Cinq petits cochons d’ Agatha Christie

Poirot le relut deux fois. Puis le rendit :
— C’est une très belle lettre, mademoiselle. Remarquable. Et même, tout à fait remarquable.
— Caroline, répondit Angela Warren, était une personne tout à fait remarquable.
— Oui, un esprit qui sort de l’ordinaire. Vous pensez que cette lettre est une indication de son innocence ?
— Evidemment !
— Elle ne le dit pas de façon explicite.
— Parce que Caro savait que je ne l’aurais jamais un seul instant crue coupable !
— Bien sûr… bien sûr… Mais on pourrait aussi comprendre autrement : qu’elle était coupable et que c’est en expiant son crime qu’elle allait retrouver la paix.
Ce qui, songea-t-il, cadrait avec ce qu’on lui avait dit de l’attitude de Caroline Crale au procès. A ce moment précis, des doutes l’assaillirent, les plus forts depuis le début de la mission à laquelle il s’était engagé. Tout, jusqu’à présent, avait pointé dans la même direction : Caroline Crale était coupable. Or voilà que, maintenant, ses propres mots venaient témoigner contre elle.
De l’autre côté, il n’y avait que l’inébranlable conviction d’Angela Warren. Angela qui l’avait bien connue, certes, mais cette foi ne pouvait-elle être mise sur le compte de l’affection forcenée d’une adolescente qui montait au créneau pour une sœur adorée ?
— Non, monsieur Poirot, fit-elle comme si elle lisait dans ses pensées, je sais que Caroline n’était pas coupable.
— Dieu sait que je ne cherche pas à vous persuader du contraire, fit vivement Poirot. Mais soyons concrets. Vous dites que votre sœur n’était pas coupable : que s’est-il vraiment passé, alors ?
Angela Warren hocha la tête d’un air pensif :
— Difficile de répondre, c’est vrai. J’imagine que, comme Caroline l’a dit, Amyas s’est suicidé.
— Est-ce une hypothèse plausible, d’après ce que vous savez de son caractère ?
— Très peu.
— Mais vous ne dites pas, comme tout à l’heure, que vous savez que c’est impossible ?
— Non, parce que comme je le disais aussi, les gens font effectivement parfois des choses impossibles – des choses qui ne leur ressemblent pas du tout. Mais je suppose que si on les connaissait vraiment à fond, on ne serait pas autrement surpris.
— Vous connaissiez bien votre beau-frère ?
— Oui, mais pas autant que je connaissais Caro. Je trouve ça inouï qu’Amyas se soit tué – mais bon, il a pu le faire. Il a dû le faire.
— Vous ne voyez aucune autre explication ? Angela considéra cette suggestion avec calme, mais non sans une pointe d’intérêt :
— Ah, je vois… Je n’ai jamais vraiment creusé cette idée. Que ce soit une autre des personnes présentes qui l’ait tué, n’est-ce pas ? Un meurtre prémédité et commis de sang-froid ?
— Ce serait possible, non ?
— Possible, évidemment… Mais ça paraît tellement extraordinaire…
— Plus extraordinaire que le suicide ?
— Difficile à dire. Sur le moment, il n’y avait aucune raison de soupçonner qui que ce soit d’autre. Et maintenant que j’y réfléchis, je n’en vois pas davantage.
— Examinons quand même cette hypothèse de plus près, si vous voulez bien. Qui, parmi son cercle d’intimes, pourriez-vous désigner comme ayant – disons – le meilleur profil ?
— Voyons un peu. Moi, non, je ne l’ai pas tué. Et cette fichue Elsa certainement pas non plus. Elle était folle de rage quand il est mort. Qui d’autre y avait-il ? Meredith Blake ? Il a toujours adoré Caroline, c’était le bon gros matou de la maison. Bien sûr, on pourrait voir là un mobile, si vous allez par là. Dans un roman, il aurait pu vouloir se débarrasser d’Amyas pour épouser Caroline. Mais il serait parvenu au même résultat en laissant Amyas filer avec Elsa et en allant consoler Caroline le moment venu. En plus, je ne vois pas du tout Meredith tuer quelqu’un. Trop doux, pas assez audacieux. Qui d’autre y avait-il ?
— Miss Williams ? Philip Blake ? suggéra Poirot. Un sourire fugace effleura le visage grave d’Angela :
— Miss Williams ? Difficile d’imaginer une gouvernante assassinant le maître de maison ! Et puis miss Williams a toujours été d’une droiture sans faille.
Elle s’interrompit un instant :
— Bien sûr, elle était dévouée corps et âme à Caroline. Elle aurait fait n’importe quoi pour elle. Et puis elle détestait Amyas – les hommes en général, du reste, avec son féminisme à tout crin. Est-ce suffisant pour tuer ? Sûrement pas.
— Le motif est un peu léger, convint Poirot. Angela poursuivit son énumération :
— Philip Blake ?
Elle resta un moment silencieuse. Puis :
— Eh bien puisque nous parlons de simples profils, fit-elle calmement, je trouve que c’est le sien qui correspondrait le mieux.
— Voilà qui est très intéressant, miss Warren. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— Rien de vraiment précis. Mais si je me souviens bien, c’était un personnage sans grande imagination.
— Et le manque d’imagination prédispose selon vous au meurtre ?
— Il peut vous amener à régler vos problèmes de façon expéditive. Les hommes de ce genre tirent une certaine satisfaction de l’action brutale. Un meurtre, c’est expéditif et brutal, vous ne trouvez pas ?
— Oui, je pense que vous avez raison… C’est certainement à prendre en compte. Mais il y a forcément autre chose. Quel motif Philip Blake pouvait-il avoir de tuer Amyas Crale ?
Angela Warren ne répondit pas tout de suite. Elle resta un moment pensive, sourcils froncés, le regard à terre.
— C’était le meilleur ami d’Amyas Crale, n’est-ce pas ? insista Poirot.
Elle fit signe que oui.
— Mais vous pensez à quelque chose, miss Warren. Quelque chose que vous ne m’avez pas encore dit. Les deux hommes étaient-ils rivaux ? Au sujet d’Elsa, peut-être ?
— Oh, non, fit Angela en secouant la tête. Pas Philip.
— De quoi s’agit-il, alors ?
— Vous savez, répondit-elle avec lenteur, comment certaines choses peuvent vous revenir – après des années, parfois. Je vous explique. Un jour – j’avais onze ans – quelqu’un m’a raconté une blague à laquelle je n’ai rien compris. Comme ça n’avait aucune importance, elle m’est complètement sortie de la tête et je ne crois pas y avoir jamais repensé. Or voici qu’il y a deux ans environ, alors que j’assistais à un spectacle de variétés, elle a ressurgi de ma mémoire de façon tellement inattendue que je me suis écriée tout haut : « Ah, c’était donc ça, le sel de cette histoire idiote de gâteau de riz ! » Et pourtant, ce que j’entendais n’avait rien à voir, c’étaient des gaudrioles plutôt olé olé.
— Je vous suis tout à fait, mademoiselle.
— Eh bien ce que je vais vous dire est du même ordre. Un jour, j’étais à l’hôtel. Au moment où je passais dans le couloir, une porte s’est ouverte. Une femme que je connaissais est sortie d’une chambre. Mais ce ne devait pas être la sienne : ça s’est lu sur son visage dès l’instant où elle m’a vue. Et là, j’ai compris le drôle d’air qu’avait Caroline à Alderbury, une nuit où elle sortait de la chambre de Philip Blake.
Sans laisser à Poirot le temps de placer un mot, elle enchaîna :
— Je n’avais pas compris, à l’époque. Comme la plupart des filles de mon âge, je savais certaines choses, bien sûr, mais sans pouvoir les projeter sur la réalité. Pour moi, si Caroline sortait de la chambre de Philip Blake, elle sortait de la chambre de Philip Blake, un point c’est tout. C’aurait pu être de la chambre de miss Williams ou de la mienne. Là pourtant, j’avais remarqué son expression, une expression étrange que je ne lui connaissais pas et que je ne pouvais pas comprendre. Jusqu’à cette nuit à Paris où, comme je vous l’ai dit, j’ai vu exactement la même sur le visage d’une autre femme.
— Miss Warren, fit Poirot, ce que vous m’apprenez-là est tout à fait étonnant. De ce que m’a dit Philip Blake lui-même, j’avais plutôt retiré l’impression qu’il n’avait jamais eu d’atomes crochus avec votre sœur.
— Je sais, fit Angela. Je ne peux pas l’expliquer, mais c’est comme ça.
Poirot hocha lentement la tête. Déjà lors de son entrevue avec Philip Blake, il avait vaguement senti que quelque chose sonnait faux. Cette animosité excessive envers Caroline… ça ne lui avait somme toute pas semblé tout à fait naturel.
Et les paroles de Meredith Blake lui revinrent à l’esprit : « Il n’a pas digéré qu’elle épouse Amyas. Il n’est pas allé les voir pendant plus d’un an… »
Philip Blake avait-il donc été, depuis toujours, amoureux de Caroline ? Et cet amour, lorsqu’elle avait choisi Amyas, s’était-il transformé en amertume, puis en haine ?
Oui, Philip Blake s’était montré trop véhément, trop braqué contre elle. Poirot, songeur, le revit, cet homme d’affaires prospère et jovial, avec sa belle maison et son golf ! Dans quel état d’esprit se trouvait-il donc, seize ans plus tôt ?
La voix d’Angela Warren, qui avait continué à parler, le tira de ses pensées :
— Je n’ai guère l’expérience des choses de l’amour, monsieur Poirot. Ce sont là des rivages que je n’ai encore jamais abordés. Je ne sais donc quelle valeur accorder à tout ça. Je vous en ai fait part pour le cas où… où cela aurait pu avoir une incidence sur ce qui s’est passé.
LIVRE II
1

Récit de Philip Blake
Lettre d’accompagnement reçue avec le manuscrit :

Cher monsieur Poirot,
Je tiens ma promesse et vous prie de bien vouloir trouver ci-joint un compte rendu des événements afférents à la mort d’Amyas Crale. Je dois vous rappeler qu’après tant d’années mes souvenirs n’ont peut-être plus toute la précision souhaitable, mais j’ai essayé de faire au mieux de ma mémoire.

