Cinq petits cochons d’ Agatha Christie

Poirot poursuivit :
— Seulement mon rôle ne consistait pas à accepter le verdict des autres. Je devais me faire une opinion par moi-même. Examiner les faits et m’assurer qu’ils cadraient avec l’aspect psychologique de l’affaire. Pour cela, j’ai passé au crible les dossiers de la police, et je suis aussi parvenu à convaincre cinq personnes qui se trouvaient sur les lieux de me rédiger leur propre compte rendu des faits. Ces documents m’ont été très précieux car ils contenaient des éléments que les rapports de police ne pouvaient me livrer. A savoir : A, certaines conversations et incidents qui, du point de vue officiel, n’avaient aucun rapport avec l’affaire ; B, l’opinion des témoins eux-mêmes sur ce que Caroline Crale pouvait penser ou ressentir – ce qui bien sûr ne peut constituer preuve légale ; C, certains faits qui avaient été délibérément cachés à la police.
« Je me trouvais dès lors en mesure de me faire moi-même ma propre opinion. Nul doute, semble-t-il, que Caroline Crale ait eu amplement motif à tuer. Elle aimait son mari, il avait déclaré devant autrui être sur le point de l’abandonner, et elle était, de son propre aveu, une femme jalouse.
« Passons du mobile aux moyens. Une fiole de parfum, vide, qui avait contenu de la conicine a été retrouvée dans le tiroir de sa commode. On n’y a pas relevé d’autres empreintes que les siennes. Lors de l’interrogatoire de police, elle a reconnu s’être emparée du poison dans la pièce où nous nous trouvons en ce moment. Le flacon de conicine, ici, portait également ses empreintes. J’ai demandé à Mr Meredith Blake dans quel ordre les cinq personnes avaient quitté le laboratoire ce jour-là, car il me semblait hautement improbable que quiconque ait pu s’en emparer en présence des autres. L’ordre était le suivant : Elsa Greer, Meredith Blake, Philip Blake, Angela Warren, Amyas Crale, et en dernier, Caroline Crale. De plus, Mr Meredith Blake tournait le dos à la pièce pendant qu’il attendait que Mrs Crale sorte, si bien qu’il lui était impossible de voir ce qu’elle faisait. Ce qui revient à dire qu’elle a bien eu l’occasion. Ma conviction qu’elle a effectivement pris la conicine s’en trouve donc étayée. J’ai d’ailleurs eu confirmation indirecte de ce fait lorsque Mr Meredith Blake m’a dit, l’autre jour : « Je me rappelle que je me trouvais ici et que je sentais l’odeur du jasmin par la fenêtre ouverte. » Or, c’était en septembre, et le jasmin qui grimpe sous la fenêtre aurait depuis longtemps cessé de fleurir. Il s’agit de jasmin de l’espèce commune qui s’épanouit en juin et juillet. Mais la fiole de parfum retrouvée dans sa chambre avec des traces de conicine avait à l’origine contenu du jasmin. Je tiens donc pour certain que Mrs Crale avait décidé de voler le poison et, pour cela, discrètement vidé par la fenêtre le contenu d’une fiole de parfum qu’elle avait dans son sac.
« Une petite expérience m’a permis de m’en assurer, l’autre jour, quand j’ai demandé à Mr Blake de fermer les yeux et d’essayer de se rappeler dans quel ordre ses invités avaient quitté la pièce : une bouffée de parfum au jasmin a immédiatement stimulé sa mémoire. Nous sommes tous plus sensibles aux odeurs que nous ne le pensons.
« Nous en arrivons donc au matin du jour fatal. Jusque-là, les faits ne peuvent être contestés. La révélation soudaine par miss Greer de ses projets de mariage avec Mr Crale, la confirmation de ce dernier, la profonde détresse de Caroline Crale : tous les témoignages concordent là-dessus.
« Ce matin-là, donc, il y a une scène entre le mari et la femme dans la bibliothèque. La première chose que l’on entend, c’est Mrs Crale qui clame : « Toi et tes histoires de femmes ! » d’une voix lourde de reproches, et qui affirme : « Un de ces quatre, je finirai par te descendre ! » Ces éclats parviennent à Philip Blake, dans le hall, et à Elsa Greer, dehors sur la terrasse.
« D’après elle, Mr Crale demande ensuite à sa femme d’être raisonnable, laquelle répond : « Plutôt que de te voir filer avec cette fille, je préférerais te tuer. » Peu après, Amyas Crale sort et dit sèchement à Elsa de descendre poser. Laquelle va prendre un pull et le rejoint.
