Cinq petits cochons d’ Agatha Christie

Poirot hocha la tête.
— Je disais donc, reprit Haie, qu’aucun des deux ne voyait Mrs Crale. Elle devait transporter le poison dans une de ces pipettes dont on se sert pour remplir les stylos : on l’a retrouvée en miettes sur le chemin menant à la maison.
— Vous avez réponse à tout, bougonna Poirot.
— Allons, monsieur Poirot, il faut regarder les choses en face ! C’est elle qui menace de le tuer. Elle qui subtilise le poison dans le laboratoire. Le flacon vide est retrouvé dans sa chambre à elle, et personne d’autre qu’elle ne l’a manipulé. Enfin, elle décide de lui descendre de la bière… Bizarre, non, quand on sait combien ils étaient fâchés ?
— Très curieux en effet. Je m’en étais déjà fait la remarque.
— Oui, c’est assez révélateur : pourquoi diable se montrer soudain aussi attentionnée ? Ensuite, il se plaint du goût de la bière – or, la conicine a effectivement très mauvais goût. Caroline s’arrange pour que ce soit elle qui découvre le corps, et elle envoie la gouvernante téléphoner. Dans quel but ? Pour pouvoir essuyer la bouteille et le verre et appliquer ses doigts à lui dessus. Après quoi elle n’a plus qu’à clamer à tous les échos qu’il était tellement bourrelé de remords qu’il s’est suicidé. Vous parlez d’un scénario !
— Un peu gros, vous avez raison.
— Je ne vous le fais pas dire. Si vous voulez mon avis, elle n’a pas pris la peine de réfléchir. Elle était trop dévorée de haine et de jalousie. Elle n’avait qu’une chose en tête, le supprimer. C’est une fois son geste accompli, quand elle le voit mort, là, sous ses yeux – et alors seulement – qu’elle recouvre d’un coup ses esprits, réalise que ce qu’elle vient de faire, c’est un meurtre – et que, pour un meurtre, on est généralement pendu. Alors en désespoir de cause, elle fonce comme une désespérée dans la seule explication qui lui passe par la tête : celle du suicide.
— C’est très bien pensé, ce que vous venez de dire là, fit Poirot. Oui… Elle pourrait bien avoir raisonné comme ça.
— Dans un sens, le crime était prémédité, et dans un autre sens, non, dit Haie. Je ne crois pas qu’elle ait vraiment tout planifié. Elle l’a fait comme ça venait.
— Je me demande…, murmura Poirot. Haie lui adressa un regard interrogateur :
— Vous ai-je convaincu, monsieur Poirot, qu’il ne pouvait y avoir de doute dans cette affaire ?
— Presque. Mais pas complètement. Il reste un ou deux points obscurs.
— Avez-vous une autre explication à proposer… et qui tienne la route ?
— Quels ont été les faits et gestes des autres personnes, ce matin-là ?
— Nous avons tout épluché, je vous garantis. Chacun y est passé. Personne n’avait de véritable alibi – c’est impossible dans les cas d’empoisonnement. En effet, rien n’empêcherait un assassin potentiel de donner à sa victime une capsule de poison la veille en lui disant qu’il s’agit d’un remède contre l’indigestion à prendre juste avant le déjeuner, et de filer à l’autre bout de l’Angleterre.
— Et vous n’y croyez pas pour l’affaire qui nous concerne ?
— Mr Crale ne souffrait pas d’indigestion. Et puis non, je n’y crois pas. C’est vrai que Mr Meredith Blake avait toujours quelque potion magique de son cru à recommander, mais je ne vois guère Mr Crale en essayer une. Et puis s’il l’avait fait, il en aurait parlé, il en aurait même fait un sujet de plaisanterie. D’autre part, pourquoi diable Meredith Blake aurait-il voulu tuer Mr Crale ? Tout indique qu’il se trouvait dans les meilleurs termes avec lui. Les autres aussi, d’ailleurs. Philip Blake était son meilleur ami. Miss Greer l’aimait. Miss Williams désapprouvait – fortement j’imagine – sa conduite, mais la réprobation morale ne va pas jusqu’au crime. La petite Warren n’arrêtait pas de l’asticoter, elle était à un âge pénible – elle allait juste entrer au collège, je crois – mais ils s’adoraient, tous les deux. Elle était traitée avec une tendresse et des égards tout particuliers, dans cette maison. On vous a peut-être expliqué ce qui lui est arrivé ? Elle a été gravement blessée par Mrs Crale dans une sorte de crise de folie furieuse. C’est bien le fait de quelqu’un qui ne sait pas se contrôler, ça, quand même ? S’en prendre ainsi à une enfant, la défigurer à vie !
— Cela pourrait surtout montrer, fit pensivement Poirot, qu’Angela Warren avait de bonnes raisons d’en vouloir à Caroline Crale.
— Peut-être, mais pas à Amyas. Et puis Mrs Crale était aux petits soins pour sa jeune demi-sœur : elle lui avait donné un toit à la mort de ses parents et, comme je l’ai dit, l’entourait d’une affection toute spéciale. Elle la gâtait même bien trop, à ce qu’il paraît. La petite aimait visiblement beaucoup Mrs Crale. Cette dernière fit, je crois, tout son possible pour la tenir à l’écart du procès et à l’abri de ses retombées. La gamine en a malgré tout été bouleversée et ne cessait de demander qu’on l’emmène voir sa sœur à la prison. Caroline Crale refusa : ce n’était pas un spectacle pour une adolescente, affirmait-elle. Elle s’arrangea pour lui faire poursuivre ses études à l’étranger.
« Miss Warren est devenue quelqu’un de très connu. Elle voyage aux quatre coins du monde, donne des conférences à l’Institut Royal de Géographie… c’est une célébrité elle aussi, quoi !
— Et tout le monde a oublié le procès ?
— D’abord, elles ne portaient pas le même nom. Ni le même nom de jeune fille. Elles étaient de père différent. Mrs Crale était née Spalding.
— Cette miss Williams, c’était la gouvernante de la fille de Mrs Crale ou celle d’Angela Warren ?
— Celle d’Angela Warren. La toute petite avait une nurse – même si miss Williams lui donnait chaque jour quelques leçons par-ci par-là, j’imagine.
— Où se trouvait l’enfant, à l’époque ?
— Partie avec la nurse chez sa grand-mère, lady Tressilian. Une veuve qui avait perdu ses deux filles en bas âge et qui adorait cette petite.
— Je vois, fit Poirot avec un hochement de tête.
— Quant aux allées et venues des autres personnes le jour du meurtre, je peux vous en fournir le détail.
« Après le petit déjeuner, miss Greer était allée s’asseoir sur la terrasse, près de la fenêtre de la bibliothèque. C’est de là, comme je vous l’ai dit, qu’elle a entendu la scène entre Crale et sa femme. Après ça, elle a accompagné Amyas à la Batterie et a posé pour lui jusqu’à l’heure du déjeuner, avec juste deux brèves interruptions pour se dégourdir les jambes.
« Philip Blake est resté dans la maison après le petit déjeuner et a entendu une partie de la dispute. Une fois Crale et miss Greer partis, il a lu le journal jusqu’à ce que son frère l’appelle au téléphone. Il est alors descendu en direction de la plage pour aller à sa rencontre. Ils ont remonté le chemin ensemble et sont passés devant la Batterie. Miss Greer venait juste de retourner à la maison chercher une petite laine parce qu’elle n’avait pas chaud, et Mrs Crale était avec son mari en train de discuter de la suite de la scolarité d’Angela.
— Discussion calme, cette fois ?
— Pas tant que ça. Crale lui criait après, paraît-il, furieux qu’on vienne l’ennuyer avec des problèmes domestiques. J’imagine que Caroline voulait mettre certaines choses au point s’il devait bel et bien y avoir rupture.
Poirot acquiesça de la tête.
— Les deux frères ont échangé quelques mots avec Amyas Crale, poursuivit Haïe. Miss Greer est alors revenue, a repris la pose, et Crale son pinceau, visiblement désireux de les voir s’éclipser. Ils ont saisi le message et sont montés à la maison. C’est pendant qu’ils se trouvaient à la Batterie, au fait, qu’Amyas Crale s’est plaint que toute la bière du pavillon était chaude et que sa femme lui a promis de lui en apporter de la fraîche.
— Tiens, tiens !
— Exactement : tiens, tiens ! En l’occurrence, elle s’est montrée tout sucre et tout miel. Les deux frères sont donc remontés à la maison. Ils se sont installés dehors, sur la terrasse. Mrs Crale et Angela leur ont apporté à boire. Plus tard, Angela Warren est descendue se baigner, accompagnée de Philip Blake.
« Meredith, lui, est allé établir ses quartiers dans une clairière au-dessus du jardin de la Batterie. D’où il était, il pouvait voir miss Greer en train de poser sur son rempart, entendre le son de sa voix et de celle de Crale tandis qu’ils conversaient. Il réfléchissait à cette histoire de conicine : ça l’ennuyait beaucoup, il ne savait pas quoi faire. Elsa Greer l’aperçut et lui fit signe de la main. Lorsque la cloche du déjeuner retentit, il descendit la rejoindre à la Batterie et ils rentrèrent ensemble. Il remarqua alors que Crale avait l’air – pour reprendre son expression – très bizarre, mais il n’y prêta pas autrement attention sur le moment. Amyas faisait partie de ces gens jamais malades, on ne pouvait donc imaginer qu’il le fût. D’autre part, c’est vrai qu’il avait des moments de colère et de découragement lorsque sa peinture n’avançait pas comme il voulait. Dans ces cas-là, mieux valait le laisser seul et lui parler le moins possible. Ce que firent Elsa et Meredith.
« Quant aux autres, les domestiques étaient occupés aux travaux de la maison et à préparer le déjeuner. Miss Williams est restée une partie de la matinée dans la salle d’étude à corriger des cahiers d’exercices, après quoi elle est sortie sur la terrasse faire du raccommodage. Angela a passé son temps aux quatre coins du jardin, à grimper aux arbres et à grignoter n’importe quoi. Vous savez ce que c’est, une gamine de quinze ans ! Des prunes, des pommes aigres, des poires vertes, tout est bon ! Plus tard, elle est rentrée à la maison et, comme je l’ai dit, est descendue à la plage avec Philip Blake pour prendre un bain avant le déjeuner.
Le superintendant Haie se tut quelques instants.
— Au bout du compte, reprit-il avec une pointe d’agressivité, vous trouvez une faille, vous, là-dedans ?
— Non, aucune, répondit Poirot.
— Ah, vous voyez !
Trois mots qui pesaient des tonnes.
— Mais quand même, fit Poirot, je veux en avoir le cœur net. Je…
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Rendre visite à ces cinq personnes pour connaître le son de cloche de chacun.
Le superintendant eut un soupir profondément attristé :
— Vous êtes cinglé, mon vieux ! Vous allez obtenir cinq versions contradictoires ! Tout le monde sait pourtant ça : prenez un truc auquel plusieurs témoins ont assisté en même temps – eh bien leurs souvenirs respectifs varieront du tout au tout. A plus forte raison après tant d’années ! Vos cinq « sons de cloches », comme vous dites, ce sera comme si on vous parlait de cinq crimes différents !
— J’y compte bien, fit Poirot. Ça va être très instructif.
6

Premier petit cochon est allé au marché
Philip Blake était bien tel que l’avait décrit Montague Depleach : prospère, rusé, jovial – avec une nette tendance à l’embonpoint.
Hercule Poirot avait pris rendez-vous un samedi après-midi à 6 heures et demie. Philip Blake venait de finir ses dix-huit trous. Un bon parcours, d’ailleurs : il avait gagné cinq livres à son adversaire. Il était d’humeur loquace.
Poirot expliqua le but de sa visite. Il n’invoqua pas cette fois son amour immodéré pour une vérité sans tache. Il s’agissait plutôt, à ce que comprit Blake, d’une série de livres sur les crimes célèbres.
— Seigneur ! fit ce dernier en fronçant les sourcils, à quoi bon sortir des bouquins pareils ?
Hercule Poirot haussa les épaules. Il forçait son allure et son accent étrangers, s’enlisait dans un baragouinage qui n’avait plus d’anglais que le nom. Afin de lui inspirer un mépris condescendant.
— Vous savez, fit-il de l’air de s’excuser, les gens aiment ça. Ils s’en repaissent.
— Des charognards, commenta Blake.
Ceci dit sur un ton badin, sans l’acrimonie ou le dégoût qu’une personne plus sensible aurait pu manifester.
Hercule Poirot haussa de nouveau les épaules.
— L’être humain est ainsi fait, dit-il. Vous et moi, Mr Blake, qui connaissons le monde, nous ne nous faisons plus d’illusions sur nos semblables. Non qu’ils soient foncièrement mauvais, mais il ne faut pas trop les idéaliser.
Philip Blake abonda dans ce sens :
— Il y a belle lurette que je les ai abandonnées, mes illusions sur mes semblables.
— Au lieu de quoi, vous racontez de bonnes blagues sur leur compte, il paraît ?
Les yeux de Blake s’allumèrent :
— Ça, oui. Tenez, vous la connaissez, celle-là ? Poirot s’esclaffa au moment opportun. L’histoire n’avait rien d’édifiant, mais elle était drôle.
Philip Blake se renversa dans son fauteuil, détendu, l’œil rieur.
Hercule Poirot lui trouva soudain un air de petit cochon repu.
Un petit cochon. Premier petit cochon est allé au marché…
Quel genre d’homme était-il, ce Philip Blake ? Un individu qui n’avait guère de soucis, apparemment. Prospère. Satisfait. Sans remords, sans le moindre petit tiraillement de conscience quant à son passé, pas hanté par ses souvenirs. Non, c’était un petit cochon bien nourri qui était allé au marché financier – et à qui ça avait rapporté gros…
Mais jadis, peut-être, Philip Blake avait-il été mieux que ça. Jeune, il avait dû être bel homme. Les yeux toujours un rien trop petits, certes, un tantinet trop rapprochés. Mais à part ça bien bâti, d’un physique agréable. Quel âge pouvait-il avoir, à présent ? Entre cinquante et soixante, à vue de nez. Avoisinant donc la quarantaine à l’époque de la mort de Crale. Moins figé dans ses idées, moins attaché aux plaisirs de l’instant. Attendant davantage sans doute de la vie, et en recevant moins…
— Vous voyez le sens de ma démarche ? glissa juste Poirot pour réamorcer le dialogue.
— A vrai dire, non.
L’agent de change se redressa sur son siège, le regard plus matois que jamais :
— C’est clair comme du jus de chique. Qu’est-ce que quelqu’un comme vous vient faire dans cette galère ? Vous n’êtes pas écrivain, que je sache ?
— Pas précisément… non. En fait, je ne suis qu’un simple détective.
Modestie plus qu’inhabituelle dans la bouche de Poirot.
— Je suis au courant. Tout le monde sait ça. Le fameux Hercule Poirot !
Mais une pointe de dérision perçait dans ses paroles. Philip Blake avait la fibre trop anglaise pour ne pas rabattre le caquet à un étranger.
A ses copains, il aurait dit : « Un faiseur. Tout juste bon à épater les bonnes femmes. »
Et, bien que cette attitude condescendante fût exactement celle que Poirot avait voulu susciter, il en éprouva un certain agacement.
Comment ? Un homme d’affaires de ce calibre, ne pas être impressionné par Hercule Poirot ? Scandaleux !
— Je suis flatté, fit-il avec la plus parfaite hypocrisie, d’être aussi connu de vous. Je dois mon succès, voyez-vous, à la psychologie, à l’éternelle recherche du pourquoi des comportements humains. C’est cet aspect des choses qui intéresse le public, aujourd’hui. Avant, c’était le côté sentimental : on ne rendait compte des grandes affaires criminelles que sous l’angle de l’histoire d’amour qui s’y rattachait. Tout a changé, maintenant. Les gens aiment lire que le Dr Crippen a assassiné sa femme parce qu’elle rayonnait de joie de vivre et que lui, chétif et insignifiant, se sentait amoindri face à cette force de la nature. Ou que telle grande criminelle a tué parce que son père l’avait rabrouée à l’âge de trois ans. Comme je disais, c’est le pourquoi du crime qui intéresse, de nos jours. Philip Blake réprima un léger bâillement :
— Le pourquoi de la plupart des crimes saute généralement aux yeux : dans la majeure partie des cas, c’est le fric.
— Ah ! mais, très cher monsieur, se récria Poirot, il n’est jamais bon que ce pourquoi soit par trop évident : sinon il risquerait fort de n’être là que pour en masquer un autre.
— Et c’est là que vous entrez en jeu ?
— Comme vous dites, c’est là que j’entre en jeu ! Il s’agit de réécrire l’histoire de certains crimes du passé vus sous leur aspect psychologique. La psychologie criminelle, c’est justement ma spécialité. J’ai accepté l’offre. Philip Blake eut un large sourire :
— Entreprise des plus lucratives, pas vrai ?
— Je l’espère… oui, je l’espère beaucoup.
— Félicitations. A présent peut-être consentirez-vous à me dire là où moi, j’entre en jeu.
— Certainement : l’affaire Crale, cher monsieur. Philip Blake ne parut guère surpris. Songeur, plutôt :
— Oui, bien sûr, l’affaire Crale…
— J’espère que cela ne vous ennuie pas, Mr Blake ? affecta de s’inquiéter Poirot.
— Bah ! fit Blake avec un haussement d’épaules. Rien ne sert de gémir face à l’inévitable. Le procès de Caroline Crale appartient au domaine public. Tout le monde a le droit d’écrire un livre dessus, que je désapprouve ou non l’entreprise. Dans un sens – je ne me gêne pas pour vous le dire – c’est vrai que ça me déplaît fortement. Amyas Crale était l’un de mes meilleurs amis, et cela me désole vraiment de voir de nouveau remuer toute cette fange. Mais bon, c’est la vie.
— Vous êtes très philosophe, Mr Blake.
— Pas du tout. Je sais simplement qu’il est inutile de se taper la tête contre les murs. Et puis je suis persuadé que vous ferez ça avec plus de tact que d’autres.
— J’espère à tout le moins écrire avec subtilité et en évitant les fautes de goût, affirma Poirot.
Philip Blake eut un rire sonore, mais sans réelle hilarité :
— C’est rigolo, de vous entendre dire ça.
— Je vous assure, Mr Blake, que j’agis parce que le sujet me passionne – et pas seulement pour une question d’argent. Je veux véritablement reconstituer le passé, comprendre le déroulement des événements, ne pas m’arrêter aux apparences, donner une bonne image des pensées et des sentiments des acteurs du drame.
— Je ne crois pas qu’il y ait eu grand-chose de très subtil dans cette histoire, vous savez. C’était même très clair : jalousie de bonne femme, un point c’est tout.
— J’aimerais beaucoup savoir, Mr Blake, quelles ont été vos propres réactions au cours de cette affaire.
Philip Blake s’échauffa soudain. Son visage s’empourpra :
— Mes réactions ! Mes réactions ! Pas de pédantisme, je vous en prie. Vous croyez peut-être que je suis resté là tranquillement à analyser mes réactions ? Vous ne semblez pas vous rendre compte que mon ami – mon ami, je dis bien – venait de se faire assassiner, empoisonner ! Et qu’avec de meilleurs réflexes, j’aurais pu le sauver !
— Qu’est-ce qui vous fait penser cela, Mr Blake ?
— Eh bien voilà. Vous connaissez les détails de l’affaire, j’imagine ?
Poirot fit signe que oui.
— Parfait. Ce matin-là, donc, mon frère Meredith m’a appelé au téléphone. Il était dans tous ses états : une de ses potions du diable, un poison violent, avait disparu. Alors qu’est-ce que j’ai fait ? Je lui ai dit de venir me retrouver pour qu’on décide de la conduite à tenir. La conduite à tenir ! Ça me démonte, maintenant, de voir quel idiot j’ai été d’hésiter ! J’aurais dû comprendre qu’il n’y avait pas un instant à perdre, filer tout de suite chez Amyas et le prévenir. Lui dire : « Caroline a piqué un poison mortel chez Meredith. Méfiez-vous, Elsa et toi. »
Blake se leva. Il se mit à arpenter la pièce d’un pas nerveux :
— Bon sang de bois, vous croyez que ça n’a pas eu le temps de me tarauder le cerveau, cette histoire ? Je savais. J’avais la possibilité de le sauver. Au lieu de ça ; je suis resté à tergiverser, j’attendais Meredith ! Comment n’ai-je pas compris que Caroline ne se poserait pas de questions, qu’elle n’hésiterait pas ? Elle avait pris ce poison pour s’en servir et elle s’en est servie, bon Dieu ! à la première occasion. En espérant que Meredith ne se serait encore aperçu de rien. Je savais, c’est indéniable, qu’Amyas était en danger de mort, et je n’ai rien fait !
— Je crois que vous vous adressez des reproches injustifiés, très cher monsieur. Vous ne disposiez que de très peu de temps…
L’autre l’interrompit aussitôt.
— Très peu de temps ? Au contraire ! Je l’avais, le temps. Et le choix des moyens, aussi. Comme je viens de vous le dire, j’aurais pu alerter Amyas. Bien sûr, le risque existait qu’il ne me croie pas. Ce n’était pas le genre de type à admettre qu’il était en danger. Ça l’aurait fait rigoler. Et puis il n’a jamais vraiment compris combien Caroline pouvait être démoniaque. Ou alors j’aurais pu aller la trouver, elle : « Je sais ce que vous manigancez, je connais votre plan. Si jamais Amyas ou Elsa meurent d’empoisonnement à la conicine, vous vous balancerez au bout d’une corde ! » Elle y aurait regardé à deux fois. J’aurais pu aussi prévenir la police. Oh, il y en avait, des choses à faire. Au lieu de ça, je me suis laissé influencer par les atermoiements, par la frilosité de Meredith. « Il faut qu’on soit sûrs… discutons-en d’abord… qu’on soit certains de ne pas accuser à tort… » Le vieil abruti ! Pas une fois dans sa vie il n’a été capable de prendre une décision rapide ! Il en a eu de la chance, d’être l’aîné et d’avoir un domaine sur lequel vivre. S’il avait dû gagner de l’argent, il aurait perdu jusqu’à sa chemise.
