbrée n’était pas dénuée de charme. Elle n’avait fait aucune concession au goût romanesque ni à l’amour de l’aventure. L’aspect humain était quasiment absent de son exposé. Il s’agissait d’une remarquable énumération de faits concis, fort bien illustrés d’excellentes diapositives et agrémentés de commentaires pertinents.
Un style dépouillé, précis, clair, lucide et hautement technique.
Un esprit méthodique qui ne pouvait que combler Hercule Poirot.
Maintenant qu’il la voyait de près, il se rendit compte qu’Angela Warren aurait pu être très jolie femme. Ses traits, quoique sévères, étaient réguliers, ses sourcils noirs finement dessinés, ses yeux marron pétillant d’intelligence, sa peau fine et claire. Elle avait les épaules très carrées et la démarche un peu masculine.
Elle n’avait certes rien du petit cochon qui pleurait « groui, groui, groui ». Mais sa joue droite était traversée par la cicatrice qui la défigurait et lui boursouflait la peau. Le coin de l’œil droit était tiré vers le bas – œil dont personne ne s’apercevait qu’il était mort. Hercule Poirot était presque sûr qu’elle vivait depuis si longtemps avec son handicap qu’elle n’y prêtait même plus attention. Il songea que des cinq personnes auxquelles son enquête l’avait amené à s’intéresser, celles qui semblaient disposer au départ des meilleurs atouts n’étaient pas celles qui avaient récolté le plus de bonheur ou de succès. Elsa, dont on aurait pu dire qu’elle avait tout pour elle – la jeunesse, la beauté, la richesse – en offrait l’exemple le plus flagrant. Elle était comme une fleur saisie par une gelée inopportune au moment d’éclore : fleur certes, mais sans vie. Cecilia Williams, par contre, n’avait en apparence rien dont elle pût se vanter. Et pourtant, aux yeux de Poirot, il n’émanait d’elle aucun sentiment de regret ou d’échec. Elle avait mené une vie captivante et s’intéressait toujours aux gens et aux choses. Elle possédait l’immense avantage mental et moral d’une éducation victorienne stricte qui nous fait tellement défaut aujourd’hui. Elle avait accompli sa tâche au sein du rang social qu’il avait plu à Dieu de lui attribuer, et cette certitude la protégeait comme une armure impénétrable des traits de l’envie, de l’insatisfaction et des regrets. Ses souvenirs, les menus plaisirs qu’elle pouvait s’offrir à force d’économies draconiennes, ainsi qu’une santé et une énergie suffisantes, entretenaient son goût pour l’existence.
Pour en revenir à Angela Warren, jeune femme défigurée confrontée à l’humiliation de son handicap, Poirot voyait en elle un être à qui sa lutte pour acquérir confiance et assurance avait trempé l’âme. L’écolière indisciplinée avait fait place à une femme solide, dotée d’une force de caractère considérable et d’une énergie débordante qui lui permettaient de réaliser les projets les plus ambitieux. Une femme, Poirot en était sûr, qui connaissait le bonheur et le succès. Qui mordait à pleines dents dans une vie riche et éminemment attrayante.
Elle n’était pas, soit dit en passant, du genre qui plaisait vraiment à Poirot. Bien qu’il admirât la netteté et la précision de son cerveau, son côté femme de tête et un tantinet virago l’effarouchait. Ses goûts l’avaient toujours porté vers le clinquant, voire l’extravagant.
Avec Angela Warren, il était néanmoins facile d’en venir directement au but de sa visite. Point de subterfuge. Il lui fit tout simplement le récit de son entrevue avec Carla Lemarchant.
Le visage sévère d’Angela s’illumina instantanément :
— La petite Carla ? Elle est ici ? J’aimerais tant la voir !
— Vous n’êtes pas restée en contact avec elle ?
