Cinq petits cochons d’ Agatha Christie

— Il est important que vous compreniez – que vous compreniez bien – comment j’interviens dans cette histoire. J’avais cinq ans à l’époque de… des événements. Trop jeune pour savoir ce qui s’est passé. Je me souviens de mon père et de ma mère, bien sûr, et aussi de quitter la maison tout d’un coup, d’être emmenée à la campagne. Je me rappelle les cochons, et la grosse fermière, une brave femme – tout le monde était aux petits soins pour moi – et puis surtout la drôle de façon qu’ils avaient de me regarder, les uns et les autres, leurs coups d’œil furtifs. Je me doutais, comme un enfant peut se douter, qu’il se passait quelque chose de grave, mais je ne savais pas quoi.
« Après, j’ai pris le bateau – c’était formidable, ça a duré des jours et des jours. Je me suis retrouvée au Canada, l’oncle Simon est venu me chercher, j’ai habité chez lui et la tante Louise à Montréal. Quand je demandais après papa et maman, on me répondait qu’ils allaient bientôt arriver. Et puis… et puis je crois que je les ai oubliés… je sentais confusément qu’ils étaient morts, sans que personne ne m’ait jamais rien dit, autant que je me souvienne. A ce moment-là, je ne pensais plus du tout à eux, voyez-vous. J’étais heureuse. L’oncle Simon et la tante Louise étaient très gentils avec moi, j’allais à l’école, j’avais un tas d’amis, je ne me rappelais même plus avoir jamais porté un autre nom que Lemarchant. Tante Louise m’avait expliqué que c’était mon nom canadien : j’ai trouvé ça logique, à l’époque. Je m’y suis faite au point d’oublier le premier. Elle releva la tête avec un air de défi :
— Regardez-moi. Si vous me rencontriez comme ça dans la rue, vous vous diriez : « Voilà une fille qui a vraiment une vie toute rose », n’est-ce pas ? J’ai de l’argent, une santé de fer, je ne suis pas désagréable à regarder, je peux profiter de l’existence. A vingt ans, il n’y avait pas une fille au monde avec qui j’aurais échangé ma place.
« Seulement voilà, j’avais déjà commencé à poser des questions. Sur mon père et ma mère. Qui ils étaient, ce qu’ils faisaient. Et j’aurais fini par le découvrir…
Mais je n’ai pas eu besoin. Quand j’ai eu vingt et un ans, ils m’ont tout expliqué. Ils étaient obligés, puisque j’entrais en possession de ma fortune. Et puis il y a eu la lettre. Une lettre que ma mère avait laissée pour moi quand elle est morte.
Son expression changea, se rembrunit. Ses yeux n’étaient plus deux braises ardentes, mais deux cavités sombres :
— C’est là que j’ai appris la vérité. Que ma mère avait été condamnée pour meurtre… l’horreur, quoi.
Elle s’interrompit. Puis reprit :
— Il y a autre chose que je dois vous dire. J’avais un fiancé, je voulais me marier. On me disait qu’il fallait attendre, que ce n’était pas possible avant mes vingt et un ans. Quand j’ai lu cette lettre, j’ai compris pourquoi.
Pour la première fois depuis le début du récit, Poirot se manifesta et l’interrompit :
— Quelle a été la réaction de votre fiancé ?
— John ? Ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Il disait que ça ne changeait rien, en ce qui le concernait du moins, que nous étions John et Carla, que le passé n’avait pas d’importance. Elle se pencha en avant :
— Nous sommes toujours fiancés. Seulement vous savez, ça en a quand même, de l’importance. Pour moi. Et pour John aussi… Pas tant le passé que le futur. (Elle serra les poings.) Nous voulons des enfants. Aussi bien lui que moi. Et nous ne voulons pas avoir peur de les voir grandir.
— Mais voyons, fit Poirot, la violence et le mal ont existé chez nos ancêtres à tous !
— Oui, bien sûr, seulement en général, on ne les connaît pas. Nous, si. C’est très proche de nous. Et parfois, j’ai vu John me regarder… oh, rien que de petits coups d’œil furtifs, en un éclair… Alors supposez que nous soyons mariés, que nous ayons une scène… que je le voie me regarder comme ça, et… et se demander…
— Comment votre père est-il mort ? s’enquit Poirot.
