Cinq petits cochons d’ Agatha Christie

Il resta à côté de la fenêtre et respira profondément. Poirot vint le rejoindre. Inutile de demander à quoi cette pièce avait servi jadis : les étagères étaient vides, mais des marques circulaires indiquaient l’endroit où bouteilles, fioles et flacons avaient été posés. Contre un des murs, quelques instruments de chimie étaient abandonnés près d’un vieil évier. Une épaisse couche de poussière recouvrait tout.
— C’est drôle, je m’en souviens comme si c’était hier, dit-il en regardant dehors. Je me tenais ici, je sentais l’odeur du jasmin, et je pérorais, je pérorais, pauvre fou que j’étais, sur mes précieuses potions et mes distillations !
L’esprit ailleurs, Poirot tendit la main par la fenêtre et saisit une ramille de jasmin dont il arracha les feuilles.
Meredith Blake traversa résolument la pièce. Un tableau était accroché au mur. D’un revers de main, il chassa la poussière qui le recouvrait.
Poirot retint son souffle. Il avait vu, jusqu’alors, quatre tableaux d’Amyas Crale : deux à la Tate Gallery, un chez un marchand d’art de Londres, et le dernier, la nature morte aux roses. Mais là, il était devant celui que le peintre avait considéré comme son chef-d’œuvre, et il comprit tout de suite quel artiste superbe cet homme avait été.
Au premier regard, avec sa texture satinée et ses contrastes violents, on aurait pu croire qu’il s’agissait d’une affiche. Une fille, une fille vêtue d’un chemisier jaune canari et d’un pantalon bleu marine, assise sur un mur gris dans l’éclatante lumière du soleil, avec en arrière-plan la mer d’un bleu d’une violence inouïe. Le sujet type pour une affiche.
Mais ce premier regard était trompeur : il y avait une subtile distorsion des formes, une brillance et une clarté extraordinaires dans la lumière. Quant à la fille…
Oui, elle était la vie. La vie avec tous ses ingrédients – jeunesse, vitalité éclatante à l’état brut. Le visage était vivant, les yeux étaient vivants.
Tant de vie ! Une jeunesse si ardente ! C’est donc cela qui avait frappé Amyas Crale en Elsa Greer, qui l’avait rendu aveugle, insensible à la douceur de sa femme. Elsa était la vie. Elsa était la jeunesse.
Une créature d’une beauté folle, mince, droite, pleine de morgue, la tête légèrement de côté, les yeux d’une triomphante insolence. Des yeux qui se posaient sur vous, qui vous détaillaient, qui étaient une invite…
Hercule Poirot écarta les mains, conquis :
— C’est excellent… oui, excellent…
— Elle était si jeune, fit Meredith Blake d’une voix entrecoupée.
« Qu’est-ce que la plupart des gens entendent par ces mots ? songea Poirot en hochant la tête. Si jeune. Ça veut dire quoi ? Innocent, attirant, sans défense ? Mais ça n’a rien à voir avec ça, la jeunesse ! La jeunesse est brutale, elle possède une force redoutable, elle est toute-puissante. Et elle est… oui, elle est cruelle ! Oui, mais elle est aussi cela, la jeunesse : elle est vulnérable.
Il suivit son hôte jusqu’à la porte. Son intérêt était maintenant tout entier tourné vers Elsa Greer, qui serait sa prochaine visite. Comment les années auraient-elles changé cette jeune pousse en bois brut, fougueuse et conquérante ?
Sur le seuil, il se retourna vers le tableau.
Ces yeux. Qui le regardaient… qui le regardaient… Qui lui transmettaient un message…
Oui, mais si jamais il ne parvenait pas à le déchiffrer, ce message ? Ce que l’image tentait de lui faire comprendre, l’obtiendrait-il de la femme de chair et de sang ? Ou bien ces yeux ne disaient-ils pas quelque chose que la femme elle-même ignorait totalement ?
Tant d’arrogance, une telle certitude du triomphe à venir !
Seulement la Mort s’était interposée, avait arraché leur proie aux jeunes mains avides qui déjà l’enserraient.
Et la flamme avait déserté ces yeux éperdus de passion et qui désormais n’espéraient plus rien. Qu’étaient devenus les yeux d’Elsa Greer, maintenant ?
Il quitta la pièce. Sans un dernier regard. « La vie, elle la dévorait à trop belles dents », songea-t-il.
Il en était un peu… oui, un peu effrayé.
8

Troisième petit cochon a mangé tout le pâté
Des jardinières de tulipes de Darwin ornaient les fenêtres de la maison de Brook Street. Dans le hall, un grand vase de lilas blancs envoyait ses effluves odoriférants jusqu’à la porte ouverte de l’entrée.
Un maître d’hôtel entre deux âges débarrassa Poirot de son chapeau et de sa canne et les tendit à un valet de pied qui les emporta.
— Si Monsieur veut bien se donner la peine, fit le maître d’hôtel avec déférence.
Poirot le suivit. Ils traversèrent le hall et descendirent trois marches. Après avoir ouvert une porte, le maître d’hôtel annonça son nom avec un accent français irréprochable.
La porte se referma derrière lui. Un homme grand et mince se leva de son fauteuil et vint à sa rencontre.
Lord Dittisham n’avait pas tout à fait quarante ans. Il n’était pas seulement pair du royaume, mais aussi poète. Deux de ses « drames fantastiques en vers » avaient connu, à grands frais, les honneurs de la scène et remporté un succès d’estime. Front proéminent, menton volontaire, ses yeux et sa bouche étaient d’une beauté surprenante.
— Asseyez-vous, monsieur Poirot, dit-il.
Poirot s’exécuta et accepta une cigarette. Lord Dittisham referma la boîte, frotta une allumette et lui donna du feu, après quoi il s’assit à son tour et observa son visiteur d’un air pensif.
— C’est ma femme que vous désirez voir, je sais.
— Lady Dittisham a eu l’amabilité de m’accorder un rendez-vous.
— Exact.
Il y eut un silence.
— J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient, lord Dittisham ? risqua Poirot.
Le mince visage rêveur ébaucha un sourire fugace :
— De nos jours, on ne prend plus guère au sérieux les objections des maris, monsieur Poirot.
— Vous en avez donc ?
— Non, pas vraiment. Mais je redoute un peu, je dois l’admettre, l’effet que cela pourrait avoir sur ma femme. Je vais être très franc. Il y a bien des années, alors qu’elle n’était qu’une jeune fille, lady Dittisham a vécu une épreuve terrible. Elle a maintenant, je l’espère en tout cas, surmonté le choc. Je pense même qu’elle l’a oublié. Alors votre venue soudaine, et les questions que vous ne manquerez pas de lui poser, risquent de réveiller ces vieux souvenirs.
— J’en serais navré, fit poliment Hercule Poirot.
— Et je ne sais pas vraiment quel effet cela pourra avoir sur elle.
— Je puis cependant vous assurer que je procéderai avec toute la délicatesse possible afin de ne pas bouleverser lady Dittisham. C’est sûrement une personne sensible qu’il convient de ménager.
De façon aussi soudaine qu’inattendue, son hôte éclata de rire :
— Elsa ? Elle a une force de cheval !
— Dans ce cas…
Poirot, déconcerté, observa un silence diplomatique.
— Ma femme est de taille à encaisser n’importe quel choc, reprit lord Dittisham. Savez-vous au moins pourquoi elle accepte de vous recevoir ?
— Par curiosité ? proposa calmement Poirot. Une certaine considération apparut dans le regard de son interlocuteur :
— Ah, vous avez deviné ?
— Ça n’a rien d’extraordinaire. Un homme enverra paître un détective privé. Une femme acceptera toujours de le recevoir.
— Certaines femmes pourraient l’envoyer paître aussi.
— Une fois qu’elles l’auront vu. Pas avant.
— Possible, concéda lord Dittisham qui resta un moment silencieux. Bon, qu’est-ce que c’est que cette histoire de livre ?
— On ressort bien les vieilles chansons, les vieux numéros de music-hall, les vieux costumes. Pourquoi pas les vieux crimes ?
— Pouah !
— Si vous voulez ! Mais ce n’est pas avec des pouah que vous changerez la nature humaine. Le crime, c’est du drame, du spectaculaire. Or, le désir de drame et de spectaculaire est très fort chez l’être humain.
— Je sais… je sais…, murmura lord Dittisham.
— Donc, voyez-vous, ce livre sera écrit. Mon rôle est de m’assurer qu’il n’y ait ni erreurs grossières ni déformation des faits connus.
— Les faits sont les mêmes pour tout le monde, ce me semble.
— Sans doute, mais pas leur interprétation.
— Que voulez-vous dire au juste, monsieur Poirot ? jeta-t-il sèchement.
— Mon cher lord, il y a bien des façons de considérer, disons, un fait historique. Prenons un exemple : beaucoup de livres ont été écrits sur Marie Stuart. On la présente, selon les cas comme une martyre, une catin sans foi ni loi, une sainte un peu naïve, une intrigante meurtrière, ou une victime du sort et des circonstances ! Faites vos jeu !
— Et dans cette affaire-ci ? Crale a été tué par sa femme, personne ne le conteste. Au procès, mon épouse a été très injustement – à mon avis – calomniée. Après quoi on a dû lui faire quitter le palais de justice par une porte dérobée. L’opinion publique lui était très hostile.
— Les Anglais sont un peuple doté d’un très grand sens moral, fit observer Poirot.
— Du diable leur morale, oui ! s’écria Dittisham. Il regarda fixement Poirot :
— Et vous ?
— Moi ? C’est ma vie, qui est morale, pas seulement mes idées. Nuance.
— Je me suis parfois demandé quel genre de personne était vraiment cette Mrs Crale. Cette histoire d’épouse bafouée… J’ai l’impression qu’il y avait quelque chose de pas clair derrière tout ça.
— Qu’en pense votre femme ? demanda Poirot.
— Ma femme n’a jamais abordé le sujet avec moi. Poirot le considéra avec plus d’intérêt encore :
— Ah, je vois…
— Vous voyez quoi ? coupa sèchement Dittisham.
— L’imagination créatrice du poète…, fit Poirot avec une petite inclinaison de la tête.
Lord Dittisham se leva et sonna.
— Ma femme vous attend, fit-il sur un ton rude. La porte s’ouvrit.
— Monsieur a sonné ?
— Conduisez M. Poirot chez lady Dittisham.
Ils montèrent deux étages. Des tapis mœlleux dans lesquels les pieds s’enfonçaient. Des lumières tamisées. Tout respirait l’argent. L’argent davantage que le goût. Si le cabinet où l’avait reçu lord Dittisham était d’une sombre austérité, là, dans la maison, c’était le luxe. Le fin du fin. Pas forcément le plus tape-à-l’œil ou le plus extraordinaire, juste le genre « qui ne regarde pas à la dépense » allié à un manque d’imagination évident.
« … a mangé tout le pâté ? songea Poirot. Oh, oui ! Et quel pâté ! »
La pièce dans laquelle il pénétra n’était pas des plus vastes. Le grand salon se trouvait au premier. Là, il ne s’agissait que du boudoir de la maîtresse de céans, laquelle se tenait debout à côté de la cheminée lorsque Poirot fut annoncé et introduit.
Il fut si surpris qu’une petite phrase jaillit dans son esprit et refusa de le quitter :
Elle est morte bien jeune…
Telle fut en effet sa première pensée lorsqu’il vit cette Elsa Dittisham qui avait été Elsa Greer.