« Rien jusque-là ne sonne psychologiquement faux. Chaque personnage s’est comporté comme on pouvait s’y attendre. Or, voici que nous arrivons à quelque chose qui cette fois paraît aberrant.
« Meredith Blake s’aperçoit de la disparition du poison, il téléphone à son frère. Ils se retrouvent au débarcadère et passent devant le jardin de la Batterie au moment où Caroline Crale est en train de discuter avec son mari de l’envoi d’Angela en pension. Moi, je trouve cela bien étrange. Le mari et la femme sortent d’une scène terrible, ponctuée par des menaces très claires de la part de Caroline, et voilà qu’une vingtaine de minutes plus tard, cette dernière descend tranquillement parler d’une affaire familiale banale.
Poirot se tourna vers Meredith Blake :
— Vous mentionnez, dans votre récit, certaines paroles que vous auriez entendues à ce moment-là dans la bouche d’Amyas Crale. Les voici : « Tout est réglé… je vais veiller à ce qu’elle fasse ses valises. » C’est bien cela ?
— Quelque chose comme ça… oui, acquiesça Meredith Blake.
Poirot se tourna vers Philip :
— Vous vous rappelez la même chose ? L’autre parut réfléchir :
— Je ne m’en souvenais pas, mais maintenant que vous en parlez, c’est exact : il a bien été fait mention de valises.
— Par Mr Crale – pas par Mrs Crale ?
— Par Amyas. Tout ce que j’ai entendu de Caroline, c’est qu’elle trouvait ça très dur pour cette pauvre fille. Et puis quelle importance ? Nous savons tous qu’Angela était sur le point de partir en pension.
— Vous ne saisissez pas la portée de mon observation. Pourquoi serait-ce Amyas Crale qui s’occuperait des valises de la petite ? Ça ne tient pas debout, voyons ! Il y avait Mrs Crale, il y avait miss Williams, il y avait une bonne : c’était bien plus le travail d’une femme que d’un homme !
— Et alors ? s’impatienta Philip Blake. Ça n’a rien à voir avec le crime.
— Non ? Eh bien moi, c’est le premier point qui m’ait intrigué. Immédiatement suivi par un autre. Comment comprendre qu’une femme aussi désespérée que Caroline Crale, une femme au cœur brisé qui venait de menacer son mari, qui avait certainement des idées de suicide ou de meurtre, puisse soudain lui proposer le plus aimablement du monde de lui descendre de la bière fraîche ?
— Si elle projetait de le tuer, ça n’a rien d’extraordinaire, fit lentement observer Meredith Blake. Car alors c’est justement ce qu’elle avait intérêt à faire : dissimuler !
— Vous croyez ? Elle a décidé d’empoisonner son mari, elle est déjà en possession du poison. Le mari garde des canettes de bières en réserve au jardin de la Batterie. Si elle a un tant soit peu de cervelle, elle versera la conicine dans l’une d’elles à un moment où il n’y a personne aux alentours.
— Elle n’aurait jamais fait une chose pareille, objecta Meredith : quelqu’un d’autre aurait pu la boire.
— Oui : Elsa Greer. Vous ne me ferez pas croire qu’après s’être résolue à tuer son mari, elle aurait eu le moindre scrupule à supprimer aussi la fille.
« Mais laissons cela. Tenons-nous-en aux faits. Caroline Crale dit qu’elle va descendre de la bière fraîche à son mari. Elle monte à la maison, prend une bouteille dans la glacière de la serre et la lui apporte. Elle le sert et lui tend son verre.
« Amyas Crale le vide d’un trait et décrète : « Tout a un goût infect, aujourd’hui. »
« Mrs Crale remonte à la maison. Elle déjeune et paraît semblable à elle-même. On lui a trouvé l’air un peu soucieux, mais cela ne nous aide guère car il n’existe pas de comportement type de l’assassin. Il y a des assassins calmes et des assassins nerveux.
« Après le déjeuner, elle redescend à la Batterie. Elle découvre le cadavre de son mari et se conduit, si l’on peut dire, comme on s’attend que tout un chacun le fasse en pareilles circonstances. Elle est aux cent coups et envoie là gouvernante téléphoner à un médecin. Nous en arrivons alors à un fait qui n’était jusqu’à présent connu de personne.
Il se tourna vers miss Williams :
— Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?
— Je ne vous ai pas demandé le secret, répondit cette dernière, un peu pâle.
Lentement, mais en ménageant ses effets, Poirot raconta ce que la gouvernante avait vu.
Elsa Dittisham se tourna vers la petite femme toute menue dans son grand fauteuil, et la regarda d’un air ébahi.
— Vous l’avez vraiment vue faire ça ? demanda-t-elle.
Philip Blake bondit sur ses pieds.
— Mais alors, le problème est réglé ! s’écria-t-il. Et réglé une bonne fois pour toutes !
Poirot le considéra sans animosité.
— Pas nécessairement, fit-il.
— Et je n’en crois pas un mot, jeta sèchement Angela Warren.
Il y eut une lueur hostile dans le regard qu’elle décocha à la gouvernante.
Meredith Blake tirait sur sa moustache, l’air consterné. Seule, miss Williams demeurait imperturbable. Elle était assise très droite, une tache de couleur sur chaque joue.
— J’ai dit ce que j’avais vu, fit-elle.
— Bien sûr, reprit lentement Poirot, nous n’avons que votre parole pour…
— Vous n’avez que ma parole.
Elle riva sur lui ses indomptables yeux gris :
— Et je n’ai pas l’habitude qu’on la mette en doute, monsieur Poirot.
Ce dernier inclina la tête.
— Je ne la mets pas en doute, miss Williams. Ce que vous avez vu s’est déroulé exactement comme vous l’avez dit. Et c’est parce que vous l’avez vu que j’ai acquis la certitude que Caroline Crale n’était pas – ne pouvait pas être coupable.
Pour la première fois, John Rattery, le grand jeune homme qui semblait dévoré d’angoisse, se fit entendre :
— Dites-nous vite pourquoi, monsieur Poirot. Lequel se tourna vers lui :
— Cela va de soi. Je vais vous le dire. Qu’a vu miss Williams ? Elle a vu Caroline Crale, apeurée, essuyer méthodiquement des empreintes, puis appliquer les doigts de son mari mort sur la bouteille de bière. Sur la bouteille, notez-le bien. Or, la conicine était dans le verre, pas dans la bouteille : la police n’a trouvé aucune trace de poison dedans. Il n’y a jamais eu de conicine dans la bouteille. Et cela, Caroline Crale ne le savait pas.
« Drôle d’empoisonneuse qui ne se rappellerait même plus dans quoi elle a mis le poison qui a tué son mari !
— Mais alors, objecta Meredith, pourquoi… Poirot ne lui laissa pas le temps d’achever :
— Oui, pourquoi ? pourquoi Caroline Crale a-t-elle si désespérément essayé de faire croire à un suicide ? La réponse est – doit être – très simple. Parce qu’elle savait qui avait empoisonné son mari, et qu’elle était déterminée à tout faire, à tout supporter plutôt que de laisser soupçonner cette personne.
« Nous touchons à présent au but. De qui s’agissait-il ? Qui Caroline couvrait-elle ? Philip Blake ? Meredith ? Elsa Greer ? Cecilia Williams ? Non, il n’y a qu’une seule personne qu’elle pouvait vouloir protéger à tout prix.
Il resta un moment silencieux. Puis :
— Miss Warren, si vous avez apporté la dernière lettre de votre sœur, j’aimerais la lire tout haut.
— Non.
— Mais, miss Warren…
Angela se leva. Sa voix retentit, froide comme du métal :
— Je vois très bien où vous voulez en venir. Vous insinuez, n’est-ce pas, que j’aurais tué Amyas Crale et que ma sœur le savait. Je réfute cette allégation avec la plus vive énergie.
— Cette lettre…, commença Poirot.
— Cette lettre m’était destinée. A moi et à moi seule.
Poirot tourna les yeux vers les deux jeunes gens.
— S’il vous plaît ; tante Angela, supplia Carla Lemarchant, faites ce que vous demande M. Poirot.
— Voyons, Carla, grinça Angela, un peu de pudeur ! C’était ta mère, tu…
La réponse fusa, nette, violente :
— Oui, c’était ma mère. Et c’est pourquoi j’ai le droit de vous demander de lire cette lettre. Je le veux. De sa part à elle.
Lentement, Angela Warren tira le papier de son sac et le tendit à Poirot.
— Je regrette bien de vous l’avoir montrée, maugréa-t-elle.
Elle tourna ostensiblement le dos à tout le monde et se mit à regarder par la fenêtre.