— Vous n’aviez vous-même aucun doute sur l’identité de la personne qui avait subtilisé le poison ?
— Bien sûr que non. J’ai compris tout de suite que ça ne pouvait être que Caroline. Je la connaissais très bien, vous savez.
— Ah, parfait, fit Poirot. Je veux justement savoir, Mr Blake, quel genre de femme elle était.
— Certainement pas la pauvre créature meurtrie et innocente que les gens ont vue en elle au moment du procès ! jeta sèchement Philip Blake.
— Quoi donc, alors ?
Blake se laissa retomber dans son fauteuil.
— Vous tenez vraiment à le savoir ? demanda-t-il sur un ton dur.
— Beaucoup, oui.
— Caroline était une garce intégrale. Pleine de charme, remarquez : avec la douceur de ses manières et son air fragile et délicat, on lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Quand je repense à mes livres d’histoire, j’ai l’impression qu’elle devait un peu ressembler à Mary Stuart : une femme au charme magnétique, au destin tragique, mais en fait froide, calculatrice, intrigante, capable de faire impunément assassiner Darnley, son mari. Caroline était ainsi, froide, calculatrice, intrigante. Et mauvaise jusqu’au tréfonds.
« Je ne sais pas si on vous a raconté – ça n’a aucun rapport direct avec le procès, mais c’est très révélateur – ce qu’elle avait fait par jalousie à sa sœur, qui n’était alors qu’un bébé ? Sa mère s’était remariée et n’avait plus d’yeux et d’affection que pour la petite Angela. Caroline n’a pas supporté : elle a pris un pied-de-biche et essayé d’assommer la gamine. Heureusement, le coup n’était pas mortel, mais tout de même, c’est affreux de faire une chose pareille.
— C’est exact.
— Eh bien voilà, c’était ça, la vraie Caroline. Elle d’abord, elle toujours et avant tout. Elle ne pouvait pas supporter de passer après les autres. Il y avait en elle un égoïsme froid, démoniaque, qui pouvait la faire aller jusqu’au meurtre.
« Sous des dehors impulsifs, c’était une calculatrice. Quand elle est arrivée à Alderbury, jeune fille, elle nous a tous bien jaugés, et puis elle a dressé son plan de campagne. Elle ne possédait pas un radis. Moi, j’ai tout de suite été mis hors course : je n’étais qu’un frère cadet et je n’avais pas de situation. (C’est comique, parce qu’aujourd’hui, je pourrais sans doute manger la soupe sur la tête à Meredith, et sur celle de Crale s’il avait vécu.) Elle a d’abord tournicoté un peu autour de mon frère, mais c’est finalement sur Amyas qu’elle a jeté son dévolu. Amyas allait hériter d’Alderbury, et même s’il n’y avait guère d’argent à la clé, son talent de peintre était exceptionnel. Or, le génie, ça se monnaye. Elle a misé là-dessus.
« Et elle a eu raison. Amyas a connu très tôt la notoriété. Sans être vraiment un artiste à la mode, sa valeur était reconnue et ses toiles se vendaient bien. Avez-vous déjà vu un de ses tableaux ? Tenez, il y en a un là-bas. Venez.
Il se dirigea vers le salon et montra le mur de gauche :
— Voilà. C’est de lui.
Poirot regarda sans mot dire. C’était fantastique qu’un homme ait pu à ce point imprégner de sa magie personnelle un sujet aussi galvaudé. Un vase de roses sur un guéridon en acajou. Le poncif des poncifs. Comment donc Amyas Crale parvenait-il à es faire flamboyer et se consumer, ces roses, à les animer d’une turbulence quasi obscène ? Jusqu’au bois satiné du meuble qui semblait frémir don ne sait quelles sensations troubles. Comment expliquer cette exaltation jubilatoire qui se dégageait de la toile ? Car c’était bien d’exaltation qu’il s’agissait. Les proportions du guéridon auraient horrifié le superintendant Haie, qui aurait poussé des hauts cris en affirmant qu’aucune variété de roses connue n’avait tout à fait cette forme et cette couleur. Mais après cela, il se serait inconsciemment demandé pourquoi les roses qu’il voyait lui paraissaient si fades, pour quelle mystérieuse raison les guéridons en acajou le dérangeaient tant. Poirot poussa un léger soupir :
— Oui… tout y est. Tout est là.
Ils retournèrent au bureau de Blake.
— Je n’ai jamais rien compris à l’art, marmonna ce dernier. Je me demande bien ce que je lui trouve, à ce machin. Pourtant, je n’arrête pas de le regarder. C’est… oui, sacrebleu, c’est bon.
Poirot acquiesça vigoureusement de la tête. Blake offrit une cigarette à son hôte et en alluma une lui-même :
— Voilà, c’est cet homme-là, l’homme qui a peint ces roses, l’auteur de la « Femme au shaker à cocktails », celui de cette fantastique et douloureuse « Nativité », c’est cet homme-là qui a été fauché à la fleur de l’âge, qui a été privé de la puissance rayonnante de sa vie par une femme méprisable et vindicative !
Il s’interrompit. Puis reprit :
— Vous allez dire que je suis bien dur pour Caroline, que je me suis injustement monté la tête contre elle. C’est vrai qu’elle avait du charme – je n’y ai pas été insensible. Mais je voyais, j’ai toujours vu la vraie femme qui se cachait derrière ce masque. Et cette femme, monsieur Poirot, était malfaisante. Elle était cruelle, maligne et cupide !
— Pourtant, je me suis laissé dire que Mrs Crale avait eu à souffrir bien des mécomptes, dans son ménage.
— Oui, que n’a-t-elle pas glosé là-dessus ! Toujours à se donner des airs de martyr ! Pauvre vieil Amyas. Sa vie matrimoniale n’aura été qu’un long enfer. Elle l’aurait été, du moins, s’il n’avait eu ses dons exceptionnels. Son art lui a toujours été un refuge. Quand il peignait, il pouvait s’affranchir de Caroline, de son harcèlement, du cycle incessant des scènes et des disputes. Ça ne s’arrêtait jamais, vous savez : il ne se passait pas de semaine sans esclandre. Elle s’y complaisait. La bagarre la stimulait, je pense. C’était un exutoire qui lui permettait de déverser tout son fiel. Après quoi elle redevenait tout miel, ronronnante et caressante comme un gros matou repu. Mais lui, ça l’épuisait. Il avait besoin de calme, de repos – de mener une vie tranquille, quoi. Bien sûr, il n’aurait jamais dû se marier, il n’était pas fait pour fonder un foyer. Un homme comme Crale doit avoir des liaisons, pas se laisser mettre un fil à la patte : sinon, le fil devient vite un boulet.
— Il se confiait à vous ?
— Mettons qu’il savait que j’étais un ami sûr. Il s’épanchait. Sans jamais se plaindre, ce n’était pas son genre. Ou alors il sortait des trucs comme « Satanées bonnes femmes », ou bien « Te marie pas, mon vieux. Pour ce qui est de l’enfer, t’auras tout le temps après la mort. »
— Vous connaissiez son attachement pour miss Greer ?
— Oh oui. Je l’ai senti venir, du moins. Il m’avait dit qu’il avait rencontré une fille merveilleuse. Différente, d’après lui, de toutes celles qu’il avait connues jusque-là. Sur le moment, je n’y ai pas vraiment prêté attention : chaque fois qu’Amyas rencontrait une femme, elle était « différente ». Un mois plus tard, si vous lui en reparliez, il vous regardait avec de grands yeux en se demandant de qui il s’agissait ! Mais avec cette Elsa Greer, c’est vrai que ce n’était pas pareil. Je m’en suis aperçu au moment de mon séjour à Alderbury. Elle lui avait proprement mis le grappin dessus. Il venait lui manger dans la main comme un toutou.
— Vous non plus, vous n’aimiez pas Elsa Greer ?
— Non, je ne l’aimais pas. C’était un oiseau de proie. Elle aussi, elle voulait Crale corps et âme. Mais je crois quand même qu’elle lui aurait mieux convenu que Caroline : une fois son but atteint, elle lui aurait sans doute fichu la paix. Ou elle se serait lassée et serait allée voir ailleurs. Le mieux, pour Amyas, aurait été de ne pas s’empêtrer dans des histoires de coucheries.
— Mais lui, semble-t-il, ne l’entendait pas de cette oreille ?
— Cet idiot-là se laissait toujours piéger, soupira Philip Blake. Et pourtant, les femmes ne signifiaient pas grand-chose, pour lui. Les deux seules à avoir vraiment compté dans sa vie étaient Caroline et Elsa.
— Et la petite, il l’aimait ?
— Angela ? Tout le monde l’adorait. Elle était tellement mignonne ! Et elle n’avait pas froid aux yeux. Sa pauvre gouvernante ne savait plus à quel saint se vouer. Oui, Amyas aimait bien Angela. Mais parfois elle allait trop loin, alors il se fichait en boule, Caroline intervenait et prenait systématiquement le parti de la gamine, ce qui achevait de le mettre en fureur. Il avait horreur qu’elles se liguent toutes les deux contre lui. Il y avait un peu de jalousie dans tout ça, vous savez. Amyas était jaloux de la façon dont Caro faisait toujours passer Angela d’abord et se mettait en quatre pour elle. Angela était jalouse d’Amyas et se rebellait contre son autoritarisme. Il avait décidé de l’envoyer en pension à l’automne, ça la rendait furibonde. Non pas tellement que l’idée de la pension lui déplût, je crois qu’elle avait plutôt envie d’y aller, mais c’était la façon dictatoriale et brusque d’Amyas qui l’exaspérait. Elle se vengeait en lui faisant toutes sortes de coups pendables. Une fois, elle glissa une dizaine de limaces dans son lit. L’un dans l’autre, je crois qu’Amyas avait raison : il était temps de lui inculquer un peu de discipline. Miss Williams était une gouvernante très efficace, mais même elle reconnaissait qu’Angela devenait un peu trop dure à mater.
Il s’interrompit, ce dont profita Poirot :
— Quand je vous ai demandé si Amyas aimait bien la petite, je parlais de sa fille à lui.
— Ah ! la petite Carla, vous voulez dire ? Elle, c’était le chouchou. Il adorait jouer avec elle, quand il était de bonne humeur. Mais toute l’affection qu’il lui portait ne l’aurait pas empêché d’épouser Elsa, si c’est ce que vous voulez savoir. Ça n’allait pas jusque-là.
— Et comment se comportait Caroline Crale vis-à-vis de l’enfant ?
Une sorte de grimace déforma le visage de Blake :
— Je ne pourrais pas dire que ce n’était pas une bonne mère. Non, ce serait faux. C’est justement ça, que…
— Oui, Mr Blake ?
— C’est justement ce que je trouve le plus navrant, dans toute cette histoire, poursuivit Philip sur un ton lent, douloureux. Cette gosse… démarrer sa vie au milieu d’un tel drame. Ils l’ont envoyée à l’étranger chez une cousine d’Amyas et son mari. J’espère – j’espère vraiment – qu’ils auront fait en sorte qu’elle n’apprenne pas la vérité.
Poirot secoua la tête :
— La vérité, Mr Blake, a la manie de se faire connaître. Même après bien des années.
— Je me demande, murmura l’agent de change.
— Et dans l’intérêt de cette vérité, enchaîna Poirot, je vais vous demander de faire quelque chose.
— Quoi donc ?
— D’avoir l’obligeance de me rédiger un compte rendu exact de ce qui s’est passé ces jours-là à Alderbury. Un compte rendu détaillé du meurtre et des circonstances connexes.
— Mais mon pauvre monsieur, après tout ce temps ? Mes souvenirs seront désespérément imprécis.
— Pas nécessairement.
— J’en suis pourtant certain.
— Moi pas. Et d’abord parce qu’avec le passage du temps, l’esprit retient l’essentiel et rejette le superficiel.
— Ah bon, c’est juste les grandes lignes de l’affaire que vous voulez ?
— Pas du tout. Il me faudrait un rapport circonstancié des événements tels qu’ils se sont déroulés, ainsi que de chaque conversation que vous pouvez vous rappeler.
— Et à supposer que je ne me les rappelle pas bien ?
— Faites-en déjà une transcription la plus exacte possible. Il y aura peut-être des trous, tant pis.
Blake lui lança un regard intrigué :
— Mais quel intérêt ? Les rapports de police vous donneront des informations beaucoup plus précises.
— Non, Mr Blake. Nous sommes maintenant dans l’aspect psychologique de l’affaire. Ce n’est pas un froid récapitulatif que je veux, mais votre propre sélection des faits, sélection qui aura été effectuée par le temps et par votre mémoire. Certaines actions pourraient avoir été accomplies, des paroles dites, que je chercherais en vain dans les rapports de police. Des actions et des paroles que vous n’avez pas rapportées parce que vous les jugiez hors de propos, ou parce que vous préfériez ne pas les répéter.
— Ce compte rendu que vous me demandez, il sera publié ? demanda brusquement Blake.
— Absolument pas. Il ne sera qu’à mon usage personnel, afin de m’aider à tirer mes propres conclusions.
— Et vous ne le citerez pas sans mon autorisation ?
— Absolument pas, vous dis-je.
— Hum, je suis un homme très pris, monsieur Poirot.
— Je sais que ça va vous coûter du temps et du dérangement. Aussi serais-je disposé à m’entendre avec vous pour une… rétribution raisonnable.
Il y eut un moment de silence. Puis Philip Blake se décida soudain :
— Non, si je le fais… ce sera pour rien.
— Le ferez-vous ?
Philip le prévint de nouveau :
— Rappelez-vous, je ne peux pas garantir l’exactitude de mes souvenirs.
— Je le comprends fort bien.
— Dans ce cas, dit-il, j’accepte. Je crois que je le dois, en un sens, à Amyas Crale.
7

Deuxième petit cochon n’est pas sorti de chez lui
Hercule Poirot n’était pas homme à rien laisser au hasard.
Sa démarche auprès de Meredith Blake fut soigneusement préparée. Meredith, il en était d’ores et déjà convaincu, serait une tout autre affaire que Philip. Une manœuvre précipitée serait vouée à l’échec.
L’assaut, il faudrait au contraire le donner en douceur.
Hercule Poirot savait qu’il n’existait qu’une façon de pénétrer dans la citadelle : montrer patte blanche avec les références adéquates, sociales plutôt que professionnelles. Heureusement, tout au long de sa carrière, il avait noué des amitiés dans de nombreux comtés. Le Devon ne faisait pas exception. Il passa en revue les ressources que lui offrait la région et découvrit deux personnes plus ou moins proches de Meredith Blake. Il débarqua donc chez lui armé de deux lettres, l’une de lady Mary Lytton-Gore, veuve de haute naissance mais fort impécunieuse et qui vivait en ermite ; l’autre d’un amiral en retraite dont la famille habitait le comté depuis quatre générations.
Meredith Blake reçut Poirot non sans quelque perplexité.
Les choses – il le constatait avec une fréquence croissante – n’étaient décidément plus ce qu’elles étaient. Dans le temps, sacrebleu, un détective privé n’était qu’un détective privé, un type à qui on faisait garder les cadeaux pendant les banquets de mariage, ou qu’on allait voir – en catimini – pour découvrir le pot aux roses dans des affaires plus ou moins sordides.
Or là, il y avait ce mot de lady Lytton-Gore : « Hercule Poirot est un très vieil et très cher ami à moi. Apportez-lui toute l’aide possible. Vous m’obligerez. » Mary Lytton-Gore ! Elle n’était pourtant pas – grands dieux non ! — du genre à se commettre avec des détectives et tout ce qu’ils représentaient. Et celui de l’amiral Cronshaw : « Un type bien, tout ce qu’il y a de recommandable. Merci de faire ce que vous pourrez pour lui. Vous ne vous ennuierez pas : il en connaît de tordantes ! »
Et voilà qu’il l’avait sur les bras, maintenant. Un énergumène impossible, habillé comme ça n’est pas permis, chaussé de bottines à boutons et affublé d’une invraisemblable moustache en croc ! Pas du tout son genre, à Meredith Blake. Le bonhomme n’avait jamais dû tenir un fusil, une canne à pêche ou un club de golf. Etranger, en plus.
Avec un plaisir narquois, Hercule Poirot lut clairement tout ceci – et bien d’autres choses encore – dans les pensées de son hôte.
Son impatience n’avait cessé de croître au fur et à mesure que le train l’emportait vers l’ouest. Il allait enfin voir de ses propres yeux l’endroit où s’étaient déroulés ces lointains événements.
C’était ici, au manoir de Handcross, qu’avaient vécu deux frères qui s’étaient liés d’amitié avec leurs voisins d’Alderbury, avaient joué au tennis et fraternisé avec le jeune Amyas Crale et une adolescente du nom de Caroline. C’était de là que, seize ans plus tôt, Meredith était parti vers Alderbury en ce matin fatal. Hercule Poirot observa avec intérêt l’homme qui l’accueillait avec une politesse quelque peu embarrassée.
Comme il s’y attendait, Meredith Blake avait en tous points le physique de ces hobereaux anglais à la bourse plate et aux goûts bucoliques.
Avec sa vieille veste de Harris tweed toute râpée, son visage tanné et d’ailleurs pas déplaisant, ses yeux bleus délavés d’homme qui prenait de l’âge, ses lèvres un peu molles à demi dissimulées derrière une moustache hirsute, Meredith Blake se situait aux antipodes de son frère. Il était du genre hésitant et son processus mental ne semblait pas des plus rapides. Comme si les années avaient ralenti son rythme de vie autant qu’elles avaient accéléré celui de Philip.
Ainsi que Poirot l’avait pressenti, mieux valait ne pas le brusquer. Il était tout imprégné de la langueur de la campagne anglaise.
Le détective lui trouva l’air beaucoup plus vieux que son cadet bien que, d’après ce que Mr Jonathan avait dit, il n’y eût guère que deux ans entre eux.
Hercule Poirot se flattait de savoir s’y prendre avec ces gens collet monté. Avant tout, pas question de faire anglais. Quand on est étranger, étranger il faut demeurer et se faire pardonner de l’être : « Evidemment, ils n’ont pas la manière, ces continentaux. Pour un peu ils vous serreraient la main au petit déjeuner ! Enfin, celui-ci a quand même l’air de savoir manger avec un couteau et une fourchette… »
C’est dans ce registre que Poirot décida de jouer. La conversation se limita d’abord prudemment à lady Mary Lytton-Gore et à l’amiral Cronshaw. Puis d’autres noms furent cités. Heureusement, Poirot avait rencontré le cousin de l’un, la belle-sœur de l’autre. Une certaine chaleur apparut enfin dans le regard de son interlocuteur : l’étranger semblait connaître les gens qu’il fallait.
En douceur, Poirot glissa insidieusement vers l’objet de sa visite. Il eut vite fait de neutraliser l’inévitable recul qu’il provoqua. Le livre, hélas, serait publié. Miss Crale – qui s’appelait aujourd’hui Lemarchant, tenait à ce qu’il en supervisât la rédaction. Les faits, que voulez-vous, appartenaient au domaine public. Mais on pouvait faire beaucoup pour veiller à ce qu’ils fussent présentés de façon à ne froisser aucune susceptibilité. Poirot laissa entendre qu’il avait déjà dans le passé usé discrètement de son influence pour faire supprimer certains passages trop explicites dans un livre de mémoires.
Meredith Blake rougit de colère contenue. Sa main trembla quelque peu en bourrant sa pipe. Il en bégaya presque :
— C’est morbide, d’aller déterrer des choses pareilles. Seize ans ! Pourquoi ne pas laisser les morts en paix ?
— Je suis bien d’accord avec vous, fit Poirot avec un haussement d’épaules. Mais que voulez-vous, il y a une demande pour ce genre-là. Et chacun est libre de reconstituer un meurtre, lorsque le crime a été prouvé. Même d’y ajouter ses remarques personnelles.
— Je trouve ça ignoble.
— Hélas, soupira Poirot, nous vivons une époque qui n’est pas à la délicatesse… Vous seriez abasourdi, Mr Blake, de voir le nombre de publications déplaisantes que j’ai réussi à – disons – faire édulcorer. Je suis déterminé à tenter l’impossible pour ne pas heurter les sentiments de miss Crale dans cette affaire.
— La petite Carla ! murmura Meredith Blake. Cette enfant devenue une femme ! C’est à peine croyable.
— Je sais. Le temps s’envole, n’est-ce pas ?
— Trop vite, soupira Blake.
— Comme vous aurez pu le voir dans la lettre d’elle que je vous ai transmise, miss Crale désire vivement savoir tout ce qu’il est possible sur ces tristes événements du passé.
— Pourquoi ? fit Meredith avec une pointe d’irritation. A quoi bon exhumer tout ça ? Ce serait tellement mieux d’oublier, maintenant.
— Vous parlez ainsi, Mr Blake, parce que ce passé, vous ne le connaissez que trop bien. Rappelez-vous que miss Crale en ignore tout, elle. Ou du moins qu’elle n’en sait que ce que lui ont appris les documents officiels.
— C’est vrai, concéda Meredith Blake en tressaillant, j’avais oublié. Pauvre gosse, ce doit être horrible pour elle. D’abord, le choc au moment où elle a appris la vérité. Et puis la lecture de ces comptes rendus d’audience, froids et insensibles.
— En outre, ce n’est pas dans ces énumérations légales de faits qu’on peut rendre justice à la vérité, ajouta Poirot. C’est justement ce qui n’y figure pas qui est le plus important : les émotions, les sentiments, la personnalité des personnages du drame. Les circonstances atténuantes…
Il s’interrompit et son hôte enchaîna immédiatement, comme un acteur qui vient d’avoir sa réplique :
— Les circonstances atténuantes ! Justement. S’il y eut jamais circonstances atténuantes, c’est bien dans cette affaire. Amyas Crale était un vieil ami – sa famille et la mienne étaient liées depuis trois générations –, mais il faut reconnaître que sa conduite était franchement révoltante. C’était un artiste, certes, et ceci explique sans doute cela. Seulement il a eu un nombre incroyable de liaisons et s’est retrouvé dans une situation qu’un homme correct – un homme ordinaire – n’aurait pu envisager un seul instant.
— Ce que vous soulignez là m’intéresse beaucoup, dit Hercule Poirot. Cette situation m’intriguait, justement : car ce n’est pas ainsi qu’un homme de bonne éducation, un homme d’expérience, gère ses relations.
Le visage fin, hésitant, de Blake commençait à s’animer :
— Sans doute, mais voilà, Amyas a toujours été hors du commun ! Il était peintre, et pour lui, la peinture passait avant tout. Je n’ai jamais compris ces prétendus artistes – jamais. Amyas un peu mieux, bien sûr, je l’ai connu toute ma vie. Nous étions issus de familles semblables. La plupart du temps, il se comportait comme tout un chacun. Ce n’est que lorsqu’il s’agissait d’art qu’il ne se conformait plus aux règles habituelles. Ce n’était pas un amateur, loin de là. Il avait la classe, la grande classe. Certains affirment que c’était un génie. Ils ont peut-être raison. Mais cela avait pour résultat de perturber son équilibre. Lorsqu’il travaillait sur une toile, plus rien n’existait, rien ne devait se mettre en travers de son chemin. Il était comme dans un rêve, complètement obsédé par ce qu’il faisait. Ce n’est que lorsque le tableau était terminé qu’il redescendait sur terre et qu’il reprenait le fil de la vie normale. Il adressa un regard interrogateur à Poirot. Ce dernier fit signe de poursuivre.
— Je vois que vous me saisissez, reprit Blake. Eh bien cela explique, je crois, comment une telle situation a pu se nouer. Il était amoureux de cette fille. Il voulait l’épouser. Il était prêt à abandonner femme et enfants pour elle. Mais il avait commencé à faire son portrait sur place, et il voulait l’achever. C’est tout ce qui comptait. Il ne voyait rien d’autre. Et le fait qu’il mette ainsi les deux femmes concernées dans une position insupportable ne semble même pas lui avoir effleuré l’esprit.
— Ont-elles réussi à comprendre son attitude ?
— Dans un sens, oui. Elsa, par exemple, était folle de sa peinture. Seulement, bien sûr, c’était très délicat pour elle. Quant à Caroline…
Il s’interrompit.
— Oui, pour Caroline, j’imagine que ça devait être difficile, fit Poirot.
— Caroline, reprit Meredith Blake avec quelque difficulté, je l’avais toujours… enfin, j’ai toujours eu un faible pour elle. Un moment même… j’ai espéré l’épouser. Espoir qui a vite été tué dans l’œuf. Pourtant je suis toujours demeuré, si je puis dire, son… son humble serviteur.
Poirot hocha la tête d’un air pensif. Cette expression plutôt vieillotte décrivait très exactement, à son avis, l’homme qu’il avait en face de lui. Meredith Blake était typiquement du genre à vouer sa vie à un attachement romantique et platonique. A servir sa dame fidèlement et sans espoir de récompense. Oui, tout cela collait parfaitement au personnage.
Il pesa soigneusement ses paroles :
— Vous-même, vous avez dû dans ce cas souffrir de… de l’attitude de Crale envers elle ?
— Oh, que oui ! Je lui en ai d’ailleurs ouvertement fait le reproche.
— Quand cela ?
— Justement la veille du jour de… où c’est arrivé. Ils étaient tous venus ici pour le thé. J’ai pris Amyas à part et… et je lui ai dit ma façon de penser. Je me souviens même lui avoir fait remarquer que ce n’était honnête ni pour l’une ni pour l’autre.
— Vous avez dit ça ?
— Oui. J’avais l’impression qu’il ne se rendait pas compte.
— Peut-être que non, en effet.
— Je lui ai donc expliqué qu’il mettait Caroline dans une situation insoutenable. S’il voulait épouser cette fille, il ne devait pas l’amener à la maison et la lui jeter plus ou moins au visage. Cela, à mon avis, c’était la suprême insulte.
— Qu’a-t-il répondu ? s’enquit Poirot.
— Que si ça ne lui plaisait pas, c’était le même prix, répondit Meredith avec une expression de dégoût.
Hercule Poirot haussa les sourcils :
— Pas très gentil.
— Abominable, oui. Alors je me suis mis en colère. Je lui ai dit que s’il se fichait de sa femme et de ses souffrances, il pourrait au moins se préoccuper un peu de l’autre fille. Ne voyait-il pas que pour elle aussi, c’était invivable ? Eh bien sa réponse a été que pour elle aussi, c’était le même prix ! Et puis il a enchaîné en disant que je ne comprenais rien à rien : « Ce tableau que je fais, Meredith, c’est le meilleur de toute ma vie. Il sera excellent, je te garantis. Alors ce ne sont pas deux femelles jalouses qui vont tout flanquer par terre. Ça non, alors ! »
« Il était inutile d’essayer de le raisonner. Je lui ai dit qu’il dépassait les bornes. Qu’il n’y avait pas que la peinture au monde. Il m’a interrompu : « Pour moi, si ! »
« Ma colère ne m’avait pas abandonné. Je lui ai fait remarquer qu’il avait toujours traité Caroline de façon odieuse, que la vie de sa femme avec lui avait été un calvaire. Il a répondu qu’il le savait et qu’il en était désolé. Désolé ! « J’en suis conscient, Merry, même si tu n’y crois pas. C’est pourtant la vérité. Caroline a vécu un enfer avec moi, et elle l’a supporté comme une sainte. Mais je ne l’avais pas prise au dépourvu : je lui avais franchement expliqué d’emblée l’affreux égoïste que j’étais et la vie dissolue qui était et serait toujours la mienne. »
« Je lui ai alors fortement déconseillé de briser son ménage. Il fallait penser à l’enfant. Bien sûr, je comprenais qu’une fille comme Elsa puisse tournebouler un homme. Mais, ne fût-ce également que pour son bien à elle, il avait le devoir de rompre. Elle était très jeune. Elle se lançait dans cette aventure bille en tête, mais elle pourrait s’en mordre les doigts plus tard. Ne pouvait-il donc se reprendre, faire table rase et repartir du bon pied avec sa femme ?
— Qu’a-t-il répondu ?
— Il a juste paru… un peu embarrassé. Il m’a donné de petites tapes sur l’épaule et a dit : « Tu es gentil, Merry, mais tu es trop sentimental. Attends que le portrait soit fini, et tu reconnaîtras que j’avais raison.
— Au diable ton tableau ! » ai-je décrété.
« Il a souri de toutes ses dents et a répondu que même les femmes les plus hystériques du royaume n’arriveraient pas à l’y envoyer. Je lui ai fait remarquer qu’il aurait été plus correct de ne rien dévoiler à Caroline avant la fin de son travail. Ce à quoi il m’a rétorqué que ça, ce n’était pas sa faute à lui, c’était Elsa qui avait tenu à lâcher cette bombe. « Pourquoi ? ai-je demandé.
— Parce qu’elle trouvait que le contraire serait malhonnête. Il fallait que les choses soient claires, que rien ne se fasse sous le manteau. »
Bien sûr, ça pouvait se défendre, dans un sens, c’était un souci respectable. Aussi odieuse que fût sa conduite, cette fille tenait au moins à agir avec franchise.
— Trop de franchise nuit parfois, fit observer Poirot.
Meredith Blake le regarda d’un air peu convaincu. Cette formule ne lui plaisait guère.
— C’a été une période terrible pour nous tous, soupira-t-il.
— Le moins affecté de la bande semble avoir été Amyas Crale, observa Poirot.
— Et pourquoi ? Parce que c’était un égoïste à tout crin. Je le revois encore, avec son sourire, s’en aller en me disant : « Te bile pas, Merry. Tout ça finira bien par s’arranger ! »
— C’est là un genre d’optimisme qu’on peut qualifier d’incurable, marmonna Poirot.
— Il n’arrivait pas à prendre les femmes au sérieux, dit Meredith. Moi, je savais que Caroline était à bout.
— Elle vous l’a dit ?
— Pas par des mots. Mais je reverrai toujours son visage, cet après-midi-là. Blême, les traits tirés, cachant son désespoir sous un masque de gaieté. Elle parlait et riait beaucoup. Mais le chagrin, la douleur qu’on lisait dans ses yeux étaient la chose la plus émouvante que j’aie jamais vue. Une créature si douce…
Hercule Poirot le considéra un moment sans mot dire. De toute évidence, l’homme qui était en face de lui ne trouvait pas incongru de parler ainsi d’une femme qui, le lendemain, avait délibérément tué son mari.
Meredith Blake poursuivit. Son hostilité initiale semblait l’avoir quitté. Poirot avait le don de savoir écouter. Et les gens comme Meredith Blake éprouvaient de la fascination à revivre le passé. Il se parlait davantage à lui-même qu’à son hôte :
— J’aurais dû me douter de quelque chose, j’imagine. C’est Caroline qui a amené la conversation sur mon… mon petit hobby. C’était pour moi, je l’avoue, une véritable passion. L’étude des vieux herboristes anglais est fort intéressante, vous savez. Tant de plantes qui étaient jadis utilisées en médecine ont aujourd’hui disparu de la pharmacopée officielle. Or, il est stupéfiant de voir les miracles que de simples infusions savent parfois réaliser. Pas besoin des médecins, les trois quarts du temps. Les Français l’ont bien compris : certaines de leurs tisanes sont vraiment remarquables.
Il avait enfourché son cheval de bataille :
— La tisane de pissenlit, par exemple : extraordinaire. Et l’églantier, alors ! J’ai lu quelque part, l’autre jour, qu’il retrouvait grâce auprès de la médecine officielle. Je dois reconnaître que je tirais un immense plaisir à composer mes petits breuvages : choisir le bon moment pour cueillir les plantes, les sécher, les faire macérer, et tout le reste. J’ai même versé dans la superstition, parfois, en allant chercher mes racines à la pleine lune ou en suivant à la lettre les indications des anciens. Ce jour-là, je me souviens, j’ai fait à mes invités un petit exposé sur la ciguë tachetée. Elle fleurit deux fois l’an. On recueille les fruits quand ils mûrissent, juste avant qu’ils deviennent jaunes. La conicine, vous le savez, n’est plus guère utilisée – je ne crois pas qu’elle apparaisse dans aucune formule du dernier codex – mais j’ai démontré son efficacité dans le traitement de la coqueluche. Et de l’asthme aussi, d’ailleurs…
— C’est dans votre laboratoire que vous avez parlé de tout ça ?
— Oui. Je leur ai fait faire le tour de ma petite installation en leur décrivant les vertus des différentes substances. La valériane, par exemple, et son pouvoir d’attraction sur les chats. Une seule reniflette, et hop, ça y est ! Je leur ai parlé de la belladone et de l’atropine. Ils ont paru fascinés.
— Qui ça, « ils » ?
Meredith Blake sembla un peu surpris, oubliant sans doute que son interlocuteur n’avait pas été témoin direct de la scène :
— Eh bien, tout le monde. Voyons : il y avait Philip. Amyas et Caroline, bien sûr. Angela. Et Elsa Greer.
— C’est tout ?
— Je crois… oui. En fait, j’en suis sûr. Il regarda Poirot d’un air intrigué :
— Qui d’autre aurait-il bien pu y avoir ?
— Je pensais que la gouvernante, peut-être…
— Ah, je vois. Non, elle n’y était pas cet après-midi-là. J’ai oublié son nom, depuis le temps. Une femme bien. Très consciencieuse dans son travail. Angela lui causait pas mal de souci, je pense.
— De quel ordre ?
— Eh bien c’était une gentille gosse, mais plutôt turbulente. Toujours à manigancer des tours pendables. Un jour qu’Amyas était en plein travail, elle est allée jusqu’à lui mettre une limace, un crapaud ou Dieu sait quelle bestiole dans le dos. Il a piqué une de ces rages ! Je ne vous dis pas comment il l’a envoyée promener. C’est après ça qu’il a insisté pour qu’on la mette en pension.
— En pension ?
— Oui. Je ne dis pas qu’il ne l’aimait pas, mais il avait souvent du mal à la supporter. Et je crois… enfin, il m’a toujours semblé…
— Oui ?
— Qu’il était un peu jaloux. Caroline était l’esclave d’Angela, voyez-vous. Alors peut-être Amyas digérait-il mal de passer toujours en second. Il y avait une raison à cela, bien sûr. Je ne vais pas m’étendre, mais…
— La raison étant, l’interrompit Poirot, que Caroline Crale se reprochait un geste qui avait défiguré la petite ?
— Ah, vous êtes au courant ? s’étonna Blake. Je ne voulais pas en parler. Tout ça, c’est le passé. Mais oui, je pense que c’était la cause de son attitude. Rien n’était jamais trop bon pour elle – façon de compenser, sans doute.
Poirot hocha la tête d’un air pensif :
— Et Angela ? En tenait-elle rancune à sa demi-sœur ?
— Oh non, n’allez pas croire ça. Angela adorait Caroline. Elle n’y pensait plus, à cette histoire, j’en suis certain. C’est seulement Caroline qui ne se le pardonnait pas.
— Est-ce qu’Angela voyait d’un bon œil le fait d’aller en pension ?
— Ça non, par exemple ! Elle était furieuse contre Amyas. Caroline avait pris le parti de la petite, mais il ne voulait pas revenir sur sa décision. Malgré son caractère emporté, Amyas était un homme conciliant dans bien des domaines. Mais quand il se braquait, il n’y avait pas à insister. Caroline et Angela ont dû toutes deux baisser pavillon.
— Elle devait partir pour la pension… quand ça ?
— A la rentrée d’automne. On lui préparait son trousseau, je me souviens. Sans ce drame, elle serait sans doute partie quelques jours plus tard. On avait parlé de faire ses valises le matin même.
— Et la gouvernante ? demanda Poirot.
— La gouvernante ?
— Que disait-elle de tout cela ? Parce que ça lui aurait fait perdre sa place, non ?
— J’imagine que oui. La petite Carla prenait bien quelques leçons, évidemment, mais quel âge pouvait-elle avoir ? Six ans, tout au plus. Elle avait une nurse. Ils n’auraient pas gardé miss Williams rien que pour elle. Ah, c’est ça son nom : Williams. C’est drôle comme les choses vous reviennent quand on en parle.
— Exact, oui. Vous vous êtes replongé dans le passé. Vous en revivez les scènes, vous revoyez les faits et gestes des gens, leurs expressions, n’est-ce pas ?
— Si on veut… oui…, acquiesça Meredith Blake sur un ton hésitant. Mais il y a des trous, vous savez… Il manque des pans entiers. Je me rappelle, par exemple, le choc qu’a été pour moi l’annonce de a séparation d’Amyas et de Caroline, mais je n’arrive pas à me rappeler si c’est lui qui m’en a parlé ou elle. Je me souviens aussi d’une discussion que j’ai eue là-dessus avec Elsa Greer, où j’essayais de lui montrer que ce qu’elle faisait était vraiment abject. Elle s’est contentée de ricaner avec cet air effronté qui est le sien et m’a trouvé vieux jeu. Bon, je veux bien être vieux jeu, mais je persiste à dire que j’avais raison. Amyas avait une femme et une enfant, sa place était avec elles.
— Et c’est ce point de vue-là que miss Greer trouvait vieux jeu ?
— Oui. Rappelez-vous qu’il y a seize ans, on ne divorçait pas aussi facilement qu’aujourd’hui. Mais Elsa était le genre de fille qui se veut moderne. Elle partait du principe que quand on n’est plus bien ensemble, il vaut mieux se séparer. Comme Amyas et Caroline n’arrêtaient pas de se disputer, elle considérait préférable pour l’enfant de ne pas être élevée dans une atmosphère conflictuelle.
— Et cet argument ne vous a pas convaincu ?
— Vous savez, articula lentement Meredith Blake, elle m’a toujours donné l’impression de parler sans savoir, de simplement débiter comme un perroquet des choses qu’elle lisait dans des livres ou entendait dans la bouche de ses amis. C’est étrange à dire, mais elle en était presque pathétique. Si jeune et si pleine d’assurance. (Il marqua un temps.) Il y a dans la jeunesse, monsieur Poirot, quelque chose qui est – qui peut être – terriblement émouvant.
Ce dernier lui adressa un regard intense :
— Je sais ce que vous voulez dire…
Blake poursuivit, se parlant davantage à lui-même qu’à son interlocuteur :
— C’est en partie pour cela, je crois, que je suis allé lui dire deux mots, à Crale. Il avait près de vingt ans de plus que cette fille. Ça n’était pas convenable.
— Il est hélas très rare, fit Poirot, qu’on arrive à se faire entendre dans ce genre de cas. Amener à résipiscence quelqu’un qui a pris une telle décision n’est pas chose facile.
— Je pense bien, acquiesça Meredith Blake avec une pointe d’amertume dans la voix. Mon intervention est restée sans effet. Il est vrai que je n’ai pas le don de persuasion. Je ne l’ai jamais eu.
Poirot lui lança un bref regard. Il discernait dans cette légère aigreur de ton le dépit d’un hypersensible devant son propre manque de personnalité. A juste titre sans doute : Meredith Blake était incapable de convaincre autrui de faire ou de ne pas faire quelque chose. Ses tentatives, aussi bien intentionnées fussent-elles, étaient toujours repoussées. En douceur la plupart du temps, sans éclat, mais fermement. Elles n’étaient d’aucun poids. C’était un homme foncièrement inefficace.
— Vous avez toujours votre laboratoire de cordiaux et potions ? demanda Poirot comme pour passer à un sujet moins délicat.
— Non.
Le mot avait claqué sèchement. Une rougeur lui était montée au visage.
— J’ai tout abandonné, fit-il avec une hâte presque angoissée, tout démoli. Je ne pouvais pas continuer – comment l’aurais-je pu après ce qui s’est passé ? Car enfin, on pourrait dire que c’est ma faute.
— Mais non, Mr Blake. Vous êtes trop sensible, voyons.
— Pardi ! Si je n’avais pas rassemblé ici ces satanés produits, si je n’avais pas eu l’orgueil ridicule de les montrer à ces gens, de les leur mettre carrément sous le nez, cet après-midi-là ? Mais comment savoir… Comment imaginer que…
— Comment, en effet ?
— Alors j’ai étalé ma science jusqu’à plus soif, j’ai fait le paon avec mon maigre savoir. Comme un idiot, j’ai sottement montré cette saleté de conicine, j’ai été jusqu’à les amener à la bibliothèque pour leur lire le passage du Phédon décrivant la mort de Socrate. Ah, ce sont des pages superbes que j’ai toujours admirées. Mais depuis, elles ne cessent de me hanter.
— A-t-on retrouvé des empreintes sur la fiole de conicine ?
— Les siennes.
— Celles de Caroline Crale ?
— Oui.
— Aucune des vôtres ?
— Non. Je n’ai pas touché la fiole. Seulement montrée.
— Mais vous l’aviez quand même manipulée, auparavant ?
— Oh, bien sûr. Seulement je passais périodiquement un coup de chiffon sur toutes mes fioles – je ne laissais pas les domestiques pénétrer là, vous vous en doutez. Or, je venais de le faire quatre ou cinq jours plus tôt.
— Vous fermiez toujours la porte à clé ?
— Invariablement.
— A quel moment Caroline Crale a-t-elle pu subtiliser le poison ?
— Elle était restée en arrière dans le laboratoire, répondit Meredith Blake à contrecœur. Je l’ai appelée, je me souviens, et elle s’est dépêchée de sortir, les joues un peu rouges, les pupilles dilatées, fébrile. Mon Dieu, je la revois encore.
— Lui avez-vous parlé, au cours de l’après-midi ? Au sujet de la situation entre son mari et elle, je veux dire ?
— Pas directement, répondit lentement Blake d’une voix sourde. Comme je vous l’ai dit, elle n’avait pas du tout l’air dans son assiette. Je lui ai demandé, à un moment où nous étions plus ou moins seuls : « Il y a quelque chose qui ne va pas, Caroline ? » Elle m’a répondu : « Il n’y a plus rien qui va… » Il fallait entendre le désespoir contenu dans ces paroles ! Car c’était vrai, on ne peut le nier : Amyas Crale représentait tout pour Caroline. « C’est fichu, Meredith, a-t-elle poursuivi. Fini. Moi aussi, je suis finie. » Sur quoi elle a éclaté de rire, rejoint les autres et s’est soudain montrée d’une gaieté tout ce qu’il y a de moins naturelle.
L’air aussi impénétrable qu’un mandarin de porcelaine, Hercule Poirot hocha lentement la tête :
— Oui… Je vois… C’est bien ainsi que… Meredith tapa soudain du poing sur la table. Sa voix se fit plus forte.
— Et puis écoutez-moi bien, monsieur Poirot ! cria-t-il presque. Quand Caroline Crale a affirmé au procès qu’elle avait pris le poison pour elle, c’était la vérité ! Elle n’avait aucune intention de meurtre, à ce moment-là, je vous jure ! C’est venu plus tard, ça.
— Vous êtes sûr que ça lui est vraiment venu ? demanda Poirot.
Blake écarquilla les yeux :
— Pardon ? Je ne comprends pas très bien…
— Je vous demande si vous êtes sûr que l’idée de meurtre lui est effectivement venue. Etes-vous convaincu, en votre âme et conscience, que Caroline Crale a tué de sang-froid ?
Le souffle de Meredith Blake se fit saccadé :
— Mais alors… vous voulez dire que… que ce serait un accident ?
— Pas nécessairement.
— Voilà une idée bien extraordinaire.
— Vous trouvez ? Une créature si douce, disiez-vous de Caroline Crale. Est-ce que les douces créatures commettent des crimes ?
— Douce, elle l’était… mais il y avait quand même entre eux des scènes violentes, vous savez.
— Elle n’était pas si douce que ça, alors ?
— Mais si, elle l’était… Ah, comme ces choses sont difficiles à expliquer !
— Je fais de mon mieux pour comprendre.
— Les paroles de Caroline dépassaient souvent sa pensée. Elle avait le verbe vif. Elle pouvait dire : « Je te déteste, je voudrais que tu crèves » sans pour autant le penser – et encore moins passer aux actes.
— Donc, pour vous, ça ne ressemblait absolument pas à Mrs Crale de commettre un crime ?
— Vous avez une façon extraordinaire de présenter les choses, monsieur Poirot. Tout ce que je puis dire, c’est que non… ça ne lui ressemblait pas. Je ne puis l’expliquer que par l’extrême provocation dont elle était l’objet. Elle adorait son mari. En de pareilles circonstances, une femme… eh bien… pourrait tuer.
— Oui, je suis bien d’accord, acquiesça Poirot.
— Je suis resté abasourdi, au début. Pour moi, ce n’était pas vrai. Et je n’avais pas tort, dans un sens : ce n’était pas la vraie Caroline qui avait fait ça.
— Mais avez-vous la certitude que – au sens légal du terme – Caroline Crale ait effectivement tué ?
De nouveau, Meredith Blake écarquilla les yeux :
— Mon cher monsieur, si ce n’était pas elle…
— Si ce n’était pas elle… ?
— Eh bien alors je ne vois pas. Un accident ? C’est sûrement impossible.
— Rigoureusement impossible.
— Je n’arrive pas non plus à croire à la théorie du suicide. Il fallait bien l’évoquer, mais elle n’a convaincu aucun de ceux qui connaissaient Crale.
— Absolument.
— Que reste-t-il, alors ? demanda Meredith Blake.
— La possibilité qu’Amyas Crale ait été tué par quelqu’un d’autre, répondit froidement Poirot.
— Mais c’est absurde !
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr. Qui aurait voulu le tuer ? Et qui aurait pu le tuer ?
— Vous êtes mieux placé que moi pour répondre.
— Vous ne pensez quand même pas sérieusement…
— Je n’affirme rien. Mais c’est une hypothèse que je trouve intéressante. Examinez-la avec la plus grande attention et dites-moi ce que vous en pensez.
Meredith le regarda fixement un temps fort long, puis baissa les yeux. Au bout de quelques instants, il secoua la tête :
— Je ne peux vraiment pas imaginer une chose pareille. J’aimerais bien, pourtant : s’il y avait la moindre raison de soupçonner quelqu’un d’autre, je serais le premier à me réjouir de l’innocence de Caroline. Je ne veux pas penser qu’elle ait pu faire ça. Je n’arrivais d’ailleurs pas à y croire, au début. Mais qui d’autre ? Qui d’autre y avait-il ce jour-là ? Philip ? C’était le meilleur ami de Crale. Elsa ? Ridicule. Moi ? Ai-je l’air d’un assassin ? Cette respectable gouvernante ? Deux ou trois vieux domestiques fidèles ? A moins que vous ne songiez à la jeune Angela ? Non, monsieur Poirot, il n’y a aucune autre possibilité. Personne d’autre que sa femme n’aurait pu tuer Amyas Crale. Seulement il l’y a poussée. En ce sens, c’était quand même une sorte de suicide.
— A savoir qu’il s’est tué, sinon de sa propre main, du moins par sa conduite, c’est bien ce que vous voulez dire ?
— Oui. C’est peut-être un peu fantaisiste, comme théorie. Mais… bon… si on envisage la relation de cause à effet…
— Avez-vous jamais songé, Mr Blake, qu’on découvre presque toujours les raisons d’un crime en étudiant la personnalité de la victime ?
— Non, pas vraiment. Mais je vous suis tout à fait.
— On ne peut pas commencer à voir clair dans un crime tant qu’on ne sait pas exactement quelle sorte de personne était la victime. C’est exactement ce que je cherche à faire, et ce à quoi vous et votre frère Philip m’avez aidé : à recomposer le personnage d’Amyas Crale.
Le sens général de cette remarque échappa à Meredith Blake. Son attention s’était arrêtée sur un mot.
— Philip ? demanda-t-il vivement.
— Oui.
— Vous lui avez parlé à lui aussi ?
— Bien entendu.
— Vous auriez dû venir me voir d’abord, jeta Meredith Blake avec raideur.
Amusé, Poirot fit un geste d’apaisement :
— Par ordre de primogéniture, oui. Je sais que vous êtes l’aîné. Mais comprenez que, votre frère habitant Londres, il était plus facile pour moi de lui rendre visite en premier.
Meredith Blake gardait son air renfrogné.
— Vous auriez quand même dû venir me voir d’abord, répéta-t-il en se tripotant la lèvre, mal à l’aise.
Cette fois, Poirot ne répondit pas. Il attendit.
— Philip est de parti pris, lâcha Meredith au bout de quelques instants.
— Ah ?
— Il n’est que parti pris, et il a toujours été comme ça.
Il lança un bref regard oblique en direction de Poirot :
— Il aura essayé de vous monter la tête contre Caroline.
— Quelle importance, après tout ce temps ? Meredith poussa un soupir :
— C’est vrai. J’oubliais que l’eau avait coulé sous les ponts. C’est du passé, maintenant. On ne peut plus lui faire de mal, à Caroline. Mais quand même, je ne voudrais pas que vous ayez une fausse impression.
— Or, vous pensez que votre frère aurait pu me transmettre une fausse impression ?
— Pour être franc, oui. Il y a toujours eu – comment dire ? – du tirage entre Caroline et lui.
— Pourquoi ?
La question sembla irriter Blake :
— Pourquoi ? Est-ce que je sais, moi ? C’est comme ça. Philip n’arrêtait pas de la houspiller. A mon avis, il n’a jamais digéré qu’elle épouse Amyas. Il a aussitôt cessé de les voir pendant plus d’un an. Dieu sait pourtant qu’Amyas était son meilleur ami ou peu s’en faut. A ses yeux, aucune femme n’était assez bien pour Amyas. J’imagine que c’est ça, la raison. Et puis il pensait sans doute que l’influence de Caroline risquait de gâcher leur amitié.
— Et ç’a été le cas ?
— Bien sûr que non. Amyas a toujours gardé la même affection pour Philip. Jusqu’à la fin. Il n’arrêtait pas de le traiter d’usurier et de marchand du temple, et de le plaisanter sur sa brioche naissante. Philip ne relevait pas. Il se contentait de sourire et de dire qu’Amyas ne devrait pas se plaindre d’avoir au moins un ami respectable.
— Comment votre frère a-t-il réagi à l’affaire Elsa Greer ?
— Vous savez que j’aurais du mal à vous répondre ? Son attitude était ambiguë. D’un côté, il ne supportait pas de voir Amyas faire l’idiot avec cette fille : il lui a dit plus d’une fois que ça ne pouvait pas marcher et qu’il finirait par s’en mordre les doigts. De l’autre, j’ai l’impression – l’impression très nette – qu’il n’était pas mécontent de voir Caroline se faire plaquer.
Poirot leva les sourcils :
— Pas mécontent de…
— Ne vous méprenez pas. Tout ce que je prétends, c’est que ce sentiment l’habitait. Pourtant, je ne suis même pas sûr qu’il en ait été lui-même conscient. Philip et moi n’avons pas grand-chose en commun, mais il y a toujours le lien du sang. Un frère sait souvent ce que l’autre pense.
— Et après le drame ?
Meredith secoua la tête, l’air attristé :
— Pauvre Phil. Il était complètement retourné, anéanti. Il avait toujours été en adoration devant Amyas, vous savez. Une forme de culte de la personnalité. Amyas Crale et moi avions le même âge. Philip était de deux ans plus jeune et il regardait Amyas comme un grand frère. Oui, ça a vraiment été un grand choc pour lui. Et il en a voulu à mort à Caroline.
— Ce qui tendrait à prouver que lui, au moins, n’avait aucun doute sur sa culpabilité ?
— Aucun d’entre nous n’a jamais eu le moindre doute…
Il y eut un silence. Puis Blake reprit, avec l’irritation plaintive d’un faible :
— Tout était fini… oublié… Et voilà que vous venez remuer des ombres…
— Pas moi. Caroline Crale. Meredith le regarda, ahuri :
— Caroline ? Que voulez-vous dire ?
— Caroline Crale la jeune, précisa Poirot en étudiant ses traits.
Le visage de Meredith parut se détendre :
— Ah oui, l’enfant. La petite Carla. Je… L’espace d’un instant, je n’ai pas saisi.
— Vous pensiez que je parlais de la vraie Caroline Crale, de sa mère ? Que c’était elle qui… comment dire ? S’agitait dans sa tombe ?
Meredith Blake frissonna :
— Taisez-vous, je vous en conjure.
— Vous savez qu’elle a écrit à sa fille – ce sont les derniers mots qu’elle ait jamais écrits – qu’elle était innocente ?
Les yeux de Meredith s’arrondirent.
— Caroline a écrit ça ? articula-t-il, incrédule.
— Oui.
Poirot demeura un moment silencieux, puis reprit :
— Cela vous surprend ?
— Il y a de quoi. Si vous l’aviez entendue, au procès, pauvre créature aux abois, sans défense. Qui n’essayait même pas de se battre.
— Par défaitisme ?
— Non, pas pour ça. Plutôt de savoir qu’elle avait tué l’homme qu’elle aimait. C’est ce que je croyais, du moins.
— Vous n’en êtes plus aussi sûr maintenant ?
— Ecrire une chose pareille, de façon aussi solennelle, au moment de mourir…
— Un pieux mensonge, peut-être, suggéra Poirot.
— Un pieux mensonge, répéta Meredith sur un ton peu convaincu. Non… ça ne lui ressemble pas…
Poirot hocha lentement la tête. C’est ce que Carla Lemarchant lui avait dit. Carla, qui ne pouvait s’appuyer que sur ses souvenirs et sa conviction d’entant. Alors que Meredith Blake avait bien connu Caroline, lui. Pour la première fois, Poirot obtenait confirmation que les certitudes de Carla n’étaient pas vaines.
Meredith Blake leva les yeux sur lui :
— Mais si – si – Caroline était innocente, alors toute cette histoire devient complètement folle ! Parce que je ne vois… pas d’autre solution…
Il se tourna vivement vers Poirot :
— Et vous ? Quel est votre avis ? Il y eut un silence.
— Pour l’instant, répondit enfin le détective, je ne pense à personne. Je me borne à recueillir les impressions des gens sur Caroline Crale, sur Amyas Crale, sur les autres témoins du drame. Sur ce qui s’est passé au juste pendant ces deux jours. C’est ça dont j’ai besoin. De reprendre méticuleusement les faits un par un. Là, votre frère veut bien m’aider : il va m’envoyer un compte rendu des événements tels qu’il se les rappelle.