Jamais il ne l’aurait reconnue à partir du tableau que Meredith Blake lui avait montré. C’était une représentation de la jeunesse, un hymne à la force vitale. Là, de jeunesse, point – y en avait-il d’ailleurs jamais eu ? Et pourtant, plus frappante maintenant que dans la toile de Crale, la beauté d’Elsa lui apparaissait. Oui, elle était très belle, cette femme qui s’avançait vers lui. Et dans la fleur de la plénitude. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Pas plus de trente-six ans, si elle avait eu vingt ans au moment du drame. Ses cheveux noirs étaient divinement arrangés autour d’un visage au contour parfait, aux traits presque classiques rehaussés d’une subtile touche de maquillage.
Il éprouva une sensation étrange. Peut-être à cause du vieux Mr Jonathan qui, parlant de Juliette… Il n’y avait rien de Juliette chez cette femme. A moins d’imaginer une Juliette survivante, une Juliette sans son Roméo… Or, n’était-ce pas l’essence même du personnage que de mourir jeune ?
Elsa Greer, elle, était restée en vie…
Elle l’accueillit d’une voix égale, un peu monocorde :
— Votre projet m’intéresse beaucoup, monsieur Poirot. Veuillez vous asseoir et me dire ce que je puis faire pour vous.
« Ça ne l’intéresse pas pour deux sous, songea Poirot. Rien ne l’intéresse. »
Ses grands yeux gris ressemblaient à deux étendues d’eau morte.
Fidèle à sa stratégie, Poirot força un peu sur la note de l’étranger typique.
— Confusionné je suis, madame, baragouina-t-il avec un accent plus atroce encore que nature. Vraiment confusionné.
— Mais non, pourquoi ?
— Parce que je mesure ce que cette… reconstitution d’un drame passé peut avoir de pénible pour vous !
Elle parut amusée. Un amusement qui n’avait rien de feint :
— C’est mon mari qui vous a mis cette idée dans la tête, n’est-ce pas ? Il a dû vous parler quand vous êtes arrivé. Que voulez-vous, il n’a jamais compris que je n’étais pas du tout la personne sensible et délicate qu’il imagine.
Elle poursuivit, avec le même ton d’amusement dans la voix :
— Mon père était ouvrier et travaillait à l’usine. C’est à la force du poignet qu’il a gagné sa croûte dans un premier temps, et fait fortune ensuite. Il faut avoir le cuir solide pour réussir comme ça. Je suis de la même veine.
Là, c’est vrai, songea Poirot. Il fallait avoir le cuir solide pour accepter un séjour chez Caroline Crale.
— Que puis-je pour vous, donc ?
— Vous êtes bien sûre, madame, que ce retour dans le passé ne sera pas trop pénible pour vous ?
Elle réfléchit un moment. Poirot eut soudain la conviction que lady Dittisham était franche de nature. Elle pourrait mentir par nécessité, jamais de manière gratuite.
— Pénible, non, répondit-elle lentement. J’en viens presque à le regretter.
— Pourquoi cela ?
— C’est tellement moche, de ne jamais rien ressentir…
« Oui, Elsa Greer est bien morte… », songea Poirot.
— Quoi qu’il en soit, ça me facilitera beaucoup la tâche, dit-il tout haut.
— Que désirez-vous savoir ? demanda-t-elle sur un ton enjoué.
— Vous avez bonne mémoire, madame ?
— Raisonnablement bonne, je crois, oui.
— Encore une fois, vous ne craignez pas que l’évocation détaillée de ces jours tragiques ne soit trop douloureuse ?
— Du tout. Les choses ne font mal qu’au moment où elles arrivent.
— C’est vrai pour certains, je sais, dit Poirot.
— Voilà d’ailleurs ce qu’Edward – mon mari – n’arrive pas à se mettre dans la tête. Il est persuadé que le procès, et en gros toute l’affaire, a été pour moi une terrible épreuve.
— Ce qui n’a pas été le cas ?
— Non, je me suis bien amusée, au contraire, fit-elle avec une nuance d’autosatisfaction dans la voix. Dieu sait pourtant que cette vieille brute de Depleach s’est acharnée contre moi ! C’est un monstre comme on n’en rencontre guère. Mais ça m’a fait plaisir de lui tenir tête. Et il ne m’a pas eue.
Elle regarda Poirot avec un sourire :
— Je ne chamboule pas trop vos illusions, j’espère ? Jeune fille de vingt ans, à l’époque, j’aurais peut-être dû me morfondre de honte ou de remords ? Eh bien non. Je me moquais complètement de ce qu’on disait de moi. Je ne voulais qu’une seule chose.
— Laquelle ?
— La faire pendre, bien sûr.
Poirot remarqua ses mains. De belles mains aux ongles longs et recourbés. Des mains de prédateur.
— Vous me trouvez vindicative ? Sans doute, quand on me fait du tort. Cette femme était, dans mon esprit, de la pire espèce. Elle savait qu’Amyas m’aimait, et elle l’a tué pour m’empêcher moi de l’avoir.
Elle jeta à Poirot un regard appuyé :
— Vous ne trouvez pas ça plutôt mesquin ?
— Vous ne comprenez ni n’admettez la jalousie ?
— Non, désolée. Quand on a perdu, on a perdu. Si vous n’arrivez pas à garder votre mari, au moins laissez-le partir de bonne grâce. C’est cette possessivité que je ne comprends pas.
— Vous l’auriez peut-être comprise plus tard si vous l’aviez épousé.
— Je ne crois pas. Nous n’étions pas…
Elle lui adressa soudain un petit sourire. Un sourire qui lui fit froid dans le dos tant il le trouva dépourvu de sentiment :
— Que ceci soit bien clair, monsieur Poirot : n’allez pas imaginer qu’Amyas Crale a séduit une pauvre petite oie blanche. Pas du tout ! La responsable, c’est moi ! Je l’ai rencontré à une soirée, je suis tombée amoureuse de lui et j’ai décidé de tout faire pour l’avoir.
Elle était loin, Juliette – grotesquement parodiée : Alors ma destinée à tes pieds je déposerai, Et toi, mon seigneur, au bout du monde je te suivrai…
— Bien qu’il soit marié ?
— « Chasse interdite sous peine de poursuites », hein ? Ce n’est pas à coups de pancarte qu’on se protège du danger, vous savez. S’il n’était pas heureux avec sa femme et qu’il puisse l’être avec moi, pourquoi pas ? On ne vit qu’une fois.
— Mais il paraît qu’il était heureux en ménage.
— Non, fit-elle en secouant la tête. Ils étaient comme chien et chat. Elle n’arrêtait pas de le houspiller. C’était une femme abominable !
Elle se leva et alluma une cigarette :
— Je suis sans doute un peu injuste envers elle, mais je la trouvais vraiment odieuse.
— C’a été une grande tragédie, articula lentement Poirot.
— Une grande tragédie, oui, répéta-t-elle tandis qu’un frémissement semblait enfin animer la langueur de son visage. Car elle m’a tuée moi aussi, vous comprenez ? Oui, elle m’a tuée. Depuis, il n’y a plus rien dans ma vie… Rien !
Elle baissa la voix, agita nerveusement les mains :
— Le vide ! Je suis comme le poisson empaillé dans sa vitrine !
— Amyas Crale comptait donc tant pour vous ? Elle fit signe que oui. Par un petit hochement de tête tout timide, presque pitoyable.
— Je crois avoir toujours été femme d’un seul homme, fit-elle d’un air sombre. Dans ces cas-là, il ne reste plus qu’à se plonger un poignard dans le cœur – comme Juliette. Seulement… seulement faire ça, c’est reconnaître que vous êtes battu, que la vie vous a démoli.
— Alors ?
— Alors tout devrait redevenir possible – tout devrait redevenir comme avant, une fois qu’on a repris le dessus. Et j’ai repris le dessus. J’avais tourné la page, je pensais pouvoir passer au chapitre suivant.
Passer au chapitre suivant. Poirot la voyait fort bien se démener de toutes ses forces pour parvenir à ses fins. Il la voyait, belle, riche, séduisante, chercher de ses griffes avides de prédatrice à remplir une vie devenue vide. D’abord auprès de célébrités – son mariage avec un aviateur connu, puis avec un explorateur, ce géant d’Arnold Stevenson qui n’était pas sans rappeler, physiquement du moins, Amyas Crale. Et enfin, retour vers les arts : Dittisham !
— Je ne suis pas hypocrite ! s’écria Elsa. Il y a un proverbe espagnol qui m’a toujours plu : Prends ce qui te plaît, paies-en le prix et Dieu sera content. Eh bien c’est ce que j’ai fait. J’ai invariablement accaparé tout ce dont j’avais envie. Et j’ai toujours accepté d’en payer le prix.
— Ne comprenez-vous pas, fit Poirot, qu’il est des choses qu’on ne peut acheter ?
Elle le regarda, surprise :
— Je ne parle pas seulement d’argent.
— Non, non, je sais bien ce que vous voulez dire. Mais ce n’est pas pour autant que, dans la vie, tout est étiqueté comme au marché. Certaines choses ne sont pas à vendre.
— Quelle blague !
Poirot eut un petit sourire. Il percevait dans la voix de cette femme l’arrogance du parvenu.
Il éprouva pourtant un sentiment soudain de pitié. Ce visage sans âge, sans âme, ces yeux las, à côté de ceux de la fille peinte par Crale…
— Parlez-moi donc de ce livre, fit lady Dittisham. Dans quel but ? Qui en a eu l’idée ?
— Quel autre but pourrait-il y avoir, madame, que de servir les scandales d’hier à la sauce d’aujourd’hui ?
— Mais vous, vous n’êtes pas écrivain ?
— Non, je suis expert en affaires criminelles.
— Vous voulez dire qu’on vous consulte pour écrire des histoires de crimes ?
— Pas toujours. Dans le cas présent, je suis mandaté.
— Par qui ?
— J’ai été chargé de – comment dire ? — superviser cette publication. Et ce par l’une des parties concernées.
— Laquelle ?
— Miss Carla Lemarchant.
— Qui est-ce ?
— La fille d’Amyas et Caroline Crale. Elsa resta un moment abasourdie.
— Mais oui, fit-elle enfin, c’est vrai qu’il y avait une enfant. Je me rappelle. Elle doit être grande, maintenant ?
— Oui, elle a vingt et un ans.
— Comment est-elle ?
— Grande, brune et, je trouve, jolie. Elle a du courage et du caractère.
— J’aimerais bien la voir, fit Elsa d’un air pensif.
— Elle ne partage peut-être pas ce désir. Elsa parut étonnée :
— Pourquoi ? Enfin oui, évidemment. Mais c’est idiot, elle ne peut pas se souvenir, voyons ! Elle avait tout au plus six ans, à l’époque.
— Elle sait que sa mère a été accusée du meurtre de son père.
— Et elle croit que c’est de ma faute ?
— C’est une opinion comme une autre. Elle haussa les épaules :
— Ça ne tient pas debout ! Si Caroline avait eu un comportement humain normal et raisonnable…
— Vous ne vous sentez donc aucune responsabilité ?
— Moi ? Quelle responsabilité ? Je n’ai rien à me reprocher, moi. J’aimais Amyas. Je l’aurais rendu heureux.
Elle regarda Poirot dans les yeux. Il vit son visage se métamorphoser soudain : comme par enchantement il avait devant lui la fille du tableau :
— Si je pouvais vous faire comprendre, vous faire partager ma vision des choses. Si vous saviez…
— Mais c’est justement ça, que je cherche. Mr Philip Blake, par exemple, qui était sur place à l’époque, va me faire un compte rendu exact et détaillé de tout ce qui s’est passé. Mr Meredith Blake va faire de même. Alors si vous…
Elsa Dittisham prit une profonde inspiration.
— Ah, ces deux-là ! jeta-t-elle avec mépris. Philip a toujours été un imbécile. Meredith était bien brave, lui, mais il tournicotait autour de Caroline. Ce n’est pas d’eux que vous tirerez quoi que ce soit d’intéressant.
Il l’observait. Il vit une lueur monter dans ses yeux, une femme vivante prendre forme dans l’enveloppe morte de l’autre.
— Vous la voulez, la vérité ? fit-elle vivement, presque avec violence. Pas pour la publier, juste pour vous…
— Je ne publierai rien sans votre consentement.
— Eh bien je vais vous l’écrire…
Elle resta un moment silencieuse, à réfléchir. Il vit la dureté de ses traits s’altérer, la joue prendre un contour plus jeune, la vie revenir en elle maintenant que son passé la réclamait :
— Revenir en arrière… Tout mettre par écrit… Pour vous montrer comment elle était…
Ses yeux lançaient des éclairs. Sa poitrine se soulevait de passion :
— Elle l’a tué. Elle a tué Amyas. Amyas qui ne demandait qu’à vivre, qui aimait la vie. La haine ne devrait pas être plus forte que l’amour, mais la sienne l’était. Alors moi aussi, je la hais… je la hais… je la hais…
Elle s’approcha de Poirot, lui agrippa la manche :
— Il faut que vous compreniez ce qu’Amyas et moi ressentions l’un pour l’autre. Il le faut. Je… je vais vous montrer quelque chose.
Elle se précipita de l’autre côté de la pièce, déverrouilla un petit secrétaire et ouvrit un tiroir dissimulé au fond d’un casier.
Elle revint avec une lettre à la main. Le papier était froissé, l’encre passée. Elle la lui tendit d’un geste catégorique, presque brutal, comme la fillette qui un jour, souvenir poignant, avait tendu à Poirot un de ses trésors soigneusement gardé, un coquillage ramassé sur la plage. De la même manière, l’enfant s’était ensuite reculée pour mieux observer, fière et inquiète à la fois, la façon dont il accueillait cette offrande.
Il déplia les feuilles jaunies.
Elsa, mon doux, mon merveilleux amour ! Tu es ce que j’ai vu de plus beau sur terre. Et pourtant j’ai peur… Je suis trop vieux, je suis un vieux démon au caractère épouvantable, sans stabilité aucune. Ne te fie pas à moi, ne crois pas en moi. En dehors de mon art, je ne vaux rien, car c’est à lui que je consacre le meilleur de moi-même. Te voilà prévenue, tu ne pourras pas dire le contraire.
Et pourtant, ma toute belle, tu seras mienne. Je me damnerais pour toi, tu le sais. Je te peindrai, ton portrait stupéfiera ce monde imbécile. Je suis fou de toi… Je ne dors plus… je ne mange plus. Elsa… Elsa… Elsa… Je suis à toi pour toujours… à toi jusqu’à la mort. Amyas.
Seize ans. L’encre avait pâli, le papier jauni. Mais ces mots vivaient toujours, vibraient toujours…
Il leva les yeux sur la femme pour laquelle ils avaient été écrits.
Ce n’était plus une femme qu’il avait devant lui.
Juste une gamine amoureuse.
Il repensa à Juliette.
9

Quatrième petit cochon n’a rien eu pour lui
— Puis-je vous demander pourquoi, monsieur Poirot ?
Ce dernier prit le temps de la réflexion avant de répondre. Il sentait braqués sur lui les yeux gris et malins de ce petit visage tout ratatiné.
Il était monté au dernier étage de Gillespie Building, immeuble de petits appartements sociaux, et avait frappé à la porte du numéro 584.
Là, dans un cube minuscule qui lui servait à la fois de chambre, de salon, de salle à manger et, par un habile positionnement du réchaud à gaz, de cuisine – tandis qu’une sorte de cagibi attenant contenait une baignoire sabot et les sanitaires – subsistait miss Cecilia Williams.
Aussi réduit fût-il, elle avait réussi à marquer ce décor du sceau de sa personnalité.
Les murs étant badigeonnés d’un gris ascétique, elle y avait accroché des reproductions : la rencontre de Dante et Béatrice sur un pont, puis ce tableau un jour décrit par un enfant comme représentant « une petite aveugle assise sur une orange » et intitulé Dieu sait pourquoi « Espoir ». Il y avait également deux aquarelles de Venise et un « Printemps » de Botticelli à la sépia. Sur le dessus d’une commode basse, trônait toute une série de photographies fanées dont la plupart devaient, vu le style des coiffures, remonter à une vingtaine – sinon à une trentaine – d’années.
Le carré de tapis était usé jusqu’à la corde, les meubles fatigués et de médiocre qualité. Hercule Poirot comprit tout de suite que miss Williams vivait très chichement. Pas de pâté, ici : c’était le petit cochon qui n’avait rien eu pour lui.
Claire, incisive et insistante, la voix de miss Williams répéta sa question :
— Vous voulez mes souvenirs sur l’affaire Crale ? Puis-je vous demander pourquoi ?
Certains amis et collaborateurs de Poirot, à des moments où il les exaspérait plus encore qu’à l’accoutumée, affirmaient volontiers que lorsqu’il s’agissait pour lui de parvenir à ses fins, il préférait l’affabulation à la simple relation des faits et qu’il n’hésitait alors pas à inventer les histoires les plus abracadabrantes plutôt que de s’en remettre à la vérité.
Cette fois pourtant, sa décision fut vite prise. Bien que n’étant pas issu de cette classe sociale où les enfants, en Belgique ou en France, peuvent s’offrir une gouvernante anglaise, sa réaction fut celle, simple et disciplinée, de tant de petits garçons à qui on avait demandé : « Vous êtes-vous brossé les dents ce matin, Harold – ou Richard, ou Anthony ? », qui avaient un instant envisagé de mentir et s’étaient vite ravisés pour avouer, l’air penaud : « Non, miss Williams. »
Car miss Williams possédait cette mystérieuse qualité qui devrait être l’apanage de tout bon éducateur : l’autorité ! Quand elle disait : « Allez vous laver les mains, Joan », ou bien : « Vous me lirez ce chapitre sur les poètes élisabéthains et tâcherez d’être capable de répondre à mes questions sur le sujet », elle était toujours obéie. Et ne pouvait concevoir de ne l’être point.
Hercule Poirot n’avança donc pas l’explication spécieuse d’un livre à paraître sur les grands crimes du passé. Il lui conta simplement les circonstances dans lesquelles Carla Lemarchant était venue le solliciter.
La vieille demoiselle, toute menue dans sa robe aussi propre qu’élimée, l’écouta attentivement. Puis elle décréta :
— J’aimerais beaucoup avoir des nouvelles de cette enfant, savoir ce qu’elle est devenue.
— C’est une charmante jeune femme, jolie, pleine de courage et de personnalité.
— Bien, fit brièvement miss Williams.
— Et puis elle a de la suite dans les idées, si je puis dire. Ce n’est pas le genre de personne à qui on peut facilement refuser quelque chose.
L’ancienne gouvernante hocha la tête d’un air pensif :
— Est-elle artiste, de tempérament ?
— Je ne crois pas.
— Dieu merci ! se félicita-t-elle sobrement.
Le ton de sa voix ne laissait planer aucun doute sur l’opinion qu’elle avait des artistes :
— D’après ce que vous me dites, elle tiendrait davantage de sa mère que de son père.
— C’est très possible. Vous pourrez en juger quand vous l’aurez vue. Vous aimeriez la rencontrer ?
— Je pense bien. Il est toujours intéressant de voir comment un enfant dont vous vous êtes occupé a évolué.
— Elle devait être très jeune quand vous l’avez vue pour la dernière fois ?
— Elle avait cinq ans et demi. C’était une enfant adorable – un peu trop sage, peut-être. Un peu rêveuse. Aimant jouer toute seule sans jamais solliciter personne. Naturelle. Pas gâtée pour deux sous.
— Une chance qu’elle ait été si jeune, fit Poirot.
— Absolument. Quelques années de plus, et cette tragédie aurait pu avoir sur elle un effet désastreux.
— Je crois pourtant qu’elle a été marquée, dit Poirot. Même si elle était trop petite pour comprendre, même si on a fait en sorte qu’elle ne sache pas, il a dû régner autour d’elle une atmosphère de mystère et de faux-fuyants, suivie d’un brutal déracinement. Tout cela est mauvais pour un enfant.
— En l’occurrence, peut-être moins que vous ne pensez, fit miss Williams, songeuse.
— Avant que nous ne quittions le sujet de Carla Lemarchant – Carla Crale, si vous préférez –, j’aurais une question à vous poser. Vous me semblez mieux placée que quiconque pour y répondre.
— Oui ? demanda-t-elle sans s’engager.
— Il est une chose, fit Poirot, gestes des mains à l’appui pour bien préciser sa pensée, une impalpable sensation que je n’arrive pas à m’expliquer. A chaque fois que je fais allusion à elle, on dirait que cette petite ne représente rien pour les gens. Quand j’en parle, la réponse est toujours mêlée de surprise, comme si mon interlocuteur avait oublié jusqu’à son existence. Ce n’est tout de même pas normal, mademoiselle, ne trouvez-vous pas ? En de pareilles circonstances, c’est important, un enfant. Il n’est pas acteur, mais tout gravite autour. Sans juger les raisons qu’avait Amyas Crale de quitter ou ne pas quitter sa femme, dans les cas de rupture d’un couple marié, l’enfant est en général un élément clé. Or là, elle semble avoir compté pour quantité négligeable. Ça me paraît vraiment étonnant.
— Vous avez mis le doigt sur un point essentiel, monsieur Poirot, répondit instantanément miss Williams. Je vous donne tout à fait raison, et c’est en partie la cause de ma remarque de tout à l’heure : que l’envoi de Carla sous d’autres cieux pouvait, par certains côtés, lui avoir été bénéfique. En grandissant, voyez-vous, elle aurait pu souffrir d’un manque d’affection familiale.
Elle se pencha en avant et continua à parler lentement, en choisissant bien ses mots :
— Au cours de ma carrière, j’ai vu maintes fois se poser le problème des relations entre parents et enfants. Nombre de jeunes êtres – la plupart, en fait – souffrent d’un excès d’attention de leurs parents. Ils sont beaucoup trop couvés, surveillés. Ils en éprouvent un malaise, cherchent à se libérer, à s’isoler, à échapper aux regards. Avec des enfants uniques, c’est encore pire, et les mères sont bien entendu les plus coupables. Le résultat est souvent désastreux sur le ménage. Le mari accepte mal d’être relégué au second plan, il cherche consolation – ou plutôt flatterie et attention – ailleurs, et le divorce intervient tôt ou tard. Le mieux pour un enfant, j’en suis convaincue, est d’être ce que j’appellerais sainement négligé par les deux parents. C’est ce qui se produit dans les familles nombreuses et quelque peu désargentées. Les enfants n’ont pas toujours quelqu’un sur le dos parce que la mère n’a absolument pas le temps de s’occuper d’eux. Ils savent qu’elle les aime, mais ne sont pas étouffés par les manifestations excessives de cet amour.
« Seulement on rencontre parfois un autre cas de figure : celui où le mari et la femme se suffisent tellement l’un à l’autre, vivent tellement l’un pour l’autre, que l’enfant entre à peine dans leur réalité. Je pense qu’il finira fatalement par en souffrir, par se sentir frustré, abandonné. Il n’est là aucunement question de négligence, vous le comprenez. Mrs Crale, par exemple, était ce qu’on appelle une excellente mère, toujours aux petits soins pour Carla, à se préoccuper de sa santé, à être disponible au bon moment pour jouer avec elle, toujours gentille et gaie. Pourtant, elle s’était totalement investie dans son mari. Elle n’existait, si l’on peut dire, que par lui et pour lui.
Miss Williams s’arrêta un instant, puis ajouta posément :
— Ce qui explique, je pense, l’acte qu’elle a commis plus tard.
— Vous voulez dire qu’ils vivaient plutôt comme amants que comme mari et femme ?
Miss Williams eut une moue désapprobatrice devant cette terminologie si française :
— On peut dire ça comme ça.
— Etait-il aussi épris d’elle qu’elle de lui ?
— C’était un couple très uni. Mais lui, bien sûr, c’était un homme.
Miss Williams parvint à charger ce dernier mot de toute une signification victorienne.
— Les hommes !… lâcha-t-elle sans aller plus loin. Comme un riche propriétaire terrien prononcerait « les bolcheviks », un communiste fervent « les capitalistes », une bonne maîtresse de maison « les cafards » – voilà comment miss Williams avait dit « les hommes ! ».
Toutes ses fibres de vieille fille et de gouvernante vibraient d’un féminisme virulent. A l’entendre, nul n’aurait douté que pour miss Williams, la gent masculine était l’Ennemi avec un grand E.
— Vous ne portez pas les hommes dans votre cœur, observa Poirot.
— En ce bas monde, les hommes se taillent la part du lion, répondit-elle sèchement. J’espère que ça changera un jour.
Poirot la dévisagea d’un air pensif. Il la voyait très bien en suffragette, s’enchaînant à une grille, puis faisant la grève de la faim avec endurance et résolution. Passant du général au particulier, il demanda :
— Vous n’aimiez pas Amyas Crale ?
— Non, je ne l’aimais pas. Et je désapprouvais sa conduite. A la place de Madame, moi, je l’aurais quitté. Il y a des choses qu’une femme ne doit pas tolérer.
— Mrs Crale les tolérait ?
— Oui.
— Vous pensez qu’elle avait tort ?
— Absolument. Une femme devrait avoir un certain respect pour elle-même et ne pas se soumettre à l’humiliation.
— Lui avez-vous jamais fait part de vos pensées ?
— Oh, non. Ce n’était pas mon rôle. J’avais été engagée pour éduquer Angela, pas pour donner des avis à Mrs Crale qui ne m’en demandait pas tant. C’aurait été très impertinent.
— Vous aimiez Mrs Crale ?
— Beaucoup, oui.
Sa voix s’adoucit, se chargea de chaleur et d’émotion :
— Et j’avais beaucoup de peine pour elle.
— Et votre élève, Angela Warren ?
— Une des plus intéressantes que j’aie jamais eues. Extrêmement intelligente. Indisciplinée, impulsive, bien souvent très difficile à tenir, mais une personnalité très attachante.
Elle s’interrompit un instant et reprit :
— J’ai toujours pensé qu’elle pourrait faire quelque chose de bien. Je ne me suis pas trompée ! Vous avez lu son livre sur le Sahara ? Et puis tous ces tombeaux qu’elle a découverts à Fayoum ! Oui, je suis fière d’Angela. Je ne suis pas restée très longtemps à Alderbury – deux ans et demi –, mais je suis ravie d’avoir contribué à l’éclosion de son esprit et encouragé son goût pour l’archéologie.
— Je crois savoir qu’il avait été décidé de l’envoyer poursuivre son éducation en pension, fit doucement Poirot. Vous avez dû en être ulcérée.
— Pas du tout, monsieur Poirot. J’étais entièrement d’accord. Que je vous explique. J’aimais beaucoup Angela, avec son bon cœur et sa spontanéité. Vraiment beaucoup. Mais c’était aussi ce que j’appelle une fille difficile. Mettons qu’elle était dans une période difficile. Il vient toujours un temps où une adolescente se sent peu sûre d’elle-même, plus tout à fait enfant et pas encore femme. Un moment, Angela pouvait faire preuve de bon sens et de maturité – d’une grande maturité, même – puis, l’instant d’après, redevenir gamine, reprendre ses allures de garçon manqué, commettre les pires bêtises, se montrer impolie et coléreuse. Les filles ont vraiment des problèmes, à cet âge-là, vous savez. Elles sont extrêmement susceptibles, tout ce qu’on leur dit les vexe. Elles ne veulent plus être traitées comme des gamines, mais perdent leurs moyens si on les traite en adultes. Angela était dans ce cas. D’humeur très changeante, elle pouvait tout à coup prendre la mouche et piquer une colère, puis faire la tête pendant des jours, toute seule à ruminer dans son coin, et de nouveau entrer en plein délire, grimper aux arbres, courir partout avec les garçons jardiniers, refuser toute forme d’autorité.
Miss Williams reprit un instant son souffle :
— Quand une fille en arrive à ce stade, la pension peut être une bonne chose. Elle a besoin de la stimulation des autres, et la saine discipline d’une communauté l’aidera à devenir un membre responsable de la société. Les conditions de vie d’Angela à la maison étaient loin d’être idéales pour son éducation. D’abord, Mrs Crale la gâtait beaucoup trop. La petite n’avait qu’à lever le petit doigt pour que sa sœur accoure et lui donne raison. Résultat, elle prétendait passer avant tout le monde. C’est quand elle était dans cet état d’esprit qu’il y avait conflit avec Mr Crale. Lequel considérait que c’était à lui de passer d’abord et entendait bien qu’il en soit ainsi. Il aimait beaucoup Angela : ils s’entendaient bien, chahutaient ensemble, mais il y avait des moments où Mr Crale prenait soudain ombrage de cet excès d’attention de sa femme pour sa sœur. Comme tous les hommes, lui aussi était un enfant gâté, tout le monde devait être en extase devant lui. D’où ses accrochages avec Angela. Très souvent, Mrs Crale la soutenait, ce qui le rendait furieux. Si au contraire elle le soutenait lui, c’était au tour d’Angela d’être furieuse. C’est dans ces moments-là qu’elle redevenait puérile et lui jouait les tours les plus pendables. Il avait l’habitude d’avaler d’un trait ses boissons : un jour, elle versa le contenu de la salière dans son verre. Ce qui eut un effet émétique et le rendit fou de rage. Mais la goutte d’eau qui fit déborder le vase fut quand elle glissa tout un paquet de limaces dans son lit. Il avait horreur des limaces. Là, il se mit vraiment en colère et décida de l’envoyer en pension. Il ne pouvait plus supporter pareilles gamineries. Angela fut catastrophée. Bien qu’elle eût elle-même manifesté, en une ou deux occasions, le désir d’aller au collège, elle en fit une affaire d’Etat. Mrs Crale ne voulait pas non plus qu’elle parte mais finit par se laisser convaincre, en grande partie je crois après avoir écouté mon avis sur le sujet. Je lui montrai que ce serait pour le plus grand bien d’Angela, qu’elle en tirerait des bénéfices énormes. Il fut donc décidé qu’elle irait à Helston – une excellente école de la côte sud – à la rentrée d’automne. Mais Mrs Crale en fut perturbée pendant toutes ses vacances, et Angela en voulait très fort à Mr Crale à chaque fois qu’elle y songeait. Ce n’était bien sûr pas très grave, monsieur Poirot, mais cela créa, cet été-là, une sorte de tension latente sur laquelle vint se greffer… tout le reste.
— Vous voulez dire… Elsa Greer ?
— Exactement, jeta sèchement miss Williams qui pinça les lèvres après ce mot.
— Que pensiez-vous de cette personne ?
— Je n’avais aucune opinion sur elle. Sinon que c’était une jeune personne sans scrupule aucun.
— Elle était très jeune.
— Suffisamment âgée, en tout cas, pour savoir ce qu’elle faisait. Je ne lui vois aucune excuse. Aucune.
— Elle était tombée amoureuse de lui, je suppose, et…
Miss Williams l’interrompit avec un ricanement de mépris :
— La belle affaire ! J’estime, monsieur Poirot, que nous devons savoir garder nos sentiments quels qu’ils soient dans les limites de la décence. Et garder le contrôle de nos actes. Cette fille n’avait rigoureusement aucun sens moral. Peu lui importait que Mr Crale soit marié. Loin d’éprouver la moindre honte, elle était froidement déterminée. Peut-être avait-elle reçu une mauvaise éducation, c’est la seule excuse que je puisse lui trouver.
— La mort de Mr Crale a dû être un choc terrible pour elle ?
— Oh, bien sûr. D’autant que c’était bien sa faute. Je n’irai pas jusqu’à justifier le crime, monsieur Poirot, mais tout de même, si une femme a jamais été poussée à bout, c’est bien Caroline Crale. Je vous avoue franchement, il y avait des moments où je leur aurais volontiers tordu le cou à tous les deux. S’afficher avec cette fille sous le nez de sa femme, lui imposer son insolence – parce qu’elle était insolente, je vous assure ! Non, vraiment, Amyas Crale n’a pas volé ce qui lui est arrivé. Un homme ne peut pas impunément traiter une femme de cette manière. Sa mort aura été un juste châtiment.
— Vous ne badinez pas…, commenta Poirot.
La vieille demoiselle toute menue leva sur lui un indomptable regard gris :
— Je ne badine pas du tout avec les liens du mariage. Un pays où on ne les respecte pas est un pays qui dégénère. Mrs Crale était une épouse dévouée et fidèle. Son mari l’a délibérément outragée en introduisant sa maîtresse au domicile conjugal. Alors je répète qu’il n’a eu que ce qu’il méritait. Il l’a poussée au-delà du supportable, et ce n’est pas moi qui la blâmerais de ce qu’elle a fait.
— Il s’est très mal comporté, je le reconnais, fit Poirot. Mais c’était un grand artiste, souvenez-vous, et…
Miss Williams faillit s’étrangler de mépris :
— Oh, je sais. C’est la bonne excuse, de nos jours. Etre artiste ! Ça autorise tous les débordements, se soûler, se chamailler, tromper sa femme. Et puis franchement, vous appelez ça un peintre, Mr Crale ? Ses toiles resteront peut-être à la mode quelques années, mais ça ne durera pas. Il ne savait même pas dessiner ! Des perspectives horribles, des anatomies déformées. Je sais de quoi je parle, monsieur Poirot : je suis allée à Florence étudier la peinture, quand j’étais jeune. Tous ceux qui connaissent et apprécient les grands maîtres trouveront ses croûtes complètement grotesques. Ce ne sont que des pâtés de couleur jetés en désordre sur la toile, sans construction ni dessin. Non, fit-elle en secouant la tête, les tableaux de Mr Crale, très peu pour moi.
— Il y en a pourtant deux à la Tate Gallery, rappela Poirot.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer