Feu Mathias Pascal

Chapitre 15MOI ET MON OMBRE

Il m’est arrivé plusieurs fois, en m’éveillant au cœur de lanuit (la nuit, dans ces cas-là, ne prouve pas qu’elle ait beaucoupde cœur), il m’est arrivé d’éprouver dans les ténèbres et lesilence, un étonnement étrange, une étrange gêne au souvenir dequelque chose que j’ai fait pendant le jour, à la lumière, sans yprendre garde. Combien aussi de délibérations prises, combien deprojets échafaudés, combien d’expédients inachevés pendant la nuitnous apparaissent vains et s’écroulent, et s’en vont en fumée à lalumière du jour ! De même qu’autre chose est le jour, autrechose la nuit, de même peut-être nous sommes une chose le jour, uneautre chose la nuit : bien misérable chose, hélas ! lanuit comme le jour.

Je sais qu’en ouvrant, après quarante jours, la fenêtre de machambre, je n’éprouvai aucune joie à revoir la lumière. Le souvenirde ce que j’avais fait ces jours-là dans l’obscurité, me la rendithorriblement sombre. Toutes les raisons, les excuses et lesconvictions qui, dans cette obscurité, avaient eu leur poids etleur valeur n’en eurent plus du tout à peine eus-je ouvert lesfenêtres, ou en eurent d’autres complètement opposés. Et c’était envain que ce pauvre moi, qui était resté si longtemps les fenêtresfermées et avait fait de tout pour alléger l’ennui obsédant de saprison, à présent, timide comme un chien battu, se faisait humbleauprès de cet autre moi qui avait ouvert les fenêtres et seréveillait à la lumière du jour, renfrogné, sévère,impétueux ; c’était en vain qu’il cherchait à le détourner dessombres pensées, l’engageant à se réjouir plutôt, devant le miroir,de l’heureux résultat de l’opération, de la barbe repoussée et mêmede la pâleur qui en quelque sorte m’ennoblissait l’aspect.

– Imbécile, qu’as-tu fait ?

Ce que j’avais fait ? Rien. Dans les ténèbres, – était-cema faute ? – je n’avais plus aperçu les obstacles à mon amour,et j’avais perdu la réserve que je m’étais imposée. Papiano voulaitm’enlever Adrienne, mademoiselle Caporale me l’avait donnée. Ellel’avait fait asseoir à côté de moi, et avait attrapé un coup depoing sur la bouche, la pauvre ! Adrienne à côté de moi,c’était la vie, la vie qui attend un baiser pour s’ouvrir à lajoie ; or, Manuel Bernaldez avait embrassé dans l’ombre saPépita, et alors moi aussi…

Ah !

Je me jetai sur le fauteuil, les mains sur le visage. Je sentaismes lèvres frémir au souvenir de ce baiser. Adrienne !Adrienne ! Quelles espérances avais-je allumées dans son cœuravec ce baiser ? Mon épouse, n’est-ce pas ? Les fenêtresouvertes, fête pour tout le monde !

Je restai là je ne sais combien de temps, sur le fauteuil, àpenser. Je voyais enfin, je voyais tout à coup le mensonge de monillusion, ce qu’était au fond ce qui m’avait semblé la plus grandedes fortunes, dans la première ivresse de ma délivrance.

Je savais déjà combien ma liberté, qui au début m’avait parusans limites, en avait dans la rareté de mon argent ; puis, jem’étais aussi aperçu que cette liberté aurait pu s’appeler tropjustement solitude et ennui. Elle me condamnait à une terriblepeine : celle de la compagnie de moi-même. Je m’étais alorsrapproché des autres ; mais ce dessein de me bien garder derattacher, ne fût-ce que faiblement, les fils coupés, à quoiavait-il servi ? Ils s’étaient rattachés d’eux-mêmes, cesfils ; et la vie, bien que, prévenu, je m’y fusse opposé, lavie m’avait entraîné avec sa fougue irrésistible. Ah ! je m’enapercevais vraiment, maintenant que je ne pouvais plus par de vainsprétextes et des feintes puériles, m’empêcher de prendre consciencede mon sentiment pour Adrienne, atténuer la valeur de mesintentions, de mes paroles, de mes actes.

Sans parler, je lui en avais trop dit en lui serrant la main, enla contraignant à entrelacer ses doigts avec les miens ; et cebaiser, ce baiser enfin avait scellé notre amour. À présent,comment répondre par les faits à la promesse ? PauvreAdrienne, pouvais-je la faire mienne ? Mais dans le bief dumoulin, là-bas à l’Épinette, elles m’y avaient bien jeté, ces deuxbraves femmes, Romilda et la veuve Pescatore ; elles ne s’yétaient point jetées, elles ! Et libre était restée ma femme,non pas moi, qui m’étais prêté à faire le mort, me flattant depouvoir devenir un autre homme, vivre une autre vie. Un autrehomme, oui, mais à condition de ne rien faire ! Et quel hommedonc ? Une ombre d’homme ! Et quelle vie ? Tant queje m’étais contenté de rester enfermé en moi-même et de voir vivreles autres, oui, j’avais pu bien ou mal sauver l’illusion quej’allais vivre une autre vie ; mais, maintenant que je m’étaisapproché de celle-là jusqu’à poser mes lèvres sur ses lèvreschères, voilà que je reculais terrifié, comme si j’avais baiséAdrienne avec les lèvres d’un mort, d’un mort qui ne pouvaitrevivre pour elle ?

Ah ! si Adrienne connaissait l’étrangeté de mon cas…Elle ? Non… non… Eh quoi ? pas même en pensée. Elle, sipure, si timide… Mais si pourtant l’amour était en elle plus fortque tout, plus fort que les convenances sociales !

Pauvre Adrienne, comment pourrais-je l’enfermer avec moi dans levide de ma destinée, la faire compagne d’un homme qui ne pouvait enaucune sorte se déclarer et se prouver vivant ? Quefaire ?

Deux coups à la porte me firent sursauter. C’était Adrienne.

J’eus beau chercher à arrêter en moi le tumulte de messentiments, je ne pus réussir à ne pas lui apparaître au moinstroublé. Elle aussi était troublée, par la pudeur, qui ne luipermettait pas de se montrer joyeuse, comme elle l’aurait voulu, enme revoyant enfin guéri, à la lumière, et content… Non ?Pourquoi non ?… Elle leva à peine les yeux pour me regarder,rougit et me tendit une enveloppe.

– Voilà pour vous…

– Une lettre ?

– Je ne crois pas. Sans doute la note du docteur Ambrosini.Le domestique veut savoir s’il y a une réponse.

Sa voix tremblait. Elle sourit.

– Tout de suite, fis-je ; mais une tendresse subite meprit, car je comprenais qu’elle était venue avec l’excuse de cettenote pour avoir de moi une parole qui la raffermît dans sesespérances ; une pitié angoissée, profonde me vainquit, pitiéd’elle et de moi, pitié cruelle, qui me poussait irrésistiblement àla caresser, à caresser en elle ma douleur, car je ne pouvaistrouver de réconfort qu’en elle. Et, tout en sachant bien quej’allais me compromettre encore davantage, je ne sus pas résister.Je lui tendis les deux mains ; elle, confiante, mais le visageen feu, leva doucement les siennes et les mit sur les miennes.J’attirai alors sa petite tête blonde contre ma poitrine et jepassai légèrement une main sur ses cheveux.

– Pauvre Adrienne !

– Pourquoi ? me demanda-t-elle, sous la caresse. Nesommes-nous pas contents ?

– Si…

– Et alors pourquoi pauvre ?

J’eus à ce moment un élan de révolte ; je fus tenté de luidévoiler tout, de lui répondre : « Pourquoi ?Écoute : je t’aime et je ne puis, je ne dois past’aimer ! Si tu veux pourtant… » Mais, bah ! quepouvait vouloir cette tendre créature ? Je serrai bien fortsur ma poitrine sa petite tête et je sentis que je serais beaucoupplus cruel si, de la joie suprême à laquelle, dans son ignorance,elle se sentait alors haussée par l’amour, je la précipitais dansl’abîme du désespoir qui était en moi.

– Parce que, dis-je, en la laissant aller, parce que jesais bien des choses à cause desquelles vous ne pouvez êtrecontente…

Elle eut comme un égarement pénible à se voir tout à coupdégagée de mes bras. Elle me regarda et, remarquant mon agitation,me demanda en hésitant :

– Que… que savez-vous ?…

Plût au ciel que j’eusse avoué ! En lui causant tout desuite cette unique et forte douleur je lui en aurais épargnéd’autres et je ne me serais pas fourré dans de nouveaux embarrasplus âpres. Mais l’amour et la pitié m’enlevaient le courage debriser ainsi, tout d’un coup, ses espérances et ma vie même,c’est-à-dire cette ombre d’illusion qui pouvait me rester encoretant que je me tairais. Et puis, je sentais l’odieux de ladéclaration qu’il m’allait falloir lui faire, à savoir que j’avaisencore ma femme. Oui ! oui ! En lui révélant que jen’étais pas Adrien Meis, je redevenais Mathias Pascal, mort etencore marié ! Comment peut-on dire de semblableschoses ? Qui, à ma place, ne se serait pas conduit commemoi ?

Pouvais-je jamais penser que, même mort, je ne serais pasdélivré de ma femme et que la vie que j’avais vue devant moi libren’était au fond qu’une illusion. J’étais devenu l’esclave de lafiction et des mensonges qu’avec tant de dégoût je m’étais vu forcéd’employer. Esclave de la crainte d’être découvert, sans avoirpourtant commis aucun crime !

Cependant Adrienne convenait qu’elle n’avait pas chez elle dequoi être contente. Maintenant cependant… Et des yeux et avec unsourire triste elle me demandait si ce qui était pour elle unecause de douleur pouvait représenter pour moi un obstacle.« Non, n’est-ce pas ? » demandaient ce regard et cesourire tristes.

– Oh ! mais payons le docteur Ambrosini !m’écriai-je, feignant de me rappeler tout à coup le domestique quiattendait là. Je déchirai l’enveloppe, et, sans attendre,m’efforçant de prendre un ton de plaisanterie :

– Quatre cents lires ! dis-je. Voyez un peu,Adrienne : la nature a fait là une de ses extravagancesordinaires : pendant tant d’années, elle me condamne à porterun œil… disons désobéissant ; je souffre douleur et prisonpour corriger son erreur, et à présent, par surcroît, c’est à moide payer ! Cela vous semble-t-il juste ?

Adrienne sourit faiblement.

– Peut-être, dit-elle, que le docteur Ambrosini ne seraitpas content si vous lui répondiez de vous adresser à la nature pourle paiement. Je crois qu’il s’attend même à être remercié, carl’œil…

– Vous semble-t-il qu’il aille bien ?

Elle fit un effort pour me regarder, et dit tout bas en baissantaussitôt les yeux :

– Oui… On dirait un autre…

– Moi ou l’œil ?

– Vous.

– Peut-être avec cette vilaine barbe…

– Non… pourquoi ?

J’allai au petit bureau où je tenais mon argent. Alors Adriennefit mine de vouloir s’en aller ; stupidement, je laretins ; mais, au fait, comment pouvais-je prévoir ? Danstous mes embarras, grands et petits, j’ai été, comme on l’a vu,secouru toujours par la fortune. Or, voici comment, cette foisencore, elle me vint en aide.

En voulant ouvrir le bureau, je remarquai que la clef netournait pas dans la serrure ; je poussai à peine et, tout desuite, le battant céda : il était ouvert !

– Comment m’écriai-je. Est-il possible que je l’aie laisséainsi ?

En voyant mon trouble subit, Adrienne était devenue très pâle.Je la regardai et :

– Mais… voyez, mademoiselle, quelqu’un a dû mettre la mainlà-dedans.

Dans le bureau régnait le plus grand désordre : mes billetsde banque avaient été retirés de l’enveloppe de cuir où je lestenais renfermés et étaient là, éparpillés sur la tablette.Adrienne se cacha le visage dans les mains, saisie d’horreur. Jeramassai fébrilement ces billets et me mis à les compter.

– Est-ce possible ? m’écriai-je après avoir passé mamain tremblante sur mon front glacé de sueur.

Adrienne faillit s’évanouir, mais se soutint à un guéridon àportée de sa main. Elle demanda d’une voix qui ne me parut plus savoix :

– On vous a volé ?

– Attendez… attendez… Comment est-il possible ?répétai-je.

Et je me remis à compter, appuyant rageusement mes doigts sur lepapier, comme si j’avais pu faire sortir de ces billets les autresqui manquaient.

– Combien ? me demanda-t-elle, le visage décomposé ettoute frissonnante.

– Douze… douze mille lires… balbutiai-je. Il y en avaitsoixante-cinq… il y en a cinquante-trois ! Comptezvous-même.

Si je ne l’avais pas soutenue à temps, la pauvre Adrienne seraittombée par terre comme sous un coup de massue. Toutefois par uneffort suprême, elle put se dominer encore une fois et,sanglotante, convulsée, elle chercha à se dégager de moi quivoulais l’étendre sur un fauteuil. Elle fit mine de s’élancer versla porte.

– Je veux appeler papa !

– Non ! lui criai-je en la retenant et en la forçant às’asseoir. Je ne veux pas ! En quoi cela vousconcerne-t-il ? De grâce, calmez-vous. Laissez-moi d’abordm’assurer… parce que… oui, le bureau était ouvert, mais je ne puis,je ne veux pas croire encore à un vol aussi énorme… Soyezraisonnable, allons.

Et de nouveau, par un dernier scrupule, je recommençai à compterles billets. Tout en sachant fort bien que tout mon argent avaitété placé là, dans ce bureau, je me mis à fouiller partout, même làoù il n’était nullement possible que j’eusse laissé une tellesomme, à moins d’être fou ou imbécile. Je m’efforçais de croireinvraisemblable l’audace du voleur. Mais Adrienne, presquedélirante, les mains sur le visage, gémissait d’une voixentrecoupée de sanglots :

– C’est inutile ! Inutile !… Voleur… voleur…encore voleur ! Tout combiné d’avance… J’ai entendu dans lesténèbres… Ce soupçon m’est venu… mais je ne voulais pas croirequ’il pût en arriver là !

Papiano, bien sûr : le voleur ne pouvait être un autre quelui. Il avait volé, par l’entremise de son frère, pendant lesséances de spiritisme…

– Mais comment donc, gémissait-elle, désespérée, commentgardiez-vous donc tant d’argent, comme cela, à la maison ?

Je me tournai pour la regarder, hébété. Que lui répondre ?Pouvais-je lui dire que j’étais obligé, dans ma situation, degarder avec moi mon argent ? Pouvais-je lui dire qu’il m’étaitinterdit de le placer d’aucune façon, de le confier à personne etque je ne pouvais même pas le laisser en dépôt dans une banque,car, s’il s’était élevé quelque difficulté, je n’aurais plus euaucun moyen de faire reconnaître mes droits ?

Et, pour ne pas paraître stupide, je fus cruel :

– Pouvais-je jamais supposer qu’on me volerait chezvous ? dis-je.

Adrienne se couvrit de nouveau le visage avec ses mains,gémissant, torturée :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

L’épouvante, qui aurait dû saisir le voleur quand il commit lelarcin, m’envahit, moi, à la pensée de ce qui allait advenir.Papiano ne pouvait certes supposer que je soupçonnerais de ce volle peintre espagnol ou M. Anselme, mademoiselle Caporale ou labonne de la maison, ou l’esprit de Max. Il devait être certain quej’allais l’accuser, lui, lui et son frère. Et pourtant il n’avaitpas reculé.

Et moi ? que pouvais-je faire ? Le dénoncer ? Etcomment ? rien, rien, rien ! Je ne pouvais rienfaire ! Je me sentis atterré, annihilé ! je connaissaisle voleur et je ne pouvais le dénoncer. Quel droit avais-je à laprotection de la loi ? J’étais hors de toute loi. Quiétais-je ? Personne ! Je n’existais pas, pour la loi. Etn’importe qui, désormais, pouvait me dérober ; et moi, rien àdire.

Mais, tout cela, Papiano ne pouvait le savoir.

– Comment a-t-il pu faire ? dis-je comme à part moi.D’où a-t-il pu tirer tant d’audace ?

Adrienne découvrit son visage et me regarda, étonnée, comme pourme dire : Tu ne le sais pas ?

– Ah ! oui ! fis-je, comprenant tout à coup.

– Mais vous allez le dénoncer ! s’écria-t-elle en selevant. Laissez-moi, je vous en prie, laissez-moi appeler papa…Vous allez le dénoncer tout de suite !

J’eus le temps de la retenir encore une fois. Il ne manquaitplus, maintenant, qu’Adrienne, par surcroît, me contraignît àdénoncer le vol ! Ne suffisait-il pas qu’on m’eût dérobé douzemille lires ? Devais-je encore craindre que le vol ne seconnût ; prier, conjurer Adrienne de ne pas crier fort, de nele dire à personne, par charité ? Mais quoi ? Adrienne –et, maintenant, je le comprends bien – ne pouvait absolument pas mepermettre de me taire et de l’obliger, elle aussi, au silence. Ellene pouvait en aucune façon accepter ce qui paraissait unegénérosité de ma part, pour bien des raisons, d’abord, à cause deson amour, puis pour l’honneur de sa maison, et aussi à cause demoi et de la haine qu’elle portait à son beau-frère.

Mais, en cette occurrence, sa juste révolte me parut quelquechose de plus : exaspéré, je lui criai :

– Vous resterez tranquille, je vous l’ordonne ! Vousne direz rien à personne. Vous avez compris ? Voulez-vous unscandale ?

– Non ! non ! se hâta de protester en pleurant lapauvre Adrienne. Je veux délivrer ma maison de l’ignominie de cethomme !

– Mais il niera, insistai-je. Et alors, vous, tous ceux dela maison devant le juge… Ne comprenez-vous pas ?

– Si ! très bien ! répondit Adrienne avec feu,toute vibrante d’indignation. Qu’il nie, qu’il nie donc ? Maisnous, pour notre compte nous avons autre chose à dire contre lui.Dénoncez-le, n’ayez point d’égards, ne craignez pas pour nous… Vousnous ferez du bien, un grand bien ! Vous vengerez ma pauvresœur… Vous devriez comprendre, monsieur Meis, que vousm’offenseriez en ne le faisant pas. Je veux, je veux que vous ledénonciez. Si vous ne le faites pas, je le ferai, moi !comment voulez-vous que je reste avec mon père sous le poids decette honte ? Non ! non ! non ! Et puis…

Je la serrai dans mes bras ; je ne pensai plus à l’argentvolé, la voyant ainsi souffrir, s’emporter, se désespérer. Je luipromis que je ferais comme elle voulait, pourvu qu’elle se calmât.Non, quelle honte ? il n’y avait aucune honte pour elle, nipour son père : je savais sur qui retombait la faute. Papianoavait estimé que mon amour pour elle valait bien douze mille lireset je devais lui démontrer que non ? Le dénoncer ? Ehbien ! oui ! je le ferais ; non pas pour moi, maispour délivrer sa maison de ce misérable : oui, mais à unecondition, qu’avant tout elle se calmât, qu’elle ne pleurât plusainsi. Allons ! allons ! et puis, qu’elle me jurât sur cequ’elle avait de plus cher au monde, qu’elle ne parlerait àpersonne de ce vol, avant que j’eusse consulté un avocat sur lesconséquences que dans une telle surexcitation, ni moi ni elle nepouvions prévoir.

– Vous me jurez sur ce que vous avez de pluscher ?

Elle me le jura et par un regard, parmi ses larmes, elle me fitentendre qu’elle me le jurait sur notre mutuel amour.

Pauvre Adrienne !

Je restai là, seul, au milieu de la chambre, abasourdi, vide,épuisé. Combien de temps s’écoula avant que je revinsse àmoi ? Et comment cela se fit-il ? Idiot !…Idiot !… Comme un idiot, j’allai observer le battant du bureaupour voir s’il n’y avait pas quelque trace de violence. Non !aucune trace : il avait été ouvert proprement, avec unrossignol, pendant que je gardais avec tant de soin la clef dans mapoche.

Douze mille lires !

De nouveau, la pensée de mon impuissance absolue m’assaillit,m’écrasa. La pensée qu’on pourrait me voler et que je seraiscontraint de rester coi, avec la peur en plus que le vol ne fûtdécouvert, comme si c’était moi qui l’avais commis et non unvoleur !

« Douze mille lires ? Mais c’est peu ! On peut mevoler tout, m’enlever jusqu’à ma chemise de dessus mon dos, et moi,rien à dire ! Quel droit ai-je de parler ? la premièrechose qu’on me demanderait serait celle-ci : « Et vous,qui êtes-vous ? D’où vous « était venu cetargent ? » Mais, sans le dénoncer… voyons un peu !Si ce soir je le saisis au collet et je lui crie : « Icitout de suite l’argent que tu as pris là, dans le bureau, espèce devoleur ! » Il crie, nie, me dit peut-être :« Oui, monsieur, le voici, je l’ai pris par« erreur. » Et alors ? Mais il y a le cas où ilporte plainte aussi pour diffamation. Silence donc !silence ! Il m’a semblé une fortune d’être cru mort ? Ehbien, je suis mort, en vérité. Mort ? Pis que mort.M. Anselme me l’a rappelé : les morts ne doivent plusmourir, et moi je suis encore vivant pour la mort et mort pour lavie. Quelle vie, en effet, peut être la miennemaintenant ? »

Je me cachai le visage dans les mains ; je retombai assissur le fauteuil.

Ah ! si j’avais été au moins un vaurien ! J’aurais pupeut-être m’arranger pour rester ainsi, suspendu dans l’incertitudede la destinée, abandonné au hasard, exposé à un risque continuel.Mais, moi, non ! Et que faire, donc ? M’en aller ?Et où ? Et Adrienne ? Mais que pouvais-je pourelle ? Rien… Pourtant, comment m’en aller ainsi, sans aucuneexplication, après tout ce qui était arrivé ? Elle enchercherait la cause dans ce vol ; elle dirait :« Pourquoi a-t-il voulu sauver le coupable et me punir, moi,innocente ? » Ah ! non ! non ! pauvreAdrienne ! Mais, d’autre part, ne pouvant rien faire, commentrendre moins triste mon rôle à son égard ! Forcément, jedevais me montrer inconséquent et cruel. L’inconséquence, lacruauté étaient dans mon destin, et j’étais le premier à ensouffrir. Papiano lui-même, le voleur avait été plus conséquent etmoins cruel que je n’allais, hélas ! être forcé de leparaître !

Il voulait Adrienne, pour ne pas restituer à son beau-père ladot de sa première femme ; donc, cette dot c’était à moi à larestituer à Paleari.

Pour un voleur, rien de plus conséquent !

Voleur ? Mais pas même voleur, car le vol lui semblait plusapparent que réel. En effet, connaissant l’honnêteté d’Adrienne, ildevait penser que je voulais certainement l’épouser ; ehbien ! alors je récupérais mon argent sous forme de dotd’Adrienne, et j’aurais par-dessus le marché une petite femme sageet bonne. Que demander de plus ?

Oh ! j’étais sûr que, pouvant attendre, et si Adrienneavait eu la force de garder le secret, nous aurions eu de Papianola promesse de restituer dans l’année la dot de sa défunteépouse ?

Cet argent, il est vrai, ne pouvait plus me revenir car Adriennene pouvait être à moi ; mais il irait à elle, si elle savaitse taire, en suivant mon conseil, et si je pouvais rester encore unpeu de temps là. Il me faudrait user de beaucoup d’habileté, etalors, Adrienne, à défaut d’autre chose, y gagnerait peut-êtrececi : la restitution de la dot.

Je me calmai un peu à ces pensées. Ah ! non pas pourmoi ! Pour moi, il ne restait que l’âpreté de ma découverte,celle du mensonge de mon illusion, devant laquelle le vol des douzemille lires n’était rien, était plutôt un bien, s’il pouvait serésoudre en faveur d’Adrienne.

Je me vis exclu pour toujours de la vie sans possibilité d’yrester. Avec ce deuil dans le cœur, avec cette expérience faite,j’allais m’en aller à présent de cette maison où je m’étais presquefait mon nid, et, de nouveau, j’errerais par les rues, sans but,sans terme, dans le vide. Par peur de retomber dans les lacets dela vie, je me tiendrais plus que jamais loin des hommes, seul, toutà fait seul, défiant, ombrageux. Le supplice de Tantale allait serenouveler pour moi.

Je sortis de la maison comme un fou. Je me retrouvai bientôtdans la rue Flaminia, près du pont Molle. Qu’étais-je allé fairelà ? Je regardai autour de moi ; puis mes yeux sefixèrent sur l’ombre de mon corps, et je restai un instant à lacontempler. Enfin, rageusement, je levai un pied sur mon ombre.Mais non, je ne pouvais la fouler aux pieds.

Qui était le plus ombre de nous deux ? moi ouelle ?

Deux ombres !

Là, là, par terre, et chacun pouvait passer dessus, m’écraser latête, m’écraser le cœur, et moi, pas un mot ! L’ombre, pas unmot :

« L’ombre d’un mort : voilà ma vie… »

Une voiture passa ; je restai là immobile, exprès :d’abord le cheval sur moi, puis les quatre fers, puis lavoiture !

« Là, comme cela ! fort ! sur lecou ! »

J’éclatai d’un rire méchant. Le voiturier se retourna pour meregarder. Alors, je fis un mouvement, et l’ombre aussi, devant moi.Je pressai le pas pour la fourrer sous d’autres voitures, sous lespieds des passants, voluptueusement. Une fureur mauvaise m’avaitpris, me plantait des griffes au ventre ; à la fin, je ne pusplus voir devant moi cette ombre : j’aurais voulu mel’arracher des pieds. Je me retournai, mais à quoi bon ? Jel’avais derrière moi, maintenant.

« Et si je me mets à courir, pensai-je, elle mesuivra ! »

Je me frottai le front très fort, de peur d’être gagné par lafolie, par une idée fixe. Mais oui ! c’était comme cela !Le symbole, le spectre de ma vie était cette ombre : j’étaislà, par terre, exposé à la merci des pieds d’autrui. Voilà ce quirestait de Mathias Pascal, mort à l’Épinette : son ombre parles rues de Rome.

Mais elle avait un cœur, cette ombre, et ne pouvait aimer ;elle avait de l’argent, cette ombre, et chacun pouvait le luidérober ; elle avait une tête, mais pour penser et comprendrequ’elle était la tête d’une ombre, et non l’ombre d’une tête.Absolument comme cela !

Alors, je la sentis comme une chose vivante et je sentis de ladouleur pour elle, comme si le cheval et les roues de la voiture etles pieds des passants l’avaient vraiment endommagée. Et je nevoulus pas la laisser plus longtemps, là, par terre. Un tramwaypassa, et j’y montai.

En rentrant à la maison…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer