Feu Mathias Pascal

Chapitre 6TAC TAC TAC…

Elle seule, là-dedans, cette boule d’ivoire, courant, gracieusedans la roulette, en sens inverse du cadran, paraissaitjouer :

– Tac tac tac…

Elle seule ; non pas, certes, ceux qui la regardaient,suspendus dans le supplice que leur infligeait le caprice de celleà qui, sur les carrés jaunes du tapis, tant de mains avaientapporté, comme une offrande votive, de l’or, de l’or et de l’or,tant de mains qui, à présent, tremblaient dans l’attente angoissée,palpant inconsciemment d’autre or, celui de la prochaine mise,tandis que les yeux suppliants semblaient dire :

– Où il te plaira de tomber, gracieuse boule d’ivoire,notre déesse cruelle !

J’étais tombé là, à Monte-Carlo, par hasard.

Après une des scènes habituelles avec ma belle-mère et ma femme,scènes qui maintenant, oppressé et abattu comme je l’étais par mondouble malheur, me causaient une répugnance intolérable, je ne pusrésister à l’ennui, voire au dégoût de vivre dans ces conditionsmisérables, sans probabilité ni espérance d’amélioration.

Par une résolution prise presque à l’improviste, je m’étaisenfui du pays, à pied, avec les cinq cents lires de Berto enpoche.

J’avais pensé, chemin faisant, à me rendre à Marseille, de lagare du pays voisin, où je m’étais dirigé. Arrivé à Marseille, jeme serais embarqué, au besoin avec un billet de troisième classe,pour l’Amérique, comme cela, à l’aventure.

Qu’aurait-il pu m’arriver de pis, à la fin des fins, que ce quej’avais souffert et souffrais chez moi ? J’irais au-devantd’autres chaînes, sans doute, mais qui ne me paraîtraient, certes,pas plus lourdes.

Et puis, je verrais d’autres pays, d’autres peuples, une autrevie, et je me soustrairais au moins à l’oppression quim’écrasait.

Seulement, arrivé à Nice, j’avais senti le cœur memanquer : trop longtemps déjà l’ennui m’avait énervé lecourage.

Or, descendu à Nice, pas encore bien décidé à retourner à lamaison, errant par la ville, il m’était arrivé de m’arrêter devantun grand magasin sur l’avenue de la Gare, qui portait cetteenseigne en grosses lettres dorées :

Dépôt de roulettes deprécision.

Il y en avait d’exposées, de toutes dimensions, avec d’autresaccessoires de jeu et différents opuscules qui avaient sur lacouverture le dessin de la roulette.

On sait que les malheureux deviennent facilement superstitieux,bien qu’ensuite ils raillent la crédulité d’autrui. Je me rappellequ’après avoir lu le titre d’un de ces opuscules : Méthodepour gagner à la roulette, je m’éloignai de la boutique avecun sourire de dédain et de commisération. Mais, après avoir faitquelques pas, je retournai en arrière et (par pure curiosité, pasautre chose !) avec ce même sourire de dédain et decommisération sur les lèvres, j’entrai et j’achetai cetopuscule.

Je ne savais nullement de quoi il s’agissait, en quoi consistaitle jeu et comment il était agencé. Je me mis à lire ; mais jene compris pas grand-chose.

« Cela vient peut-être de ce que je ne suis pas très forten français. »

Personne ne me l’avait enseigné ; j’en avais apprisquelques bribes en bouquinant dans la bibliothèque et j’avais peurde faire rire, en le parlant.

C’est justement cette crainte qui me rendit d’abordperplexe : irai-je, n’irai-je pas ? Mais ensuite jepensai que, prêt à m’aventurer jusqu’en Amérique, sans connaîtremême de vue l’anglais et l’espagnol, je pouvais bien avec le peu defrançais dont je disposais m’aventurer jusqu’à Monte-Carlo, à deuxpas d’ici.

« Ni ma belle-mère, ni ma femme, disais-je, à part moi,dans le train, ne savent rien de ces quelques sous qui me restenten portefeuille. J’irai les jeter là, pour m’enlever toutetentation. J’espère que je pourrai en conserver assez pour payermon retour à la maison. Et sinon… »

J’avais entendu dire qu’il y avait de beaux arbres, solides,dans le jardin entourant la maison de jeu. À la fin du compte, jepourrais bien me pendre économiquement à l’un d’eux avec laceinture de mon pantalon, et même j’y ferais belle figure. Ondirait :

– Qui sait combien aura perdu ce pauvre homme ?

Je m’attendais à mieux, je le dis franchement. L’entrée, oui, cen’est pas mal : on voit qu’on a eu presque l’intentiond’élever un temple à la fortune, avec ces huit colonnes de marbre.Un grand portail et deux portes latérales. Sur celles-ci étaitécrit : Tirez, et mes connaissances arrivaientjusque-là ; je devinai aussi le Poussez du portail,qui, évidemment, voulait dire le contraire. Je poussai etj’entrai.

Quel goût détestable et irritant ! On aurait pu au moinsoffrir à tous ceux qui vont laisser là tant d’argent lasatisfaction de se voir écorcher dans un lieu moins somptueux etplus beau. Toutes les grandes cités se flattent maintenant d’avoirun bel abattoir pour les pauvres bestiaux, qui, pourtant, privéscomme ils le sont de toute éducation, ne peuvent en jouir. Il estvrai toutefois que la plus grande partie des gens qui vont là ontd’autres préoccupations que de remarquer le goût de la décorationde ces cinq salles, de même que ceux qui s’asseoient sur cesdivans, tout autour, ne sont pas souvent en situation des’apercevoir de l’élégance douteuse de la tapisserie.

– Ah ! le 12 ! le 12 ! me disait un monsieurde Lugano, un gros homme dont la vue aurait suggéré les réflexionsles plus consolantes sur les énergies résistantes de la racehumaine. Le 12 est le roi des numéros, et c’est mon numéro !Il ne me trahit jamais ! Il se divertit, oui, à me faireenrager, même souvent, mais après, à la fin, il me récompense, merécompense toujours de ma fidélité.

Il était amoureux du numéro 12, ce gros homme-là, et ne savaitplus parler d’autre chose. Il me raconta que, le jour précédent,son numéro n’avait pas voulu sortir, ne fût-ce qu’une fois ;mais lui ne s’était pas tenu pour battu ; coup après coup,obstiné, sa mise sur le 12, il était resté sur la brèche jusqu’aubout, jusqu’à l’heure où les croupiers annoncent :

– Messieurs, aux trois derniers !

Eh bien ! au premier de ces trois derniers coups,rien ; rien non plus au second ; au troisième et dernier,vlan !… le 12.

– Il m’a parlé ! conclut-il les yeux brillants dejoie. Il m’a parlé !

Il est vrai qu’ayant perdu toute la journée il ne lui étaitresté, pour cette dernière mise, que quelques rares écus ; desorte qu’à la fin il n’avait rien pu rattraper. Mais que luiimportait ? Le numéro 12 lui avait parlé !

En écoutant ce discours, je me ressouvins de quatre vers dupauvre Pinzone, dont le carnet de calembours avec la suite de sesrimes fantasques, retrouvé au moment du déménagement, se trouvemaintenant à la bibliothèque, et je voulus les réciter à cemonsieur :

J’attendais la fortune, et, prêtà la saisir,

Je surveillais la route où,prompte, elle se sauve.

À la fin, la voici ; grandsdieux ! que de plaisir !

Je cours, je tends la main.Hélas ! elle était chauve.

Et ce monsieur, alors, se prit la tête à deux mains et contractadouloureusement toute sa face. Je le regardai, d’abord surpris,puis consterné :

– Qu’avez-vous ?

– Rien. Je ris, me répondit-il.

Il riait comme cela. Sa tête lui faisait si mal, si mal, qu’ilne pouvait souffrir l’ébranlement du rire.

*

* *

Avant de tenter le sort, – bien que sans aucune illusion, – jevoulus rester quelque temps à observer, pour me rendre compte de lamanière dont procédait le jeu.