La réponse fusa, claire et ferme :
— Empoisonné.
— Ah.
Il y eut un silence.
Puis la fille reprit, d’une voix calme, dénuée d’émotion :
— Dieu merci, vous me paraissez homme raisonnable. Vous mesurez l’importance et les conséquences du problème, vous n’essayez pas de me les masquer et de me débiter de belles paroles de consolation.
— Tout à fait, dit Poirot. Ce que je ne saisis pas, en revanche, c’est ce que vous attendez de moi.
— Je veux épouser John ! répondit simplement Carla. Et je l’épouserai ! Je veux au moins deux filles et deux garçons. Et c’est vous qui allez rendre ça possible !
— Vous… vous voulez que je parle à votre fiancé ? Non, bien sûr, je dis des bêtises ! Vous attendez sans doute quelque chose de tout à fait différent. Je vous en prie, livrez-moi le fond de votre pensée.
— Ecoutez, monsieur Poirot, que les choses soient bien claires : je vous engage pour enquêter sur une affaire de meurtre.
— Vous voulez dire… ?
— Oui, je veux dire. Une affaire de meurtre est une affaire de meurtre, qu’elle soit vieille d’un jour ou de seize ans.
— Mais mademoiselle…
— Attendez, monsieur Poirot. Vous ne savez pas tout. Un détail très important.
— Oui ?
— Ma mère était innocente. Hercule Poirot se frotta le nez.
— Bien sûr, murmura-t-il. Il est naturel que vous…
— Ce n’est pas du sentiment. Il y a sa lettre. Elle l’a laissée pour moi avant de mourir. On devait me la remettre à ma majorité. Elle l’a écrite pour cette seule et unique raison : que je n’aie pas le moindre doute. C’est tout ce qu’elle disait, qu’elle n’avait rien fait, qu’elle était innocente, que je sois sûre de ça, à jamais.
Poirot leva un regard pensif sur ce jeune visage énergique qui le considérait si gravement :
— Tout de même… Carla sourit :
— Non, maman n’était pas comme ça ! Vous pensez qu’elle aurait pu mentir… mentir par sentimentalité ?
Elle se pencha en avant avec ferveur :
— Ecoutez, monsieur Poirot, il y a des choses qu’un fils ou une fille sait. Les souvenirs que j’ai de ma mère sont fragmentaires, bien sûr, mais je me rappelle très bien le genre de personne qu’elle était. Elle ne racontait pas d’histoires pour faire plaisir. Si quelque chose devait faire mal – aller chez le dentiste, ôter une épine de votre doigt –, elle ne le cachait jamais. La vérité était une seconde nature pour elle. Je ne lui étais pas particulièrement attachée, mais je lui faisais confiance. Et je lui fais toujours confiance ! Si elle dit qu’elle n’a pas tué mon père, c’est qu’elle ne l’a pas tué. Je ne la vois pas un seul instant écrire solennellement un mensonge alors qu’elle se savait sur le point de mourir.
Lentement, comme à regret, Hercule Poirot eut un hochement de tête compréhensif.
— Plus rien ne s’oppose donc à ce que j’épouse John, poursuivit Carla. Mais si moi j’ai cette certitude, lui il ne peut pas savoir. Il s’imagine que c’est par réflexe naturel que je la crois innocente. Il faut faire la lumière, monsieur Poirot. Et c’est vous qui allez la faire !
— En admettant que ce que vous dites soit vrai, mademoiselle, seize ans ont passé !
— Oh, bien sûr, fit Carla Lemarchant, ce ne sera pas facile ! Il n’y a que vous qui puissiez y arriver !
Les yeux de Poirot pétillèrent :
— Vous me passez la pommade, hein ?
— J’ai entendu parler de vous, fit Carla. De vos succès. De la façon dont vous les avez obtenus. C’est l’élément psychologique qui vous intéresse, n’est-ce pas ? Eh bien lui ne change pas avec le temps. Ce sont les éléments tangibles qui disparaissent : un mégot, des traces de pas, des brins d’herbe couchés. Eux sont définitivement perdus. Mais rien ne vous empêche de reprendre l’affaire de zéro, de vous entretenir éventuellement avec les gens qui étaient là à l’époque – ils sont encore tous vivants. Ensuite de quoi, comme vous avez dit tout à l’heure, vous vous installerez dans votre fauteuil pour réfléchir. Et vous découvrirez ce qui s’est très exactement passé…
Hercule Poirot se leva. De la main, il se caressait la moustache :
— Mademoiselle, ce sera un grand honneur ! Je justifierai la foi que vous avez en moi. Je vais enquêter sur votre affaire, fouiller dans ces événements d’il y a seize ans et découvrir la vérité.
Carla se leva à son tour, les yeux brillants.
— Bien, fit-elle simplement.
Poirot brandit cependant un index de mise en garde :
— Un petit instant. J’ai dit que j’allais découvrir la vérité. Je pars, comprenez-le bien, sans idée préconçue. Votre certitude de l’innocence de votre mère n’est pour moi pas une preuve. Que se passera-t-il si je la découvrais coupable ?
Elle rejeta fièrement la tête en arrière :
— Je suis sa fille. Je veux la vérité !
— En avant, donc ! s’écria Hercule Poirot. Ou plutôt non, c’est le contraire : en arrière…
LIVRE I
1

L’avocat de la défense
— Si je me souviens de l’affaire Crale ? demanda sir Montague Depleach. Bien sûr, que oui. Très bien, même. Une fort jolie femme. Manquant par contre d’équilibre, de maîtrise de soi.
Il lança un regard oblique à Poirot :
— Pourquoi venez-vous me poser cette question ?
— Le cas m’intéresse.
— Quel manque de tact, très cher, fit Depleach en montrant soudain toutes ses dents avec son fameux « sourire de loup » qui était réputé glacer d’effroi les témoins. Car ça n’a pas été un de mes succès. Je n’ai pas pu la tirer d’affaire.
— Je sais.
— Certes, poursuivit sir Montague avec un haussement d’épaules, je n’étais pas aussi expérimenté qu’aujourd’hui. Mais je crois avoir fait tout ce qui était humainement possible. Sans un minimum de coopération de l’accusé, on est désarmé. Enfin, nous sommes quand même bel et bien parvenus à faire commuer la peine. En invoquant la provocation, évidemment. De nombreuses épouses et mères de famille respectables ont fait une pétition. Il y a eu tout un mouvement de sympathie pour elle.
Il s’adossa au dossier de son fauteuil et étendit ses longues jambes :
— Si encore elle l’avait tué à coups de revolver, ou même de couteau, j’aurais joué à fond la carte de la non-préméditation. Mais avec le poison, on ne peut pas finasser. Délicat, le poison. Très délicat.
— Vous avez plaidé quoi, alors ? demanda Hercule Poirot.
Il le savait déjà pour avoir lu les dossiers de presse, mais il n’eut aucun scrupule à jouer les parfaits ignorants devant sir Montague.
— Oh, la thèse du suicide. Qu’aurait-on bien pu plaider d’autre ? Mais ça n’a pas passé. Ça ne cadrait pas du tout avec le personnage du mari. Vous n’avez jamais rencontré Crale, je suppose ? Non ? Eh bien c’était un solide gaillard, fort en gueule. Redoutable coureur de jupons et grand buveur de bière devant l’Eternel. Jouisseur qui s’adonnait avec délices à tous les plaisirs de la chair. Difficile de persuader un jury qu’un énergumène de cet acabit puisse s’asseoir bien sagement dans un fauteuil et s’empoisonner. Inimaginable. Non, je savais depuis le début que l’affaire serait rude. Et elle qui ne voulait même pas jouer le jeu ! Quand elle est allée à la barre, j’ai compris tout de suite que nous avions perdu. Aucune volonté de se défendre. Seulement voilà, si vous n’appelez pas votre client à la barre, le jury en tire aussi ses conclusions.
— C’est ce que vous entendiez par coopération de l’accusé ? fit Poirot.
— Absolument, très cher. Nous ne sommes pas magiciens, vous savez. Le sort de la bataille dépend pour moitié de l’impression que l’accusé fait sur le jury. Des jurys, j’en ai vu rendre des verdicts diamétralement opposés aux conclusions du juge. « Y a pas à tortiller, c’est lui » – voilà le genre d’argument. Ou bien : « Allons donc, ce n’est jamais lui qui aurait fait une chose pareille ! » Or, Caroline Crale n’a même pas essayé de se défendre.
— Pourquoi ça ?
Sir Montague haussa les épaules :
— Alors là, mystère. Elle aimait son mari, c’est sûr. Elle a été brisée quand elle a repris ses esprits et réalisé ce qu’elle avait fait. Je crois qu’elle ne s’est jamais remise de ce choc.
— Donc selon vous, elle était coupable ? Depleach eut l’air surpris :
— Mais, euh… j’étais persuadé que nous tenions vous et moi le fait pour acquis.
— Vous a-t-elle jamais avoué qu’elle était effectivement coupable ?
Depleach parut offusqué :
— Bien sûr que non… bien sûr que non. Nous avons notre déontologie, vous savez. Nous, euh… présumons toujours l’innocence de notre client. Mais si cela vous intéresse tant, il est vraiment dommage que vous ne puissiez voir le vieux Mayhew. Les Mayhew étaient les avoués qui m’avaient confié l’affaire. Lui, il aurait pu vous en dire bien plus que moi. Seulement voilà, il n’est plus de ce monde. Reste bien le jeune George Mayhew, mais c’était encore un gosse, à l’époque. Ça remonte à si loin !
— Oui, je sais. J’ai encore de la chance que vous vous en souveniez aussi bien. Vous avez une mémoire remarquable.
Depleach se rengorgea :
— Vous savez, on se rappelle toujours les grandes lignes d’un procès, surtout quand il y a eu peine de mort à la clé. Et puis, bien sûr, l’affaire Crale a bénéficié d’une belle publicité de la part de la presse. Sexe et célébrité. La fille mouillée dans l’affaire était à tomber à la renverse. Et pas du genre à avoir froid aux yeux, si vous voulez mon avis.
— Pardonnez-moi d’insister, fit Poirot, mais encore une fois, la culpabilité de Caroline Crale ne faisait aucun doute pour vous ?
De nouveau, Depleach eut un haussement d’épaules :
— Franchement, d’homme à homme, je ne crois pas qu’il y ait la moindre ambiguïté à ce sujet. Elle était coupable, ça ne fait pas de doute.
— Dans quel genre, les charges contre elle ?
— Dans le genre accablant. D’abord, le mobile. Depuis des années, son mari et elle se battaient comme des chiffonniers. Des scènes incessantes. Il la trompait à tour de bras. C’était plus fort que lui.
Il y a des hommes comme ça. Dans l’ensemble, elle encaissait assez bien. Elle mettait ça sur le compte de son tempérament d’artiste – c’était un peintre de tout premier ordre, vous savez. Ses toiles ont pris énormément de valeur. Enormément. Moi, je ne cours pas après ce genre de peinture – c’est laid et violent –, mais ça a quelque chose, c’est indéniable.
« Donc, comme je vous le disais, il y avait déjà eu des problèmes de femmes. Mrs Crale n’était pas du genre résigné qui souffre en silence. Ça se bagarrait ferme. Mais, en fin de compte, il lui revenait toujours. Ses aventures n’étaient que des passades. Sauf la dernière : cette fois-là, ç’a été une autre paire de manches. Il s’agissait d’une jeune fille – une toute jeune fille. Elle n’avait que vingt ans.
« Elle s’appelait Elsa Greer. C’était la fille unique d’un industriel du Yorkshire. Elle avait de l’argent, elle avait du culot et elle savait ce qu’elle voulait. Or, ce qu’elle voulait, c’était Amyas Crale. Elle s’est mise en quatre pour qu’il fasse son portrait – lui qui ne sombrait jamais dans la représentation mondaine habituelle du genre « Mme Tartampion avec sa robe de satin et ses perles », mais donnait plutôt dans le genre silhouettes prises sur le vif. Peu de femmes auraient d’ailleurs supporté de poser pour lui : il ne ménageait pas ses modèles ! Il a pourtant accepté de peindre la petite Greer, et a fini par en tomber purement et simplement amoureux. Marié depuis des années, frisant la quarantaine, il était mûr pour faire une bêtise avec une gamine. Il est devenu fou d’elle et n’a plus eu qu’une idée en tête : divorcer pour épouser Elsa.
« Caroline Crale ne l’entendait pas de cette oreille. Elle l’a menacé. Deux personnes l’ont surprise en train de décréter que s’il ne laissait pas tomber cette fille, elle le tuerait. Et elle ne plaisantait pas ! La veille du jour où c’est arrivé, ils étaient allés prendre le thé chez un voisin qui se piquait d’être herboriste et concoctait chez lui toutes sortes de potions. Parmi ses spécialités se trouvait une préparation à base de conicine – la ciguë tachetée. Il leur en a décrit les propriétés mortelles.
« Le lendemain, il s’est aperçu que la moitié de la fiole avait disparu. Il a eu une frousse de tous les diables. Sur quoi on en a découvert un flacon presque vide dans la chambre de Mrs Crale, dissimulé au fond d’un tiroir. Hercule Poirot s’agita dans son fauteuil :
— N’importe qui d’autre aurait pu placer le poison là.
— Peut-être bien. Seulement elle a reconnu devant la police l’avoir pris elle-même. Pas malin de sa part, évidemment, mais elle n’avait pas d’avocat pour la conseiller à ce moment-là. Quand ils lui ont posé la question, elle a avoué très franchement l’avoir subtilisé.
— Dans quel but ?
— Soi-disant pour se supprimer, elle. Elle n’a pu expliquer, en revanche, pourquoi le flacon était vide ni pourquoi il n’y avait que ses empreintes digitales à elle dessus. C’est surtout ça qui lui a fait du tort. Elle soutenait, voyez-vous, qu’Amyas Crale s’était suicidé. Mais s’il avait bu la conicine qu’elle avait cachée dans sa chambre, ses empreintes à lui auraient été trouvées sur le flacon en même temps que celles de sa femme.
— On la lui a versée dans de la bière, n’est-ce pas ?
— Oui. Elle est allée chercher la bouteille dans la glacière et l’a apportée en personne à l’endroit où il peignait dans le jardin. Elle lui en a servi un verre, le lui a tendu et l’a regardé le boire. Tout le monde est allé déjeuner sauf lui – il lui arrivait souvent de ne pas rentrer pour les repas. Plus tard, Caroline et la gouvernante l’ont retrouvé mort sur place. Elle a affirmé que la bière qu’elle lui avait donnée était tout ce qu’il y a de normale. Nous, notre système de défense a été de dire que c’était lui-même qui, tenaillé par le remords, s’était administré le poison. Mais ça ne tenait pas la route : ce n’était vraiment pas le genre du bonhomme ! Et puis l’histoire des empreintes a été bougrement embêtante.
— Elle avait laissé ses empreintes sur la bouteille de bière ?
— Non, justement… Sur la bouteille de bière, on n’a retrouvé que ses empreintes à lui – et elles étaient truquées ! Voyez-vous, pendant que la gouvernante allait appeler un médecin, elle est restée seule avec le corps. Ce qu’elle a dû faire, c’est essuyer la bouteille, puis le verre, et appuyer les doigts du mort dessus. Elle voulait faire croire qu’elle ne les avait jamais manipulés. Seulement ça n’a pas pris. Le vieux Rudolph, qui menait l’accusation, s’est régalé avec ça. Il a démontré par A plus B qu’un homme ne pouvait pas tenir une bouteille avec les doigts dans cette position ! Nous, bien sûr, nous avons fait de notre mieux pour prouver le contraire, que ses mains avaient pu se contorsionner au moment du spasme de la mort – mais je dois avouer que ça n’était pas très convaincant.
— La conicine devait avoir été mise dans la bouteille de bière avant qu’elle ne l’emporte au jardin, fit Poirot.
— Il n’y avait pas de conicine dans la bouteille. Seulement dans le verre.
Il s’interrompit. Son large visage avenant prit soudain un air intrigué :
— Hé mais, dites, Poirot : où voulez-vous en venir ?
— Eh bien si Caroline Crale était innocente, comment cette conicine est-elle venue dans le verre ? La défense a dit à l’époque que c’était Amyas Crale lui-même qui l’y avait mise, mais vous venez de convenir que c’était hautement improbable – et là, je suis d’accord avec vous. Ce n’était pas le genre du personnage. Cependant, si Caroline Crale ne l’a pas fait, ça a bien dû être fait par quelqu’un d’autre.
— Mais enfin, sacrebleu, s’emporta Depleach qui en bafouilla presque, à quoi bon taper sur un cheval mort ? L’affaire est classée depuis des années. Elle était coupable, c’est évident. Vous n’en douteriez pas si vous l’aviez vue à l’audience. C’était écrit sur sa figure. J’ai même l’impression que le verdict a été un soulagement pour elle. Elle n’avait pas peur. Elle n’était pas sur les nerfs. Elle paraissait seulement impatiente que le procès se termine et d’en avoir fini. Une femme très courageuse, je dois reconnaître…
— Et pourtant, dit Hercule Poirot, elle a laissé juste avant de mourir une lettre pour sa fille, où elle jurait solennellement être innocente.
— Pardi ! fit sir Montague Depleach. Vous et moi, nous en aurions fait autant à sa place.
— Sa fille affirme qu’elle n’était pas femme à mentir.
— Sa fille affirme… peuh ! Qu’est-ce qu’elle en sait ? Mon cher Poirot, cette fille n’était qu’une enfant, à l’époque du procès. Elle pouvait avoir quoi : quatre ans ? Cinq ? On lui a changé son nom, on l’a expédiée quelque part à l’étranger chez des parents – que voulez-vous qu’elle sache ou se rappelle ?
— Les enfants sentent fort bien les gens, parfois.
— Peut-être. Mais ça n’a rien à voir dans le cas qui nous occupe. Elle préfère croire sa mère innocente, c’est normal. Laissez-lui ses illusions. Ça ne fait de tort à personne.
— Le problème, c’est qu’elle en veut la preuve.
— La preuve que Caroline Crale n’a pas tué son mari ?
— Oui.
— Elle ne l’aura pas, affirma Depleach.
— Vous croyez ça ?
Le célèbre avocat considéra son compagnon d’un air méditatif :
— Ecoutez, Poirot, je vous ai toujours pris pour un honnête homme. Alors qu’essayez-vous de faire là ? De gagner de l’argent sur l’affection naturelle d’une fille pour sa mère ?
— Vous ne la connaissez pas. Ce n’est pas une fille ordinaire. Elle a une grande force de caractère.
— Sans doute. De la fille d’Amyas et de Caroline Crale, ça ne m’étonne pas. Que veut-elle, exactement ?
— Connaître la vérité.
— Hum ! je crains fort qu’elle ne la trouve dure à avaler, la vérité. Honnêtement, Poirot, je ne pense pas qu’il subsiste le moindre doute. C’est elle qui l’a tué.
— Sans vous offenser, mon cher et bon ami, il n’y a que moi qui puisse m’en convaincre.
— Je ne vois pas ce que vous pourrez faire de plus. Lisez les comptes rendus des journaux sur le procès. C’est Humphrey Randolph qui a plaidé pour la Couronne. Il est mort, mais attendez : qui était son second ? Ah, le jeune Fogg, je crois. C’est ça, Fogg. Vous pouvez aller bavarder avec lui. Et puis il y a aussi les gens qui étaient là au moment du crime. Je ne pense pas qu’ils apprécieront beaucoup de vous voir fourrager dans toute cette affaire, mais je crois quand même que vous obtiendrez d’eux ce que vous voulez. Vous savez vous montrer tellement convaincant…
— Ah oui, les personnes en cause. Très important. Qui étaient-elles, vous vous en souvenez ?
Depleach réfléchit :
— Voyons… tout ceci est si loin. Il n’y avait que cinq personnes directement concernées, si je puis dire. Sans compter les domestiques, un couple de petits vieux tout effarouchés qui ne savaient rien à rien. Impossible de les soupçonner, ceux-là.
— Cinq personnes, dites-vous ? Parlez-m’en un peu.
— Philip Blake, d’abord. C’était le meilleur ami de Crale, un ami de toujours. Il habitait avec eux, à l’époque. Lui, il est toujours en vie. Je le vois de temps en temps sur les terrains de golf. Il vit à St Georges Hill. Agent de change. Spécule sur les marchés et s’en sort toujours à son avantage. C’est un homme qui réussit. Et qui prend de l’embonpoint.
— D’accord. Et ensuite ?
— Ensuite, il y avait le frère aîné de Blake. Style hobereau pantouflard. Du genre à ne pas sortir de chez lui.
Un petit couplet vint à l’esprit de Poirot. Il essaya de le chasser. Il en avait assez de ces comptines puériles qui ne cessaient de lui trotter par la tête. Une véritable obsession, depuis quelque temps. Mais le petit couplet persista.
Premier petit cochon est allé au marché,
Deuxième petit cochon n’est pas sorti de chez lui,
Troisième petit cochon a mangé tout le pâté,
Quatrième petit cochon n’a rien eu pour lui,
Cinquième petit cochon a pleuré groui, groui, groui…
— Il ne sortait pas de chez lui, murmura-t-il, s’arrachant à sa rêverie. Vous disiez ?
— C’est le garçon dont je vous ai parlé – celui qui tripote les drogues et les herbes, qui est un peu pharmacien. C’est son hobby. Comment s’appelle-t-il, déjà ? Un nom de romancier… George Meredith ? non, bien sûr ! William Blake ? évidemment pas ! Ah, j’y suis : Meredith. Meredith Blake. J’ignore s’il est encore en vie.
— Bon, qui y a-t-il, ensuite ?
— Ensuite ? Eh bien celle par qui le malheur est arrivé. La fille. Elsa Greer.
— Troisième petit cochon a mangé tout le pâté, récita Poirot.
Depleach écarquilla les yeux.
— Pour ça, des pâtés, elle en a mangé, fit-il. Rien ne l’arrête. Elle a eu trois maris, depuis. Elle passe par la salle des divorces avec une facilité déconcertante. A chaque mariage, elle grimpe d’un échelon. Lady Dittisham : voilà comment elle s’appelle actuellement. Ouvrez n’importe quel exemplaire du Tatler et vous êtes sûr de la trouver en bonne place.
— Et les deux autres ?
— La gouvernante. J’ai oublié son nom. Une femme sympathique et très capable. Thompson… Jones… quelque chose comme ça. Et puis il y avait la jeune fille. La demi-sœur de Caroline Crale. Elle devait avoir une quinzaine d’années. Elle a fait son chemin, par la suite, en effectuant des fouilles et des expéditions au diable Vauvert. Warren, c’est ça – Angela Warren. C’est devenu une jeune femme plutôt bizarre. Je l’ai aperçue l’autre jour.
— Elle n’est donc pas le cinquième petit cochon qui pleurait, groui, groui, groui… ?
Sir Montague regarda Poirot d’un air étrange.
— Elle aurait pourtant de quoi pleurer groui, groui, groui, fit-il sans rire : elle est défigurée. Elle a une vilaine cicatrice sur tout un côté du visage. C’est… oh ! et puis on vous racontera, j’en suis sûr.
Poirot se leva.
— Merci de votre amabilité, fit-il. Si jamais Mrs Crale n’a pas tué son mari…
Depleach l’interrompit :
— Elle l’a tué, mon vieux, elle l’a tué. Vous pouvez m’en croire.
Poirot poursuivit, imperturbable :
— … alors il semblerait logique de supposer que c’est l’une de ces cinq personnes qui l’a fait.
— Pas impossible, bien entendu, répondit Depleach sur un ton dubitatif. Mais si une telle personne l’a pu, pourquoi l’aurait-elle voulu ? Il n’y a aucune raison ! En fait, je suis intimement persuadé que non. Otez-vous cette idée du crâne, mon vieux !
Hercule Poirot se contenta de sourire et de secouer la tête.
2

L’accusation
— Coupable à cent pour cent, commenta Mr Fogg de façon laconique.
Hercule Poirot regarda d’un air pensif le visage mince et bien dessiné de l’avocat.
Quentin Fogg, avocat de la Couronne, était un homme très différent de Montague Depleach. Ce dernier possédait de la force, du magnétisme, une assurance qui confinait à l’arrogance. Il tirait ses effets de rapides et spectaculaires changements d’attitude : un moment gracieux, affable, charmeur, il devenait soudain comme par magie – lèvres retroussées, le sourire féroce – une bête assoiffée de sang.
Quentin Fogg, lui, était mince, pâle et manquait singulièrement de ce qu’on appelle caractère. Il posait ses questions calmement, d’une voix neutre, mais avec une indéfectible ténacité. Si Depleach était tranchant comme une dague, Fogg taraudait comme une vrille. Imperturbablement. Il n’avait jamais atteint une notoriété extraordinaire mais c’était un juriste de premier ordre. Il gagnait généralement ses procès.
Hercule Poirot le regarda d’un air pensif :

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