— Pas autant que j’aurais dû, loin de là. J’étais en pension quand elle est partie pour le Canada, et puis je me suis dit qu’elle ne tarderait pas à nous oublier. Un cadeau de Noël de temps en temps a été notre seul lien, ces dernières années. J’imaginais qu’elle était totalement plongée dans l’atmosphère nord-américaine, maintenant, et que son avenir se trouvait là-bas. Tant mieux, d’ailleurs, étant donné les circonstances.
— C’est ce qu’on pourrait certainement penser, fit Poirot. Un changement de nom. Un changement de cadre. Une nouvelle vie. Mais ça n’allait pas être aussi simple que ça.
Il l’informa des fiançailles de Carla, de la découverte qu’elle avait faite à l’âge de sa majorité, et des raisons de sa venue en Angleterre.
Angela Warren écouta attentivement, sa joue marquée appuyée sur sa main. Elle ne manifesta aucune émotion pendant le récit.
— Elle a bien raison, fit-elle simplement quand Poirot eut terminé.
Ce dernier fut surpris. C’était la première fois qu’il entendait une réaction aussi positive.
— Vous l’approuvez donc, miss Warren ?
— Absolument. Et je lui souhaite de tout cœur de réussir. Si je peux faire quelque chose pour l’aider, je le ferai. Je m’en veux un peu, vous savez, de n’avoir moi-même rien essayé.
— Vous pensez donc qu’il existe une possibilité qu’elle ait raison ?
— Bien sûr, qu’elle a raison, fit Angela, catégorique. Caroline n’est pas coupable. Je le sais depuis toujours.
— Vous me surprenez beaucoup, mademoiselle, fit doucement Hercule Poirot. Toutes les autres personnes à qui j’ai parlé…
Elle l’interrompit net :
— Ne vous basez pas là-dessus. Je sais que les apparences sont accablantes. Ma conviction personnelle est fondée sur une connaissance, la connaissance de ma sœur. Je sais tout simplement que Caro n’aurait jamais pu tuer quelqu’un.
— Peut-on exprimer de telles certitudes à propos d’un être humain quel qu’il soit ?
— Dans la plupart des cas, non. Je sais que la nature humaine est parfois déroutante. Mais dans celui de Caroline, il y a des raisons bien précises… des raisons que je suis mieux placée que quiconque pour apprécier.
Du doigt, elle effleura sa cicatrice :
— Vous voyez cela ? On vous a raconté l’histoire, je suppose ?
Poirot fit signe que oui.
— C’est Caroline qui me l’a fait. Et c’est pourquoi je suis sûre – c’est pourquoi je sais – qu’elle n’a pas tué.
— Je doute qu’un tel argument puisse convaincre grand monde.
— Non, bien au contraire. On l’a d’ailleurs utilisé contre elle, je crois. Pour prouver que Caroline était d’un caractère violent et incontrôlable ! Parce qu’elle m’avait blessée quand j’étais bébé, des hommes éminents ont conclu qu’elle était également capable d’empoisonner un mari infidèle !
— Moi, en tout cas, j’ai fait la différence. Un accès de colère soudain et irrépressible n’a rien à voir avec le fait de subtiliser du poison et de l’utiliser de sang-froid le lendemain.
Angela Warren eut un geste impatient de la main :
— Ce n’est pas du tout ce que je veux dire. Je vais essayer de vous expliquer. Supposons que vous soyez quelqu’un de normalement affectueux et doux, mais sujet à d’intenses crises de jalousie. Supposons aussi que pendant la période de votre vie où on ne sait pas encore se contrôler, vous ayez, sur un coup de colère, effectivement failli commettre un meurtre. Imaginez le choc, l’horreur, le remords qui s’emparent de vous ! Pour peu que vous soyez une personne sensible comme l’était Caroline, cette horreur et ce remords ne vous quitteront jamais tout à fait. Ils ne l’ont jamais quittée, elle. Je n’ai pas dû m’en rendre compte à l’époque, mais je m’en aperçois aujourd’hui avec le recul du temps. Le souvenir de cet incident a perpétuellement hanté Caro. Il a marqué tous ses actes. Il explique aussi son attitude envers moi. Rien n’était trop bon pour sa sœur. A ses yeux, je devais passer avant tout le monde. La moitié des scènes qu’elle avait avec Amyas venaient de là. J’avais tendance à être jalouse de lui, je lui jouais les plus mauvais tours. J’ai chipé un jour de l’herbe-aux-chats pour la lui fourrer dans son verre, et une fois, j’ai même mis un hérisson dans son lit. Mais Caroline prenait toujours ma défense.