Il ne me parut point du tout compliqué, comme mon opuscule mel’avait laissé imaginer.

Au milieu de la table, sur le tapis vert numéroté, étaitencaissée la roulette. Tout autour, les joueurs, hommes et femmes,vieux et jeunes, de tout pays et de toute condition, les uns assis,les autres debout, s’empressaient nerveusement de disposer depetits tas de louis et d’écus et de billets de banque sur lesnuméros jaunes des carrés ; ceux qui ne réussissaient pas às’approcher, ou ne le voulaient pas, disaient au croupier lesnuméros et les couleurs sur lesquels ils désiraient jouer, et lecroupier aussitôt avec son râteau disposait leurs mises selonl’indication, avec une dextérité merveilleuse. Le silence sefaisait, un silence étrange, anxieux, comme vibrant de violencesrefrénées, rompu de temps en temps par la voix monotone etsomnolente des croupiers :

– Messieurs, faites vos jeux !

Tandis que par là, vers d’autres tables, d’autres voix égalementmonotones disaient :

– Le jeu est fait ! rien ne vaplus !

À la fin, le croupier lançait la boule sur laroulette :

Tac tac tac…

Et tous les yeux se tournaient vers elle avec des expressionsvariables : d’anxiété, de défi, d’angoisse, de terreur.Quelques-uns, parmi ceux qui étaient restés debout, derrière ceuxqui avaient eu la chance de trouver une chaise, se poussaient enavant pour entrevoir encore leur mise avant que les râteaux descroupiers s’allongeassent pour la rafler.

La boule, à la fin, tombait sur le cadran, et le croupierrépétait, de la même voix morte, la formule d’usage et annonçait lenuméro sorti et la couleur.

Je risquai ma première mise de quelques écus sur le tableau degauche, dans la première salle, comme cela, au petit bonheur, surle vingt-cinq ; et je restai, moi aussi, à regarder la petiteboule perfide, mais en souriant, avec une espèce de chatouillementinterne, très curieux.

La boule tombe sur le cadran et :

– Vingt-cinq ! annonce le croupier.Rouge, impair et passe ! J’avais gagné !J’allongeais la main sur mon petit tas multiplié, quand un monsieurde très haute taille, avec de lourdes épaules trop hautes, quisupportaient une petite tête avec un lorgnon d’or sur un nez camus,le front fuyant, les cheveux longs et lissés sur la nuque, m’écartasans cérémonie et prit pour lui mon argent.

Dans mon français pauvre et timide, je voulus lui faireremarquer qu’il s’était trompé – oh ! sans douteinvolontairement !

C’était un Allemand, et il parlait le français plus mal que moi,mais avec un courage de lion il tomba sur moi, soutint que c’étaitmoi qui me trompais, et que l’argent était à lui.

Je regardai autour de moi, stupéfait : personne nesoufflait mot, pas même mon voisin qui, pourtant m’avait vu poserces écus sur le vingt-cinq. Je regardai les croupiers :immobiles, impassibles comme des statues ! Ah ! oui,dis-je à part moi et tranquillement, je mis la main sur les autresécus que j’avais posés, sur la table, devant moi, et je filai.

« Voici une méthode pour gagner à la roulette, pensai-je,qui n’est pas examinée dans mon opuscule. Et qui sait si ce n’estpas l’unique, au fond ? »

M’étant approché d’une autre table, où on jouait ferme, jerestai d’abord un bon bout de temps, à dévisager les gens quiétaient autour : c’étaient, pour la plupart, des messieurs enhabit ; il y avait quelques dames ; plus d’une me parutéquivoque ; la vue d’un certain petit homme, tout blond, auxgros yeux bleuâtres veinés de sang et entourés de longs cilspresque blancs ne m’inspira d’abord pas une grande confiance ;il était en habit, lui aussi, mais on voyait qu’il n’en avait pasl’habitude. Je voulus le voir à l’épreuve : il misa gros,perdit, ne s’émut pas, remisa gros encore au coup suivant ;bon ! en voilà un qui ne courrait pas après mes pauvressous.

Peu à peu, à force de regarder, la fièvre du jeu me prit, moiaussi. Les premiers coups allèrent mal. Puis je commençai à mesentir comme dans un état d’ivresse bizarre : j’agissais commeautomatiquement, par inspirations subites, inconscientes : jepontais, chaque fois, après les autres, au dernier moment, etaussitôt j’acquérais la conscience, la certitude que j’allaisgagner, et je gagnais. Je pontais tout d’abord peu, puis petit àpetit davantage, sans compter. Cette espèce d’ivresse lucidegrandissait cependant en moi et ne s’obscurcissait pas pourquelques coups manqués, car il me semblait l’avoir pour ainsi direprévu : parfois même je me disais en moi-même :« Voici, celui-ci, je le perdrai ; je dois leperdre ». J’étais comme électrisé. À un certain moment, j’eusl’inspiration de risquer tout et adieu, et je gagnai. Mes oreillesbourdonnaient ; j’étais tout en sueur et glacé. Il me semblaqu’un des croupiers, comme surpris de ma fortune tenace,m’observait. Dans l’agitation où je me trouvais, je sentis dans leregard de cet homme comme un défi, et je risquai tout de nouveau,ce que j’avais à moi et ce que j’avais gagné, sans y penser deuxfois : ma main alla sur le même numéro qu’avant, le 35 ;je fus pour la retirer ; mais non, là, là, de nouveau, commesi quelqu’un me l’avait commandé !

Je fermai les yeux. Je devais être très pâle. Il se fit un grandsilence, et il me parut qu’on le faisait pour moi tout seul, commesi tous étaient suspendus dans mon anxiété terrible. La bouletourna, tourna une éternité, avec une lenteur qui exaspérait àmesure mon insoutenable torture. Enfin elle tomba.

Je m’attendais à ce que le croupier, toujours de la même voix(elle me parut très lointaine) annonçât :

– Trente-cinq, noir, impair et passe !

Je pris l’argent et je dus m’éloigner comme un homme ivre. Jetombai assis sur un divan, épuisé ; j’appuyai ma tête audossier, par un besoin subit, irrésistible de dormir, de merestaurer avec un peu de sommeil. Et j’allais y céder quand jesentis sur moi un poids, un poids matériel qui aussitôt me fitsursauter. Combien avais-je gagné ? J’ouvris les yeux ;mais je dus les refermer immédiatement, la tête me tournait. Lachaleur, là-dedans, était suffocante. Comment ? C’était déjàle soir ? J’avais entrevu les lumières. Combien de tempsavais-je donc joué ? Je me levai tout doucement ; jesortis.

*

* *

Dehors dans l’Atrium, il était déjà jour. La fraîcheur de l’airme remit.

Des gens se promenaient là : quelques-uns pensifs,solitaires ; d’autres, à deux, à trois, bavardaient enfumant.

Je les observais tous. Nouveau venu dans ces lieux, encore toutgêné, j’aurais voulu me mettre un peu au ton de ce qui m’entourait,et j’étudiais ceux qui me paraissaient montrer le plus dedésinvolture, de maîtrise de soi ; mais, au moment où je m’yattendais le moins, quelqu’un de ceux-ci tout à coup pâlissait, lesyeux fixes, la bouche muette, puis jetait sa cigarette et, parmiles rires de ses compagnons, s’échappait : il rentrait dans lasalle de jeu.

À mon tour, je retournai dans la salle, à la table où j’avaisgagné.

Par quelle mystérieuse suggestion suivais-je si infailliblementla variabilité impossible à prévoir des numéros et descouleurs ? Était-ce seulement la divination prodigieuse dansl’inconscience ? Et comment s’expliquer alors certainesobstinations folles, absolument folles, dont le souvenir me faitencore frissonner, quand je considère que je risquais tout, tout,ma vie aussi peut-être, dans ces coups qui étaient de véritablesdéfis au sort ? Non, non : j’eus proprement conscienced’une force quasi diabolique en moi, à ce moment, par laquelle jedomptais, je fascinais la fortune ; je liais son caprice aumien. Et cette conviction n’était pas seulement en moi ; elles’était aussi propagée chez les autres, rapidement ; etmaintenant presque tous suivaient mon jeu plein de risques. Je nesais combien de fois passa le rouge, sur lequel je m’obstinais àponter. L’agitation croissait de moment en moment autour de latable ; c’étaient des frémissements d’impatience, des saccadesde gestes brefs et nerveux, une fureur à peine contenue, angoisséeet terrible. Les croupiers eux-mêmes avaient perdu leur rigideimpassibilité.

Tout d’un coup, en face d’une ponte formidable, j’eus comme unvertige. Je sentis peser sur moi une responsabilité effrayante.J’étais à peu près à jeun depuis le matin, et je vibrais toutentier, je tremblais de ma longue et violente émotion. Je ne pusplus y résister et, après ce coup, je me retirai, vacillant. Je mesentis saisir par un bras. Surexcité, avec des yeux qui lançaientdes flammes, un petit Espagnol barbu et trapu voulait à tout prixme retenir :

– Voici ; il était onze heures un quart, les croupiersinvitaient aux trois derniers coups, nous allions faire sauter labanque !

Il me parlait un italien bâtard fort comique ; car, dans ledésarroi de mes idées, je m’obstinais à lui répondre dans malangue :

– Non, non, suffit ! je n’en peux plus !Laissez-moi partir, mon cher monsieur !

Il me laissa partir, mais courut après moi ; il monta avecmoi dans le train de Nice, et voulut absolument me faire dîner aveclui et prendre ensuite une chambre dans son hôtel.

Je ne réussis pas à m’en débarrasser… Je dus aller dîner aveclui.

Il me dit qu’il était à Nice depuis une semaine et que tous lesmatins il s’était rendu à Monte-Carlo, où il avait eu toujoursjusqu’à ce soir une déveine incroyable. Il voulait savoir commentje faisais pour gagner. Je devais certainement avoir saisi le jeuou posséder quelque règle sûre.

Je me mis à rire et lui répondis que, jusqu’au matin de ce mêmejour, je n’avais jamais vu une roulette même en peinture, et quenon seulement je ne savais point du tout comment on y jouait, maisque je ne soupçonnais même pas de loin que je jouerais et gagneraisde la sorte. J’en étais étourdi et abasourdi plus que lui.

Il ne fut pas convaincu (il croyait sans doute avoir affaire àun vieux cheval de retour). Il parlait avec une merveilleusedésinvolture dans sa langue moitié espagnole et moitié Dieu saitquoi, et en vint à me faire des propositions d’association.

– Mais non, m’écriai-je, en cherchant à atténuer monressentiment par un sourire. Ne vous obstinez pas à croire que pource jeu-là il puisse y avoir des règles, ou qu’on puisse posséderquelque secret. Il y faut de la chance ! J’en ai euaujourd’hui : je puis n’en pas avoir demain, ou je pourraiaussi en avoir de nouveau : j’espère que oui !

– Ma porqué, me demanda-t-il, vos n’avez pasvoludo aujourd’houi vos aproveier dé vuestra chance.

– M’aprove ?…

– Vui, come puedo decir ? vos avantager,ecco !

– Mais selon mes moyens, mon cher monsieur !

– Bien ! dit-il. Yo puedo por vos. Vos, la chancé,yo mettarai el argento.

– Et alors peut-être nous perdrons ! conclus-je ensouriant. Il ne me laissa pas finir : il partit d’un éclat derire étrange, qui voulait paraître malin.

Je le regardai, m’efforçant de comprendre ce qu’il voulaitdire : il y avait dans son rire et dans ses paroles un soupçoninjurieux pour moi. Je lui demandai une explication.

Il cessa de rire ; mais il lui resta sur le visage commel’empreinte de ce rire :

– Yo digo qué no, qué no la fado, répéta-t-il.Yo no digo otra chosa !

J’abattis fortement une main sur la table et d’une voix altérée,je poursuivis :

– Pas du tout ! Il faut au contraire que vous ledisiez, que vous expliquiez ce que vous avez entendu signifier avecvos paroles et votre rire imbécile ! Je ne comprends pas,moi !

Je le vis, à mesure que je parlais, pâlir et comme serapetisser : évidemment il allait me faire des excuses. Je melevai indigné, haussant les épaules :

– Bah ! je vous méprise, vous et vos soupçons, que jen’arrive même pas à concevoir !

Je réglai ma note, et je sortis.

*

* *

Je ressentais un dépit d’autant plus grand qu’il ne me semblaitpas être mal vêtu. Je n’étais pas en habit, c’est vrai ; maisj’avais ce vêtement noir, de deuil, très décent. Et puis si – vêtude ces mêmes habits – cet Alboche du début avait pu me prendre pourun nigaud, au point de rafler comme rien tout mon argent, commentdiable celui-ci me prenait-il maintenant pour un escroc ?

« Ce sera sans doute à cause de cette barbiche, pensais-jetout en marchant, ou de ces cheveux trop courts. »

Cependant je cherchais un hôtel quelconque pour m’enfermer etvoir ce que j’avais gagné. Il me semblait que j’étais pleind’argent : j’en avais un peu partout, dans les poches de maveste : or, argent, billets de banque. Il devait y en avoirbeaucoup.

J’entendis sonner deux heures. Les rues étaient désertes. Unevoiture vide passa. J’y montai.

Avec rien j’avais fait environ onze mille francs ! Cela meparut une grosse somme. Mais ensuite, en pensant à ma vied’autrefois, j’éprouvai un sentiment de profond avilissement. Quoidonc ? Deux années de bibliothèque, avec l’accompagnement detous mes autres malheurs, m’avaient rendu le cœur à ce pointmisérable ?

« Va, homme vertueux, bibliothécaire plein de mansuétude,retourne chez toi apaiser avec ce trésor la veuve Pescatore. Ellecroira que tu l’as volé et acquerra subitement pour toi une trèsgrande estime. Ou va plutôt en Amérique, comme tu t’y étais décidéd’abord, si cela ne te paraît pas une récompense digne de tespeines. Tu le pourrais maintenant, ainsi muni. Onze millefrancs ! »

Je ramassai mon argent, le jetai dans le tiroir de la commode etme couchai. Mais je ne pus trouver le sommeil. Que devais-jefaire ? Retourner à Monte-Carlo, pour restituer ce gainextraordinaire ? Ou en jouir modestement ? Maiscomment ? Avais-je encore envie et moyen de jouir de quelquechose, avec cette famille que je m’étais donnée ?J’habillerais un peu moins pauvrement ma femme, qui, non seulementne se souciait plus de me plaire, mais semblait, au contraire, toutfaire pour se rendre déplaisante. Elle jugeait peut-être que, pourun mari comme moi, ce n’était plus la peine de se faire belle. Dureste, sa santé ne s’était plus rétablie. De jour en jour, elles’était aigrie, non seulement contre moi, mais contre tout lemonde. Cette rancœur et le manque d’une affection vive et vraies’étaient mis pour ainsi dire à nourrir en elle une indolenceinsouciante. Elle ne s’était même pas affectionnée à la petite,dont la naissance, avec celle de l’autre, morte au bout de quelquesjours, avait été pour elle une défaite, vis-à-vis du beau garçond’Olive, né un mois plus tard, sans peine et magnifique. Tous cesdésagréments et les froissements qui se produisent quand le besoin,comme un matou noir et pelé, se pelotonne sur la cendre d’un foyeréteint, nous avaient rendu odieuse à tous deux la vie commune. Aveconze mille francs pourrais-je rétablir la paix à la maison et fairerenaître l’amour étranglé à sa naissance par la veuvePescatore ? Folie ! Et alors ? Partir pourl’Amérique ? Mais pourquoi irais-je chercher si loin lafortune, quand il semblait vraiment qu’elle eût voulu m’arrêterici, à Nice, sans que j’y songeasse, devant ce magasind’accessoires de jeu ? À présent, il me fallait me montrerdigne d’elle, de ses faveurs, si vraiment, comme il paraissait,elle voulait me les accorder. Allons, allons ! Ou tout ourien. En fin de compte, j’en serais quitte pour redevenir ce quej’étais avant. Qu’était-ce donc que onze mille francs ?

Ainsi, le jour suivant, je retournai à Monte-Carlo. J’yretournai douze jours de suite. Je n’eus plus le moyen ni le tempsde m’ébahir de la faveur, plus fabuleuse qu’extraordinaire, de lafortune : j’étais hors de moi, absolument fou ; je n’enéprouve point de stupeur, même maintenant, ne sachant que trop queltour elle m’apprêtait en me favorisant de cette manière et danscette mesure. En neuf jours, j’arrivai à constituer une sommevéritablement énorme en jouant comme un désespéré ; après leneuvième jour, je commençai à perdre, et ce fut le précipice. Lafièvre prodigieuse, comme si elle n’avait plus trouvé d’alimentdans mon énergie nerveuse enfin épuisée, vint à me manquer. Je nesus, ou plutôt je ne pus m’arrêter à temps. Je m’arrêtai, je merepris, non par mes propres forces, mais par la violence d’unspectacle horrible, mais qui n’est pas rare à cet endroit.

J’entrais dans les salles de jeu, le matin du douzième jour,quand le monsieur de Lugano, amoureux du numéro 12, me rejoignit,bouleversé et haletant, pour m’annoncer, plutôt du geste que de laparole, que quelqu’un venait de se tuer là, dans le jardin. Jepensai tout de suite que c’était mon Espagnol et j’en éprouvai duremords. J’étais sûr qu’il m’avait aidé à gagner. Le premier jour,après notre querelle, il n’avait pas voulu ponter où je pontais etavait perdu continuellement ; les jours suivants, me voyantgagner avec tant de persistance, il avait essayé de jouer monjeu ; mais c’est moi qui alors n’avais plus voulu : commeguidé par la main de la Fortune elle-même, présente et invisible,je m’étais mis à errer d’une table à l’autre. Depuis deux jours, jene l’avais plus aperçu, exactement depuis que je m’étais mis àperdre, et peut-être parce qu’il ne m’avait plus pourchassé.

J’étais sûr, en accourant au lieu indiqué, de le trouver là,étendu par terre, mort, mais j’y trouvai, au contraire, ce jeunehomme pâle qui affectait un air d’indifférence somnolente, tirantles louis de la poche de son pantalon pour ponter sans mêmeregarder.

Il paraissait petit, là, au milieu de l’allée : il étaitallongé, les pieds joints, comme s’il s’était couché d’abord, pourne pas se faire mal en tombant ; un des bras était collé aucorps ; l’autre, un peu soulevé, avec la main crispée et undoigt, l’index, encore dans la position pour tirer. Près de cettemain était le revolver, plus loin son chapeau. Il me sembla d’abordque la balle était sortie par l’œil gauche, d’où un ruisseau desang, maintenant coagulé, lui avait coulé sur la face. Maisnon : ce sang avait jailli de là, comme un peu des narines etdes oreilles ; il en était encore sorti en abondance du petittrou à la tempe droite, tout caillé maintenant sur le sable jaunede l’allée. Une douzaine de guêpes bourdonnaient à l’entour ;quelques-unes venaient même se poser là, voraces, sur l’œil. Parmitous ceux qui regardaient, personne n’avait pensé à les chasser. Jetirai de ma poche un mouchoir et je le mis sur ce pauvre visagehorriblement défiguré. Personne ne m’en sut gré : j’avaisenlevé le plus beau du spectacle.

Je m’enfuis ; je retournai à Nice, pour en partir le jourmême.

J’avais avec moi à peu près quatre-vingt-deux mille francs.

Je pouvais tout imaginer, sauf que, dans la soirée de ce mêmejour, il dût m’arriver à moi aussi quelque chose de semblable.

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