Cinq petits cochons d’ Agatha Christie

Epilogue
Dans le silence – silence horrifié, consterné – qui suivit, le dernier rayon du soleil couchant vint mourir sur la chevelure brune et le renard clair de la femme assise à côté de la fenêtre.
Elsa Dittisham se redressa sur son siège puis s’adressa à Meredith :
— Faites sortir tout le monde, je vous prie. Qu’on me laisse seule avec M. Poirot.
Elle resta immobile jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière eux.
— Vous êtes très fort, n’est-ce pas ? fit-elle. Poirot ne répondit pas.
— Que croyez-vous ? Que je vais passer aux aveux ?
Il fit non de la tête.
— Heureusement, parce qu’il n’en est pas question. Je ne reconnaîtrai rien. Et ce que nous disons ici en tête-à-tête n’a aucune valeur : c’est votre parole contre la mienne.
— Tout à fait.
— J’aimerais savoir ce que vous comptez faire.
— Je ferai tout mon possible auprès des autorités pour obtenir la réhabilitation posthume de Caroline Crale.
Elle s’esclaffa :
— Quelle blague ! Se faire réhabiliter pour une faute qu’on n’a pas commise ! Enfin bref. Et à mon sujet ?
— Je transmettrai mes conclusions aux autorités. Si elles décident qu’il y a lieu d’engager des poursuites contre vous, elles le feront. Je puis vous dire qu’à mon avis, il y a insuffisance de preuves : rien que des présomptions, aucun fait précis. Qui plus est, on y regardera à deux fois avant d’entamer une procédure contre quelqu’un de votre rang social sans un dossier solide.
— De toute façon, ça me serait égal. Au contraire : si je devais me retrouver sur le banc des accusés pour défendre ma peau, ça mettrait peut-être un peu de piment dans mon existence. Je pourrais y trouver – qui sait ? — un certain plaisir.
— Votre mari ne serait pas de cet avis. Elle ouvrit de grands yeux :
— Vous croyez que je me soucie de ce qu’il pense ?
— Non, bien sûr. De toute votre vie, vous ne vous êtes jamais souciée de ce que pensait autrui. L’eussiez-vous fait que vous seriez peut-être plus heureuse.
— Vous allez me plaindre, maintenant ? fit-elle sur un ton acerbe.
— C’est que vous auriez tant à apprendre, ma chère petite.
— J’aurais à apprendre quoi ?
— Toute la gamme des émotions et des sentiments des adultes : pitié, compassion, compréhension. Vous n’avez jamais rien connu d’autre que l’amour et la haine.
— J’ai vu Caroline subtiliser la conicine, reprit-elle. J’ai cru qu’elle voulait se suicider. C’aurait simplifié les choses. Mais le lendemain matin, j’ai tout entendu. Il lui a dit qu’il se fichait de moi comme de sa première chemise, qu’il avait été amoureux de moi mais que c’était fini, et que dès qu’il aurait terminé son tableau, il veillerait à ce que je fasse mes valises. Elle pouvait être tranquille, a-t-il ajouté.
« Et elle, de s’apitoyer sur moi… Vous vous rendez compte de ce que ça m’a fait ? J’ai trouvé le poison, je l’ai donné à Amyas et je l’ai regardé mourir. Je ne me suis jamais sentie aussi vivante, aussi triomphante, aussi puissante. Oui, je l’ai regardé mourir…
Ses mains se soulevèrent en un geste fataliste :
— Ce que je n’ai pas compris, sur le moment, c’est que c’est moi que je tuais, pas lui. Bien sûr, ensuite, j’ai vu le piège se refermer sur Caroline. Maigre consolation : je ne pouvais lui faire aucun mal, rien ne la touchait, tout glissait sur elle. La moitié du temps, elle était comme absente. Amyas et Caroline m’ont échappé l’un après l’autre. Ils se sont retrouvés en un lieu où je ne pouvais les atteindre. Eux, ils ont continué à vivre. Moi, je suis morte.
Elsa Dittisham se leva. Elle se dirigea vers la porte en répétant :
— Moi, je suis morte.
Dans le hall, elle croisa le jeune couple dont la vie pouvait maintenant commencer.
La voiture attendait dehors, portière ouverte. Lady Dittisham monta. Le chauffeur lui enveloppa les jambes d’une couverture de fourrure.

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