Elle s’interrompit un instant et reprit :
— Tout ceci a eu sur moi un effet désastreux, bien sûr. J’étais une enfant horriblement gâtée. Mais bon, là n’est pas le problème. Il s’agit de Caroline. Cet accès de colère devait la marquer à vie, avec pour résultat de lui donner la phobie de tout acte de cette nature. Elle se surveillait sans cesse, dans la crainte perpétuelle qu’un incident de ce genre ne se reproduise. Et elle avait des garde-fous bien à elle. L’un d’eux consistait en une grande extravagance de langage. Elle partait du principe – et je crois, psychologiquement, qu’elle n’avait pas tort – qu’en s’autorisant une certaine violence verbale, elle s’ôterait la tentation de la violence par les actes. L’expérience lui montra que ça marchait. C’est pourquoi j’ai entendu Caro dire des choses telles que : « Celui-là, je vais le couper en rondelles et le faire rôtir à petit feu », ou nous sortir, à Amyas ou à moi : « Si tu continues, je vais finir par te descendre ». De la même manière, elle était prompte à la bagarre. Elle connaissait fort bien, je pense, la tendance colérique de sa nature, et c’était une forme d’exutoire. Amyas et elle avaient les disputes les plus hallucinantes qui soient.
— C’était de notoriété publique, acquiesça Poirot. Tout le monde affirme qu’ils s’entendaient comme chien et chat.
— Exactement, fit Angela Warren. Et c’est ça qu’il y avait de si bête et de si trompeur dans ces dépositions. Bien sûr que Caro et Amyas se querellaient. Bien sûr qu’ils se lançaient des choses abominables à la figure. Ce que les gens ne comprennent pas, c’est qu’ils aimaient ça. Dieu sait pourtant à quel point c’était le cas ! Amyas aussi, il aimait ça. C’est comme ça que fonctionnait leur couple. Ils se complaisaient dans le drame, dans le choc émotionnel à jet continu. La plupart des hommes évitent cela. Ils veulent la paix. Amyas était un artiste, lui. Il adorait crier, menacer, choquer. Ne fût-ce que pour laisser échapper la vapeur. Il aurait révolutionné la maison pour un bouton de col égaré. Ça peut paraître incroyable, je sais, mais cette atmosphère continuelle de bagarres et de réconciliations, c’était leur façon de s’amuser, à eux !
Elle eut un geste d’impatience :
— Si au moins ils ne m’avaient pas expédiée au diable Vauvert, j’aurais pu témoigner. J’aurais dit tout ça.
Elle haussa les épaules :
— Bah ! on ne m’aurait sans doute pas crue. D’autant qu’à l’époque, les idées étaient loin d’être aussi claires dans ma tête que maintenant. Je savais tout ça, mais sans y avoir jamais réfléchi et j’aurais été bien en peine de l’exprimer en paroles.
Elle regarda Poirot :
— Vous avez compris ce que je voulais dire ? Il fit un oui énergique de la tête :
— Tout à fait. Et ça me paraît absolument exact : il y a des gens qui trouvent l’harmonie monotone. Il leur faut le stimulant de la contradiction pour apporter une dimension dramatique à leur vie.
— Exactement.