— N’en attendez pas trop, fit aussitôt Meredith. Philip est un homme très occupé. Une fois qu’elles sont passées, les choses lui sortent de la tête. Il risque de se rappeler tout de travers.
— Il y aura des lacunes, bien sûr. Je m’y attends.
— Si vous voulez, proposa-t-il brusquement en rougissant un peu, je… je pourrais faire la même chose. Ça permettrait une sorte de contrôle, non ?
— Voilà qui serait précieux, s’enthousiasma Poirot. Excellente idée !
— Alors, d’accord. Je dois avoir de vieux agendas quelque part. Mais je vous préviens, fit-il en riant d’un air gauche, je n’ai rien d’un écrivain. Même mon orthographe laisse à désirer. Vous… vous ne m’en voudrez pas ?
— Ce n’est pas un exercice de style que je demande. Rien qu’un simple exposé de tout ce que vous pourrez vous rappeler. Ce que les gens ont dit, comment ils l’ont dit… le détail de ce qui s’est passé, quoi. Même ce qui ne vous paraît pas avoir de rapport : tout me sera utile pour recréer l’atmosphère, en quelque sorte.
— Oui, je comprends. Ce ne doit pas être facile de vous représenter des gens et des lieux que vous n’avez jamais vus.
Poirot acquiesça de la tête :
— Il y a une autre chose que je voulais vous demander. Alderbury est bien le domaine adjacent à celui-ci, n’est-ce pas ? Me serait-il possible d’y aller, afin de voir de mes propres yeux la scène du drame ?
— Je peux vous y emmener tout de suite, offrit Meredith avec sa lenteur habituelle. Mais bien sûr, ça a beaucoup changé.
— La propriété n’a pas été lotie, au moins ?
— Dieu merci, non, on n’est pas allé jusque-là. Mais c’est une espèce d’hôtel, maintenant, ça a été racheté par je ne sais quelle société. Il y a des hordes de jeunes qui y viennent, l’été. Bien sûr, toutes les pièces ont été subdivisées et cloisonnées en chambres minuscules, et les terrains ont été pas mal modifiés, eux aussi.
— Vos explications me permettront justement de tout reconstituer.
— Je ferai de mon mieux. Mais c’est dommage que vous ne l’ayez pas connu dans le temps : c’était une des plus belles propriétés que j’aie jamais vues.
Il précéda Poirot au-dehors et commença à descendre une pente gazonnée.
— Qui s’est occupé de la vente ?
— Les exécuteurs testamentaires, au nom de la petite Carla. Tout ce que Crale possédait lui est revenu. Comme il n’avait pas fait de testament, j’imagine que ses biens ont été divisés entre sa femme et sa fille. C’est ensuite également à cette dernière que Caroline a légué sa part.
— Sans rien laisser à sa demi-sœur ?
— Angela possédait de l’argent qui lui venait de son père.
— Je vois, fit Poirot.
Il poussa soudain une exclamation :
— Hé mais… où donc m’emmenez-vous ? Nous arrivons à la mer !
— Ah, il faut que je vous explique la topographie de l’endroit. D’ailleurs vous verrez par vous-même dans une minute. Il y a une crique – la crique du Chameau, comme on l’appelle – qui s’enfonce à l’intérieur des terres. On dirait presque l’embouchure d’un cours d’eau, mais non, c’est seulement un petit bras de mer. Pour aller à Alderbury à pied sec, il faut faire tout le tour de la crique. Le plus court pour aller d’une maison à l’autre, c’est de traverser cette étroite langue de mer à la rame. Alderbury est juste de l’autre côté – d’ailleurs vous pouvez apercevoir la maison à travers les arbres.
Ils avaient débouché sur une petite plage. A l’autre extrémité, s’avançait un promontoire boisé tout en haut duquel on entrevoyait, parmi les frondaisons, une maison blanche.
Deux barques étaient à sec sur la plage. Avec l’aide un peu empruntée de Poirot, Meredith Blake en tira une jusqu’à l’eau. Un instant plus tard, ils ramaient vers l’autre bord.
— C’est toujours par là que nous passions, avant, expliqua Meredith. A moins, bien sûr, qu’il n’y ait une tempête ou qu’il pleuve, auquel cas nous prenions la voiture. Mais ça fait près de cinq kilomètres, pour contourner.
Il aborda en douceur un petit débarcadère de pierre, sur la rive opposée – non sans jeter un regard dégoûté sur un ensemble de huttes en bois et de terrasses cimentées.
— Tout ça n’existait pas, fit-il. Il n’y avait qu’un hangar à bateaux – un vieux truc délabré – et rien d’autre. On suivait le rivage jusqu’aux rochers, là-bas, pour aller se baigner.
Il aida son hôte à mettre pied à terre et, après avoir amarré la barque, le précéda sur un sentier escarpé.
— Je ne pense pas qu’on rencontrera âme qui vive, fit-il par-dessus son épaule. Il n’y a personne ici, en avril, sauf pour Pâques. Sinon, ce n’est pas grave, je suis en bons termes avec mes voisins. Il fait un soleil superbe, aujourd’hui. On se croirait en été. Ce jour-là aussi, il faisait beau. On se serait cru en juillet plutôt qu’en septembre. Un soleil éclatant. Seul le vent était un peu frisquet.
Le sentier émergea du bois et longea un affleurement de rochers. Meredith en montra le sommet.
— Voilà ce qu’ils appelaient la Batterie. Nous sommes plus ou moins en dessous, maintenant. Nous la contournons.
Ils replongèrent dans les bois, le sentier fit un nouveau coude et ils arrivèrent à une porte enchâssée dans un haut mur. Le sentier continuait à monter en zigzaguant, mais Meredith ouvrit la porte. Les deux hommes entrèrent.
Après la pénombre du bois environnant, Poirot fut un instant aveuglé par la lumière. Le jardin de la Batterie était un plateau aménagé à flanc de colline, avec des remparts et un petit canon. Il donnait l’impression de surplomber la mer : il y avait des arbres au-dessus, des arbres derrière, mais devant, rien que l’azur éclatant des flots.
— Un bien bel endroit, fit Meredith.
Il désigna d’un signe de tête méprisant une sorte de petit pavillon adossé contre le mur du fond :
— Ce truc n’existait pas, bien sûr. Il n’y avait qu’un vieil appentis délabré où Amyas rangeait tout son fourbi de peintre, gardait quelques canettes de bière et quelques transats. Le sol n’était pas cimenté, à l’époque. Il y avait un banc et une table en fer laqué. C’était tout. Enfin, ça n’a pas encore trop changé.
Sa voix trahissait son émotion.
— C’est donc là que c’est arrivé ? fit Poirot. Meredith confirma de la tête :
— Le banc se trouvait là, contre le pavillon. Amyas était affalé dessus. Il s’y allongeait, parfois, quand il peignait, restait étendu les yeux grands ouverts, puis se relevait tout d’un coup et se remettait frénétiquement à étaler ses couleurs sur la toile.
Il observa un moment de silence. Puis :
— C’est pourquoi la position dans laquelle on l’a retrouvé semblait presque naturelle. Comme s’il s’était laissé choir et s’était endormi. Seulement il avait les yeux ouverts et il était tout raide. Ce genre de poison vous paralyse, voyez-vous. On ne souffre pas… Je… ça m’a mis un peu de baume au cœur…
— Qui l’a découvert ? demanda Poirot qui connaissait déjà la réponse.
— Elle. Caroline. Après le déjeuner. Elsa et moi avons été les derniers à le voir vivant, j’imagine. Le poison devait commencer à faire effet : il avait l’air bizarre. Mais je préfère ne pas en parler. Je vous expliquerai tout ça par écrit. Ce sera plus facile pour moi.
Il pivota brusquement sur ses talons et quitta la Batterie. Poirot le suivit sans mot dire.
Les deux hommes reprirent leur montée par le sentier qui serpentait entre les arbres. Un peu plus haut, ils parvinrent à un autre plateau, plus petit et ombragé. Un banc et une table s’y trouvaient.
— Ils n’ont pas fait tellement de transformations, remarqua Meredith. Mais le banc ne faisait pas faux rustique comme celui-ci. C’était juste un machin en métal peint. Dur comme tout, mais on était récompensé par une vue splendide.
Poirot en convint. A travers le feuillage, le regard plongeait sur la Batterie et, au-delà, sur l’entrée de la crique.
— J’aimais m’asseoir ici une partie de la matinée, expliqua Meredith. Les arbres n’étaient pas aussi grands, à l’époque. On voyait très bien les remparts de la Batterie. C’est là qu’Elsa posait. Assise sur un créneau, la tête tournée de côté.
Il eut un petit haussement d’épaules :
— Les arbres poussent plus vite qu’on ne croit. Ou bien c’est moi qui deviens vieux. Allez, montons à la maison.
Ils poursuivirent leur chemin. Le sentier les amena jusqu’à côté de la bâtisse, bonne vieille construction de la fin du XVIIIe. Elle avait été agrandie et, tout près, sur une pelouse bien verte, se dressaient une cinquantaine de mini-bungalows de bois.
— Les garçons dorment là, les filles dans la maison, expliqua Meredith. Je ne crois pas qu’il soit utile d’entrer, les pièces ont toutes été modifiées. Il y avait une petite serre attenante, là. Ces gens l’ont transformée en loggia. Que voulez-vous, il faut bien qu’ils profitent de leurs vacances. Les choses ne sont pas immuables. Dommage.
Il se détourna brusquement :
— Bon, nous redescendrons par un autre chemin. Je… celui-ci me rappelle trop de choses. Il y a des fantômes partout.
Ils regagnèrent l’embarcadère par un sentier plus long et plus tortueux. Sans mot dire. Poirot tenait à respecter le silence de son compagnon. Ce dernier ne reprit la parole que lorsqu’ils furent de retour à Handcross Manor.
— Le tableau qu’Amyas était en train de peindre, fit-il brusquement, c’est moi qui l’ai acheté. Je ne pouvais pas supporter l’idée qu’il soit vendu à des individus grossiers qui ne seraient restés bouche bée devant que pour le battage fait autour de cette affaire. C’était une très belle œuvre. Sa plus belle, d’après lui, et je ne serais pas surpris que ce soit vrai. Le tableau était pratiquement achevé : il ne lui manquait plus qu’un ou deux jours de travail. Vous… vous voulez le voir ?
— Je pense bien, s’empressa de répondre Poirot. Blake le précéda dans le couloir, tira une clé de sa poche et déverrouilla une porte. Ils entrèrent dans une grande pièce poussiéreuse et qui sentait le renfermé. Les volets intérieurs étaient clos. Meredith les ouvrit et souleva, non sans difficulté, le panneau coulissant de la fenêtre à guillotine. Une bouffée d’air printanier, frais et odorant, entra dans la pièce.
— Ouf, c’est mieux comme ça ! fit-il.

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