Sincèrement vôtre,
Philip Blake

Notes sur le déroulement des événements ayant conduit au meurtre d’Amyas Crale en septembre 19…

Mon amitié avec le défunt est très ancienne. Sa maison avoisinait la mienne, à la campagne, et nos deux familles étaient très liées. Amyas Crale avait deux ans et quelques mois de plus que moi. Nous n’allions pas à la même école mais nous jouions ensemble pendant les vacances.
Ma longue connaissance de cet homme me rend particulièrement qualifié, je crois, pour porter témoignage sur son caractère et sur son attitude générale face à la vie. Et je commencerai par là : tous ceux qui l’ont vraiment fréquenté trouveront absurde l’idée qu’il ait pu se suicider. Crale n’aurait jamais attenté à ses jours. Il aimait trop la vie ! L’argument de la défense, au procès, selon lequel il aurait eu une crise de conscience et, tenaillé par le remords, aurait absorbé le poison, ne tient pas pour quiconque a connu cet homme. La conscience de Crale était quasi inexistante, je dois dire, et encore moins morbide. De plus, il ne s’entendait pas avec sa femme et je ne crois pas qu’il aurait eu le moindre scrupule à briser ce qui lui apparaissait comme une vie de couple ratée. Il était prêt à pourvoir aux besoins financiers de la mère et de l’enfant issu de ce mariage, et je suis sûr qu’il l’aurait fait sans compter. Car il était très généreux. Chaleureux aussi, et convivial. On ne l’aimait pas seulement pour sa peinture : ses amis lui étaient très attachés. Pour autant que je sache, il n’avait pas d’ennemis.
Je connaissais également Caroline Crale depuis de nombreuses années. Depuis bien avant son mariage, en fait, quand elle venait séjourner à Alderbury. Elle était un peu instable, à l’époque, sujette à des crises de colère incontrôlables. Un personnage non sans attrait certes, mais indéniablement difficile à vivre.
Elle manifesta presque tout de suite une forte inclination pour Amyas. Lui, je pense, n’était pas véritablement amoureux d’elle. Mais ils se retrouvaient souvent ensemble. Elle était, comme je l’ai dit, attirante et ils finirent par se fiancer. Les amis intimes d’Amyas s’en émurent quelque peu car ils sentaient que Caroline n’était pas une femme pour lui.
D’où une certaine tension, au début, entre l’épouse et les proches de Crale. Mais Amyas, qui avait l’amitié solide, n’était pas disposé à laisser tomber ses vieux compagnons dans le seul but de complaire à sa femme. Quelques années plus tard, nous étions toujours dans les mêmes termes, lui et moi, comme au bon vieux temps, et j’étais un visiteur assidu à Alderbury. A tel point que je devins le parrain de la petite Carla : preuve, s’il en était besoin, qu’Amyas me considérait comme son meilleur ami. Cela me donne autorité pour parler d’un homme qui n’est plus là pour le faire lui-même.
Pour en venir aux faits mêmes qu’il m’a été demandé de narrer, je suis arrivé à Alderbury – comme le précise un vieil agenda que j’ai retrouvé – cinq jours avant le crime. Donc le 13 septembre. J’ai tout de suite senti qu’il y avait de l’électricité dans l’air. Miss Elsa Greer, dont Amyas faisait le portrait, séjournait également dans la maison.
C’était la première fois que je la voyais en chair et en os, mais j’étais depuis un certain temps déjà au courant de son existence. Amyas m’en avait fait un éloge enflammé un mois auparavant. Il avait rencontré, soi-disant, une fille merveilleuse. Il était si enthousiaste que je lui dis en riant : « Hé, doucement les basses, vieux ! Tu vas encore perdre la tête. » A quoi il répondit que je n’avais rien compris, qu’il ne faisait que la peindre, qu’il ne lui portait aucun intérêt en tant que personne. « A d’autres ! Tu me l’as déjà sortie, celle-là !
— Cette fois, c’est différent, fit-il.
— Comme chaque fois ! » jetai-je non sans un certain sarcasme. Il prit alors un air ennuyé : « Tu ne comprends pas, je te répète. Elle est toute jeune, c’est presque une gamine. » Et d’ajouter qu’elle avait des idées très modernes, qu’elle était complètement libérée des vieux préjugés. « Elle est franche, elle est nature et elle n’a pas froid aux yeux ! » conclut-il.
Je me suis dit alors – mais je l’ai gardé pour moi bien entendu – qu’il était sacrement mordu, cette fois. Quelques semaines plus tard, j’entendis des commentaires d’autres personnes. On disait que « la petite Greer était follement amoureuse », et aussi que, vu l’âge de la fille, ce n’était pas très malin de la part d’Amyas – ce sur quoi quelqu’un se mit à ricaner en disant qu’Elsa Greer n’était pas tombée de la dernière pluie. On racontait également qu’elle roulait sur l’or, qu’elle avait toujours eu tout ce qu’elle voulait, et que c’était elle qui s’était jetée à sa tête.
Une question fusa : qu’est-ce que la femme de Crale pensait de tout ça ? La réponse, très révélatrice, fut que si elle ne s’était pas encore faite à ce genre de situation elle ne s’y ferait jamais – à quoi quelqu’un opposa qu’on la disait jalouse comme une tigresse et quelle rendait à Crale la vie tellement impossible qu’un homme avait dans ces conditions bien le droit de s’octroyer un peu de bon temps. Je mentionne tout cela afin de bien faire comprendre, c’est important, quelle était la situation lorsque je débarquai à Alderbury.
J’étais curieux de voir cette fille et ne fus pas déçu : elle était remarquablement belle et d’une séduction folle. Je constatai, avec un amusement un peu pervers je l’avoue, que Caroline prenait très mal la chose.
Amyas lui-même ne montrait pas sa gaieté habituelle. Quelqu’un qui ne le connaissait pas aurait trouvé son comportement tout à fait normal, mais divers signes de tension – sautes d’humeur, moments de distraction, grogne, irritabilité – ne pouvaient échapper à un intime comme moi.
Bien qu’il eût toujours tendance à être de mauvaise humeur lorsqu’il peignait, le tableau auquel il travaillait à ce moment-là ne suffisait pas à expliquer sa nervosité. Il eut l’air content de me voir : « Dieu merci, tu es venu, Phil, dit-il dès que nous fûmes seuls. Vivre avec quatre femmes sous le même toit, il y a de quoi rendre un type complètement maboul. Elles vont finir par m’envoyer à l’asile. »
L’atmosphère était indéniablement lourde. Caroline, je l’ai dit, rongeait son frein. Avec une infinie courtoisie, sans se départir de ses bonnes manières et sans prononcer jamais un seul mot de travers, elle se montrait plus odieuse avec Elsa Greer qu’on aurait pu le croire possible. Elsa, elle, ne prenait pas de gants et était ostensiblement agressive. Elle se trouvait en position de force, elle le savait, et aucun scrupule ne venait l’empêcher d’étaler ses mauvaises manières. Le résultat fut que Crale passait son temps à se bagarrer avec la petite Angela quand il ne peignait pas. Ils s’aimaient bien, d’habitude, même s’ils n’arrêtaient pas de se chamailler. Mais cette fois-là, tout ce qu’Amyas disait était cinglant et ils eurent tous deux quelques sérieuses prises de bec. Le quatrième personnage du groupe était la gouvernante. « Le vieux chameau », comme l’appelait Amyas. « Elle me déteste comme ça n’est pas permis. Elle reste plantée à me regarder, les lèvres pincées, l’air perpétuellement réprobateur. »
Et d’ajouter : « Au diable les bonnes femmes ! Si un homme veut goûter la paix dans l’existence, il a intérêt à éviter la gent féminine ! »
— Tu n’aurais jamais dû te marier, lui ai-je dit. Tu es du genre à ne pas supporter les contraintes domestiques.
A quoi il répondit qu’il était un peu tard pour le dire. Et que Caroline serait trop heureuse de se débarrasser de lui. C’est là que j’ai compris qu’il y avait quelque chose d’inhabituel dans l’air.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? Cette histoire avec la belle Elsa est donc sérieuse ?
Il poussa une sorte de gémissement :
— Elle est incroyablement belle, non ? Il y a des fois où je préférerais n’avoir jamais posé les yeux sur elle.
— Ecoute, mon vieux, ai-je fait, reprends-toi. Tu ne vas pas te coller encore une histoire de femme sur le dos.
Il m’a regardé et s’est mis à rire :
— Facile à dire ! Les femmes, je ne peux pas m’en passer, c’est plus fort que moi. D’ailleurs même si j’en étais capable, c’est elles qui ne me ficheraient pas la paix !
Puis il a haussé ses larges épaules pour ajouter, avec un grand sourire :
— Bof ! tout ça finira bien par se tasser. Et puis tu dois reconnaître que le tableau est bon, non ?
Il faisait allusion au portrait qu’il effectuait d’Elsa et, malgré mon peu de connaissances en technique picturale, je pouvais voir que cette œuvre serait d’une puissance exceptionnelle.
Quand il peignait, Amyas était un homme différent. Bien qu’il se mette souvent à grogner, à pester, à se renfrogner, à jurer comme un charretier, parfois à envoyer promener brosses et pinceaux, il était intensément heureux.
Ce n’était que lorsqu’il rentrait prendre ses repas à la maison que l’atmosphère conflictuelle entre les femmes le minait. Cette hostilité atteignit son comble le 17 septembre. Le déjeuner s’était déroulé dans un climat de malaise. Elsa s’était montrée particulièrement… – ma parole, je crois qu’insolente est le seul mot qui convienne ! Elle avait délibérément ignoré Caroline pendant tout le repas, affectant de s’adresser à Amyas comme s’ils étaient seuls dans la pièce. Caroline avait continué à parler aux autres comme si de rien n’était, parvenant fort bien à décocher des piques sous forme de remarques tout à fait anodines. Elle n’avait pas le franc-parler méprisant, d’Elsa. Chez Caroline, tout était sous-entendu, suggéré plutôt que dit.