Tandis qu’Hercule Poirot lisait tout haut la dernière lettre de Caroline Crale, la pénombre s’épaississait dans les recoins de la pièce. Carla eut la sensation d’une nouvelle présence, d’une présence qui prenait corps, qui écoutait, respirait, attendait. « Elle est ici, pensa-t-elle. Ma mère est ici. Caroline Crale est ici, parmi nous ! »
La voix d’Hercule Poirot s’arrêta. Il marqua une pause avant de reprendre, la voix changée :
— Vous conviendrez avec moi, je pense, que cette lettre est remarquable. Remarquable par sa beauté, d’abord, mais aussi pour une autre raison. Remarquable par ce qu’il y manque : elle ne contient aucune protestation d’innocence.
— C’était superflu, jeta Angela Warren sans tourner la tête.
— En effet, miss Warren, c’était superflu. Caroline Crale n’avait pas besoin de dire à sa sœur qu’elle était innocente parce qu’elle estimait que sa sœur le savait déjà – et pour cause. Tout ce qu’elle voulait, c’était la réconforter, la rassurer, la dissuader de parler. C’est pourquoi elle répète avec tant d’insistance : Tout est bien ainsi, ma chérie, tout est bien ainsi.
— Elle l’a dit parce qu’elle voulait que je sois heureuse, voilà tout, fit Angela Warren. Vous ne pouvez pas comprendre ça ?
— Qu’elle ait voulu que vous soyez heureuse, c’est évident. C’est même son unique préoccupation. Elle a une fille, mais ce n’est pas à elle qu’elle pense – cela viendra plus tard. Non, c’est sa sœur qui occupe son esprit, et elle seule. Sa sœur qu’elle doit rassurer, qu’elle doit encourager à vivre sa vie, à être heureuse, à réussir. Et afin d’alléger ses scrupules, elle ajoute une phrase très significative : « Quand on a une dette, il faut la payer. »
« Cette phrase dit tout. Elle se réfère explicitement au fardeau que Caroline portait depuis si longtemps, depuis qu’adolescente, dans un accès de rage incontrôlée, elle avait lancé un presse-papiers à la figure de sa sœur en bas âge et l’avait défigurée à vie. Maintenant enfin, elle a l’occasion de la payer, sa dette. Et si cela peut vous réconforter, sachez que je suis persuadé qu’en agissant ainsi, Caroline Crale a effectivement atteint une paix et une sérénité par elle jamais connues auparavant. C’est cette conviction qu’elle réglait sa dette qui a fait que l’épreuve du procès et le verdict ne l’ont pas affectée. Aussi étrange que cela puisse paraître en parlant d’une condamnée pour meurtre, tous les éléments se trouvaient réunis pour qu’elle soit heureuse. Oui, beaucoup plus que vous ne pouvez l’imaginer, comme je vais vous le montrer maintenant.
« Pour voir combien cette explication clarifie les faits et gestes de Caroline, considérons la suite des événements de son point de vue à elle. Tout d’abord, la veille au soir, survient un incident qui ne peut manquer de lui rappeler sa propre erreur de jeunesse : Angela jette un presse-papiers à la tête d’Amyas Crale. Le même geste, souvenez-vous, que le sien, des années auparavant. Angela crie qu’elle voudrait « qu’il crève ». Et le matin suivant, Caroline va dans la petite serre et surprend sa sœur en train de tripoter les bouteilles de bière. Rappelez-vous les mots de miss Williams : « Angela se tenait à côté de la glacière… rouge de confusion comme quelqu’un qui n’a pas la conscience tranquille. » Pour avoir fait l’école buissonnière, dans l’esprit de miss Williams. Mais dans celui de Caroline, l’air coupable d’Angela, se voyant surprise, a une autre cause. Car au moins une fois déjà, souvenez-vous, Angela avait versé quelque chose dans le verre d’Amyas. Elle pouvait donc fort bien avoir recommencé.
« Caroline prend la bouteille qu’Angela lui tend et la descend à la Batterie. Elle en verse un verre à Amyas, il le boit d’un trait et fait la grimace en disant : « Décidément, tout a un goût infect, aujourd’hui. »
« Sur le moment, Caroline ne soupçonne rien. Mais quand elle redescend à la Batterie après déjeuner et qu’elle découvre le cadavre de son mari, elle ne doute pas un seul instant qu’il a été empoisonné. Ce n’est pas elle qui l’a fait ? Qui d’autre, alors ? Et c’est là que tout lui revient à l’esprit : les menaces d’Angela, sa tête lorsqu’elle se fait surprendre penchée sur la glacière… Elle est coupable… coupable… coupable. Pourquoi a-t-elle fait ça ? Vengeance de gosse à l’encontre d’Amyas, peut-être pas avec l’intention de le tuer mais de le rendre malade ? Ou alors pour la protéger elle, Caroline ? Aurait-elle compris qu’Amyas allait abandonner sa sœur et lui en aurait-elle voulu ? Caroline se rappelle si bien la violence incontrôlée de ses propres émotions, à l’âge d’Angela ! Elle n’a dès lors plus qu’une idée en tête. Comment protéger cette sœur bien-aimée ? La petite a manipulé la bouteille, il doit donc y avoir ses empreintes dessus. Elle se hâte de les essuyer. Si seulement on pouvait croire à un suicide ! Pour cela, il faut qu’il y ait celles d’Amyas. Alors elle essaie désespérément de lui enrouler les doigts autour de la bouteille, en faisant attention que personne ne la voie…
« Cette version, si on l’accepte, peut tout expliquer. Le souci que Caroline se fait pour Angela, son insistance à l’éloigner, à la mettre hors d’atteinte. Sa crainte qu’elle ne soit interrogée par la police. Et enfin, le fait de vouloir à tout prix qu’elle quitte l’Angleterre avant le début du procès. Car une chose la terrifie : qu’Angela ne craque et n’avoue.
4

Vérité
Lentement, Angela Warren se retourna. Son regard, dur et méprisant, parcourut les visages braqués sur elle :
— Vous êtes ridicules et aveugles, tous autant que vous êtes. Ne savez-vous donc pas que si je l’avais tué, j’aurais avoué ? Je n’aurais jamais laissé Caroline payer pour une faute que j’aurais commise. Jamais !
— Vous avez pourtant bien trafiqué la bière ? fit Poirot.
— Moi ? Trafiqué la bière ?
Poirot se tourna vers Meredith Blake :
— Dites-moi, très cher monsieur : vous déclarez dans votre récit avoir entendu, le matin du crime, des bruits dans cette pièce qui se situe juste sous votre chambre.
Meredith Blake confirma de la tête :
— Mais ce n’était qu’un chat.
— Comment saviez-vous que c’était un chat ?
— Je… je ne me rappelle plus, mais j’en suis absolument sûr. La fenêtre était juste assez entrouverte pour en laisser passer un.
— Elle n’était pourtant pas bloquée dans cette position. Elle aurait très bien pu être ouverte plus grand pour qu’un être humain puisse entrer et sortir.
— Peut-être, mais je sais que c’était un chat.
— Vous ne l’avez cependant pas vu de vos yeux ?
— Non, je ne l’ai pas vu, répondit lentement Blake, perplexe.
Il fronça les sourcils :
— Pourtant, ça ne fait aucun doute.
— Je vous expliquerai tout à l’heure ce qui vous rend tellement affirmatif. En attendant, réfléchissez à ceci. Quelqu’un aurait pu arriver chez vous, ce matin-là, s’introduire dans votre laboratoire, prendre quelque chose sur une étagère et repartir ni vu ni connu. Mais si c’était quelqu’un d’Alderbury, il ne pouvait s’agir ni de Philip Blake, ni d’Elsa Greer, ni d’Amyas, ni de Caroline Crale. Nous savons très bien ce que ces quatre personnes faisaient. Ce qui nous laisse Angela Warren et miss Williams. Miss Williams est venue par ici, vous l’avez même rencontrée quand vous êtes sorti. Elle vous a dit être à la recherche d’Angela. Celle-ci était partie tôt se baigner, mais miss Williams ne l’a pas vue dans l’eau, ni sur les rochers. Elle pouvait facilement avoir nagé jusqu’à ce côté de la crique – ce qu’elle a d’ailleurs fait plus tard dans la matinée lorsqu’elle s’est baignée avec Philip Blake. Mon idée est donc qu’elle serait venue ici par la mer, aurait pénétré dans la maison par la fenêtre et aurait subtilisé quelque chose sur l’étagère.
— Je n’ai rien fait de tel ! protesta Angela Warren. Du moins, pas pour…
— Ah, fit Poirot avec un petit cri de triomphe, vous vous en souvenez enfin ! Vous m’avez bien dit, n’est-ce pas, que pour jouer un mauvais tour à Amyas Crale, vous aviez un jour chipé de l’herbe-aux-chats – comme on appelle communément ça ?
— De la valériane ! s’exclama Meredith. Mais bien sûr !
— Voilà. Et c’est ça qui vous a donné cette certitude qu’il s’agissait d’un matou. Vous avez le nez très fin. Vous avez senti la faible mais désagréable odeur de la valériane, et même si vous ne vous en êtes pas rendu compte, elle a suffi pour glisser dans votre subconscient le mot « chat ». Les chats adorent cette herbe et ils feraient n’importe quoi pour en avoir. Elle est particulièrement horrible au goût, et votre petit exposé de la veille a suggéré à cette polissonne d’Angela l’idée d’en mettre dans la bière de son beau-frère qui, elle le savait, buvait toujours cul sec.
— Alors, c’était ce jour-là ? fit Angela, tombant des nues. De la valériane, oui, je me souviens parfaitement d’en avoir chapardé. Même qu’après, j’ai manqué de me faire pincer par Caroline qui est arrivée au moment où je sortais une bière ! Bien sûr, que je me rappelle… mais sans avoir jamais fait le rapprochement de dates.
— C’est normal, puisqu’il n’y avait aucun lien dans votre esprit. Les deux événements, pour vous, étaient aux antipodes l’un de l’autre : le premier, du même acabit que les précédents vilains tours que vous lui aviez joués, le second une tragédie vous tombant dessus sans crier gare, comme une bombe qui a réussi à gommer dans votre esprit tous les autres incidents de moindre importance. Mais moi, j’ai remarqué que quand vous en parliez, vous disiez « J’ai chipé, etc. pour la mettre dans le verre d’Amyas ». Vous ne disiez pas que vous aviez effectivement mis votre projet à exécution.
— Bien sûr que non, puisque je ne l’ai jamais fait. Caroline est arrivée juste au moment où je dévissais le bouchon de la bouteille, et… Oh !
Elle avait poussé un cri effaré :
— Ainsi Caroline a cru… elle a cru que c’était moi… !
Elle s’interrompit, regarda autour d’elle et reprit, avec son calme habituel et sa voix posée :
— J’ai d’ailleurs bien l’impression que c’est ce que vous pensez tous.
Puis, après une nouvelle pause :
— Je n’ai pas tué Amyas. Ni à la suite d’une mauvaise blague ni autrement. Si je l’avais fait, jamais je n’aurais gardé le silence.
— Ça c’est évident, ma petite, souligna avec force miss Williams.
Elle foudroya Poirot du regard :
— Il faudrait être fou pour penser une chose pareille.
— Je ne suis pas fou et je ne pense pas une chose pareille, répondit-il du tac au tac et sans se départir de son calme. Parce que je sais très bien qui a tué Amyas Crale.
Lui aussi marqua un temps de silence avant de déclarer :
— Il est toujours dangereux de tenir pour certains des faits qui n’ont pas été prouvés. Prenons la situation telle qu’elle se présentait à Alderbury. Un scénario vieux comme le monde : deux femmes et un homme. Nous avons cru établi qu’Amyas Crale voulait quitter son épouse légitime pour l’autre femme. Mais je puis vous affirmer maintenant qu’il n’en a jamais eu l’intention.
« Ce n’était pas la première fois qu’une femme lui tournait la tête. Il en tombait amoureux fou pendant un temps, mais cela ne durait pas. Ses partenaires étaient en général des femmes d’une certaine maturité : elles n’attendaient pas trop de lui. Cette fois au contraire, si. Il s’agissait d’une toute jeune fille sans expérience et qui était, aux dires de Caroline, terriblement sincère et spontanée. Autant elle pouvait paraître avoir les pieds sur terre et la langue bien pendue dans la vie courante, autant elle n’écoutait plus que les élans de son cœur quand il était question d’amour. Et, parce qu’elle s’était prise d’une passion folle pour Amyas, elle croyait dur comme fer que la réciproque était vraie, que leur amour allait durer toute la vie. Sans même l’avoir interrogé sur le sujet, elle était persuadée qu’il allait quitter sa femme pour l’épouser.
« Alors pourquoi, me direz-vous, Amyas Crale ne l’a-t-il pas détrompée ? Ma réponse est la suivante : à cause du tableau. Il voulait le terminer.
« Cela pourra paraître incroyable à certains, mais pas à ceux qui connaissent les artistes. D’ailleurs nous avons déjà accepté cette idée dans son principe. La conversation entre Crale et Meredith Blake prend à présent tout son sens. Crale est dans ses petits souliers. Alors il essaie de rassurer Meredith, lui tape sur l’épaule et lui affirme, avec un optimisme béat, que ça finira par se tasser. Pour Amyas, voyez-vous, tout est simple. Il fait un tableau, et il ne laissera pas ces deux femelles jalouses – comme il dit – le gêner dans ce qu’il considère comme l’œuvre de sa vie.
« S’il avait dit la vérité à Elsa, c’en était fini du tableau. Peut-être dans les premiers élans de son ardeur avait-il parlé de quitter Caroline. Les hommes disent souvent de ces choses lorsqu’ils tombent amoureux. Peut-être l’avait-il seulement laissé supposer, et le laisse-t-il supposer jusqu’au moment du crime. Qu’Elsa se monte la tête, c’est le cadet de ses soucis. Elle peut bien penser ce qu’elle veut, du moment qu’elle se tient tranquille encore quelques jours.
« Il n’a jamais été homme à s’embarrasser de scrupules. Ce n’est qu’après, et après seulement, qu’il comptait lui dire la vérité : à savoir que tout était terminé entre eux.
« Je crois pourtant qu’il a fait un effort, au début, pour ne pas s’embarquer trop loin avec Elsa. Il lui a bien expliqué quel genre d’homme il était. Mais aucune mise en garde ne pouvait porter. Elle s’est précipitée au-devant de son destin. Pour un homme tel que Crale, les femmes étaient des jouets. Si on lui avait posé la question, il aurait répondu qu’Elsa était jeune, qu’elle s’en remettrait vite. C’est ainsi que ça fonctionnait dans sa tête, à Amyas Crale.
« Sa femme était vraiment la seule personne qui importait pour lui. Il ne se tracassait pourtant pas trop à son sujet : elle n’aurait qu’à s’armer de patience quelques jours encore. Qu’Elsa ait mis les pieds dans le plat n’était certes pas pour arranger les choses, mais il croyait toujours, optimiste, que ça finirait par « se tasser ». Caroline lui pardonnerait comme si souvent dans le passé. Quant à Elsa… eh bien elle n’aurait qu’à mettre son mouchoir par-dessus. Les problèmes de la vie étaient vite réglés, avec lui !
« Je crois quand même que le dernier soir, il a commencé à se faire du mauvais sang. A propos de Caroline, pas d’Elsa. Peut-être lui a-t-elle claqué la porte de sa chambre au nez. Quoi qu’il en soit, après une nuit agitée, il l’a prise à part à la fin du petit déjeuner et lui a tout expliqué : qu’il avait effectivement eu le béguin pour Elsa, mais que c’était fini et que dès qu’il aurait terminé son tableau, il ne la reverrait plus.
« C’est en réaction à cela que Caroline s’est écriée avec indignation : « Toi et tes histoires de femmes ! » Cette phrase, voyez-vous, rangeait Elsa dans la même catégorie que les autres, ces autres qui avaient passé leur chemin. En réaction à cela aussi qu’elle a ajouté, toujours sur le même ton, qu’un jour elle le « descendrait ».
« Elle était outrée, révoltée par sa dureté, par son cynisme envers cette fille. Quand Philip Blake a vu Caroline dans le hall et l’a entendue se murmurer à elle-même : « C’est trop cruel ! », c’est à Elsa qu’elle pensait.
« Quant à Crale, il est sorti de la bibliothèque, a trouvé Elsa avec Philip Blake et lui a ordonné sur un ton brusque de descendre reprendre sa pose. Ce qu’il ignorait, c’est qu’Elsa Greer, assise juste sous la fenêtre de la bibliothèque, avait tout entendu. Le récit qu’elle a fait par la suite de cette conversation était faux. D’autant que personne n’était là pour confirmer ou infirmer, souvenez-vous.
« Imaginez le choc qu’elle a dû recevoir, à entendre ainsi la vérité toute crue !
« Meredith Blake nous a dit que la veille, en attendant que tout le monde sorte de son laboratoire, il se tenait devant la porte, tournait le dos à la pièce et parlait à Elsa Greer. Ce qui signifie que celle-ci lui faisait face et qu’elle et elle seule pouvait voir par-dessus son épaule ce que Caroline fabriquait à l’intérieur.
« Elle l’a donc vue prendre ce poison. Elle n’a rien dit mais s’en est souvenue lorsqu’elle a entendu la conversation de la bibliothèque.
« Quand Amyas Crale sort, donc, elle invoque l’excuse du pull à prendre pour monter jusqu’à la chambre de Caroline et chercher la conicine. Une femme devine vite où une autre femme est susceptible de cacher quelque chose. Elle la trouve donc et, prenant garde à n’effacer aucune empreinte et à ne laisser aucune des siennes, en prélève une certaine quantité à l’aide d’une pipette de stylo. Elle redescend alors et accompagne Amyas à la Batterie. Là, il ne fait aucun doute qu’elle lui verse de la bière et qu’il l’avale d’un trait comme à son habitude.
« Pendant ce temps, Caroline ne décolère pas. Elle profite de ce qu’elle voit Elsa remonter à la maison – cette fois vraiment pour prendre un pull – pour filer jusqu’au jardin et dire ses quatre vérités à son mari. Ce qu’il fait est une honte ! Elle ne le tolérera pas ! C’est trop cruel, trop méchant pour cette fille ! Amyas, agacé d’être dérangé dans son travail, répond que tout est réglé et que dès que le tableau sera terminé, il se chargerait de lui faire plier bagage : « Tout est réglé. Je veillerai à ce qu’elle fasse ses valises. Je te le garantis. »
« C’est alors qu’ils entendent les deux Blake approcher. Caroline s’en va et, légèrement embarrassée, bafouille quelque chose au sujet d’Angela, de la pension, de tout ce qu’elle a à faire. C’est ainsi que, par une association d’idées tout à fait naturelle, les deux hommes s’imaginent que la bribe de conversation qu’ils viennent d’entendre se référait à Angela.
« Elsa arrive alors tout sourire de la maison, le pull à la main, et vient une dernière fois, calme et détendue, reprendre sa pose.
« Elle espérait bien, cela ne fait aucun doute, que les soupçons se porteraient sur Caroline et que le flacon de conicine serait trouvé dans sa chambre. Or, voici que Caroline fait son jeu, à présent : elle descend de la bière fraîche et en verse un verre à son mari.
« Amyas le vide, fait la grimace et dit : « Décidément, tout a un goût infect, aujourd’hui ».
« Mesurez-vous l’importance de cette remarque ? Il trouve un goût infect à tout. Ce qui signifie qu’autre chose avait mauvais goût avant cette bière. Un goût qu’il a encore dans la bouche. Autre chose. Philip Blake parle de la démarche titubante de Crale, se demande s’il avait bu ». Mais ce léger vacillement était le premier signe que la conicine faisait son effet. Celle-ci lui avait donc déjà été administrée quelque temps avant que Caroline ne lui apporte la bière fraîche.
« Elsa Greer se réinstalle alors sur son mur gris, prend la pose et, pour empêcher Amyas d’avoir des soupçons avant qu’il ne soit trop tard, se met à deviser gaiement, comme si de rien n’était. Elle aperçoit Meredith sur le banc du haut, lui adresse un petit geste de la main et joue sa comédie avec encore plus de conviction.
« Et Amyas Crale, qui déteste la maladie et refuse d’admettre qu’il n’est pas bien, s’obstine à peindre jusqu’à ce que ses jambes se dérobent sous lui et que ses mots se brouillent dans sa bouche. Alors il se laisse choir sur le banc, anéanti, mais l’esprit toujours clair.
« A la maison, la cloche du déjeuner retentit. Meredith quitte sa clairière et descend à la Batterie. Elsa profite, j’imagine, de ce bref moment pour quitter son poste sur le rempart, se précipiter vers la table et verser les dernières gouttes de poison dans le verre qui avait contenu l’ultime et inoffensive boisson. Elle devait se débarrasser de la pipette de stylo dans le sentier : on la retrouvera réduite en miettes. Puis Meredith arrive à la porte du jardin.
« La lumière est vive, là, pour quelqu’un qui sort de la pénombre. Aveuglé, il ne peut que distinguer vaguement son ami affalé dans une posture qui lui est familière, et qui tourne vers lui un regard qu’il qualifie de mauvais.
« Jusqu’où Amyas avait-il compris ? Jusqu’où était-il conscient de ce qui s’était passé ? Impossible à dire, mais son œil et sa main ont travaillé fidèlement.
Hercule Poirot fit un geste en direction du tableau accroché au mur :
— J’aurais dû comprendre la première fois que j’ai vu cette toile. Car elle est éloquente. C’est le portrait d’une meurtrière peint par sa victime, le portrait d’une jeune femme regardant son amant mourir…
5

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer