Feu Mathias Pascal

Chapitre 10LE BÉNITIER ET LE CENDRIER

Quelques jours après, j’étais à Rome, décidé à y fixer mademeure.

Rome me plut mieux que toute autre ville, et puis elle meparaissait plus apte à donner l’hospitalité avec indifférence,parmi tant d’étrangers, à un étranger comme moi.

Le choix d’une maison, c’est-à-dire d’une chambrette décente,dans quelque rue tranquille, chez une famille discrète, me coûtabeaucoup de peine. Finalement, je la trouvai, rue Ripetta, en vuedu fleuve. La première impression que je reçus de la famille quidevait me recevoir, fut si défavorable, que, revenu à l’hôtel, jerestai longtemps perplexe, me demandant s’il ne me valait pas mieuxchercher encore.

Sur la porte, au quatrième étage, étaient deux plaques :Paleari ici, Papiano là ; au-dessous de ladernière, une carte de visite, fixée avec deux punaises de cuivre,sur laquelle on lisait : Silvia Caporale.

Ce fut un vieillard d’une soixantaine d’années qui vint m’ouvrir(Paleari ? Papiano ?), en caleçon de toile, les pieds nusdans une paire de savates crasseuses, les mains ensavonnées et avecun turban d’écume sur la tête.

– Oh ! pardon ! s’écria-t-il. Je croyais quec’était la femme… Prenez patience : vous me trouvez si…Adrienne ! Térence ! Allons ! vite ! Voyezqu’il y a un monsieur… Prenez patience un petit moment, je vous enprie… Qu’y a-t-il pour votre service ?

– Il y a ici une chambre meublée à louer ?

– Oui, monsieur ! Voici ma fille : vous luiparlerez. Allons, Adrienne ! la chambre !

Apparut alors, toute confuse, une toute petite demoiselle,blonde, pâle, aux yeux clairs, doux et tristes, comme tout sonvisage. Adrienne, comme moi ! « Oh ! voyez unpeu ! pensai-je. Sans le faire exprès ! »

– Mais où est Térence ? demanda l’homme au turband’écume.

– Mon Dieu ! papa, tu sais bien qu’il est à Naples,depuis hier. Retire-toi, lui répondit la fillette, mortifiée, avecune petite voix tendre qui, malgré sa légère irritation, exprimaitla douceur de sa nature.

Il se retira, en traînant ses savates et continuant à savonnersa tête chauve et aussi sa barbe grise.

Je ne pus m’empêcher de sourire, mais avec bienveillance, pourne pas mortifier davantage la jeune fille. Elle baissa les yeuxpour ne pas voir mon sourire.

Tout d’abord, elle me parut une gamine ; puis, en observantmieux l’expression de son visage, je m’aperçus qu’elle était déjàfemme. Elle portait une robe de chambre qui la rendait un peugauche et s’adaptait mal aux formes d’un si petit corps. Elle étaiten demi-deuil.

En parlant tout bas et en évitant de me regarder (qui saitquelle impression je lui fis d’abord ?), elle m’introduisit, àtravers un corridor obscur, dans la chambre que je devais louer. Laporte ouverte, je sentis ma poitrine s’élargir à l’air, à lalumière qui entraient par deux grandes fenêtres regardant lefleuve. On voyait au fond le mont Mario, le pont Marguerite et toutle nouveau quartier des Prati jusqu’au château Saint-Ange ; ondominait le vieux pont de Ripetta et le nouveau qu’on construisaità côté ; plus loin, le pont Humbert et toutes les vieillesmaisons de Tordinona qui suivaient l’ample courbe du fleuve ;au fond, de l’autre côté, on découvrait les vertes hauteurs duJanicule, avec la grande fontaine de Saint-Pierre in Montorio, etla statue équestre de Garibaldi.

Rien que pour l’étendue de cette vue, je louai la chambre, quiétait d’ailleurs garnie avec une gracieuse simplicité, d’unetapisserie claire, blanche et bleue.

– Cette petite terrasse ici près, me dit la fillette enrobe de chambre, nous appartient aussi, au moins pour le moment. Onva l’abattre, dit-on, parce qu’elle fait saillie…

Elle baissa les yeux. Pour lui plaire, alors, j’affectai deparler comme elle avec gravité :

– Et… pardon ! mademoiselle ! Il n’y a pas debambins, n’est-ce pas, dans la maison ?