— Puis-je vous demander, miss Warren, comment vous avez réagi à ce moment-là ?
Elle eut un soupir :
— J’étais ahurie et désarmée, surtout. J’avais l’impression de vivre un cauchemar surréaliste. Caroline a été très vite arrêtée – environ trois jours plus tard, je crois. Je me rappelle encore mon indignation, ma fureur muette, et puis bien sûr ma conviction enfantine que c’était une erreur grossière, que tout s’arrangerait. Mais la principale préoccupation de Caro, c’était moi. Elle voulait qu’on m’éloigne le plus loin possible de tout cela. Elle a insisté auprès de miss Williams pour que cela soit fait sans délai. Comme la police n’y voyait pas d’objection et qu’il avait été jugé inutile de me faire témoigner, on se prépara à m’expédier à l’étranger.
« J’ai voulu m’y opposer, bien sûr. Mais on m’a expliqué que Caro se faisait un souci monstre à cause de moi, et que ma meilleure façon de l’aider était d’accepter de partir.
Elle s’arrêta un instant et reprit :
— Je me suis donc retrouvée à Munich. J’étais là-bas lorsque le verdict a été rendu. On ne m’a pas autorisée à aller voir Caro. Elle ne voulait pas. C’était une erreur – la seule, je crois, qu’elle ait commise à mon égard.
— N’en soyez pas trop sûre, miss Warren. Rendre visite à un être cher dans une prison a de quoi terriblement marquer une jeune fille sensible.
— Possible.
Angela Warren se leva :
— Quand le verdict a été rendu et qu’elle a été condamnée, ma sœur m’a écrit une lettre. Je ne l’ai jamais montrée à personne, mais je crois que je dois le faire, maintenant. Ça vous aidera peut-être à comprendre quel genre de femme elle était. Vous pourrez la faire lire à Carla aussi, si vous voulez. Elle se dirigea vers la porte, puis se retourna :
— Venez avec moi. Il y a un portrait de Caroline dans ma chambre.
Pour la seconde fois, Poirot se retrouva en contemplation devant un tableau.
Du point de vue pictural, celui-ci était plutôt médiocre. Poirot l’examina néanmoins avec intérêt : ce n’était pas sa valeur artistique qui comptait.
Il avait devant lui un long et gracieux visage ovale, à l’expression douce, presque timide. Un visage qui manquait d’assurance, émotif, empreint d’une beauté cachée. Il ne dégageait pas la même force, la même vitalité que celui de sa fille – énergie et joie de vivre que Carla Lemarchant avait probablement héritées de son père. Il était moins affirmé. Pourtant, à bien le regarder, Poirot comprenait pourquoi Quentin Fogg n’avait pu l’oublier.
Angela était revenue à côté de lui, une lettre à la main :
— Maintenant que vous avez vu à quoi elle ressemblait, lisez.
Il déplia soigneusement le papier et lut les mots tracés par Caroline Crale seize ans auparavant.

Ma chère petite Angela,
Tu vas apprendre de bien mauvaises nouvelles, des nouvelles qui te feront de la peine. Mais je veux que tu saches que c’est aussi bien ainsi. Je ne t’ai jamais menti, alors crois-moi si je te dis que je suis heureuse, que je suis en accord et en paix avec moi-même comme je ne l’ai jamais été. Tout est bien ainsi, ma chérie, tout est bien ainsi. Ne regarde pas en arrière, n’aie à mon égard ni chagrin ni regrets. Vis ta vie, réussis-la. Tout est bien ainsi, je vais retrouver Amyas. Nous serons de nouveau ensemble tous les deux, cela ne fait aucun doute. Je n’aurais pas pu vivre sans lui… Fais cela pour moi : sois heureuse. Je le suis, moi, je te l’ai dit. Quand on a une dette, il faut la payer. C’est tellement bon de se sentir en règle. En paix.
Ta sœur qui t’aime,
Caro

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