Cinq petits cochons d’ Agatha Christie

Alors je lui ai déballé toute la vérité. D’une certaine manière, je suis encore persuadée que j’avais raison. Mais bien sûr, je ne l’aurais jamais fait si j’avais pu deviner ce qui allait en résulter.
L’explosion a été immédiate. Amyas était furieux contre moi, mais il a bien été obligé de reconnaître que ce que j’avais dit était vrai.
J’avoue que Caroline me déconcertait. Nous étions tous allés prendre le thé chez Meredith Blake, et là, elle a merveilleusement joué la comédie. Elle a badiné, plaisanté. Moi, comme une idiote, j’ai cru qu’elle prenait bien la chose. Je trouvais gênant de ne pouvoir quitter la maison, mais Amyas en aurait fait une maladie. J’ai pensé que Caroline s’en irait peut-être. Ça aurait simplifié la vie à tout le monde.
Je ne l’ai pas vue s’emparer de la conicine. Pour être honnête, il est possible qu’elle l’ait prise avec l’idée du suicide en tête.
Mais je n’y crois pas vraiment. Je pense que c’était une de ces femmes farouchement jalouses et possessives qui s’accrochent à ce qu’elles croient leur appartenir. Amyas était sa propriété. Pour moi, elle était bien décidée à le tuer plutôt qu’à le laisser partir – définitivement cette fois – avec une autre femme. Et sa décision a été immédiate. Que Meredith Blake se mette justement à parler en long et en large de la conicine n’a fait que lui fournir le moyen de réaliser ce qu’elle avait déjà en tête. C’était une femme aigrie et vindicative. Amyas savait depuis le début qu’elle était dangereuse. Pas moi.
Le lendemain matin, elle a eu une dernière explication avec lui. J’ai entendu presque tout depuis la terrasse où je me trouvais. Il a fait preuve d’un calme et d’une patience extraordinaires. Il l’a suppliée de se montrer raisonnable. Il a affirmé qu’il les aimait beaucoup, elle et l’enfant, qu’il en serait toujours ainsi et qu’il ferait tout ce qu’il pourrait pour assurer leur avenir. Puis il a durci le ton et dit :
— Mais que ce soit bien clair. Je vais épouser Elsa, rien ne m’en empêchera. Nous avons toujours été d’accord que chacun de nous restait libre. C’est la vie.
Et Caroline a répondu :
— Fais comme tu voudras. Je t’aurai prévenu.
Le calme étrange de sa voix n’a pas échappé à Amyas :
— Ça veut dire quoi, ça ?
— Que tu es à moi et que je n’ai pas l’intention de te laisser partir. Plutôt que de te voir filer avec cette fille, je préférerais te tuer…
A ce moment précis, Philip Blake est arrivé sur la terrasse. Je me suis levée et suis allée à sa rencontre. Je ne voulais pas qu’il entende.
Quelques instants plus tard, Amyas est sorti et a dit qu’il était temps de se remettre au tableau. Nous sommes descendus à la Batterie. Il n’a desserré les dents que pour me glisser que Caroline était dans une colère noire et pour me demander, au nom du ciel, de ne plus parler de cette histoire. Il voulait se concentrer sur ce qu’il faisait. Encore un jour de travail, et il en aurait terminé.
— Ce sera le plus beau que j’aurai jamais peint, Elsa, même s’il aura coûté du sang et des larmes.
Un peu plus tard, je suis remontée à la maison chercher un pull. Un petit vent frais s’était levé. Quand je suis revenue, Caroline était là, Philip et Meredith Blake aussi. Je suppose qu’elle était descendue faire une dernière tentative.
C’est à ce moment qu’Amyas a dit qu’il avait soif et demandé qu’on lui apporte à boire : la bière qu’il y avait là n’était pas fraîche.
Caroline a répondu qu’elle allait lui en chercher à la glacière. Ceci dit avec le plus grand naturel, sur un ton presque amical. Une sacrée comédienne, cette femme, étant donné ce qu’elle avait en tête.
Elle l’a apportée une dizaine de minutes plus tard. Amyas était en train de peindre. Elle lui en a versé un verre qu’elle a posé à côté de lui. Nous ne faisions pas attention à elle : Amyas avait les yeux fixés sur sa toile, et moi je devais garder la pose.
Il a bu comme à son habitude avec la bière : d’un trait. Il a reposé le verre en faisant la grimace : il lui avait trouvé un goût infect, mais au moins c’était frais.
Même à ce moment-là, quand il a parlé de goût infect, aucun soupçon ne m’a effleuré l’esprit.
— C’est ton foie, ai-je plaisanté.
Après l’avoir vu boire, Caroline s’en est allée.
Il a dû s’écouler une quarantaine de minutes avant qu’Amyas ne commence à se plaindre de douleurs et d’engourdissement. Il pensait avoir une petite crise de rhumatismes. Il ne supportait pas d’être malade et ne voulait pas qu’on en fasse tout un plat. Aussi a-t-il vite tourné ça en dérision : « C’est l’âge, sans doute. Tu vas vivre avec un vieillard tout rouillé, Elsa. » J’ai répondu sur le même ton. Mais j’ai remarqué la raideur étrange de ses jambes et je l’ai vu grimacer une ou deux fois. Je n’aurais jamais imaginé qu’il s’agissait de bien autre chose que de rhumatismes. Quelques instants plus tard, il a rapproché le banc et s’est avachi dessus, et ne s’est plus redressé que de temps en temps pour remettre ça ou là une touche de couleur sur la toile. Il faisait souvent ça, lorsqu’il peignait : il restait assis à regarder alternativement le tableau et moi, parfois pendant une demi-heure de suite. Aussi n’ai-je rien vu là d’extraordinaire.
Nous avons entendu la cloche du déjeuner. Il m’a dit qu’il ne montait pas, qu’il resterait là et n’avait besoin de rien. Cela non plus n’avait rien d’extraordinaire, d’autant que ce serait plus simple pour lui que de se retrouver en face de Caroline à table.
Il parlait d’une manière un peu étrange – quelques mots simplement bougonnes. Mais cela aussi lui arrivait quand son tableau n’avançait pas comme il voulait.
Meredith Blake est venu me chercher. Il a parlé à Amyas, qui ne lui a répondu que par un grognement.
Je suis donc remontée avec lui et nous avons laissé Amyas seul. Nous l’avons laissé seul – laissé mourir seul. Moi qui n’avais guère vu de gens malades et n’y connaissais rien, je croyais qu’il était seulement dans une de ses humeurs d’artiste. Si j’avais su… si j’avais pu me rendre compte… peut-être qu’un médecin aurait pu le sauver… Mon Dieu, pourquoi n’ai-je pas… Mais bon, inutile de se lamenter maintenant. J’étais idiote. Idiote et aveugle.
Il n’y a pas grand-chose à ajouter.
Caroline et la gouvernante sont descendues après le déjeuner. Meredith a pris le même chemin. Mais il est bientôt remonté en courant. Il nous annoncé qu’Amyas était mort.
Alors j’ai compris ! J’ai compris, veux-je dire, que c’était Caroline. Je ne pensais toujours pas au poison – je croyais qu’elle venait de lui tirer dessus ou de le poignarder.
J’aurais voulu lui sauter à la gorge – la tuer…
Comment avait-elle pu faire ça ? Comment ? Lui tellement amoureux de la vie, si plein d’ardeur et de foi dans l’existence. Faucher tout cela… le transformer en masse inerte et froide. Rien que pour empêcher qu’il soit à moi.
L’abominable bonne femme.
Abominable, cruelle, hargneuse et vindicative…
Je la hais. Le temps a passé et je la hais toujours.
Dommage qu’on ne l’ait pas pendue.
On aurait dû…
Même la corde aurait été trop douce pour elle… Je la hais… Je la hais… Je la hais… Fin du récit de lady Dittisham.
4

Récit de Cecilia williams
Monsieur Poirot,
Vous trouverez ci-dessous un compte rendu des événements de septembre 19… tels que j’en ai personnellement été témoin.
Je l’ai rédigé en toute franchise, sans rien cacher. Vous pourrez le montrer à Carla Crale. Il lui fera peut-être de la peine, mais j’ai toujours cru en la vérité. Les faux-fuyants sont malsains. On doit avoir le courage de regarder les choses en face. Sans ce courage, la vie n’a pas de sens. Les gens qui nous font le plus de mal sont ceux qui veulent nous protéger de la réalité.
Je suis, croyez-le bien, très sincèrement à vous,
Cecilia Williams

Je m’appelle Cecilia Williams. J’ai été engagée par Mrs Crale comme gouvernante de sa demi-sœur Angela Warren en 19… J’avais alors quarante-huit ans.
J’ai pris mon service à Alderbury, superbe propriété du sud du Devon qui appartenait à la famille Crale depuis des générations. Je savais que Mr Crale était un artiste peintre connu, mais je ne l’avais jamais rencontré avant mon arrivée chez eux.
Il y avait six personnes à la maison : Mr et Mrs Crale, Angela Warren, alors âgée de treize ans, et trois domestiques qui étaient au service de la famille depuis des années.
J’ai trouvé mon élève intéressante et pleine de promesses. Elle avait des aptitudes très prononcées et c’était un plaisir d’être son institutrice. Elle avait tendance à faire les quatre cents coups et se montrait indisciplinée, mais c’est souvent la marque des grands esprits, et j’ai toujours préféré que mes jeunes filles aient du caractère. Un excès de vitalité peut toujours être canalisé et transformé en efficacité.
Dans l’ensemble, Angela m’est apparue assez maniable. Elle avait bien sûr été gâtée, surtout par Mrs Crale qui était beaucoup trop indulgente. Quant à Mr Crale, il ne me semblait pas savoir la prendre. Un jour, il se pliait bêtement à tous ses caprices, et le lendemain, il se montrait inutilement dur et autoritaire. Il était d’humeur très changeante, peut-être à cause de ce qu’il est convenu d’appeler son tempérament d’artiste.
Je n’ai jamais compris, pour ma part, en quoi le fait de posséder des dons artistiques pouvait dispenser d’un minimum de contrôle de soi. De plus, les tableaux de Mr Crale ne m’ont jamais enthousiasmée. Le dessin m’en paraissait bancal et la couleur outrée. Mais bon, je n’étais pas là pour donner mon avis sur ce sujet.
Je conçus rapidement un profond attachement pour Mrs Crale. J’admirais sa personnalité et son courage face aux difficultés de sa vie. Mr Crale n’était pas un mari fidèle, et je crois que cela était source de bien des chagrins pour elle. Une femme moins tolérante l’aurait quitté, mais je ne crois pas que Mrs Crale ait jamais envisagé une telle solution. Elle supportait ses frasques et les lui pardonnait – mais pas de gaieté de cœur, je peux vous l’assurer. Elle faisait des scènes, et sans mâcher ses mots !
Il a été dit au procès qu’ils s’entendaient comme chien et chat. C’est exagéré : Mrs Crale avait trop de dignité pour cela, mais il est vrai qu’ils se disputaient parfois. Ce qui me semble un peu normal étant donné les circonstances.
J’étais au service de Mrs Crale depuis juste deux ans lorsque miss Elsa Greer fit son apparition. Elle débarqua à Alderbury un beau jour de l’été 19… Mrs Crale ne l’avait jamais vue auparavant. C’était une amie de Mr Crale, qui soi-disant la faisait venir pour peindre son portrait.
Il fût tout de suite évident que Mr Crale s’était entiché de cette fille et qu’elle ne faisait rien pour le décourager. Elle se conduisait d’une façon odieuse, à mon avis, terriblement insolente avec Mrs Crale, flirtant sans vergogne avec son mari.
Bien entendu, Mrs Crale ne me disait rien à moi, mais je voyais bien qu’elle était malheureuse, et je faisais tout ce qui était en mon pouvoir pour la distraire et alléger son fardeau. Miss Greer posait tous les jours pour Mr Crale, mais je trouvais que le tableau n’avançait pas très vite. Ils avaient sûrement d’autres chats à fouetter !
Mon élève, grâce à Dieu, ne comprenait pas grand-chose à leur petit manège. Angela était par certains côtés très jeune pour son âge. Bien que son intelligence fût normalement développée, elle n’était pas ce que je pourrais appeler précoce. Elle semblait n’avoir aucun attrait pour les livres défendus ni aucune des curiosités malsaines qu’ont souvent les jeunes filles de son âge.
Elle ne voyait donc rien de mal à ce que Mr Crale fût tellement ami avec miss Greer. Elle n’aimait pourtant pas Elsa, qu’elle jugeait sotte. Ce qui n’était pas faux. Miss Greer avait, j’imagine, reçu une éducation normale, mais elle n’ouvrait jamais un livre et semblait perdue à la moindre allusion littéraire. De plus, elle était incapable de soutenir une conversation tant soit peu intellectuelle.
Ses seuls centres d’intérêt étaient son physique, sa garde-robe… et les hommes.
Angela ne se rendait même pas compte, je crois, que sa sœur était malheureuse. Elle ne voyait guère plus loin que le bout de son nez, à l’époque. Elle passait son temps à des jeux de garçon, comme grimper aux arbres ou faire des acrobaties sur son vélo. Elle lisait aussi passionnément et montrait un goût excellent dans le choix de ses auteurs.
Mrs Crale prenait toujours garde à ne laisser paraître aucun signe de désarroi devant Angela et s’appliquait, au contraire, à afficher une mine gaie et enjouée en sa présence.
Miss Greer rentra à Londres. Nul ne s’en plaignit, je puis vous l’assurer ! Tout comme moi, les domestiques la détestaient. Elle était de ces gens qui vous dérangent pour un oui et pour un non et qui oublient de dire merci.
Mr Crale partit à son tour peu après et, bien sûr, je me doutais qu’il allait la rejoindre. J’étais navrée pour Mrs Crale. Tout cela l’affectait tellement ! J’en voulais beaucoup à Mr Crale. Quand un homme a une femme aussi charmante, gracieuse et intelligente, il n’a pas le droit de la traiter ainsi.
Quoi qu’il en soit, nous souhaitions elle et moi qu’il ne s’agisse que d’une passade éphémère. Nous n’abordions jamais le sujet, mais elle savait exactement ce que j’en pensais.
Malheureusement, quelques semaines plus tard, ils revinrent ensemble. Les séances de pose devaient semble-t-il reprendre.
Mr Crale se mit à peindre avec une véritable frénésie. Il paraissait moins s’intéresser à la fille qu’à son tableau, désormais. Pourtant, je voyais bien que ce n’était pas un de ces petits flirts que nous avions connus auparavant. Cette fille avait planté ses griffes en lui et ne lâcherait pas sa proie. Il était comme de la cire molle entre ses doigts.
La crise atteignit son paroxysme la veille de sa mort, c’est à dire le 17 septembre. Miss Greer s’était montrée insupportablement insolente les jours précédents. Elle se sentait en position de force et voulait asseoir son importance. Mrs Crale se comporta en vraie dame : elle restait d’une politesse glaciale, mais montrait clairement à l’autre ce qu’elle pensait d’elle.
Ce jour-là donc, le 17 septembre, alors que nous étions tous au salon après le déjeuner, miss Greer fit une remarque ahurissante sur la façon dont elle comptait redécorer la pièce lorsqu’elle s’installerait à Alderbury.
Mrs Crale ne pouvait évidemment pas laisser passer une chose pareille. Elle releva le gant et miss Greer eut alors le front de déclarer devant tout le monde qu’elle allait épouser Mr Crale. Oser parler d’épouser un homme marié devant sa femme !
Je fus vraiment outrée par l’attitude de Mr Crale. Comment pouvait-il laisser cette fille insulter sa femme sous leur propre toit ? S’il voulait partir avec elle, que ne l’avait-il tait, au lieu de l’amener chez eux et de la conforter dans son outrecuidance ?
Malgré ce qu’elle devait éprouver, Mrs Crale ne perdit pas sa dignité. Comme son mari entrait à ce moment précis, elle lui demanda confirmation.
Il fut, cela se comprend, fort contrarié que miss Greer lui eût ainsi forcé la main. Sans même parler du reste, cela le faisait paraître lui à son désavantage. Les hommes ont horreur de paraître à leur désavantage. Ça froisse leur vanité.
Il resta planté là, ce grand bougre d’homme, la mine déconfite et l’air penaud comme un potache coiffé du bonnet d’âne. Ce fut sa femme qui retira les honneurs de la situation. Lui ne put que bredouiller piteusement que c’était vrai, mais qu’il aurait souhaité qu’elle l’apprenne d’une autre manière.
Je n’ai jamais vu regard aussi méprisant que celui qu’elle lui assena. Elle quitta la pièce la tête haute. C’était une belle femme, avec son port de reine – bien plus belle que cette fille toute en tape-à-l’œil.
J’espérais de toutes mes forces qu’Amyas Crale serait puni pour sa cruauté et pour l’indignité dans laquelle il plongeait cette âme noble qu’il faisait souffrir depuis si longtemps.
Pour la première fois, je voulus m’ouvrir de mon sentiment à Mrs Crale, mais elle m’arrêta :
— Il faut essayer de ne rien changer à notre comportement habituel. C’est le mieux. Pour commencer, nous allons chez Meredith Blake où nous sommes invités à prendre le thé.
— Je vous trouve extraordinaire, madame, lui confiai-je alors.
— Si vous saviez…, dit-elle.
Elle allait quitter la pièce, mais fit demi-tour pour venir m’embrasser :
— Vous m’êtes d’un grand réconfort.
Elle monta alors dans sa chambre où je crois qu’elle se mit à pleurer. Je la vis au moment où ils s’apprêtaient tous à partir. Un chapeau à large bord lui ombrait le visage. Un chapeau qu’elle ne portait presque jamais.
Mr Crale semblait mal à l’aise, mais essayait de n’en rien laisser paraître. Philip Blake faisait de son mieux pour rester naturel. Quant à cette miss Greer, elle se léchait les babines comme un chat qui a découvert une jatte de crème fraîche. Pour un peu, elle aurait ronronné de satisfaction !
Puis tout le monde se mit en route. Ils furent de retour vers 6 heures. Je n’eus pas l’occasion de revoir Mrs Crale seule ce soir-là. Elle resta silencieuse et très calme pendant le dîner et monta se coucher tôt. Je crois que personne ne se rendit compte à quel point elle souffrait.
La soirée fut occupée par une interminable querelle entre Angela et Mr Crale qui avaient tous deux remis sur le tapis l’éternelle question du départ en pension. Il avait les nerfs à fleur de peau et elle se montrait particulièrement pénible. La décision ayant été prise et toutes ses affaires achetées, il ne servait pourtant à rien de revenir sur le sujet, mais elle avait apparemment éprouvé l’envie soudaine de faire une scène. La tension ambiante devait agir sur elle comme sur nous. Quant à moi, j’étais hélas trop préoccupée par mes propres pensées pour essayer de la raisonner comme j’aurais dû le faire. Tout cela se termina par un presse-papier lancé à la figure de Mr Crale et par une sortie en tempête.
Je lui courus après et lui dis vertement combien j’avais honte de la voir ainsi se conduire comme un bébé. Rien n’y fit, aussi estimai-je préférable de la laisser seule.
Je voulus alors aller frapper à la chambre de Mrs Crale. Mais j’y renonçai finalement de crainte de la gêner. Je regrette fort aujourd’hui d’avoir manqué d’assurance et de n’avoir pas insisté pour qu’elle me parle. Si elle l’avait fait, peut-être le cours des choses eût-il été changé. Car elle n’avait personne à qui se confier, voyez-vous. Et si la maîtrise de soi est une qualité que j’admire, je dois reconnaître qu’on la pousse parfois trop loin. Mieux vaut souvent laisser à nos sentiments un exutoire naturel.
Je croisai Mr Crale en allant à ma chambre. Il me dit bonsoir mais je ne répondis pas.
Le lendemain matin, je m’en souviens très bien, il faisait très beau. Un temps qui incitait à se dire en s’éveillant que, par une journée aussi radieuse, tout ce qui vous entourait – fût-ce un homme – ne pourrait que revenir à la raison.
Je me rendis à la chambre d’Angela avant de descendre au petit déjeuner, mais elle était déjà sortie. Je ramassai une jupe déchirée qui traînait par terre et l’emportai avec moi pour la lui faire raccommoder après le repas.
Seulement elle était allée mendier du pain et de la confiture à la cuisine et s’était aussitôt éclipsée. Je pris donc mon propre petit déjeuner et partis à sa recherche. Tout cela explique pourquoi je ne me trouvais pas aussi près de Mrs Crale que j’aurais sans doute dû l’être. Mais sur le moment, j’estimai que mon devoir était de retrouver Angela. Elle s’obstinait toujours avec la dernière énergie à refuser de repriser ses vêtements, et je n’avais pas l’intention de la laisser me tenir tête sur ce chapitre.
Son maillot de bain n’était pas dans sa chambre : je pris donc la direction de la plage. Ne la voyant ni dans l’eau ni sur les rochers, je songeai qu’elle pouvait être allée chez Meredith Blake. Ils étaient très amis, tous les deux. Je pris la barque et traversai la crique pour chercher de l’autre côté. En vain. Je fis donc demi-tour et trouvai Mrs Crale, Mr Meredith et, Mr Philip Blake sur la terrasse.
Il faisait très chaud, ce matin-là, pour peu que l’on soit à l’abri du vent. Ce qui était le cas de la terrasse et de la maison. Mrs Crale leur proposa de la bière bien fraîche.
Une petite serre avait été construite contre la maison à l’époque victorienne. Mrs Crale ne l’aimait pas et ne s’en servait pas pour les plantes. Aussi l’avait-on transformée en une manière de bar : des bouteilles de gin, de vermouth, de limonade, de bière au gingembre, entre autres, étaient disposées sur des étagères, tandis que des canettes étaient toujours gardées fraîches dans une petite glacière qu’on alimentait chaque matin.
Mrs Crale s’y rendit pour prendre la bière et je la suivis. Angela se trouvait à côté de la glacière et sortait justement une bouteille.
Mrs Crale entra dans la serre avant moi.
— Il m’en faut une pour la descendre à Amyas, dit-elle.
Cela aurait-il dû me mettre la puce à l’oreille ? Difficile à dire, maintenant. Sa voix, j’en suis pratiquement certaine, était tout à fait normale. Mais je dois avouer que je faisais moins attention à elle qu’à Angela. Angela qui se tenait immobile à côté de la glacière et que je voyais, non sans un certain plaisir, rouge de confusion comme quelqu’un qui n’a pas la conscience tranquille.
Je lui parlai sur un ton plutôt sec. A mon intense surprise, elle fila doux. Je lui demandai où elle était allée : prendre un bain, répondit-elle. A quoi je répliquai que je ne l’avais pas vue à la plage. Elle se mit à rire. Je lui demandai alors ce qu’elle avait fait de son pull : elle avait dû l’oublier sur la plage.
Je relate ces détails afin d’expliquer pourquoi je laissai Mrs Crale descendre seule la bière au jardin de la Batterie.
Je n’ai guère de souvenir du reste de la matinée. Angela partit chercher son nécessaire de couture et raccommoda sa jupe sans plus rechigner. Quant à moi, je crois que je fis de même avec du linge de maison. Mr Crale ne monta pas déjeuner. Au moins faisait-il ainsi preuve d’un minimum de décence.
Après le repas, Mrs Crale annonça qu’elle allait redescendre à la Batterie. Comme je voulais récupérer le pull d’Angela à la plage, nous partîmes ensemble. Elle entra dans le jardin. Je poursuivais mon chemin quand son cri me fit revenir sur mes pas. Ainsi que je vous l’ai expliqué lorsque vous êtes venu me voir, elle m’a demandé de me précipiter au téléphone. En montant, j’ai croisé Mr Meredith Blake et je suis retournée vers Mrs Crale.
Voilà l’histoire telle que je l’ai racontée à l’enquête et au procès.
Ce que je vais ajouter maintenant, je ne l’ai jamais soufflé à âme qui vive. Je n’ai menti à aucune des questions qui m’ont été posées. Mais il est exact que je suis bel et bien coupable d’avoir gardé pour moi certains faits. Je n’en éprouve aucun remords, et je recommencerais si c’était à refaire. Je sais bien qu’avec les révélations qui vont suivre, je prête le flanc à la critique. Mais je ne pense pas qu’après tout ce temps on puisse m’en tenir sérieusement rigueur – d’autant qu’on n’a pas eu besoin de mon témoignage pour condamner Caroline Crale.
Voici donc ce qui s’est passé.
Après avoir rencontré Mr Meredith Blake, comme je l’ai dit, j’ai redescendu le sentier aussi vite que je pouvais. J’étais chaussée d’espadrilles et je n’ai jamais été du genre à traîner la patte. Je suis arrivée à la porte ouverte de la Batterie. Et j’ai vu.
J’ai vu Mrs Crale qui essuyait la canette de bière avec son mouchoir. Ceci fait, elle prit la main inerte de son mari mort et en pressa les doigts contre la bouteille. Le tout sur le qui-vive et sans cesser de tendre l’oreille. C’est l’expression d’effroi que je lus sur son visage qui me fit comprendre la vérité.
Dès ce moment, et sans que le moindre doute puisse venir m’effleurer, je sus que Caroline Crale avait empoisonné son mari. Et, pour ma part, je ne l’en blâmais pas. C’était lui qui l’avait poussée au-delà des limites de la résistance humaine, lui qui avait scellé son propre destin.
Je n’ai jamais parlé de cet incident à Mrs Crale. Elle n’a jamais su que j’y avais assisté.
La vie de la fille de Caroline Crale ne doit pas reposer sur un mensonge. Quelque peine qu’elle puisse lui causer, il n’y a que la vérité qui compte.
Mais sommez-la de ma part de ne pas juger sa mère. Elle a été poussée bien au-delà du seuil de souffrance qu’une femme, si aimante fût-elle, peut endurer. A sa fille de comprendre. Et de pardonner.
Fin du récit de Cecilia Williams.
5

Récit d’Angela Warren
Monsieur Poirot,

Je tiens ma promesse : je vous écris tout ce que je peux me rappeler des terribles événements d’il y a seize ans. Mais il a fallu que je prenne la plume pour m’apercevoir combien mes souvenirs étaient ténus. C’est qu’avant le moment fatal, voyez-vous, il n’y a rien qui m’ait véritablement marquée.
Je revois vaguement des jours d’été et des incidents isolés, mais je ne saurais même préciser avec certitude quelle année ils se sont déroulés ! La mort d’Amyas a été pour moi un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Rien ne me l’annonçait, et j’ai l’impression d’être complètement passée à côté de ce qui la provoqua.
J’ai essayé de me demander si elle était prévisible ou non. Les filles de quinze ans sont-elles souvent aussi aveugles, aussi sourdes et aussi gourdes que je semble l’avoir été ? Peut-être. Je percevais instantanément, je crois, les états d’âme des gens, mais je ne me préoccupais jamais de chercher le pourquoi des états d’âme en question.
Par ailleurs, c’est juste à cette époque que j’ai commencé à découvrir le plaisir enivrant des mots. Des passages que j’avais lus, des poèmes – de Shakespeare, avant tout – résonnaient dans ma tête. Je me revois par exemple arpenter l’allée du potager en me répétant, avec une sorte de ravissement extatique « sous le frais miroir de l’onde diaphane… » Je trouvais ce vers tellement beau que je le redisais à l’infini.
Parallèlement à ces nouveaux émois, je m’adonnais à tout ce que j’aimais depuis aussi longtemps que je me souvienne : nager, grimper aux arbres, m’empiffrer de pommes vertes, faire des niches au garçon d’écurie, donner à manger aux chevaux.
Caroline et Amyas, pour moi, faisaient partie du décor. Ils étaient les personnages centraux de mon petit monde, mais je ne me préoccupais jamais de leurs affaires, de leurs pensées, de leurs sentiments – ni même d’eux, à la vérité, en tant que personnes.
L’arrivée d’Elsa Greer ne m’a fait à l’époque ni chaud ni froid. Je la trouvais stupide, et l’idée qu’on puisse la juger décorative ne m’avait pas un instant traversé l’esprit. Ce n’était rien pour moi qu’une créature aussi bourrée d’argent qu’assommante et dont Amyas devait faire le portrait.
La première indication qu’il se passait quelque chose m’est venue de ce que j’ai entendu depuis la terrasse où je m’étais échappée, un jour, après déjeuner. Elsa disait qu’elle voulait se marier avec Amyas ! J’ai trouvé ça complètement grotesque. Je me souviens d’avoir questionné Amyas là-dessus. C’était dans le jardin de Handcross.
— Pourquoi est-ce qu’Elsa dit qu’elle va t’épouser ? lui ai-je demandé. On ne peut pas avoir deux femmes ! Ça s’appelle de la bigamie, et les gens qui font ça vont en prison.
Amyas s’est fâché tout rouge :
— Où as-tu été laissé traîner tes oreilles, sacré nom ?
J’ai répondu que je l’avais tout simplement entendu par la fenêtre de la bibliothèque.
Ce qui l’a fait redoubler de fureur. Il s’est mis à hurler qu’il était grand temps que j’aille en pension, ne serait-ce que pour perdre l’habitude d’espionner les gens.
Je me souviens combien je lui en ai voulu d’avoir dit ça. Parce que c’était injuste. Absolument et totalement injuste.
J’ai bredouillé, outrée, que ce n’était pas ma faute si j’avais entendu. Et puis de toutes façons, pourquoi Elsa avait-elle sorti une ânerie pareille ?
Il m’a répondu que c’était une blague.
Ce qui aurait dû me satisfaire. Qui m’a convaincue… presque. Mais pas tout à fait.
Quand nous avons été de retour, j’ai dit à Elsa :
— J’ai questionné Amyas au sujet de cette histoire de mariage avec vous : ça n’était rien qu’une blague.
Ça aurait dû la remettre à sa place. Mais elle s’est contentée de sourire.
Son sourire ne m’a pas plu. Je suis montée à la chambre de Caroline. Elle s’habillait pour le dîner. Je lui ai demandé tout net s’il était possible qu’Amyas se marie avec Elsa.
Je me rappelle la réponse de Caroline aussi clairement que si je l’entendais maintenant. Elle a dû la donner avec une intensité particulière :
— Amyas n’épousera Elsa que quand je serai morte.
Ce qui m’a tout à fait rassurée. La mort semble à des années-lumière de chacun d’entre nous. Cependant, j’étais encore furieuse contre Amyas de ce qu’il avait dit plus tôt, et je n’ai pas cessé de lui dire des horreurs pendant tout le repas. Je me souviens que nous avons eu une dispute carabinée, que je suis partie en claquant la porte, que je suis montée m’enfermer dans ma chambre en pleurant de rage avant de finir par sombrer dans le sommeil.
Je ne me rappelle pas grand-chose de l’après-midi que nous avons passé chez Meredith Blake, sauf qu’il a lu tout haut le passage du Phédon décrivant la mort de Socrate. Je ne le connaissais pas, je n’avais jamais rien entendu d’aussi beau ! Quand au juste cela a eu lieu, en revanche, je ne saurais le préciser. Pour autant que je m’en souvienne, ça aurait pu être à n’importe quel moment de l’été.
Malgré mes efforts, je n’arrive pas non plus à me rappeler quoi que ce soit du lendemain matin. J’ai seulement le vague souvenir d’être allée me baigner et d’une histoire de jupe à repriser.
En fait, tout reste très flou jusqu’au moment où Meredith est arrivé à bout de souffle du sentier de la Batterie. Il était blême et semblait complètement retourné. Je me souviens d’une tasse de café qui est tombée et qui s’est brisée : c’était Elsa qui avait lâché la sienne. Et puis je me souviens de l’expression de son visage – une expression terrible – et puis de l’avoir vue prendre ses jambes à son cou et dévaler le sentier en courant comme une folle.
Je n’arrêtais pas de me répéter « Amyas est mort, Amyas est mort ». Mais cela me paraissait totalement irréel.
Je me souviens de l’arrivée du Dr Faussett, de son visage grave. Miss Williams soutenait Caroline. Moi, j’errais de-ci de-là, désemparée, dans les jambes de tout le monde. J’avais la nausée. On m’a empêchée de descendre voir Amyas. Mais les policiers n’ont pas tardé à arriver, ils ont pris des notes sur leurs carnets et ont fini par remonter le corps sur une civière recouverte d’un drap.
Un peu plus tard, miss Williams m’a emmenée dans la chambre de Caroline. Caroline était allongée sur le sofa. Elle était terriblement pâle, et elle paraissait souffrante.
Elle m’a embrassée et m’a dit qu’elle voulait que je parte au plus tôt, que tout ça était horrible mais que surtout, il fallait que j’essaie de ne pas m’inquiéter et d’y penser le moins possible. J’irais rejoindre Carla chez lady Tressillian car il ne devait rester ici qu’un minimum de monde.
Je me suis accrochée à elle, je l’ai suppliée de ne pas me faire partir. Je ne voulais pas la quitter. Elle m’a répondu qu’elle le savait, mais que c’était pour mon bien et que mon départ la soulagerait d’un grand poids.
Miss Williams y alla de son grain de sel :
— Si vous voulez vraiment aider votre sœur, Angela, obéissez-lui sans faire d’histoires.
J’ai accepté en disant que Caroline pouvait compter sur moi.
— Ah ! je reconnais bien là ma petite Angela, a-t-elle murmuré.
Elle m’a serrée très fort en me répétant de ne pas me faire de souci, qu’il n’y avait pas de raison, d’en parler et d’y repenser le moins possible.
Après quoi on m’a fait descendre car le superintendant de la police désirait me parler. Il s’est montré très gentil, m’a demandé quand j’avais vu Amyas pour la dernière fois, et m’a posé un tas d’autres questions qui m’ont paru inutiles sur le moment mais dont je vois bien sûr la raison aujourd’hui. Finalement convaincu que je ne savais rien de plus qu’il ne pourrait entendre des autres, il a donné son accord à miss Williams pour qu’on m’emmène à Ferriby Grange, chez lady Tressillian.
Je suis donc partie. Lady Tressillian m’a entourée de tous ses soins. Mais elle n’a pu empêcher la vérité de me parvenir. Ils avaient arrêté Caroline presque tout de suite. J’en ai été tellement abasourdie, atterrée, que j’en suis tombée sérieusement malade.
J’ai appris par la suite que Caroline se faisait un souci énorme à mon sujet. C’est sur son insistance qu’on m’a envoyée à l’étranger avant l’ouverture du procès. Mais de cela, je vous ai déjà parlé.
Comme vous voyez, je ne peux vous apporter qu’une bien maigre pitance. Depuis notre entretien, j’ai passé au crible mes quelques souvenirs, fouillé jusqu’au tréfonds de ma mémoire en quête du moindre détail sur les expressions et les réactions de chacun. Et je ne vois rien qui puisse indiquer la culpabilité de l’un ou de l’autre. La fureur d’Elsa, le visage décomposé de Meredith, la colère et le chagrin de Philip : rien de tout cela ne semblait feint. Evidemment, quelqu’un pourrait fort bien avoir joué la comédie, j’imagine ?
Je ne sais que ceci : Caroline n’était pas coupable.
Je suis absolument formelle sur ce point et n’en démordrai pas, même si je n’ai d’autre preuve à avancer que ma profonde connaissance de son caractère.
Fin du récit d’Angela Warren.
LIVRE III
1

Conclusions
Carla Lemarchant releva la tête. Elle avait les yeux fatigués, le regard triste. D’un geste las, elle rejeta en arrière les cheveux qui lui tombaient sur le front.
— C’est complètement déconcertant, fit-elle en montrant la pile de manuscrits. Un son de cloche différent à chaque fois ! Chacun voit ma mère à sa manière. Il n’y a que les faits qui ne varient pas. Tout le monde a l’air d’être d’accord dessus.
— Vous me semblez bien découragée.
— Plutôt. Pas vous ?
— Non, fit Poirot d’une voix lente et posée. J’ai trouvé ces documents pleins d’enseignements, au contraire. Et tout ce qu’il y a d’édifiant.
— J’aurais préféré ne jamais les lire ! dit Clara. Poirot la dévisagea :
— Vraiment ?
— Ces gens sont tous persuadés qu’elle est coupable, répondit-elle, amère. Tous sauf tante Angela. Et encore, ça compte pour du beurre puisqu’elle n’a aucune preuve. Elle fait tout bonnement partie de ces créatures d’une loyauté à toute épreuve qui ne démordront jamais de leur conviction. Toute sa vie elle ira clamant : « Caroline ne peut pas avoir fait une chose pareille. »
— C’est l’impression que vous retirez de votre lecture ?
— Quelle autre impression voudriez-vous que j’en retire ? Je sais bien que si ce n’est pas ma mère qui a tué, ce sera forcément une de ces cinq personnes. J’ai été jusqu’à échafauder quelques hypothèses sur leurs mobiles.
— Tiens donc ? Intéressant, ça. Je serais curieux de les entendre.
— Encore une fois, ce ne sont que des hypothèses. Philip Blake, par exemple. Il est agent de change et c’était le meilleur ami de mon père. Celui-ci lui faisait sans doute entièrement confiance. Les artistes ne comprennent généralement rien aux questions d’argent. Supposons que Philip Blake se soit trouvé dans le pétrin, qu’il ait pioché dans l’argent de mon père. Ou encore qu’il lui ait fait signer un papier douteux. Le pot aux roses sur le point d’être découvert, seule la mort de papa pouvait le sauver. Bon, voilà une des idées que j’ai eues.
— Bien imaginé. Quoi d’autre ?
— Eh bien, prenez Elsa. Philip Blake dit dans son compte rendu qu’elle avait trop la tête sur les épaules pour tripoter du poison. Je ne partage pas du tout cet avis. Supposons que ma mère lui ait dit tout net qu’elle ne voulait pas divorcer, que rien ne pourrait l’y obliger. Vous pouvez dire ce que vous voulez, je pense qu’Elsa avait l’esprit bourgeois et qu’elle tenait à être mariée dans les règles. Et qu’elle était donc parfaitement capable de chiper le poison – elle en a eu l’occasion tout autant que les autres cet après-midi-là – pour essayer de se débarrasser de ma mère. Je crois que c’était tout à fait dans ses cordes, à Elsa. Et là, à cause de Dieu sait quelle erreur de manutention, ce serait mon père qui aurait avalé la conicine.
— Bien imaginé, encore une fois. Ensuite ?
— J’ai aussi pensé… pourquoi pas ?… à Meredith !
— Tiens, tiens… Meredith Blake ?
— Oui. Vous savez, il me paraît tout à fait le genre d’individu capable de commettre un crime. Il était le traînard effarouché, la tête de turc, et peut-être au fond souffrait-il d’être la risée des autres. Ensuite, mon père lui a soufflé sous le nez la fille qu’il voulait épouser. Mon père qui, lui, était riche et célèbre. Et puis cette manie de concocter des poisons ! Qui sait s’il ne les fabriquait pas en caressant l’idée de pouvoir un jour tuer quelqu’un ! Et s’il a claironné partout la disparition de la conicine, c’était peut-être justement pour détourner de lui les soupçons. Car en fait, c’était lui le mieux placé pour s’en emparer. De plus, faire pendre Caroline pouvait ne pas lui déplaire, elle qui l’avait jadis dédaigné. Je trouve d’ailleurs un peu suspecte cette allusion, dans son récit, aux gens qui font des choses qui ne leur ressemblent pas. Il parlait peut-être de lui, qui sait ?
— Vous avez au moins raison sur un point, acquiesça Poirot : ne pas prendre nécessairement ces récits pour argent comptant. Ce qui y est écrit peut l’avoir été avec la volonté délibérée de tromper.
— Oh, je sais. Et je l’ai bien gardé à l’esprit.
— D’autres idées, encore ?
— Oui, fit lentement Carla. Avant de lire tout ça, je me suis posé des questions sur miss Williams. Car enfin, le départ d’Angela pour la pension lui faisait perdre son travail. Or, un décès subit d’Amyas aurait probablement annulé ce départ. Un décès ayant les apparences du naturel, j’entends, ce qui aurait facilement pu être le cas si Meredith ne s’était pas aperçu de la disparition du poison. Je me suis renseignée sur la conicine : elle ne laisse aucune trace distinctive après la mort. On aurait pu penser à une insolation. Je sais que la perte d’un emploi peut paraître dérisoire, comme mobile, mais n’a-t-on pas commis des crimes pour beaucoup moins que ça ? Pour des sommes ridicules, parfois. Alors une gouvernante d’un certain âge et aux compétences limitées aurait pu avoir la frousse de se retrouver sans ressources du jour au lendemain.
« Mais comme je disais, cette idée m’est venue avant de lire ces manuscrits. Car miss Williams ne donne pas du tout cette impression. Elle n’a pas l’air le moins du monde incompétente…
— Non, bien au contraire. C’est une femme intelligente, qui a gardé toute sa lucidité.
— Je sais, ça se sent tout de suite. Elle paraît absolument digne de foi. C’est justement ça qui me démoralise. Vous savez ça, vous. Vous pouvez comprendre ça. Même si, au fond, ça vous est égal. Depuis le début, vous m’avez bien fait comprendre que c’était la vérité que vous vouliez. Alors la voilà, la vérité ! Miss Williams a raison, il faut l’accepter comme elle est. On ne peut pas fonder sa vie sur un mensonge sous prétexte que ça vous arrange. Bon, d’accord, j’accepte ! Ma mère n’était pas innocente ! Elle m’a écrit cette lettre parce qu’elle n’avait plus de force, parce qu’elle était malheureuse, et pour me protéger. Je ne la juge pas. Peut-être que j’en aurais fait autant, à sa place. La prison, ça doit vous changer le caractère. Je ne la blâme pas de s’être laissée aller à un tel acte de désespoir envers mon père, j’imagine qu’elle n’a pas pu faire autrement. Mais lui non plus, je ne le blâme pas. Je comprends – j’arrive à comprendre – ce qu’il ressentait de son côté : ce trop-plein de vie, ce désir forcené de tout avoir… de tout posséder. C’était plus fort que lui, il était fait comme ça… Et puis c’était un grand peintre. Je crois que cela doit nous inciter à beaucoup lui pardonner.
Elle tourna vers Poirot un visage rouge d’émotion, menton levé, presque agressif.
— Alors, fit-il, vous êtes… satisfaite ?
— Satisfaite ?
La voix de Carla Lemarchant se brisa sur ce mot. Poirot se pencha pour lui tapoter l’épaule d’un geste paternel :
— Allons ! Il ne faut pas capituler au moment où se décide le sort de la bataille. Au moment où moi, Hercule Poirot, je commence à avoir une idée précise de ce qui s’est réellement passé.
Les yeux de Carla s’agrandirent.
— Miss Williams adorait ma mère, articula-t-elle. Elle l’a vue, de ses yeux vue, essayer de maquiller le crime en suicide. Alors à moins de la soupçonner de mensonge…
Hercule Poirot se leva :
— Mademoiselle, en affirmant avoir vu votre mère faire de fausses empreintes d’Amyas Crale sur la bouteille de bière – la bouteille de bière, notez-le bien –, Cecilia Williams m’apporte la preuve nécessaire et suffisante, la preuve irréfutable que votre mère n’a pas assassiné votre père.
Il hocha plusieurs fois la tête et quitta la pièce, laissant Carla Lemarchant abasourdie.
2

Poirot pose cinq questions
— Eh bien, monsieur Poirot ? Une certaine impatience perçait dans la voix de Philip Blake.
— Je tiens à vous remercier, fit Poirot, pour votre brillant compte rendu de la tragédie des Crale. Il était admirable.
Philip Blake prit un petit air gêné.
— Très aimable à vous, fit-il. Avant de m’y mettre, je ne pensais pas me rappeler autant de choses.
— C’était un récit remarquablement clair. Mais il comportait certaines omissions, n’est-ce pas ?
Philip Blake fronça le sourcil :
— Des omissions ?
— Mettons qu’il n’était pas d’une totale bonne foi. Le ton de Poirot se durcit :
— J’ai par exemple appris, Mr Blake, qu’au moins une fois cet été-là, Mrs Crale a été vue sortant de votre chambre à une heure de la nuit pour le moins compromettante.
Il y eut un silence, rompu seulement par la respiration oppressée de Blake.
— Qui vous a dit ça ? demanda-t-il enfin. Poirot secoua la tête :
— Peu importe qui me l’a dit. Je le sais, un point c’est tout.
Il y eut de nouveau un silence. Puis Philip se décida :
— Vous êtes, par hasard semble-t-il, tombé sur une affaire strictement personnelle. Je reconnais que cela peut surprendre au vu de ce que j’ai écrit, mais c’est moins contradictoire que vous ne le pensez. Bref, me voilà à présent obligé de vous dire la vérité.
« J’éprouvais bien de l’antipathie pour Caroline Crale. Mais en même temps j’ai toujours été très fortement attiré par elle. Peut-être y a-t-il là une relation de cause à effet : je lui en voulais du pouvoir qu’elle avait sur moi, et j’essayais d’étouffer cette attirance en m’attachant à ne voir d’elle que ses mauvais aspects. Si vous voulez, je n’avais aucune affection pour elle mais j’aurais pu lui déclarer ma flamme à tout moment. J’en avais eu le béguin dans ma jeunesse, et elle ne m’avait pas accordé la moindre attention. Ça m’était resté sur le cœur.
« Quand Amyas a perdu la tête pour la petite Greer, j’ai cru mon jour de chance arrivé. Sans même le vouloir, je me suis retrouvé en train de dire à Caroline que je l’aimais. Elle m’a répondu froidement : « Je sais, ça n’est pas nouveau. » Le cynisme de cette femme !
« Elle n’éprouvait rien pour moi, certes, mais je voyais bien le désarroi et la désillusion que lui causait l’aventure présente d’Amyas. C’est dans ces moments-là qu’une femme est très vulnérable. Elle a accepté de venir me rejoindre cette nuit-là. Et elle est venue.
Blake s’interrompit. Il avait du mal à trouver ses mots :
— Une fois dans ma chambre, au moment où je la prenais dans mes bras, ne voilà-t-il pas qu’elle me sort sans se démonter qu’il n’y avait rien à faire ! Qu’elle n’était malgré tout la femme que d’un seul homme. Elle appartenait à Amyas Crale, pour le meilleur et pour le pire. Elle reconnaissait s’être mal comportée avec moi, mais elle n’y pouvait rien et me demandait de lui pardonner.
« Sur quoi elle m’a planté là. Elle m’a planté là ! Quoi d’étonnant après ça, monsieur Poirot, que ma haine pour elle ait décuplé ? Quoi d’étonnant que je ne lui aie jamais pardonné ? Pour ce camouflet qu’elle m’a infligé… et pour avoir tué l’ami qui m’était le plus cher au monde ?
Tremblant de colère, Philip Blake explosa soudain :
— Je ne veux plus parler de ça, vous entendez ? Vous avez les réponses que vous vouliez. Alors bon vent ! Ne venez jamais plus me rebattre les oreilles de cette histoire.

*
* *

— J’aimerais savoir, Mr Blake, dans quel ordre vos invités ont quitté votre laboratoire ce jour-là ?
— Voyons, monsieur Poirot, protesta Meredith. Après seize ans ! Comment voulez-vous que je m’en souvienne ? Je vous ai dit que Caroline était sortie la dernière.
— Vous êtes bien sûr de cela ?
— Oui… enfin, je crois…
— Allons tout de suite sur place. C’est une certitude absolue qu’il nous faut.
Toujours maugréant, Meredith montra le chemin. Il déverrouilla la porte et repoussa les volets.
— Maintenant, mon bon ami, fit Poirot sur un ton autoritaire, vous venez de montrer à vos visiteurs vos intéressantes préparations à base de simples. Fermez les yeux et réfléchissez…
Meredith Blake s’exécuta. Poirot sortit un mouchoir de sa poche et le lui promena doucement devant le visage. Blake fronça légèrement les narines et murmura :
— Oui, oui… c’est extraordinaire comme les choses peuvent vous revenir. Caroline, je m’en souviens, portait une robe crème. Phil avait l’air de s’ennuyer… Il a toujours trouvé mon violon d’Ingres complètement idiot.
— Continuez à réfléchir, fit Poirot. Vous êtes sur le point de quitter la pièce pour passer dans la bibliothèque où vous allez lire le passage sur la mort de Socrate. Qui sort en premier… vous ?
— Elsa et moi… oui, c’est ça. Elle a franchi le seuil la première. J’étais juste derrière elle. Nous parlions. Et puis j’ai attendu que les autres franchissent le seuil pour pouvoir refermer la porte à clé. Philip… oui, Philip est sorti ensuite. Puis Angela, qui lui demandait ce que c’était à la bourse qu’un haussier et un baissier. Ils sont passés dans le couloir, suivis par Amyas. J’ai continué à attendre… Caroline, évidemment.
— Donc vous confirmez qu’elle est restée en arrière. Avez-vous vu ce qu’elle faisait ?
Blake secoua la tête :
— Non, je tournais le dos à la pièce. J’étais en train d’expliquer à Elsa – et de la raser prodigieusement, j’imagine – que certaines plantes devaient être ramassées à la pleine lune, selon l’ancienne superstition. Enfin Caroline est sortie – pressant d’ailleurs un peu le pas – et j’ai fermé à double tour.
Meredith Blake s’arrêta et regarda Poirot qui rempochait son mouchoir. Il renifla avec une grimace de dégoût. « Allons bon, songea-t-il, voilà que ce type se parfume, en plus ! »
— J’en mettrais ma tête à couper, dit-il tout haut. C’est donc bien dans cet ordre-là que nous sommes sortis. Elsa, moi, Philip, Angela et Caroline. Est-ce que cela vous est de quelque utilité ?
— Tout cadre parfaitement, fit Poirot. Ecoutez, je voudrais organiser ici une petite réunion. Ce ne sera pas, je présume, trop difficile…

*
* *

— Eh bien ?
Elsa Dittisham avait presque demandé ça sur un ton de curiosité intense, comme l’eût tait un enfant impatient.
— Je voudrais vous poser une question, madame.
— Oui ?
— Quand tout a été fini – le procès, veux-je dire –, Meredith Blake vous a-t-il demandé de l’épouser ?
Elsa le toisa un instant sans répondre. Son regard se chargea de mépris. Presque d’ennui :
— Oui, il l’a fait. Pourquoi ?
— En avez-vous été surprise ?
— Surprise ? Je ne me souviens pas.
— Qu’avez-vous répondu ? Elle éclata de rire :
— A votre avis ? Après Amyas… Meredith ? C’aurait été grotesque ! C’était ridicule de sa part. Il a toujours été passablement ridicule, d’ailleurs. Elle eut un brusque sourire :
— Figurez-vous qu’il voulait me protéger. « Veiller sur moi », comme il disait ! Il croyait, comme tout le monde, que les assises avaient été une terrible épreuve pour moi : les journalistes, les insultes de la foule, la boue dont on m’a couverte…
Une ombre passa sur son visage, l’espace d’un instant.
— Pauvre vieux Meredith ! fit-elle. Quel crétin ! Et de nouveau, elle éclata de rire.

*
* *

Une fois encore, Hercule Poirot dut affronter le regard aigu et pénétrant de miss Williams. Et une fois encore, en dépit de son âge, il se sentit comme un petit garçon intimidé et craintif devant elle.
Il aurait, expliqua-t-il, désiré poser une question.
Miss Williams se déclara disposée à l’entendre.
Poirot préluda lentement et choisit ses mots avec soin :
— Angela Warren a été blessée alors qu’elle était toute petite. Dans mes notes, il est fait deux fois référence à cet incident. Dans la première, Mrs Crale aurait jeté un presse-papiers à la figure de l’enfant. Dans la seconde, elle l’aurait attaquée avec un pied-de-biche. Laquelle de ces deux versions est la bonne ?
— Je n’ai jamais entendu parler de pied-de-biche, répondit immédiatement miss Williams. C’était un presse-papiers.
— De qui le tenez-vous ?
— D’Angela. Elle m’en a spontanément parlé presque tout de suite.
— Qu’a-t-elle dit, au juste ?
— Elle a montré sa joue et m’a déclaré : « C’est Caroline qui m’a fait ça quand j’étais bébé. Elle m’a lancé un presse-papiers. Ne lui en parlez jamais, vous voulez bien ? Parce que ça la tourmente beaucoup. »
— Mrs Crale y a-t-elle fait allusion devant vous ?
— Indirectement, c’est tout. Elle devait penser que je connaissais l’histoire, car je me souviens qu’elle m’a dit, un jour : « Je sais que vous trouvez que je gâte trop cette enfant, mais je n’en ferai jamais assez pour réparer ma faute. » Et une autre fois : « Savoir qu’on a blessé un être humain, qu’on l’a marqué à vie est l’un de plus lourds fardeaux qu’on puisse porter. »
— Merci, miss Williams. C’est tout ce que je souhaitais savoir.
— Je ne vous comprends pas, monsieur Poirot, fit Cecilia Williams d’un ton acerbe. Vous avez montré à Carla mon récit de la tragédie ?
Poirot hocha la tête.
— Et pourtant, vous continuez à… Elle s’interrompit.
— Réfléchissez un instant, fit Poirot. Si vous passez devant un poissonnier et voyez une douzaine de poissons sur l’étal, vous penserez que ce sont tous de vrais poissons, n’est-ce pas ? Or, il pourrait y en avoir un faux.
— Ce serait bien extraordinaire, répondit-elle avec humeur. Et je ne vois pas…
— Extraordinaire peut-être, mais pas impossible : un ami à moi, qui tenait un magasin de farces et attrapes, en mit une fois un pour comparer avec les vrais. De même, si vous voyez une coupe de zinnias au mois de décembre dans un salon, vous penserez qu’ils sont faux, alors qu’il pourrait s’agir de vrais arrivés par le dernier avion de Bagdad.
— Que signifie tout ce galimatias ? s’impatienta miss Williams.
— Tout simplement qu’on y voit parfois plus clair avec son cerveau qu’avec ses yeux…

*
* *

Poirot ralentit un peu le pas en approchant du grand immeuble qui dominait Regent’s Park.
Car au fond, il n’avait rien à demander à Angela Warren. La seule question qu’il voulait vraiment lui poser pouvait attendre…
C’était seulement son insatiable passion pour la symétrie qui l’amenait là. Cinq personnes, cinq questions ! Ça faisait plus ordonné. Ça bouclait mieux la boucle.
Bah… on verrait bien.
Angela l’accueillit dans un état d’esprit qui frisait presque l’impatience de savoir.
— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda-t-elle. Une piste quelconque ?
Poirot hocha lentement la tête de sa façon la plus solennelle de mandarin chinois :
— A tout le moins, j’ai progressé.
— Philip Blake ?
C’était autant une affirmation qu’une question.
— Mademoiselle, je ne veux rien dire pour l’instant. Le moment n’est pas encore venu. Ce que je vais par contre vous demander, c’est si vous voulez bien vous rendre au manoir de Handcross. Les autres ont accepté.
Elle eut un léger froncement de sourcils :
— Que voulez-vous faire ? Une reconstitution seize ans plus tard ?
— Essayer de porter un meilleur regard sur les faits. Vous viendrez ?
— Oh, bien sûr, dit-elle lentement. Ça me fera plaisir de retrouver tous ces gens. Je porterai peut-être sur eux un meilleur regard – comme vous dites – que je n’ai pu le faire par le passé.
— Pourrez-vous apporter la lettre que vous m’avez montrée l’autre jour ?
Le visage d’Angela Warren se ferma :
— Cette lettre est personnelle. J’avais une bonne raison de vous la donner à lire à vous, mais c’est tout. Je n’ai pas la moindre intention de la laisser circuler entre les mains de n’importe qui.
— Et si vous vous en remettiez à mon avis pour cela ?
— Pas question. J’apporterai la lettre, d’accord, mais je ferai confiance à mon propre jugement, que je me plais à croire aussi valable que le vôtre.
Poirot écarta les mains en un geste de résignation. Il se leva pour partir.
— Je peux vous poser juste une petite question ? demanda-t-il.
— Laquelle ?
— Au moment du drame, ne veniez-vous pas de lire L’Envoûté de Somerset Maugham ?
Angela ouvrit de grands yeux :
— Je crois que… oui, il me semble.
Elle le dévisagea sans songer à masquer son étonnement :
— Comment le savez-vous ?
— Je voulais simplement vous montrer, mademoiselle, que même quand il s’agit d’infimes détails, je suis un peu devin. Il est des choses que je sais sans qu’on ait besoin de me les dire.
3

Reconstitution
Le soleil de l’après-midi illuminait le laboratoire de Handcross Manor. On y avait apporté des fauteuils et un canapé mais, loin de meubler la pièce, ils en faisaient ressortir l’aspect abandonné.
Tiraillant sa moustache d’un air un peu embarrassé, Meredith Blake s’était lancé dans une conversation à bâtons rompus avec Carla. Il s’arrêta, à un moment donné, pour lui dire :
— Ma chère, vous êtes vraiment comme votre mère. Et tellement différente, en même temps.
— En quoi suis-je comme elle et en quoi suis-je différente ?
— Vous avez son teint, sa couleur de cheveux, sa façon de se mouvoir, mais vous semblez – comment dire ? — plus résolue qu’elle ne l’a jamais été.
Philip Blake regardait parla fenêtre d’un air maussade et tambourinait nerveusement des doigts contre la vitre.
— Un si beau samedi après-midi, ronchonnait-il. Je me demande à quoi peut servir cette mascarade.
Hercule Poirot se hâta de calmer la tempête :
— Ah, il faut m’excuser. Il est certes impardonnable de vous faire rater votre golf, Mr Blake, mais enfin, voici la fille de votre meilleur ami. Vous ferez bien un effort pour elle, n’est-ce pas ?
— Miss Warren, annonça le maître d’hôtel. Meredith se précipita pour l’accueillir :
— Merci d’avoir pris sur votre temps, Angela. Je sais combien vous êtes occupée.
Il la dirigea vers la fenêtre.
— Bonjour, tante Angela, fit Carla. J’ai lu votre article dans le Times de ce matin. C’est formidable, d’avoir une célébrité dans sa famille.
Elle lui désigna un grand jeune homme brun au menton volontaire et au franc regard gris :
— Voici John Rattery. Lui et moi… espérons nous… nous marier.
— Tiens ! J’ignorais…, dit Angela Warren.
Une nouvelle arrivante fit son entrée. Meredith alla la saluer :
— Eh bien, miss Williams, cela en fait, des années que nous ne nous étions rencontrés.
Toute menue, mais toujours aussi impressionnante, la vieille gouvernante s’avança dans la pièce. Elle posa quelques instants un regard pensif sur Poirot, puis ses yeux se dirigèrent vers la haute silhouette et les larges épaules du jeune homme en costume de tweed impeccablement coupé.
Angela Warren se précipita avec un grand sourire :
— J’ai l’impression d’être redevenue écolière !
— Je suis très fière de vous, ma petite, la complimenta miss Williams. Vous m’avez fait honneur. C’est Carla, je suppose ? Elle ne se souviendra pas de moi. Elle était trop jeune…
Philip Blake commençait à s’énerver :
— Mais qu’est-ce que tout ça signifie ? Personne ne m’avait dit que…
— Il s’agit, fit Poirot, de ce que je qualifierais – mais c’est là une appellation toute personnelle – d’excursion dans le passé. Pourquoi ne pas nous asseoir ? Ainsi, serons-nous prêts lorsqu’arrivera notre dernière invitée. Et quand elle sera là, nous pourrons passer aux choses sérieuses : nous débarrasser une fois pour toutes des fantômes.
— Qu’est-ce que c’est que cette ânerie ? s’exclama encore Philip Blake. Vous n’allez pas nous faire une séance de spiritisme, quand même ?
— Non, non. Nous allons simplement évoquer certains événements qui se sont produits il y a longtemps. Les évoquer et, peut-être, y voir un peu plus clair. Quant aux fantômes, ils n’apparaîtront pas, mais qui sait s’ils ne rôdent pas dans cette pièce, même si nous ne pouvons pas les voir ? Qui pourrait affirmer qu’Amyas et Caroline Crale ne sont pas ici, en train de nous écouter ?
— Complètement grotesque ! s’écria Philip Blake qui s’arrêta net lorsque la porte s’ouvrit de nouveau et que le maître d’hôtel annonça lady Dittisham.
Elsa Dittisham entra avec ce petit air d’insolence blasée qui lui était si caractéristique. Elle gratifia Meredith d’un léger sourire, Angela et Philip d’un regard froid et se dirigea vers un fauteuil, à côté de la fenêtre, un peu à l’écart des autres. Elle desserra le superbe renard argenté qui lui entourait le cou et le rejeta sur ses épaules. Pendant quelques instants, ses yeux parcoururent la pièce avant de se fixer sur Carla. La jeune fille soutint ce regard et jaugea la femme qui avait ravagé la vie de ses parents. Aucune animosité ne se lisait sur ce jeune visage, juste gravité et curiosité.
— Navrée de ce petit retard, monsieur Poirot, fit Elsa.
— C’est très aimable à vous d’être venue, madame. Cecilia Williams émit un discret grognement de mépris. Ignorant avec superbe cette marque d’hostilité, Elsa se tourna vers Angela :
— Je ne vous aurais vraiment pas reconnue, Angela. Cela fait combien de temps, maintenant ? Seize ans ?
Hercule Poirot saisit l’occasion au vol :
— Oui, il y a seize ans que se sont déroulés les événements dont nous devons parler, mais laissez-moi d’abord vous dire pourquoi au juste nous sommes ici.
Et, en quelques mots très simples, il expliqua la démarche que Carla avait faite auprès de lui et comment il avait accepté la mission qu’elle souhaitait lui confier.
Sans se soucier des signes évidents d’orage à venir qui se lisaient à l’œil nu sur le visage de Philip Blake ni aux mines outragées de Meredith, il s’empressa d’enchaîner :
— Je me suis donc aussitôt attelé à la tâche – avec une seule préoccupation en tête : celle de découvrir la vérité.
Du fond de son grand fauteuil à oreillettes, Carla n’entendait que de façon lointaine les paroles de Poirot.
Les yeux masqués par sa main, elle étudiait subrepticement les cinq visages. Pouvait-elle imaginer l’un quelconque de ces individus en train de commettre un crime ? Elsa à l’étrange beauté, Philip avec son visage sanguin, cette bonne pâte de Meredith Blake, cette vieille rosse de gouvernante, Angela Warren l’imperturbable, la surdouée ?
Etait-elle capable – fût-ce au prix d’un gros effort d’imagination – de visualiser l’un d’entre eux occupé à tuer quelqu’un ? Oui, peut-être bien. Mais il ne s’agirait pas d’un crime de ce genre-là. Elle pouvait se représenter Philip Blake, dans un accès de fureur, ses deux grosses mains serrées autour du cou d’une quelconque bonne femme. Ça oui, pourquoi pas ? Comme elle voyait très bien Meredith Blake menacer d’un revolver un cambrioleur… et le coup partir par accident. Comme Angela Warren, qui serait capable de tirer elle aussi, mais pas par accident. Avec une totale absence d’émotion, un absolu sang-froid si la sécurité d’une de ses expéditions en dépendait ! Quant à Elsa, princesse de quelque château fabuleux, n’aurait-elle pu ordonner, depuis sa couche aux soieries orientales : « Que l’on jette ce scélérat par-dessus les remparts » ? Fantasmagories que tout cela, et pourtant même dans ses visions les plus surréalistes, elle ne pouvait se représenter la toute menue miss Williams en meurtrière : « Avez-vous jamais tué quelqu’un, miss Williams ?
— Occupez-vous de votre arithmétique. Carla, au lieu de poser des questions idiotes. C’est très vilain, de tuer dés gens. »
« Je déraille, songea Carla. Je ferais mieux d’arrêter ces bêtises et d’écouter ce que raconte ce petit bonhomme qui affirme connaître la vérité. » Hercule Poirot discourait en effet :
— Ma tâche était donc d’enclencher la marche arrière, si je puis dire, pour remonter les années et découvrir ce qui s’est réellement passé.
— Ce qui s’est réellement passé, maugréa Philip Blake, nous le savons tous. Prétendre le contraire est une escroquerie. Une escroquerie pure et simple. Vous menez cette fille en bateau pour lui extorquer de l’argent.
Poirot prit bien garde de ne pas se laisser emporter par une juste fureur :
— Nous le savons tous, dites-vous ? Vous parlez sans réfléchir. La version communément acceptée de certains faits n’est pas forcément la bonne. Vous, par exemple, Mr Blake : à première vue, vous détestiez Caroline Crale. C’est la vision qu’ont les gens de votre attitude. Mais avec tant soit peu de psychologie, on s’aperçoit que c’est le contraire qui était vrai. Vous avez toujours été violemment attiré par elle. Attirance que vous refusiez, et c’est pour essayer de la combattre que vous vous êtes évertué à ne voir de Caroline que ses défauts, que vous avez ressassé cette aversion à son égard. De même, il était de notoriété publique que Mr Meredith Crale nourrissait depuis de nombreuses années un fervent attachement pour Caroline Crale. Dans son récit du drame, il s’érige en censeur de la conduite d’Amyas Crale vis-à-vis de sa femme. Mais il suffit de lire entre les lignes pour s’apercevoir que cette passion d’une vie s’était étiolée et que c’est la jeune et jolie Elsa qui occupait ses pensées.
Meredith toussota en bafouillant et lady Dittisham sourit. Poirot continua :
— Bien qu’ils ne soient pas sans rapport avec la suite des événements, je ne cite ces exemples qu’à cette seule fin d’illustrer mon propos. Je me suis donc mis en route dans mon voyage à rebours du temps, afin de glaner tout ce que je pouvais apprendre sur le drame. Voici comment je m’y suis pris. Je suis allé voir l’avocat qui a défendu Caroline Crale, le substitut de l’Avocat de la Couronne, le vieil avoué qui avait intimement connu la famille Crale, son clerc qui avait assisté au procès, l’officier de police chargé de l’enquête, et enfin les cinq témoins directs des faits. Grâce à tous ces entretiens, j’ai pu reconstituer une image, l’image composite d’une femme. Et voici ce que j’ai appris :
« Qu’à aucun moment, Caroline Crale n’avait protesté de son innocence – sauf dans une lettre rédigée pour sa fille.
« Qu’elle n’a jamais montré la moindre inquiétude dans le box, qu’elle paraissait même se désintéresser de son procès, qu’elle a en fait adopté sans jamais s’en départir une attitude de totale résignation. Qu’en prison, elle est toujours restée calme et sereine. Que dans une lettre écrite à sa sœur immédiatement après que sentence fut rendue, elle a déclaré accepter le sort qui l’avait frappée. Et que de l’avis de tous ceux à qui j’ai parlé, à une seule importante exception près, Caroline Crale était coupable.
— Bien sûr qu’elle l’était ! grogna Philip Blake en hochant la tête.

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