Elle secoua la tête, sans ouvrir la bouche. Peut-être dans mademande sentit-elle une pointe d’ironie, que pourtant je n’avaispas eu l’intention d’y mettre. J’avais dit bambins et nonbambines. Je m’empressai de réparer encore unefois :

– Et… dites-moi, mademoiselle, vous ne louez pas d’autreschambres, n’est-ce pas ?

– Celle-ci est la meilleure, répondit-elle sans meregarder. Si elle ne vous plaît pas…

– Non ! non ! Je demandais cela pour savoirsi…

– Nous en louons une autre, dit-elle alors en levant lesyeux avec un air d’indifférence forcée. Par ici, sur le devant… surla rue. Elle est occupée par une demoiselle qui demeure avec nousdepuis deux ans ; elle donne des leçons de piano…au-dehors.

Elle esquissa, en parlant ainsi, un sourire léger, léger ettriste. Elle ajouta :

– Nous sommes moi, mon père et mon beau-frère…

– Paleari ?

– Non ! Paleari est mon père : mon beau-frère senomme Térence Papiano… Mais il doit s’en aller avec son frère qui,pour l’instant, est ici aussi, avec nous. Ma sœur est morte… depuissix mois.

Pour changer de conversation, je lui demandai combien j’aurais àpayer pour le loyer ; nous nous mîmes d’accord tout desuite ; je lui demandai aussi si je devais laisser desarrhes.

– À votre guise, me répondit-elle. Si vous vouliez plutôtlaisser votre nom…

Je me tâtai la poitrine, en souriant nerveusement, et jedis :

– Je n’ai pas… Je n’ai même pas une carte de visite… Jem’appelle… Adrien, oui, justement : j’ai entendu que vous vousappeliez Adrienne, vous aussi, mademoiselle. Peut-être que celavous déplaira ?

– Mais non ! Pourquoi ? fit-elle en remarquantévidemment mon curieux embarras et en riant, cette fois, comme unevraie gamme.

Je ris aussi et j’ajoutai :

– Et alors, si cela ne vous déplaît pas, je me nomme AdrienMeis. Voilà qui est fait ! Pourrais-je occuper la chambre cesoir même ? Ou plutôt je reviendrai demain matin…

Elle me répondit :

– Comme vous voudrez.

Mais je m’en allai avec l’impression que je lui ferais un grandplaisir en ne revenant plus. J’avais osé, ni plus ni moins, ne pasaccorder à sa robe de chambre la considération qu’elleméritait.

Je pus constater cependant, quelques jours après, que la pauvreenfant était bien forcée de la porter, cette robe de chambre, dontelle se serait passée volontiers. Tout le poids de la maison pesaitsur ses épaules. Qu’y serait-on devenu sans elle ?

Le père, Anselme Paleari, ce vieux qui était venu au-devant demoi avec un turban d’écume sur la tête, semblait avoir aussi uncerveau d’écume. Le jour même où j’entrai dans sa maison, il seprésenta chez moi, non pas tant, dit-il, pour me refaire sesexcuses de la manière peu convenable dont il m’était apparu lapremière fois, que pour le plaisir de faire ma connaissance, carj’avais l’aspect d’un étudiant ou d’un artiste,peut-être ?

– Est-ce que je me trompe ?

– Vous vous trompez ! Artiste… pas le moins dumonde ! Étudiant… oui et non !… J’aime à lire quelqueslivres.

– Oh ! vous en avez de bons ! fit-il en regardantle dos de ceux que j’avais rangés sur la planchette du bureau. Etpuis, si cela ne vous ennuie pas, je vous montrerai les miens.Eh ! J’en ai de bons, moi aussi. Eh !

Il haussa les épaules et resta là, distrait, les yeux dans levague, évidemment sans plus se souvenir de rien, ni où il était niavec qui ; il répéta encore deux fois : Eh !…Eh ! avec les angles de la bouche contractés en bas, etil s’en alla sans me saluer.

J’en éprouvai sur le moment un certain étonnement ; maisensuite, lorsque, dans sa chambre, il me montra ses livres, commeil l’avait promis, je m’expliquai non seulement cette petitedistraction d’esprit, mais encore tout le reste. Ces livresportaient des titres de ce genre : La Mort etl’au-delà, L’Homme et ses corps, Les SeptPrincipes de l’homme, Karma, La Clef de laThéosophie, ABC de la Théosophie, La Doctrinesecrète, Le Plan astral, etc., etc. M. AnselmePaleari était affilié à l’école théosophique.

On l’avait mis à la retraite de son emploi de chef de bureaudans je ne sais quel ministère, avant l’âge, ce qui l’avait ruiné,non seulement pécuniairement, mais encore parce que, libre etmaître de son temps, il s’était plongé tout entier dans ses étudesfantaisistes et dans ses nuageuses méditations, oubliant plus quejamais la vie matérielle. Au moins la moitié de sa pension devaits’en aller en achat de semblables livres. Déjà il s’en était faitune petite bibliothèque. Pourtant, la doctrine théosophique nedevait pas le satisfaire entièrement. Certes, le ver de la critiquele rongeait, car, à côté de ces livres de théosophie, il avaitencore une riche collection d’essais et d’études philosophiquesanciennes et modernes et de livres de recherches scientifiques.Dans ces derniers temps, il s’était adonné aussi aux expériences despiritisme.

Il avait découvert dans mademoiselle Silvia Caporale, maîtressede piano, sa locataire, d’extraordinaires aptitudes au rôle demédium, aptitudes encore peu développées, à vrai dire,mais qui se développeraient sans doute avec le temps et l’exercice,jusqu’à se révéler supérieures à celles de tous les médiums lesplus célèbres.

Pour mon compte, je puis attester n’avoir jamais vu, dans unefigure d’une laideur vulgaire de masque de carnaval, une paired’yeux plus dolents que ceux de mademoiselle Silvia Caporale. Ilsétaient d’un noir intense, en globes, et donnaient l’impressionqu’ils devaient avoir à l’intérieur un contrepoids de plomb, commeceux des poupées automatiques. Mademoiselle Silvia Caporale avaitplus de quarante ans et une belle paire de moustaches, sous un nezen boule, toujours rouge.

Je sus depuis, que cette pauvre femme était enragée d’amour.Elle se savait laide, vieille, et, de désespoir, elle buvait.Certains soirs, on la ramenait à la maison dans un état vraimentdéplorable : son chapeau à l’envers, la boulette de son nezrouge comme une carotte et les yeux mi-clos, plus dolents quejamais.

Elle se jetait sur le lit, aussitôt tout le vin bu luiressortait transformé en un infini torrent de larmes. C’était alorsà la pauvre petite maman en robe de chambre à la veiller, à laréconforter jusqu’à une heure avancée de la nuit : elle enavait pitié, une pitié qui triomphait de la nausée : elle lasavait seule au monde et très malheureuse, avec cette rage au corpsqui lui faisait haïr sa vie, à laquelle elle avait déjà attentédeux fois ; elle l’amenait peu à peu à lui promettre qu’elleserait sage, qu’elle ne le ferait plus, et, le lendemain, elle lavoyait apparaître parée et attifée avec de petites mines de gamineingénue et capricieuse.

Les quelques lires qu’il lui arrivait de gagner de temps entemps en faisant répéter des chansonnettes à quelque débutante decafé-concert, s’en allaient ainsi en boisson ou en parures, et ellene payait ni le loyer de la chambre ni le peu qu’on lui donnait àmanger là en famille. Mais on ne pouvait lui donner congé. Commentaurait-il fait, M. Anselme Paleari pour ses expériences despiritisme ?

Il y avait au fond, cependant, une autre raison :mademoiselle Caporale, deux ans auparavant, à la mort de sa mère,avait quitté sa maison et, en venant vivre là, chez les Paleari,avait confié environ six mille lires, retirées de la vente desmeubles, à Térence Papiano pour un négoce que celui-ci lui avaitproposé, tout à fait sûr et fructueux : les six mille liresétaient disparues.

Quand elle-même, mademoiselle Caporale, en pleurant me fit cetaveu, je pus excuser dans une certaine mesure M. AnselmePaleari, que j’avais d’abord accusé de ne penser qu’à sa folie engardant une telle femme en contact avec sa propre fille.

Il est vrai que pour la petite Adrienne, qui se montraitinstinctivement bonne et même trop sage, il n’y avait peut-être paslieu de craindre : en effet, plus que de toute autre chose,elle se sentait offensée au fond de l’âme par ces pratiquesmystérieuses de son père, par cette évocation d’esprits au moyen demademoiselle Caporale.

La petite Adrienne était pieuse. Je m’en aperçus dès lespremiers jours, grâce à un bénitier de verre bleu pendu au murau-dessus de la table de nuit, à côté de mon lit. Je m’étais couchéla cigarette à la bouche, et je m’étais mis à lire un des livres dePaleari ; distrait, j’avais ensuite posé le bout de macigarette dans ce bénitier. Le lendemain, celui-ci n’y était plus.Sur la table de nuit, en revanche, était un cendrier. Je luidemandai si c’était elle qui l’avait enlevé du mur, et, elle, enrougissant légèrement, me répondit :

– Excusez-moi, il m’a semblé que vous aviez plutôt besoind’un cendrier.

– Mais est-ce qu’il y avait de l’eau bénite dans lebénitier ?

– Il y en avait. Nous avons en face d’ici l’égliseSaint-Roch.

Et elle s’en alla. Elle voulait donc me sanctifier, cetteminuscule petite maman, pour avoir puisé à la source Saint-Roch del’eau bénite aussi pour mon bénitier ? Pour le mien et pour lesien, certainement. Le père ne devait pas en user. Et, dans lebénitier de mademoiselle Caporale, si toutefois elle en avait un,du vin bénit, plutôt.

*

* *

Le moindre incident, suspendu comme je me sentais déjà depuis untemps dans un vide étrange, me faisait maintenant tomber dans delongues réflexions. Celui du bénitier m’amena à penser que, depuismon enfance, je n’avais plus observé aucune pratiquereligieuse ; je n’étais plus entré dans aucune église pourprier, après le départ de Pinzone, qui m’y conduisait avec Bertopar ordre de notre mère. Je n’avais jamais senti aucun besoin de medemander à moi-même si j’avais vraiment une foi. Et Mathias Pascalétait mort de male mort sans le secours de la religion.

Brusquement, je me vis dans une situation assez spécieuse. Pourtous ceux qui me connaissaient, je m’étais enlevé – bien ou mal –la pensée la plus fastidieuse et la plus affligeante qu’on puisseavoir en vivant : celle de la mort. Qui sait combien, àMiragno, disaient :

– Heureux Mathias, enfin ! Quoi qu’il en soit, il arésolu le problème.

Et pourtant, je n’avais rien résolu du tout. Je me trouvaismaintenant avec les livres d’Anselme Paleari entre les mains, etces livres m’enseignaient que les morts, les vrais, se trouvaientdans une condition identique à la mienne, dans les« gousses » du Kâmalcka, surtout les suicidés, queM. Leadbeater, auteur du Plan astral (premier degrédu monde invisible, d’après la théosophie), représente comme enproie à toutes sortes d’appétits humains, qu’ils ne peuventsatisfaire, dépourvus comme ils le sont du corps physique, quecependant ils ignorent avoir perdu.

On sait que certaines espèces de folie sont contagieuses. Cellede Paleari, quoique au début j’y répugnasse, à la fin s’empara demoi. Non que je crusse vraiment être mort : ce n’aurait pasété un grand mal, car la grande affaire est de mourir et, à peinemort, je ne crois pas qu’on puisse avoir le triste désir deretourner en vie. Je m’aperçus tout d’un coup qu’il me fallaitmourir encore : voilà le mal ! Qui s’en souvenaitplus ? Après mon suicide à l’Épinette, je n’avaisnaturellement plus vu autre chose devant moi que la vie. Et voicique maintenant, M. Anselme Paleari me présentaitcontinuellement l’ombre de la mort.

Il ne savait plus parler d’autre chose, cet excellenthomme ! Mais il en parlait avec tant de ferveur, et il luiéchappait de temps à autre, dans la chaleur du discours, certainesimages et certaines expressions si singulières qu’en l’écoutant jesentais subitement passer en moi l’envie de me débarrassersubitement de sa compagnie et de m’en aller habiter ailleurs. Dureste, la doctrine et la foi de M. Paleari, bien qu’elles mesemblassent parfois puériles, étaient au fond réconfortantes, etpuisque, hélas ! je m’étais arrêté à l’idée qu’un jour oul’autre je devrais pourtant mourir pour de bon, il ne me déplaisaitpas d’en entendre parler de la sorte.

– Est-ce logique ? me demanda-t-il un jour. Nousconsidérons actuellement l’homme comme l’héritier d’une sérieinnombrable de générations, n’est-ce pas ? Vous, cher monsieurMeis, vous pensez que c’est une bête très cruelle et, dans sonensemble, bien peu estimable ? Je vous accorde cela. L’hommereprésente dans l’échelle des êtres un degré peu élevé : duver à l’homme, mettons huit, mettons sept, mettons cinq degrés.Mais, par Diane ! la nature a fatigué des milliers, desmilliers et des milliers de siècles pour monter ces cinq degrés, duver à l’homme ; elle a dû évoluer, cette matière, pouratteindre, comme forme et comme substance, ce cinquième gradin,pour devenir cette bête menteuse, mais qui pourtant est capabled’écrire la Divine Comédie, monsieur Meis, et de sesacrifier comme ont fait votre mère et la mienne, et tout d’uncoup, v’lan ! retourne à zéro ! Est-ce logique ? Monnez, mon pied deviendront vers, mais non pas mon âme, parBacchus ! Matière, elle aussi, oui, monsieur. Qui vous dit quenon ? Mais non pas comme mon nez ou comme mon pied. Est-celogique ?

– Pardon ! monsieur Paleari, lui objectais-je, ungrand homme se promène, tombe, se heurte la tête, devient idiot. Oùest l’âme ?

M. Anselme resta un instant à regarder, comme si un moellonlui fût tombé à l’improviste devant les pieds.

– Où est l’âme ?

– Oui. Vous ou moi, moi qui ne suis pas un grand homme,mais qui pourtant… c’est bon ! je raisonne : je mepromène, tombe, me heurte la tête, deviens idiot. Où estl’âme ?

Paleari joignit les mains et, avec une expression de compassionbénigne, me répondit :

– Mais, bon Dieu ! pourquoi voulez-vous tomber et vousheurter la tête, monsieur Meis ?

– Par hypothèse…

– Mais non, monsieur. Promenez-vous tranquillement. Prenonsles vieillards qui, sans avoir besoin de tomber et de se heurter latête, peuvent naturellement devenir idiots. Eh bien !qu’est-ce que cela veut dire ? Vous voudriez prouver par làque, le corps se cassant, l’âme s’affaiblit aussi, pour démontrerque l’extinction de l’un emporte l’extinction de l’autre ?Mais, pardon ! Imaginez un peu le cas contraire : descorps extrêmement exténués dans lesquels brille très puissante lalumière de l’âme : Jacques Léopardi ! et tant devieillards, comme par exemple, Sa Sainteté Léon XIII ! Etdonc ? Mais imaginez un piano et un pianiste : à uncertain moment, en jouant, le piano se désaccorde ; une touchene s’abaisse plus ; deux, trois cordes se rompent ; ehbien ! s’il vous plaît ! avec un instrument aussi réduit,le pianiste, tout habile qu’il puisse être, devra forcément maljouer. Et si le piano ensuite se tait, est-ce que le pianisten’existe plus ?

– Le cerveau serait le piano ; le pianiste,l’âme ?

– Justement, monsieur Meis. Or, si le cerveau se gâte,forcément l’âme se montre idiote, ou folle, ou que sais-je,moi ? Au reste, si le pianiste brise par inadvertance ouvolontairement l’instrument, il paiera : qui casse paie. Toutse paie, tout. Mais ceci est une autre question. Pardon !est-ce que cela ne veut rien dire pour vous que toute l’humanité,toute, depuis qu’on en a connaissance, a toujours eu une aspirationvers une autre vie, au-delà ? C’est un fait, cela ; unfait, une preuve réelle.

– On a dit : l’instinct de conservation…

– Mais non, monsieur, car je m’en fiche moi, voussavez ? de cette vile pelure qui me recouvre ! Elle mepèse ; je la supporte parce que je sais que je dois lasupporter ; mais si on me prouve, par Diane ! que – aprèsl’avoir supportée encore cinq ou six ou dix ans – je n’aurai paspayé mon écot en quelque façon, et que tout finira là, mais je larejette aujourd’hui même, en ce moment même. Et où est alorsl’instinct de la conservation ? Je me conserve uniquementparce que je sens que cela ne peut finir ainsi ! Mais autrechose est l’homme en particulier, dit-on, autre chosel’humanité ! L’individu fini, l’espèce continue son évolution.Jolie manière de raisonner ! Mais voyez un peu ! Comme sil’humanité, ce n’était pas moi, ce n’était pas vous, et tous lesuns après les autres. Et n’avons-nous pas tous le même sentiment, àsavoir que ce serait la chose la plus absurde et la plus atroce sitout devait consister, ici, en ce misérable souffle qui est notrevie terrestre : cinquante, soixante années d’ennui, de misère,de fatigues ? Pour quoi ? Pour rien !

– Eh ! soupirai-je en souriant, puisque après toutnous devons vivre, pourquoi nous occuper de la mort ?

– Pourquoi ? Mais parce que nous ne pouvons comprendrela vie, si en quelque façon nous n’expliquons la mort ! Lecritérium directeur de nos actions, le fil pour sortir de celabyrinthe, la lumière, en somme, monsieur Meis, la lumière doitnous venir de là, de la mort.

– Il y fait si noir !

– Noir ? Noir pour vous ! Essayez d’y allumer unepetite lampe de foi, avec l’huile pure de l’âme ! Si cettelampe manque, nous errons ici, dans la vie, comme autantd’aveugles, avec toute la lumière électrique que nous avonsinventée ! C’est bien, très bien, pour la vie, la lampeélectrique ; mais, cher monsieur Meis, nous avons aussi besoinde l’autre pour nous faire un peu de lumière pour la mort.Écoutez ! j’essaye aussi certains soirs d’allumer une certainepetite lanterne à vitre rouge : il faut s’ingénier de toutesles manières pour y voir. Pour le moment, mon gendre Térence est àNaples. Il reviendra dans quelques mois, et alors je vous invite àassister à quelqu’une de nos séances. Qui sait si avec cette petitelanterne ?… Mais, suffit ; je ne veux pas vous en direplus.

Comme on le voit, la compagnie d’Anselme Paleari n’était pasfort divertissante. Mais pouvais-je, sans me voir contraint àmentir, aspirer à quelque autre compagnie ? Je me souvenaisencore du chevalier Titus Lenzi. M. Paleari, au contraire, nese souciait pas de savoir rien de moi, satisfait de l’attention queje prêtais à ses discours. Presque chaque matin, après sonordinaire ablution de tout le corps, il m’accompagnait dans mespromenades : nous allions ou sur le Janicule, ou surl’Aventin, ou sur le mont Mario, quelquefois jusqu’au pontNomentane, toujours en parlant de la mort.

« Et voilà tout ce que j’ai gagné, pensais-je, à n’être pasmort réellement ! »

J’essayais quelquefois de l’amener à parler d’autre chose ;mais il semblait que M. Paleari n’eût pas d’yeux pour lespectacle de la vie extérieure : il marchait, presque toujoursle chapeau à la main ; de temps en temps il l’élevait commepour saluer une ombre et s’écriait :

– Sottises !

Une seule fois il m’adressa, brusquement, une questionparticulière :

– Pourquoi restez-vous à Rome, monsieur Meis ? Jehaussai les épaules et lui répondis :

– Parce qu’il me plaît d’y rester…

– Et pourtant, c’est une triste ville, observa-t-il ensecouant la tête. Beaucoup s’étonnent qu’aucune entreprise n’yréussisse, qu’aucune idée vive n’y pousse. Mais ceux-là s’étonnentparce qu’ils ne veulent pas convenir que Rome est morte.

– Rome aussi, morte ? m’écriai-je consterné.

– Depuis longtemps, monsieur Meis ! Et croyez-moi,tout effort pour la faire revivre est vain. Enfermée dans le rêvede son passé grandiose, elle ne veut plus entendre parler de cettevie mesquine qui s’obstine à fourmiller autour d’elle. Quand uneville a eu une vie comme celle de Rome, avec des caractères si netset si particuliers, elle ne peut devenir une ville moderne,c’est-à-dire une ville comme une autre. Rome gît là, avec son grandcœur brisé, sur les flancs du Capitole. Sont-elles donc de Rome,ces nouvelles maisons ? Écoutez, monsieur Meis ! Ma filleAdrienne m’a parlé du bénitier qui était dans votre chambre, vousvous rappelez ? Adrienne vous l’a enlevé, ce bénitier ;mais l’autre jour il lui est tombé des mains et s’est brisé :il n’en est resté que la coquille, et celle-ci, à présent, est dansma chambre, sur mon bureau, consacrée à l’usage que, pardistraction, vous en aviez fait d’abord. Eh bien ! monsieurMeis, le destin de Rome est le même. Les papes en avaient fait – àleur manière, s’entend – un bénitier ; nous, Italiens, nous enavons fait, à notre manière, un cendrier. De tous les pays, noussommes venus ici secouer la cendre de notre cigare, qui n’est autrechose que le symbole de la frivolité de cette misérable vie et duplaisir amer et empoisonné qu’elle nous donne.

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