Les choses s’envenimèrent après déjeuner, dans le salon, au moment où nous terminions le café. Je venais de faire un commentaire sur une tête sculptée en bois de hêtre poli, une pièce très curieuse, et Caroline dit : « C’est l’œuvre d’un jeune sculpteur norvégien. Nous aimons beaucoup ce qu’il fait, Amyas et moi. Nous espérons aller lui rendre visite l’été prochain. » Cette façon détournée de marquer son territoire fut plus que n’en pouvait supporter Elsa. N’étant pas fille à laisser passer un défi, elle attendit une minute ou deux et prit la parole, de sa voix claire et toujours un peu poussée : « Cette pièce serait très agréable si elle était convenablement arrangée. Il y a beaucoup trop de mobilier. Quand j’habiterai ici, je ferai le nettoyage par le vide. A l’exception d’un ou deux jolis meubles, peut-être. Et je crois que je poserai des rideaux dans les tons cuivrés sur la grande baie vitrée de l’ouest, pour faire ressortir le soleil couchant. » Elle se tourna vers moi : « Ça fera joli, non ? »
Je n’eus pas le temps de répondre. Caroline le fit à ma place d’une voix douce, d’une voix de velours que je ne saurais mieux décrire qu’en la qualifiant de dangereuse :
— Vous envisagez d’acheter la maison, Elsa ?
— Il ne me sera pas nécessaire de l’acheter.
— Qu’entendez-vous par là ?
La voix de Caroline avait à présent perdu toute sa douceur. Elle était devenue dure et métallique. Elsa se mit à rire :
— Faut-il vraiment continuer à faire semblant ? Allons, Caroline, vous savez très bien ce que je veux dire !
— Je n’en ai pas la moindre idée, répliqua cette dernière.
— Voyons, insista Elsa, inutile de jouer les autruches. A quoi bon prétendre que vous ne voyez pas alors que vous savez très bien ce qui se passe ? Amyas et moi, nous nous aimons. Cette maison n’est pas à vous, mais à lui. Et quand nous serons mariés, je viendrai y vivre avec lui !
— Vous êtes folle ! siffla Caroline.
— Oh non, je ne suis pas folle, ma chère, et vous le savez très bien. Ce serait tellement plus facile, si nous étions franches l’une envers l’autre. Amyas et moi nous nous aimons, ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Alors choisissez la sortie élégante : rendez-lui sa liberté.
— Je ne crois pas un mot de ce que vous racontez, fit Caroline.
Mais le ton de sa voix ne trompa personne. Elsa avait fait mouche. A ce moment précis, Amyas entra dans la pièce.
— Si vous ne me croyez pas, vous n’avez qu’à lui demander, ricana Elsa.
— J’y compte bien, fit Caroline qui, sans attendre, se tourna vers son mari. Dis donc, Amyas, Elsa prétend que tu veux l’épouser. C’est vrai ?
Pauvre Amyas. Il me faisait pitié. Un homme se sent vraiment bête, quand on lui impose une scène de ce genre. Il est devenu écarlate et s’est mis à enguirlander Elsa. Pourquoi diable n’avait-elle pas tenu sa langue ?
— Alors c’est donc vrai ? s’écria Caroline.
Il ne répondit pas. Figé devant elle, il se contentait de promener son doigt à l’intérieur du col de sa chemise. Geste dont il avait l’habitude depuis tout gosse à chaque fois qu’il se trouvait dans un pétrin quelconque. Il dit – d’une voix qu’il voulut digne et autoritaire mais sans y parvenir, le pauvre :
— Je n’ai pas envie de discuter de ça.
— Oh, que si, on va en discuter ! fit Caroline.
— Je trouverais normal que Caroline sache, intervint Elsa.
Caroline reprit, très calmement :
— Est-ce que c’est vrai, Amyas ?
Il semblait dans ses petits souliers. Comme souvent les hommes, quand les femmes les coincent dans leurs derniers retranchements.
— Réponds-moi, je te prie, insista-t-elle. J’ai besoin de savoir.
Il releva soudain la tête, comme un taureau prêt à charger dans l’arène :
— Bon, oui, c’est vrai. Mais je n’ai aucune envie d’en discuter pour le moment.
Il pivota sur ses talons et sortit à grands pas. Je le suivis. Je ne voulais pas rester avec les femmes. Je le rejoignis sur la terrasse. Il était en train de déverser un chapelet de jurons, et il y allait de bon cœur. Puis il s’est mis à fulminer :
— Elle ne pouvait pas la boucler ? Quel besoin avait-elle de sortir ça, bon Dieu ? Maintenant, elle a mis le feu aux poudres ! Il faut pourtant que je finisse ce tableau. Tu te rends compte, Phil ? C’est le meilleur que j’aie jamais fait, le meilleur de toute ma vie, et voilà que ces deux femelles hystériques veulent le foutre en l’air !
Il se calma un peu en grommelant que les femmes n’avaient pas le sens de la mesure. Je ne pus m’empêcher de sourire :
— Dis, mon vieux, c’est quand même toi qui as déclenché tout ça.
— D’accord, je sais, ronchonna-t-il. Mais reconnais, Phil, qu’on ne peut pas en vouloir à un homme de perdre la tête pour une fille comme ça. Même Caroline devrait le comprendre.
Je lui demandai ce qui se passerait si Caroline se rebiffait et refusait de divorcer.
Mais il semblait parti dans le vague. Je répétai ma question.
— Caroline n’est pas rancunière, répondit-il d’un air absent. C’est ça que tu n’arrives pas à comprendre.
— Il y a la petite, fis-je remarquer. Il me prit par le bras :
— Phil, mon vieux, je sais que ça part de bons sentiments, mais arrête de hurler avec les loups. Je sais ce que je fais. Tout ça finira par se tasser. Tu verras ce que je te dis.
C’était cela, Amyas : un optimiste impénitent.
— Et puis qu’elles aillent toutes au diable ! fit-il, soudain redevenu gai.
Je ne sais s’il aurait ajouté quelque chose, mais quelques instants plus tard, Caroline débarqua sur la terrasse. Elle avait mis un chapeau, une sorte de capeline marron foncé assez seyante.
— Enlève cette blouse maculée de peinture, Amyas, fit-elle sur un ton calme et posé. Nous allons prendre le thé chez Meredith, aujourd’hui, tu ne te rappelles pas ?
Il eut l’air de tomber des nues.
— Ah, euh, j’oubliais. Oui, b-bien sûr, bafouilla-t-il.
— Alors va enfiler autre chose, que tu n’aies pas l’air d’un chiffonnier.
Bien que sa voix fût tout à fait normale, elle évitait de le regarder. Elle se dirigea vers un massif de dahlias et se mit à ôter les fleurs trop avancées.
Amyas s’éloigna lentement et rentra dans la maison.
Caroline revint alors me parler. Me parler d’abondance. Bavarder de tout et de rien. Sur les chances du beau temps de se maintenir, sur celles de trouver du maquereau au cas où Angela, Amyas et moi aurions voulu aller pêcher en mer. Elle était vraiment étonnante, je dois bien l’avouer.
Mais cela montrait aussi, à mon avis, le genre de femme qu’elle était. Elle possédait une grande force de caractère et un total contrôle d’elle-même. J’ignore si elle avait déjà décidé de le tuer à ce moment-là, mais je n’en serais pas autrement surpris. Elle était capable d’échafauder ses plans avec minutie, froidement, avec un esprit clair et impitoyable.
Caroline Crale était une femme éminemment redoutable. J’aurais dû me rendre compte à ce moment-là qu’elle ne serait pas du genre à baisser pavillon. Mais, comme un imbécile, j’ai cru qu’elle avait pris son parti devant l’inéluctable – ou qu’elle s’imaginait peut-être qu’en faisant exactement comme si de rien n’était, Amyas pourrait changer d’avis.
Un moment plus tard, les autres sortirent à leur tour. Elsa avec un air de défi – et de triomphe tout à la fois. Caroline fit mine de ne pas la voir. Ce fut Angela qui sauva la situation. Elle arriva en pleine dispute avec miss Williams, refusant tout net de changer de jupe pour qui que ce soit au monde. Celle-ci ferait très bien l’affaire, surtout pour ce vieux Meredith chéri qui ne remarquait jamais rien, lui.
Nous nous mîmes enfin en route. Caroline marchait avec Angela. Moi aux côtés d’Amyas. Et Elsa toute seule, le sourire aux lèvres.
Personnellement, elle n’était pas mon type – un caractère trop violent –, mais je dois admettre qu’elle était incroyablement belle, cet après-midi-là. Les femmes le sont, quand elles ont obtenu ce qu’elles voulaient.
Je n’ai qu’un souvenir confus des événements qui suivirent. Tout cela est brouillé dans ma mémoire. Je revois juste le vieux Merry venir à notre rencontre. Je crois que nous avons commencé par faire le tour de la propriété, et je me rappelle avoir eu une longue conversation avec Angela sur le dressage des terriers pour la chasse aux rats. Elle n’arrêtait pas de manger des pommes et essayait de me persuader d’en faire autant.
Lorsque nous sommes revenus à la maison, les autres étaient en train de prendre le thé sous le grand cèdre. Merry, je me souviens, avait l’air très perturbé. Je suppose que l’un des deux, Caroline ou Amyas, venait de le mettre au courant. Il dévisageait Caroline d’un air incrédule, puis foudroyait Elsa du regard. Il paraissait vraiment effondré, le pauvre. Bien sûr, Caroline prenait un malin plaisir à déverser ses malheurs sur Meredith, l’ami fidèle, l’amoureux platonique qui jamais, au grand jamais, n’irait trop loin. Voilà comment elle était, Caroline.
Après le thé, Meredith me prit précipitamment à part :
— Mais enfin, Phil, Amyas ne peut tout de même pas faire ça !
— Eh bien détrompe-toi : il va le faire.
— Il ne va quand même pas abandonner femme et enfant pour partir avec cette fille ! Surtout avec cette différence d’âge : elle ne doit pas avoir plus de dix-huit ans !
Je lui répondis que miss Greer avait vingt ans et plus vraiment une mentalité de rosière.
— N’empêche qu’elle n’est pas majeure, rétorqua-t-il. Elle ne peut pas savoir ce qu’elle fait.
Pauvre Meredith. Toujours aussi vieux jeu !
— Ne te bile pas pour elle, le rassurai-je : elle, au moins, elle sait ce qu’elle fait, et elle s’en délecte !
C’est tout ce que nous pûmes nous dire. Je songeais en moi-même que Merry devait être aux cent coups à l’idée de savoir Caroline abandonnée. Une fois le divorce prononcé, elle s’attendrait peut-être à ce que son chevalier servant vienne lui demander sa main. A mon avis, le rôle de l’amoureux sans espoir était beaucoup plus dans les cordes de mon frère. Cet aspect de la situation me fit sourire, je l’admets.
Assez curieusement, je me souviens assez peu de notre visite du labo de Meredith. Il adorait le montrer aux gens. Personnellement, je trouvais ça barbant au possible. Je pense que je devais être là avec les autres quand il a parlé de l’efficacité de la conicine, mais je ne me rappelle pas. Et je n’ai pas vu Caroline en prendre. Comme je l’ai dit, c’était une femme très adroite. Ce dont je me souviens, par contre, c’est quand Meredith a lu à tout le monde un passage de Platon décrivant la mort de Socrate. Ennuyeux à mourir. Les classiques m’ont toujours prodigieusement rasé.
Voilà à peu près tout ce qui me revient à l’esprit de cette journée. Je sais qu’une bagarre carabinée éclata entre Amyas et Angela, et nous en fûmes presque heureux car elle nous évitait d’autres difficultés. De colère, Angela monta se coucher non sans une dernière bordée d’imprécations : et d’une, il le lui paierait ; et de deux, qu’il crève ; et de trois, tant qu’à crever, que ce soit de la lèpre si possible, ça lui ferait les pieds ; et de quatre, qu’il lui vienne pour toujours une saucisse au bout du nez, comme dans les contes de fées ! Quand elle eut disparu, tout le monde éclata de rire – comment s’en empêcher, face à un aussi étrange salmigondis ?
Caroline monta dans sa chambre presque aussitôt après. Miss Williams rejoignit son élève. Amyas et Elsa sortirent ensemble dans le jardin. Ma présence n’étant manifestement pas souhaitée, je partis de mon côté pour une promenade en solitaire dans la douceur de la nuit.
Je descendis tard, le lendemain matin. La salle à manger était déserte. C’est drôle, comme certains détails nous reviennent : j’ai encore le goût des rognons grillés et du bacon dont j’ai déjeuné ce matin-là. Excellents, les rognons. Au poivre.
Après quoi je me mis à la recherche des autres. Je sortis. Dehors, personne. J’allumai une cigarette. Je croisai alors miss Williams à la poursuite d’Angela qui, comme d’habitude, s’était fait la belle au moment de raccommoder une robe déchirée. De retour dans le hall, des éclats de voix me parvinrent de la bibliothèque : Amyas et Caroline étaient en train de se disputer. « Toi et tes histoires de femmes ! vociférait-elle. Il y a des fois où j’ai envie de te descendre ! D’ailleurs je finirai par le faire, un de ces quatre !
— Ne dis pas de bêtises, Caroline », répondit-il. Et elle : « Je te jure bien que je ne plaisante pas, Amyas. »
Je ne voulais surtout pas en entendre davantage. Je sortis, décidai d’arpenter la terrasse et tombai sur Elsa.
Elle était installée sur l’une des chaises longues, juste en dessous de la fenêtre de la bibliothèque – et ladite fenêtre était grande ouverte. J’imagine qu’elle n’avait pas perdu une miette de ce qui se passait à l’intérieur. Quand elle me vit, elle se leva avec un calme imperturbable et vint me rejoindre, souriante.
Elle me prit le bras :
— Superbe, cette matinée, n’est-ce pas ? Superbe pour elle, oui ! Cruauté ? Non, je crois simplement qu’elle ne voyait midi qu’à sa porte et ne s’en cachait pas. Seul comptait son intérêt personnel.
Nous bavardions ainsi depuis cinq minutes sur la terrasse lorsque j’entendis la porte de la bibliothèque claquer. Amyas sortit. Il était apoplectique.
Il attrapa sans cérémonie Elsa par l’épaule :
— Viens, il est temps de poser. Je veux avancer ce fichu tableau.
— D’accord, répondit-elle. Je monte juste chercher un pull. Il y a un petit vent frais.
Elle rentra dans la maison.
Je me demandai si Amyas allait me dire quelque chose, mais il se borna à lever les yeux au ciel.
— Ah, ces bonnes, femmes !
— Allons, du cran, mon vieux.
Ce furent les seules paroles que nous échangeâmes jusqu’au retour d’Elsa.
Ils partirent tous les deux en direction du jardin de la Batterie. Je regagnai la maison. Caroline était plantée au milieu du hall. Je ne crois même pas qu’elle s’aperçut de ma présence. Ça lui arrivait, parfois : elle semblait complètement ailleurs – perdue dans ses pensées, eût-on dit. Elle murmura quelque chose. Pas à moi, à elle-même.
— C’est trop cruel…, entendis-je à peine.
Ce fut tout. Elle passa devant moi et monta l’escalier, toujours sans paraître me voir, comme une somnambule. Je suis intimement persuadé – mais je n’ai aucune autorité pour émettre ce genre d’avis, vous le comprendrez – que c’est là qu’elle est allée chercher le poison et qu’elle a pris la décision d’accomplir son geste.
Juste à ce moment, le téléphone sonna. Dans certaines maisons, on attend qu’un domestique réponde, mais j’étais si souvent à Alderbury que je faisais un peu comme chez moi. Je décrochai.
C’était la voix de mon frère Meredith. Affolé. Il m’expliqua qu’il était allé dans son laboratoire et qu’il avait trouvé la fiole de conicine à moitié vide.
Je ne reviendrai pas sur tout ce que je pense maintenant que j’aurais dû faire. Mais la nouvelle était ahurissante et je fus assez bête pour me laisser décontenancer. Meredith, à l’autre bout du fil, était complètement paniqué. Entendant quelqu’un dans l’escalier, je lui dis brièvement de venir me rejoindre tout de suite.
Je sortis moi-même à sa rencontre. Au cas où vous ne connaîtriez pas la configuration des lieux, le chemin le plus court pour se rendre d’un domaine à l’autre est de traverser une petite crique à la rame. J’empruntai donc le sentier qui descendait vers l’endroit où l’on rangeait les barques, à deux pas d’une jetée. Ce faisant, je passai sous le mur du jardin de la Batterie, et j’entendis Amyas et Elsa parler tandis qu’il peignait. Ils semblaient très gais et décontractés. Amyas était en train de dire qu’il faisait incroyablement chaud – ce qui était vrai pour septembre – et Elsa répondait qu’assise là sur son créneau, elle sentait un petit vent froid venir de la mer. « Je me sens tout engourdie à force de garder la pose, fit-elle. Est-ce que je peux me reposer un peu, chéri ?
— Pas question. Tiens le coup, tu n’es pas une mauviette. Et c’est vraiment en train de prendre tournure, je t’assure. » Elsa le traita en riant de « brute épaisse », après quoi je fus trop loin pour entendre.
Meredith avait déjà amorcé sa traversée à la rame depuis l’autre rive. Je l’attendis. Il amarra son bateau et gravit les marches. Il était blafard et dans tous ses états.
— Tu as plus de tête que moi, Philip, haleta-t-il. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire ? C’est dangereux, ce truc !
— Tu es absolument sûr qu’on t’en a pris ? demandai-je.
Il faut vous dire que Meredith a toujours été du genre distrait. C’est peut-être d’ailleurs pourquoi je n’ai pas pris la situation suffisamment au sérieux. Il répondit qu’il en était certain : la veille, la fiole était pleine.
— Et tu ne vois vraiment pas qui a pu t’en faucher ?
Il affirma que non et me demanda ce que moi, j’en pensais. Un des domestiques, peut-être ? Je répondis que c’était possible, mais improbable. Il gardait toujours la porte fermée à clé, n’est-ce pas ? Toujours, confirma-t-il avant de se lancer dans tout un discours sur le fait qu’il avait trouvé la fenêtre du fond entrouverte. Quelqu’un aurait pu se glisser par là.
— Un rôdeur ? fis-je avec scepticisme. Je crains fort, mon pauvre Meredith, qu’il n’y ait des hypothèses beaucoup plus déplaisantes.
Il me demanda ce que j’entendais par là. Je répondis que s’il ne se trompait pas, il était probable que ce soit Caroline qui l’ait pris pour empoisonner Elsa, ou alors Elsa pour se débarrasser de Caroline et être enfin libre de filer le parfait amour.
Meredith accusa le coup. Il me rétorqua que c’était absurde, que je faisais du mélo et que ça ne tenait pas debout.
— En tout cas, la moitié de ta mixture a disparu, insistai-je. Alors quelle explication as-tu, toi ?
Il n’en avait aucune, bien sûr. En fait, il pensait exactement comme moi mais refusait de voir les choses en face.
— Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire ? demanda-t-il de nouveau.
Et moi, fou que j’étais, de répondre : « Il faut qu’on réfléchisse bien. Soit tu annonces la disparition devant tout le monde, soit tu prends Caroline à part et tu l’accuses. Si elle te convainc que ce n’est pas elle, suis la même tactique avec Elsa.
— Une fille comme ça, répliqua-t-il. Elle ne peut pas avoir fait un coup pareil !
— Je n’en mettrais pas ma main au feu », dis-je.
Nous remontions vers la maison tout en parlant. Mais après ma dernière remarque, nous restâmes quelques instants silencieux. Nous approchions de nouveau de la Batterie, et j’entendis la voix de Caroline.
Je craignis d’abord qu’une querelle à trois n’eût éclaté, mais c’est en fait d’Angela qu’ils parlaient. « C’est quand même dur pour elle, pauvre fille », protestait Caroline. Amyas lança avec impatience une réplique quelconque. Puis la porte du jardin s’ouvrit juste au moment où nous arrivions à sa hauteur. Amyas parut un peu surpris de nous voir. Caroline s’apprêtait à sortir. « Bonjour, Meredith, dit-elle.
Nous étions juste en train de discuter du problème d’envoyer ou non Angela en pension. Je ne suis pas du tout persuadée que ce soit une bonne chose pour elle.
— Ne fais donc pas tant d’histoires, intervint Amyas. Ça lui fera du bien. Et pour nous, bon débarras. »
Elsa apparut alors en courant sur le sentier qui venait de la maison, une sorte de pull rouge à la main.
— Amène-toi, grogna Amyas, et dépêche-toi de reprendre la pose. Je n’ai pas envie de perdre du temps.
Il retourna à son chevalet. Je remarquai qu’il titubait légèrement et me demandai s’il avait bu. Ce qui aurait pu se comprendre, vu l’agitation et les scènes auxquelles il était soumis.
— La bière du pavillon est bouillante, ronchonna-t-il. Il n’y a pas moyen de garder de la glace, ici ?
— Je vais te descendre des bouteilles toutes fraîches, dit Caroline.
— Merci, bougonna Amyas.
Caroline referma donc la porte de la Batterie et monta avec nous à la maison. Elle rentra tandis que nous nous installions sur la terrasse. Environ cinq minutes plus tard, Angela arriva avec deux bouteilles de bière et des verres, qui furent les bienvenus tant la journée était chaude. Pendant que nous nous désaltérions, Caroline passa devant nous. Elle portait une autre bouteille et nous dit qu’elle allait la descendre à Amyas. Meredith lui proposa de le faire, mais elle insista fermement pour s’en charger elle-même. Moi, comme un idiot, j’ai cru que c’était juste par jalousie, parce qu’elle ne supportait pas de le savoir seul en bas avec Elsa. Et que c’est déjà ce qui l’avait fait descendre la première fois, sous le fallacieux prétexte du départ d’Angela.
Nous la regardâmes s’éloigner sur les méandres du sentier. Nous n’avions toujours rien décidé, et voilà qu’Angela se mettait à réclamer à grands cris que je descende au bain avec elle. Dans ces conditions, impossible de rester seul avec Meredith. « Après déjeuner », lui glissai-je, et il répondit par un hochement de tête affirmatif.
Je partis donc me baigner avec Angela. Nous fîmes un grand tour à la nage, la traversée de la crique et retour, puis nous nous allongeâmes sur les rochers pour prendre le soleil. Angela était d’humeur quelque peu taciturne, ce qui me seyait parfaitement. Je décidai que juste après le déjeuner, je prendrais Caroline à part et l’accuserais bille en tête d’avoir volé le poison. Ne pas laisser Meredith le faire, il était trop mou. Non, j’irais droit au but. Après cela, elle serait bien obligée de le restituer. Et même si elle ne le faisait pas, elle n’oserait pas l’utiliser. Plus j’y réfléchissais, plus j’étais convaincu de sa culpabilité. Elsa était bien trop rusée pour prendre le risque de tripoter du poison. Elle n’était pas folle et ne s’exposerait pas de la sorte. Caroline était d’un tempérament plus dangereux : instable, impulsive, et certainement névrosée. Pourtant voyez-vous, au fond de mon esprit, subsistait l’idée que Meredith avait pu se tromper. Ou qu’un domestique quelconque était venu farfouiller dans le laboratoire, avait renversé le flacon et n’avait pas osé l’avouer. Car c’est vrai que parler de poison fait tellement mélodramatique qu’on a peine à y croire.
Jusqu’à ce que ça arrive.
L’heure avait tourné lorsque je consultai ma montre, et nous dûmes, Angela et moi, presser le pas pour remonter déjeuner. Ils étaient en train de se mettre à table, tous sauf Amyas qui était resté peindre à la Batterie. Rien d’inhabituel à cela, et je trouvai même particulièrement bien venu qu’il ait décidé de ne pas remonter ce jour-là. Eût-il agi autrement que le déjeuner aurait sans doute été pénible.
Nous prîmes le café sur la terrasse. Je ne me souviens hélas pas très bien de l’expression ni de l’attitude de Caroline. Mais elle ne montrait pas la moindre agitation. Plutôt une tristesse discrète, il me semble. Cette femme était démoniaque !
Car c’est une chose démoniaque que d’empoisonner un homme de sang-froid. S’il y avait eu un revolver dans la maison, qu’elle s’en soit emparée et lui ait tiré dessus – soit, cela aurait pu se comprendre. Mais ce geste de vengeance implacable, prémédité… accompli avec tant de calme, de maîtrise de soi !
Elle se leva et dit de la façon la plus naturelle du monde qu’elle descendait lui porter son café. Et pourtant elle savait à ce moment-là – elle ne pouvait pas ne pas savoir – qu’elle allait le trouver mort. Miss Williams l’accompagna. Je ne sais plus si c’est Caroline qui le lui demanda. Je crois que oui.
Les deux femmes partirent donc ensemble. Quelques instants après, Meredith fit de même et prit lentement le chemin de chez lui. J’étais en train de chercher une excuse pour le rejoindre lorsque je le vis revenir au pas de course. Il était blême.
— Un médecin ! haleta-t-il. Vite… Amyas… Je me levai d’un bond :
— Il est malade ? C’est grave ?
— J’ai peur qu’il soit mort…, articula Meredith. Sur le moment, nous avions oublié Elsa. Mais elle poussa un cri soudain. On eût dit la plainte d’une âme damnée.
— Mort ? Il est mort ?…
Et elle partit en courant. Je n’aurais jamais cru qu’on pût courir aussi vite. Comme une gazelle… un animal blessé… une furie vengeresse, aussi.
— Rattrape-la, fit Meredith, toujours pantelant. Rattrape-la, Dieu sait ce qu’elle peut faire !
Je me lançai donc à sa poursuite… et ce fut tant mieux. Elle aurait facilement pu tuer Caroline. Je n’ai jamais vu pareille douleur, haine aussi furieuse. Tout son vernis de raffinement et de belles manières l’avait quitté. Revenaient les rudes instincts de la classe laborieuse dont elle était issue, ceux de la femme primitive. Elle aurait griffé Caroline au visage, elle lui aurait arraché les cheveux, elle l’aurait passée par-dessus le parapet si elle avait pu. Elle pensait, je ne sais pour quelle raison, que Caroline avait poignardé Amyas. Ce qui était complètement faux, bien entendu.
Je parvins à la maîtriser, puis la confiai à miss Williams. Qui se débrouilla fort bien, je dois dire. Elle réussit à lui faire reprendre contrôle d’elle-même en moins d’une minute. Elle lui dit de se tenir tranquille et la sermonna en expliquant que ces cris et cette violence n’étaient pas de mise ici. Un vrai dragon, cette femme. Mais elle atteignit son but :
Elsa se tut et resta immobile, haletante et tremblante de rage.
Quant à Caroline, pour moi, le masque était tombé. Elle aussi se tenait immobile, parfaitement calme, comme abasourdie. Mais abasourdie elle n’était pas. Ses yeux la trahissaient. Des yeux sur le qui-vive – impassibles, mais auxquels pas un geste n’échappait. Elle commençait, j’ai l’impression, à avoir peur…
Je m’approchai d’elle et lui dis tout bas – si bas que je ne pense pas que les deux autres femmes m’entendirent :
— Criminelle ! Vous avez assassiné mon meilleur ami.
Elle se recroquevilla sur elle-même.
— Non… oh non…, balbutia-t-elle. C’est lui… lui qui s’est tué…
Je la regardai droit dans les yeux :
— Vous raconterez ça à la police.
C’est ce qu’elle a fait. Mais ils ne l’ont pas crue.
Fin du récit de Philip Blake.
2

Récit de Meredith Blake
Cher monsieur Poirot,

Comme je vous l’avais promis, je me suis attaché à rassembler sur le papier tous mes souvenirs des tragiques événements qui se sont déroulés il y a seize ans. Avant tout, sachez que j’ai longuement repensé à ce que vous m’avez dit lors de notre récente entrevue. Et, à la réflexion, je crois de plus en plus improbable que Caroline Crale ait empoisonné son mari. Cela m’a toujours semblé irrationnel, mais l’absence de toute autre explication, en plus de son attitude, m’avaient conduit à suivre de façon moutonnière l’opinion des autres : si ce n’était pas elle, comment comprendre la mort d’Amyas Crale ?
Après vous avoir vu, j’ai longuement réfléchi à l’autre possibilité qui, au procès, avait été avancée par la défense : celle d’un suicide d’Amyas. Bien que ce que je savais de lui à l’époque ait fait apparaître cette hypothèse comme hautement fantaisiste, je crois maintenant opportun de réviser ce jugement. Tout d’abord, très significatif est le fait que Caroline elle-même y croyait. Si nous envisageons à présent la possibilité que cette femme charmante et douce ait été injustement condamnée, alors son avis, maintes fois réitéré, doit être d’un grand poids. Elle connaissait Amyas mieux que quiconque. Si elle pensait le suicide possible, c’est qu’il devait l’être, en dépit du scepticisme des amis du défunt.
C’est pourquoi j’avancerai la théorie selon laquelle il y aurait eu chez Amyas Crale un fond de bonne conscience, un remords sous-jacent – voire même une forme de désespoir – face aux excès auxquels son tempérament le conduisait, dont seule sa femme aurait eu connaissance. Supposition à mon avis tout à fait plausible au demeurant : il peut n’avoir montré qu’à elle cet aspect de lui-même. Cela ne concorde certes pas avec tout ce que j’ai pu lui entendre dire, mais il est aussi vrai que la plupart des hommes recèlent des tendances discordantes dans leur personnalité. On pourra fort bien découvrir un côté dévoyé dans la vie de quelqu’un de respectable et d’austère, une sensibilité aux œuvres d’art les plus délicates chez un vulgaire affairiste, un cœur d’or chez des durs-à-cuire, mesquinerie et cruauté chez des gens réputés bons vivants et généreux.
Il est donc possible qu’Amyas Crale ait abrité un penchant morbide à l’auto-accusation, et que plus il se montrait égoïste, plus il proclamait son droit à faire ce qu’il voulait comme il le voulait, plus cette conscience secrète le taraudait. Aussi extraordinaire que cela puisse paraître au premier abord, je pense qu’il devait en être ainsi. Comme je le disais, Caroline elle-même n’en démordait pas, ce qui, encore une fois, me paraît fort significatif !
Examinons donc à présent les faits, ou plutôt les faits dont je me souviens, sous ce jour nouveau.
Je pense qu’il ne serait pas inutile d’y adjoindre une conversation que j’ai eue avec Caroline quelques semaines avant la tragédie elle-même, lors du premier séjour d’Elsa Greer à Alderbury.
Caroline, comme je vous l’ai dit, connaissait l’amitié et l’affection que je lui portais. J’étais donc la personne à qui elle pouvait le plus aisément se confier. Je voyais bien qu’elle ne semblait pas très heureuse, mais je fus malgré tout surpris lorsqu’elle me demanda de but en blanc un jour si je pensais qu’Amyas était vraiment amoureux de cette fuie qu’il avait amenée.
— Je crois qu’il lui porte un intérêt purement artistique. Vous connaissez Amyas.
Elle secoua la tête :
— Non, il est amoureux d’elle.
— Bon… peut-être un petit peu.
— Très, si vous voulez mon avis.
— C’est vrai qu’elle est particulièrement jolie, dis-je, et nous n’ignorons pas combien Amyas est sensible à la beauté. Seulement vous n’ignorez pas non plus, ma chère, qu’il n’y a qu’une seule personne qui compte vraiment pour lui : vous. Il a ses coups de cœur, mais ils ne durent pas. Il n’y a que vous dans sa vie, et ses écarts de conduite n’affectent en rien les sentiments qu’il vous porte.
— C’est ce dont j’étais persuadée jusqu’à maintenant.
— Croyez-moi, Caroline, c’est toujours le cas.
— Non, Merry. Là, j’ai peur. Cette fille est tellement… tellement spontanée. Si jeune, si ardente. J’ai le pressentiment que cette fois, c’est… c’est sérieux.
— Mais sa jeunesse et sa spontanéité, comme vous dites, vont en quelque sorte la protéger. Les femmes sont en général des proies faciles pour Amyas. Un tendron, ce sera différent.
— C’est justement ça que je redoute : que ce soit différent. J’ai trente-quatre ans, Merry. Amyas et moi, nous sommes mariés depuis dix ans. Je ne suis pas de taille à lutter avec cette gamine, je le sais.
— Mais vous savez aussi, Caroline – vous le savez, n’est-ce pas ? – qu’il vous aime vraiment.
— Sait-on jamais, avec les hommes ? Elle eut un petit sourire triste :
— Je suis une primitive, moi : j’en ferais volontiers de la chair à pâté.
Je répondis que cette petite ne se rendait probablement pas compte de ce qu’elle faisait. Qu’elle avait une grande admiration pour Amyas, qu’elle le vénérait comme une sorte de héros, mais sans s’apercevoir, certainement, qu’il était amoureux d’elle.
— Mon pauvre Merry ! murmura-t-elle en détournant la conversation sur les fleurs du jardin.
J’espérais qu’elle n’aurait plus à s’inquiéter de cette affaire.
Peu de temps après, Elsa rentra à Londres. Amyas s’absenta lui aussi pendant quelques semaines. Cette histoire m’était complètement sortie de l’esprit lorsque j’appris que cette jeune fille allait revenir à Alderbury afin qu’Amyas puisse terminer son portrait.
Cette nouvelle me tracassa un peu, mais Caroline, quand je la vis, ne semblait pas disposée à en parler. Elle était exactement à son ordinaire, pas le moins du monde ennuyée ou contrariée. Je crus alors que tout allait bien.
Voilà pourquoi je fus tellement étonné d’apprendre à quel point les choses s’étaient gâtées.
Je vous ai fait part de mes conversations avec Crale et Elsa. Je n’eus guère la possibilité de parler avec Caroline. Si ce n’est d’échanger avec elle les quelques mots que je vous ai déjà rapportés.
Je me rappelle son visage, maintenant, ses grands yeux noirs, l’émotion contenue dans sa voix lorsqu’elle m’annonça :
— Tout est fini…
Je ne puis vous décrire l’incommensurable détresse que contenaient ces paroles. Car elles reflétaient exactement la situation : Amyas parti, tout était fini pour elle. Je suis persuadé que c’est pour cela qu’elle a pris la conicine. C’était une porte de sortie, une issue que je lui avais moi-même suggérée par mon stupide exposé sur les poisons. De plus, le passage que j’ai lu du Phédon donne une image très adoucie de la mort.
Voici donc ce qu’à présent je crois. Elle a pris la conicine, résolue à mettre fin à ses jours quand Amyas la quitterait. Il peut l’avoir vue prendre le poison, ou avoir découvert plus tard qu’elle l’avait en sa possession.
Découverte qui lui fit l’effet d’un coup de massue. Il était horrifié de voir à quelle extrémité ses actes avaient poussé sa femme. Mais malgré ses terribles remords, il se sentait incapable d’abandonner Elsa. Je peux comprendre cela. Quiconque tomberait amoureux d’elle trouverait pratiquement impossible de se dégager de son emprise.
Lui savait qu’il ne pourrait vivre sans Elsa. Et que Caroline ne pourrait vivre sans lui. Il n’avait donc qu’une manière de s’en sortir : utiliser lui-même la conicine.
Et je trouve que la façon dont il le fit lui ressemble bien. Sa peinture était ce qu’il chérissait le plus dans la vie. Il choisit donc de mourir le pinceau à la main, littéralement. Et le dernier regard de ses yeux serait pour le visage de la jeune femme dont l’amour l’avait poussé au désespoir. Peut-être a-t-il pensé, aussi, que sa mort serait la meilleure solution pour elle…
Je dois reconnaître que cette théorie laisse certains faits curieux inexpliqués. Pourquoi, par exemple, n’a-t-on trouvé que les empreintes digitales de Caroline sur le flacon de conicine trouvé dans son tiroir ? Je suggérerai qu’après qu’Amyas l’a eu manipulé, ses empreintes ont été brouillées ou effacées par les piles de linge sous lesquelles il se trouvait, et que, après sa mort, Caroline l’avait pris pour regarder si quelqu’un y avait touché. Ça se tient, non ? Quant aux empreintes retrouvées sur la bouteille de bière, les témoins de la défense étaient d’avis que sous l’effet des spasmes de l’empoisonnement, une main pouvait fort bien agripper une canette de façon tout à fait anormale.
Une autre chose reste à expliquer : l’attitude de Caroline au procès. Mais je crois maintenant en comprendre la cause : c’était elle qui avait pris le poison dans mon laboratoire. Et c’était sa volonté à elle d’en finir avec la vie qui avait poussé son mari à en finir avec la sienne. Je ne pense donc pas hasardeux de supposer qu’en proie à une violente et excessive crise de conscience, elle se soit crue responsable de sa mort, elle se soit persuadée qu’elle était effectivement coupable de meurtre – même si celui dont on l’accusait était d’un autre ordre.
J’imagine que c’est ce qui a dû se passer. Si tel est le cas, vous saurez sans doute facilement en convaincre la petite Carla ? Elle pourra alors épouser son fiancé, rassurée de savoir que tout ce dont sa mère s’est rendue coupable, c’est d’avoir eu l’idée – rien de plus – d’attenter à ses jours.
Mais tout ceci, hélas, n’est pas ce que vous m’aviez demandé : un compte rendu des événements tels que je me les rappelle. Je vais donc réparer cette omission. Je vous ai déjà expliqué dans le détail ce qui s’est passé la veille du jour de la mort d’Amyas. Venons-en à ce jour lui-même.
Tourmenté par la tournure désastreuse que prenaient les événements pour mes amis, j’avais passé une très mauvaise nuit. Après une longue insomnie pendant laquelle je cherchai vainement une solution qui aurait pu éviter la catastrophe, je sombrai vers 6 heures dans un sommeil pesant. L’arrivée de mon thé du matin ne me réveilla pas. Je n’émergeai que vers 9 heures et demie, la tête lourde. Ce fut peu après cela que je crus entendre du bruit dans la pièce du dessous qui était celle que j’utilisais comme laboratoire.
Je dois préciser ici que les bruits en question devaient être causés par un chat. J’ai en effet retrouvé le châssis de la fenêtre à guillotine légèrement soulevé, tel qu’il avait été négligemment laissé la veille. L’ouverture était juste suffisante pour livrer passage à un chat. Je ne parle de ces bruits que pour expliquer la raison de ma venue au laboratoire.
J’y descendis dès que je fus habillé. En jetant un coup d’œil sur les étagères, je remarquai que la fiole contenant la préparation de conicine était légèrement décalée par rapport aux autres. Et je fus bien étonné de constater qu’il en manquait une bonne quantité : la fiole, pratiquement pleine la veille, était maintenant presque vide.
Je refermai la fenêtre au loquet et sortis en refermant derrière moi la porte à double tour. J’étais à la fois abasourdi et bouleversé. Quand je suis surpris, j’ai malheureusement l’esprit plutôt lent à réagir.
D’abord ennuyé, puis inquiet, je finis par m’affoler tout à fait. Je questionnai toute la maisonnée : les domestiques assurèrent n’avoir pas mis les pieds dans le laboratoire. Je réfléchis encore un peu à la situation et me résolus à appeler mon frère pour lui demander conseil.
Philip eut davantage de réflexe que moi. Il saisit tout de suite la gravité de ma découverte et me demanda de le rejoindre immédiatement afin que nous envisagions ensemble ce qu’il y avait lieu de faire.
Je me mis donc en route, et rencontrai miss Williams cheminant en sens inverse, à la recherche de son élève qui faisait l’école buissonnière. Je lui dis n’avoir pas vu Angela. Elle n’était pas venue à la maison.
Miss Williams dut remarquer qu’il se passait quelque chose d’anormal. Elle me regarda d’un air intrigué, mais je n’avais aucune intention de la mettre au courant. Je lui conseillai d’aller voir au potager – Angela y avait un de ses pommiers favoris – et me précipitai vers le rivage pour traverser la crique à la rame en direction d’Alderbury.
Mon frère m’attendait déjà sur l’autre rive.
Nous remontâmes ensemble vers la maison par le sentier que nous avons emprunté, vous et moi, l’autre jour. Connaissant la topographie des lieux, vous comprendrez qu’en passant sous le mur de la Batterie, nous ne pouvions faire autrement, mon frère et moi, que d’entendre ce qui s’y passait.
Outre le fait que Caroline et Amyas étaient en train de régler un différend quelconque, je ne prêtai guère attention à ce qu’ils disaient.
En tout cas, je ne surpris aucune menace quelconque dans le discours de Caroline. Angela était au centre du débat et Caroline plaidait, j’imagine, pour surseoir à la décision de l’envoyer en pension. Amyas restait inflexible et vociférait que tout était réglé et qu’il allait veiller à ce qu’elle fasse ses valises.
La porte de la Batterie s’ouvrit juste au moment où nous passions devant, et Caroline sortit. Elle avait l’air agitée, mais sans excès. Elle m’adressa un sourire un peu absent et me dit qu’ils venaient de discuter d’Angela. Elsa arriva de la maison à ce moment précis, et comme il était clair qu’Amyas désirait se remettre à peindre sans que nous le dérangions, nous reprîmes notre chemin.
Philip s’est sévèrement reproché, par la suite, de ne pas être intervenu tout de suite. Moi, je ne suis pas d’accord. Au nom de quoi pouvions-nous accuser quelqu’un d’envisager un meurtre pareil ? (D’autant qu’aujourd’hui, je ne pense plus qu’il ait été envisagé.) Il est certain que nous devions faire quelque chose, mais je maintiens que nous avions raison de bien peser auparavant le pour et le contre. Il ne fallait pas agir à l’aveuglette, et je me demandai même une ou deux fois si je ne m’étais pas trompé. La fiole avait-elle vraiment été aussi pleine que je le pensais ? Je ne suis pas du genre, comme mon frère Philip, à me croire infaillible. Notre mémoire peut toujours nous jouer des tours. Combien de fois, par exemple, ne jurerait-on pas ses grands dieux avoir mis quelque chose ici pour s’apercevoir ultérieurement que c’était là ? Plus j’essayais de me rappeler le niveau de remplissage de la fiole, la veille après-midi, et plus je me sentais habité par le doute. Ce qui énervait Philip au plus haut point. Il commença à perdre complètement patience.
Dans l’impossibilité pratique de poursuivre notre discussion, nous décidâmes tacitement de l’interrompre et de la reprendre après le déjeuner – il y avait en effet toujours un couvert pour moi à Alderbury.
Plus tard, Angela et Caroline nous apportèrent de la bière. Je demandai à Angela ce qu’elle avait fait pendant son escapade, et l’informai que miss Williams était sur le sentier. Elle répondit qu’elle était allée se baigner, ajoutant qu’elle ne voyait pas l’intérêt de raccommoder son horrible vieille jupe alors qu’elle allait avoir des affaires toutes neuves quand elle irait en pension.
Comme il ne semblait guère y avoir de possibilité de tête-à-tête avec Philip et que je souhaitais pouvoir repenser à tout cela sans personne autour, je me remis en marche en direction de la Batterie. Juste au-dessus du jardin, ainsi que je vous l’ai montré, s’ouvre une petite clairière, entre les arbres, où il y avait un vieux banc. Je m’y installai et me mis à réfléchir, tout en fumant et en regardant Elsa qui posait pour Amyas.
Je n’oublierai jamais comment elle était, ce jour-là. Figée dans sa pose, avec son chemisier jaune, son pantalon bleu marine et un pull rouge jeté sur les épaules pour se protéger de la brise. Le visage resplendissant de santé. Pleine de vie. Radieuse. Echafaudant d’une voix gaie ses projets d’avenir.
Ne croyez pas, en lisant cela, que j’aie été indiscret : j’étais dans le champ de vision d’Elsa. Ils n’ignoraient rien de ma présence. Elle me fit signe de la main et me cria qu’Amyas n’était pas à prendre avec des pincettes, qu’il ne voulait pas la laisser se reposer, qu’elle était tout ankylosée et avait mal partout.
Lequel Amyas grogna qu’il avait encore plus mal qu’elle. Ses rhumatismes, n’est-ce pas. Il ne sentait plus ses membres. « Pauvre petit vieux ! » se moqua-t-elle. A quoi il répondit que c’est avec un infirme tout rouillé qu’elle allait vivre.
Cela me choqua, voyez-vous, de les entendre ainsi évoquer d’un cœur léger leur avenir en commun, alors qu’ils provoquaient tant de souffrance. Et pourtant, je ne pouvais pas lui en vouloir, à cette fille. Elle était si jeune, si sûre d’elle, si amoureuse ! Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle faisait, elle ne savait pas ce que c’était que de souffrir. Dans ses naïves certitudes de jeune femme, elle se disait « qu’il ne fallait pas s’en faire pour Caroline, elle s’en remettrait vite ». Elle ne voyait rien d’autre qu’Amyas et elle nageant dans le bonheur. Elle m’avait déjà dit que mon point de vue était vieux jeu. Elle n’éprouvait aucun doute, aucun scrupule – aucune pitié, non plus. Mais peut-on attendre de la pitié de la jeunesse triomphante ? C’est un sentiment qui vient avec le temps et la sagesse.
Leur conversation resta succincte. Un peintre a besoin de se concentrer, quand il travaille. Toutes les dix minutes environ, Elsa faisait une remarque et Amyas répondait par un grognement.
— Pour l’Espagne, fit-elle à un moment donné, je crois que tu as raison. C’est le premier endroit où on ira. Et il faudra que tu m’emmènes voir une course de taureaux : ça doit être formidable. Sauf que je voudrais que ce soit le taureau qui tue l’homme, pas le contraire. Je comprends ce que les femmes romaines devaient ressentir quand elles voyaient un homme mourir au cirque. Les humains, ce n’est pas grand-chose. Tandis que les animaux, c’est splendide.
Primitive et insouciante, pas encore aigrie par la vie ou tempérée par la sagesse, Elsa ressemblait elle-même à un jeune animal. Elle n’avait pas encore commencé à penser, je crois. Les choses, elle les sentait seulement. Mais elle débordait de vie. Plus qu’aucun des êtres que j’ai jamais connus…
Je ne devais plus jamais la voir ainsi radieuse et sûre d’elle-même, au summum du bonheur. Un bonheur mort-né.
La cloche du déjeuner retentit. Je me levai et descendis jusqu’à la porte de la Batterie. Elsa me rejoignit. La lumière était aveuglante, après la pénombre des arbres. J’y voyais à peine. Amyas était affalé sur son banc, les bras étendus, les yeux grands ouverts sur son tableau. Je l’ai souvent vu ainsi. Comment pouvais-je me douter que le poison faisait déjà son effet et le rigidifiait dans cette position ?
Il avait horreur de la maladie, ne l’admettait pas, n’avouait jamais le moindre malaise. Il devait s’imaginer, à mon avis, souffrir d’un début d’insolation – les symptômes sont très semblables – mais gardait bien sûr cela pour lui.
— Il ne viendra pas déjeuner, dit Elsa.
Je pensai en moi-même qu’il faisait aussi bien.
— Eh bien, à plus tard ! lançai-je.
Il détourna les yeux de son tableau et parut peiner pour les fixer sur moi. Son regard était – comment dire ? — mauvais. Un regard lourd, malveillant.
Bien entendu, sur le moment, je ne compris pas :
Quand sa peinture n’allait pas comme il l’entendait, donnait l’impression de vouloir étrangler la terre entière. Je crus que c’était encore une fois le cas. Il émit une sorte de grognement. Ni Elsa ni moi ne vîmes quoi que ce soit d’inhabituel dans son comportement. Tout juste l’accès de mauvaise humeur d’un artiste.
Nous le quittâmes donc elle et moi pour remonter à la maison et devisâmes gaiement en chemin. Si elle avait su, pauvre fille, qu’elle ne devait jamais le revoir vivant… Dieu merci, elle ne pouvait pas s’en douter. Comme ça au moins, elle aura été heureuse un peu plus longtemps.
Caroline parut tout à fait normale au déjeuner – un peu préoccupée, sans plus. Cela ne démontre-t-il pas qu’elle n’avait rien à voir avec cette mort ? Elle n’aurait jamais pu jouer aussi bien la comédie.
Ce fut elle qui, en compagnie de la gouvernante, fit un peu plus tard la macabre découverte. Je rencontrai miss Williams qui remontait du jardin : elle me demanda de téléphoner à un médecin et redescendit auprès de Caroline.
Pauvre petite ! Elsa, je veux dire. Elle laissa éclater son chagrin sans retenue, comme un enfant qui n’arrive pas à croire que la vie puisse la traiter de la sorte. Caroline était très calme. Oui, calme. Elle arrivait de toute évidence à mieux se contrôler qu’Elsa. Elle ne paraissait pas éprouver de remords – pas à ce moment-là. Elle dit tout simplement qu’il avait dû se suicider. Ce que nous ne pouvions croire. Elsa explosa et l’accusa devant tout le monde.
Bien sûr, Caroline devait déjà savoir que les soupçons allaient peser sur elle. Oui, et cela explique sans doute son attitude.
Philip était absolument convaincu qu’elle était coupable.
La gouvernante nous apporta une aide précieuse. Elle fit allonger Elsa et lui donna un sédatif. Puis elle éloigna Angela lorsque la police arriva. C’était un monument de force, cette femme.
Et puis ce fut le début du cauchemar : fouilles de la police, interrogatoires, invasion des reporters qui grouillaient partout comme une armée de mouches et quémandaient, dans le crépitement des appareils de photo, des interviews aux membres de la famille.
Un cauchemar que tout cela…
Un cauchemar encore aujourd’hui, même après tant d’années. Plaise à Dieu que vous parveniez à convaincre la petite Carla de ce qui s’est réellement passé, et qu’alors, enfin, nous puissions effacer à jamais cela de notre mémoire.
Amyas Crale doit s’être suicidé – aussi invraisemblable que cela paraisse.
Fin du récit de Meredith Blake.
3

Récit de Lady Dittisham
Voici donc consignée ici toute l’histoire de mes relations avec Amyas Crale jusqu’au moment de sa tragique disparition.
Je l’ai rencontré pour la première fois lors d’une réception dans un atelier. Il était planté, je m’en souviens, à côté d’une fenêtre et il a attiré mon regard dès que je suis entrée. J’ai demandé qui c’était. « Crale, le peintre », m’a-t-on répondu. Je me suis immédiatement fait présenter.
Nous avons alors bavardé une dizaine de minutes. Quand quelqu’un vous fait autant impression qu’Amyas Crale à moi ce jour-là, inutile d’essayer de le dépeindre. Le mieux que je puisse dire, c’est que dès que je l’ai vu, toutes les autres personnes présentes ont semblé rapetisser, s’estomper.
Tout de suite après ce premier contact, je me suis précipitée partout où on pouvait voir ses œuvres. Il exposait à Bond Street, à ce moment-là. Un de ses tableaux se trouvait à Manchester, un autre à Leeds, deux dans des galeries publiques de Londres. Je n’en ai pas omis un seul. Puis je l’ai de nouveau rencontré.
— Je suis allée voir toutes vos toiles, ai-je dit. Je les trouve merveilleuses.
Il a eu l’air amusé :
— Peut-être parce que vous n’y connaissez rien ?
— Possible. N’empêche que je les trouve merveilleuses.
Son sourire s’est élargi :
— Allons, ne jouez pas les petites gourdes pâmées.
— Je n’ai rien d’une petite gourde pâmée. Je veux vous amener à me peindre.
— Réfléchissez deux secondes, voyons. Je ne suis pas du genre à faire des portraits de femmes du monde.
— Ça n’aura pas besoin d’être un portrait, répondis-je. Et je ne suis pas une femme du monde.
Il m’a regardée comme s’il commençait juste à me voir :
— Non, peut-être pas, après tout.
— Vous acceptez, alors ?
Il m’a détaillée quelques instants, la tête penchée de côté :
— Vous êtes une drôle de fille, hein ?
— J’ai beaucoup d’argent, vous savez. Je mettrai le prix qu’il faudra.
— Pourquoi tenez-vous autant à ce que je vous peigne ?
— Parce que je le veux !
— C’est une raison, ça ?
— Tout à fait. J’obtiens toujours ce que je veux.
— Vous êtes décidément bien jeune, fit-il soudain.
— Vous allez-me peindre, oui ou non ?
Il m’a prise par les épaules, m’a orientée vers la lumière et examinée. Puis il s’est un peu reculé. J’ai attendu, immobile.
— Vous savez, a-t-il enfin dit, j’ai souvent eu envie de coiffer le dôme de la cathédrale St Paul d’un envol de cacatoès au plumage extravagant. Si je vous peignais en extérieur dans un décor bien traditionnel, j’ai comme l’impression que j’obtiendrais le même résultat.
— Donc, vous acceptez ?
— Vous êtes une des plus adorables palettes de couleurs sauvages, flamboyantes et exotiques que j’aie jamais vues !
— Alors c’est entendu.
— Mais je vous préviens, miss Greer. Si je vous peins, il y a de fortes chances que je tombe amoureux de vous.
— J’espère bien…
J’avais dit ça d’une voix ferme, posément. Je l’ai entendu reprendre son souffle. J’ai vu l’expression de son regard.
Voilà. Ca été aussi soudain que ça.
Nous nous sommes revus deux ou trois jours plus tard. Il voulait me faire descendre dans le Devon : il y connaissait un endroit qui serait idéal pour me peindre.
— Je suis marié, tu sais, m’a-t-il prévenue. Et j’aime beaucoup ma femme.
A quoi j’ai répondu que pour qu’il l’aime tant que ça, il fallait qu’elle soit vraiment bien.
— Tout ce qu’il y a de bien, a-t-il renchéri. Adorable, même – et je l’adore. Tiens-le-toi pour dit, Elsa.
J’ai affirmé parfaitement comprendre.
Il a commencé le tableau une semaine plus tard. Caroline Crale m’a fort aimablement accueillie. Elle ne paraissait pas trop m’apprécier, mais après tout pourquoi l’aurait-elle fait ? Amyas marchait sur des œufs, lui. Il ne me disait jamais un mot que sa femme ne puisse entendre, et moi je restais d’une politesse distante avec lui. Mais au fond de nous-mêmes, lui et moi, nous savions.
Au bout de dix jours, il m’a dit que je devais retourner à Londres.
— Mais le tableau n’est pas fini, ai-je objecté.
— Il est même à peine commencé. La vérité, c’est que je n’arrive pas à te peindre.
— Pourquoi ?
— Tu le sais aussi bien que moi, Elsa. Et c’est pour ça qu’il faut que tu fiches le camp. Je n’arrive pas à penser à ma peinture. Je n’arrive pas à penser à autre chose qu’à toi.
Nous étions à la Batterie. Le jardin était inondé d’un chaud soleil, peuplé d’oiseaux et d’abeilles. C’aurait dû être un lieu de bonheur et de paix. Mais pas du tout. L’atmosphère y était… tragique, au contraire. Comme si… comme si tout ce qui devait s’y passer l’imprégnait déjà.
Je savais que mon retour à Londres ne changerait rien. Je me suis cependant inclinée :
— Bon, je vais m’en aller si tu veux.
— C’est bien.
Je suis donc partie. Et ne lui ai pas écrit.
Il a tenu une dizaine de jours, puis je l’ai vu débarquer, tellement maigre, hagard et pitoyable que j’en ai été effrayée.
— Je t’avais prévenue, Elsa. Ne dis surtout pas le contraire.
— Je t’attendais. Je savais que tu viendrais.
— Il est des choses auxquelles aucun homme ne peut résister. Je ne mange plus, je ne dors plus tellement je te désire.
Je lui ai répondu que je le savais, que c’était pareil pour moi depuis le premier jour où je l’avais vu. Que c’était le destin et qu’il était inutile d’essayer de lutter contre.
— Tu n’as pas beaucoup essayé, n’est-ce pas, Elsa ?
— Pas du tout essayé, même.
Il en est venu à regretter que je sois si jeune. Je lui ai assuré que ça n’avait pas d’importance. Je crois pouvoir dire que pendant les quelques semaines qui ont suivi, nous avons été heureux. Mais ce n’est pas exactement le terme qui convient. Il s’agissait de quelque chose de plus profond, de plus redoutable même, que le bonheur.
Nous étions faits l’un pour l’autre, nous nous étions trouvés et nous savions tous les deux que nous devions rester ensemble – pour toujours.
Mais un autre facteur est intervenu. Le tableau inachevé a commencé à hanter Amyas.
— C’est quand même bizarre, m’a-t-il dit : l’autre fois, je n’arrivais pas à te peindre, c’était comme si tu t’interposais entre la toile et moi. Pourtant, je veux te peindre, Elsa. Et je veux que ce soit le plus beau tableau de toute ma vie. Ça me démange de reprendre mes pinceaux, maintenant, de te revoir dans ce décor tellement conventionnel du rempart, de la mer bleue et des beaux arbres bien peignés, toi, le cri triomphant de la dissonance.
« C’est comme ça que je veux te peindre ! Et j’ai besoin qu’on me fiche la paix pendant que je travaille. Quand le tableau sera fini, alors je dirai la vérité à Caroline et on réglera toutes ces histoires.
— Tu crois que Caroline va faire des difficultés pour divorcer ? ai-je demandé.
Il m’a répondu qu’il ne pensait pas. Mais qu’on ne savait jamais, avec les femmes.
Je lui ai affirmé que j’étais navrée de lui faire du mal, mais qu’après tout, c’étaient des choses qui arrivaient, dans la vie.
— C’est bien gentil, Elsa, c’est très raisonnable. Mais Caroline n’est pas raisonnable, ne l’a jamais été et ne va sûrement pas commencer maintenant. Elle m’aime, tu sais.
Je lui ai dit que je comprenais, bien sûr, mais que si elle l’aimait vraiment, elle ne voudrait pas le rendre malheureux en cherchant à le retenir contre son gré.
— On ne résout pas les problèmes de la vie à coups de belles maximes, m’a-t-il rétorqué. Le monde est rouge sang, ne l’oublie pas.
— Mais enfin, nous sommes des êtres civilisés, quand même !
Amyas s’est mis à rire :
— Des êtres civilisés, tu parles ! Caroline n’a sans doute qu’une envie, c’est de te couper en rondelles. Elle en est capable, d’ailleurs. Tu te rends compte comme elle va souffrir ? Souffrir… Sais-tu seulement ce que ça signifie ?
— Ne lui dis rien, si c’est comme ça.
— Si, Elsa, il faut ce qu’il faut. Je veux que tu sois à moi normalement. Devant tout le monde. Pas en cachette.
— Et si elle ne veut pas divorcer ?
— Ce n’est pas ça qui me fait peur.
— Qu’est-ce qui te fait peur, alors ?
— Je ne sais trop…, a-t-il articulé lentement.
Il connaissait bien Caroline, voyez-vous. Pas moi. Si j’avais pu me douter…
Nous sommes donc repartis pour Alderbury. Cette fois, ç’a été beaucoup plus difficile. Caroline se doutait de quelque chose. Je n’aimais pas ça. Oh non, je n’aimais pas. Vraiment pas. J’ai toujours eu horreur d’agir dans le dos des gens. Je voulais qu’on lui dise tout. Amyas ne voulait pas en entendre parler.
Le plus drôle, dans tout ça, c’est qu’il ne semblait pas concerné. Malgré son amour pour Caroline et son désir de ne pas la faire souffrir, l’honnêteté ou la malhonnêteté de sa conduite était le cadet de ses soucis. Il peignait avec une sorte de frénésie, rien d’autre ne comptait. Moi qui ne l’avais encore jamais vu au paroxysme de son travail, je me rendais compte à présent du génie qui l’habitait. Il était tellement absorbé qu’il se sentait dégagé des convenances les plus ordinaires. Il en allait bien autrement pour moi. J’étais dans une position horrible. Caroline me faisait la tête – à juste titre. La seule manière de rendre la situation plus supportable aurait été d’être francs et de lui dire la vérité.
Mais tout ce qu’Amyas répondait, c’est qu’il ne voulait pas de scènes avant la fin du tableau. Je lui ai fait remarquer qu’il n’y aurait vraisemblablement pas de scène. Caroline avait trop de dignité et de fierté pour s’abaisser à cela.
— Je ne veux pas lui mentir, ai-je insisté. Il faut qu’on soit honnêtes !
— Au diable ton honnêteté ! a-t-il explosé. J’ai une œuvre à finir, bon Dieu !
Je voyais son point de vue, mais il refusait de comprendre le mien.
Et j’ai fini par craquer. Un jour où Caroline venait de parler d’un projet qu’elle avait pour l’automne avec Amyas comme d’une chose absolument certaine, ce que nous faisions – la mener ainsi en bateau – m’a soudain fait horreur. Sans doute aussi étais-je un peu énervée contre elle parce qu’elle s’était montrée particulièrement déplaisante à mon égard, d’une manière habile et insidieuse contre laquelle on n’a pas prise.

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