Feu Mathias Pascal

Chapitre 7JE CHANGE DE TRAIN

Je pensais :

« Je rachèterai L’Épinette, et je me retirerai là,à la campagne, à faire le meunier. On se trouve mieux près de laterre, et dessous peut-être encore mieux.

« L’air de la campagne ferait certainement du bien à mafemme. Peut-être quelques arbres perdraient-ils leurs feuilles enla voyant ; les petits oiseaux se tairaient ; espéronsque la source ne tarirait pas. Et je resterais bibliothécaire, toutseulet, à Santa-Maria-Liberale. »

Ainsi pensais-je et cependant le train courait. Je ne pouvaisfermer les yeux sans que m’apparût aussitôt, avec une terribleprécision, le cadavre de ce jeune homme, là, dans l’allée, petit etallongé sous les grands arbres immobiles dans la matinée fraîche.Il me fallait me consoler comme cela, avec un autre cauchemar,moins sanglant, au moins matériellement : celui de mabelle-mère et de ma femme. Et je m’amusais à me représenter lascène de l’arrivée, après ces treize jours de disparitionmystérieuse.

J’étais certain (il me semblait les voir) qu’elles affecteraienttoutes deux, quand j’entrerais, la plus dédaigneuse indifférence. Àpeine un coup d’œil, comme pour dire :

– Tiens ! de nouveau ici ! Tu ne t’étais pascassé le cou ?

Silence chez elles, silence chez moi.

Même bientôt sans doute la veuve Pescatore commencerait àcracher de la bile, forte de la perte probable de mon emploi.

J’avais en effet emporté la clef de la bibliothèque ; à lanouvelle de ma disparition, on avait dû enfoncer la porte par ordrede la questure et, ne me trouvant pas là-dedans, mort, n’ayantd’autre part ni trace ni nouvelle de moi, ces messieurs du municipeavaient peut-être attendu mon retour trois, quatre, cinq jours, unesemaine ; puis ils avaient donné ma place à quelque autrepropre-à-rien.

Donc, que restais-je à faire là, assis ? Je m’étais jeté denouveau tout seul au milieu de la rue. Je n’avais qu’à y rester.Deux pauvres femmes ne pouvaient se charger d’entretenir unfainéant, un gibier de galère, qui s’enfuyait comme cela, qui saitpour quelles autres prouesses, etc.

Moi, pas un mot.

Peu à peu la bile de Marianne Dondi montait, grâce à mon silenceméprisant, montait, éclatait et moi encore là, pas unmot ?

Au bout d’un certain temps, je tirerais de la poche de monpaletot mon portefeuille et je me mettrais à compter sur la tablemes billets de mille : un, deux, trois, quatre…

On voit d’ici Marianne Dondi et aussi ma femme ouvrir toutgrands les yeux et la bouche.

Puis :

– Où les as-tu volés !

– … Soixante-dix-sept, soixante-dix-huit,soixante-dix-neuf, quatre-vingts, quatre-vingt-un ; cinqcents, six cents, sept cents ; dix, vingt, vingt-cinq ;quatre-vingt-un mille sept cent vingt-cinq francs et quarantecentimes en poche.

Tranquillement, je ramasserais les billets, je les remettraisdans le portefeuille et je me lèverais.

– Vous ne me voulez plus à la maison ? Eh bien !mille grâces ! Je m’en vais et je vous salue.

Je riais, en pensant tout cela.

Mes compagnons de voyage m’observaient et souriaient aussi, endessous.

Alors, pour prendre une attitude plus digne, je me mettais àpenser à mes créanciers, entre lesquels je devrais partager cesbillets de banque. Les cacher, je ne pouvais pas. Et puis, à quoime serviraient-ils, cachés ?

En jouir, certainement, ces chiens-là ne m’en laisseraient pasjouir. Pour se dédommager là, avec le moulin de l’Épinetteet les produits de la propriété, et l’Administration à payer (quimettait les bouchées doubles, comme le moulin sous ses deuxmeules), qui sait combien d’années encore il leur faudraitattendre ? À présent, peut-être, avec une offre au comptant,je m’en débarrasserais à bon marché. Et je faisais le compte.

Mais était-ce donc pour eux que j’avais gagné, à Monte-Carlo, àla fin du compte ? Quelle rage pour ces deux jours deperte ! J’aurais été riche de nouveau… Riche !

À présent, je poussais de gros soupirs, qui faisaient retournermes compagnons de voyage plus que le sourire de tout à l’heure.Mais moi, je ne trouvais pas de repos. Le soir tombait ; l’airparaissait de cendre et l’ennui du voyage était insupportable.

À la première station italienne j’achetai un journal, avecl’espérance qu’il m’aiderait à m’endormir. Je le déployai et, à lalumière de l’ampoule électrique, je me mis à lire. J’eus ainsi lasatisfaction de savoir que le château de Valançay, mis à l’encanpour la seconde fois, avait été adjugé au comte de Castellane pourla somme de deux millions trois cent mille francs. Le domaineattenant au château était de deux mille huit cents hectares :le plus vaste de France.

– À peu près comme l’Épinette…

Je lus que l’empereur d’Allemagne avait reçu, à Potsdam, à midi,l’ambassade marocaine, et que le secrétaire d’État, baron deRichthofen, avait assisté à la réception. La mission, présentéeensuite à l’impératrice, avait été retenue à déjeuner, et qui saittout ce qu’elle avait dévoré !

De leur côté, le tsar et la tsarine avaient reçu à Peterhof unemission thibétaine spéciale, qui avait présenté à Leurs Majestésles présents du grand Lama.

« Les présents du Lama ? me demandais-je en fermantles yeux, songeur. Qu’est-ce que ça peut bienêtre ? »

Des pavots ; c’est pourquoi je m’endormis. Mais des pavotsde peu de vertu ; je me réveillai, en effet, bientôt, à unchoc du train qui s’arrêtait à une autre station.

Je regardai ma montre : il était huit heures un quart. Dansune petite heure donc, je serais arrivé.

J’avais toujours le journal en main, et je le retournai pourchercher en seconde page quelque présent meilleur que ceux du Lama.Mes yeux tombèrent sur un

SUICIDE

comme cela, en lettres grasses.

Je pensai tout de suite que c’était peut-être celui deMonte-Carlo, et je me hâtai de lire. Mais je m’arrêtais, surpris, àla première ligne, imprimée en tout petits caractères :

On nous télégraphie de Miragno.

– Miragno ? Qui peut bien être suicidé dans monpays ? Je lus :

Hier, samedi 28, on a trouvé dans le bief d’un moulin uncadavre dans un état de putréfaction avancée…

Subitement un nuage passa devant mes yeux, je m’attendis àtrouver à la ligne suivante le nom de ma propriété et, commej’avais peine à lire, d’un seul œil, cette impression minuscule, jeme levai debout, pour être plus près de la lampe.

… avancée. Le moulin est situé dans une propriété ditel’Épinette, à environ deux kilomètres de notre ville. Les autoritésJudiciaires étant accourues sur les lieux avec d’autres personnes,le cadavre fut retiré du canal pour les constatations légales. Plustard il fut reconnu pour celui de notre…

Le cœur me remonta à la gorge et je regardai, hors de moi, mescompagnons de voyage qui dormaient tous.

Accourues sur les lieux… retiré du canal… fut reconnu pourcelui de notre bibliothécaire Mathias Pascal, disparu depuisquelques jours. Cause du suicide : embarrasfinanciers.

– Moi ?… Disparu… reconnu… MathiasPascal…

Je relus avec une mine féroce et le cœur en tumulte je ne saisplus combien de fois ces quelques lignes. Dans la première chaleur,toutes mes énergies vitales se soulevèrent violemment pourprotester : comme si cette nouvelle, si irritante dans sonimpassible laconisme, pouvait pour moi aussi être vraie. Mais, sielle ne l’était pas pour moi, elle l’était pour les autres ;depuis hier pesait sur moi, comme un odieux outrage, permanent,écrasant, intolérable. Je regardai de nouveau mes compagnons devoyage et, comme si eux aussi, là, sous mes yeux, avaient reposédans cette certitude, j’eus la tentation de secouer leurs attitudesincommodes et pénibles, de les secouer, de les éveiller, pour leurcrier que ce n’était pas vrai.

– Est-ce possible ?

Et je relus encore une fois l’ahurissante nouvelle.

Je ne pouvais rester en place. J’aurais voulu que le trains’arrêtât ; j’aurais voulu qu’il courût aux abîmes ;cette allure monotone, d’automate dur, sourd et pesant, me faisaitcroître la fièvre de minute en minute. J’ouvrais et je fermais lesmains continuellement, m’enfonçant les ongles dans lespaumes ; je déployais le journal ; je le repliais pourrelire la nouvelle que je savais déjà par cœur, mot par mot.

– Reconnu ! Mais comment peuvent-ils m’avoirreconnu ?… Dans un état de putréfaction avancée…pouah !

Je me vis pendant un instant, là, dans l’eau verdâtre du canal,pourri, gonflé, horrible, surnageant… Dans un frisson d’effroiinstinctif, je croisai les bras sur ma poitrine et, des mains, jeme palpai, je m’étreignis.

Moi, non ; moi, non !… Qui était-ce bien ?… Il meressemblait, à coup sûr… Peut-être portait-il la barbe commemoi ?… Était-il de même taille ?… Et ils m’ontreconnu ?… Disparu depuis plusieurs jours… Eh !oui ! Mais je voudrais savoir, je voudrais savoir qui s’esthâté ainsi de me reconnaître. Est-ce possible que ce malheureux-làme ressemblât autant ? Vêtu comme moi ? Tel quel ?Mais ç’a dû être elle, elle, Marianne Dondi, la veuvePescatore ? Oh ! elle m’a repêché tout de suite, elle m’areconnu tout de suite ! Cela ne lui aura pas paru vrai,figurez-vous ! C’est lui ! c’est lui ! mongendre ! ah ! pauvre Mathias ! Ah ! mon pauvreenfant ! Et elle se sera mise à pleurer peut-être ;elle se sera même agenouillée à côté du cadavre de ce malheureux,qui n’a pas pu lui allonger un coup de pied et lui crier :« Mais lève-toi donc de là : je ne te connaispas ! »

Je frémissais. Finalement, le train s’arrêta à une autrestation. J’ouvris la portière et me précipitai dehors, avec l’idéeconfuse de faire quelque chose, tout de suite : un télégrammed’urgence pour démentir cette nouvelle.

Le saut que je fis en sortant du wagon me sauva : commes’il m’avait fait tomber du cerveau cette stupide obsession,j’entrevis dans un éclair… mais oui ! ma libération, laliberté, une vie nouvelle !

J’avais sur moi quatre-vingt-deux mille lires, et je n’avaisplus à les donner à personne ! J’étais mort, j’étaismort : je n’avais plus de dettes, je n’avais plus de femme, jen’avais plus de belle-mère : personne ! Libre !Libre ! Libre ! Que cherchais-je de plus ?

En pensant à tout cela, je devais être resté dans une pose fortétrange, là, sur le banc de cette station ; j’avais laisséouverte la portière du wagon. Je me vis entouré de plusieurspersonnes, qui me criaient je ne sais quoi ; l’une, enfin, mesecoua en me criant plus fort :

– Le train repart !

– Mais laissez-le ! Laissez-le repartir, mon chermonsieur ! lui criai-je à mon tour. Je change de train.

Un doute m’avait maintenant assailli : cette nouvellen’avait-elle pas déjà été démentie ? N’avait-on pas déjàreconnu l’erreur, à Miragno ? Les parents du vrai mortn’avaient-ils pas fait leur apparition pour corriger la fausseidentification.

Avant de me réjouir ainsi, il me fallait bien m’assurer, avoirdes détails précis. Mais comment me les procurer ?

Je cherchai le journal dans mes poches. Je l’avais laissé dansle train. Je me retournai pour regarder la voie déserte, qui sedéroulait avec des places brillantes dans la nuit silencieuse, etje me sentis comme égaré dans le vide, dans cette misérable petitegare de passage. Un doute plus fort m’assaillit alors :peut-être que j’avais rêvé ?

Mais non !

On nous télégraphie de Miragno. Hier samedi 28…

Voilà ; je pouvais réciter par cœur, mot pour mot, letélégramme. Il n’y avait pas de doute ! Pourtant, oui, c’étaittrop peu : cela ne pouvait me suffire.

Je regardai la gare ; je lus le nom :Alenga.

Trouverais-je dans ce pays d’autres journaux ? Il me revintque c’était dimanche. À Miragno, donc, ce matin, avait paru LeFeuillet, l’unique journal qui s’y imprimât. À tout prix, ilme fallait m’en procurer un exemplaire. Là, je trouverais tous lesrenseignements détaillés dont j’avais besoin. Mais comment espérertrouver à Alenga Le Feuillet ? Eh bien ! jetélégraphierais sous un faux nom à la rédaction du journal. Jeconnaissais le directeur, Miro Colzi, « l’Alouette »,comme tout le monde l’appelait à Miragno, depuis que, tout jeunehomme, il avait publié sous ce joli titre son premier et derniervolume de vers.

Mais pour « l’Alouette », n’allait-ce pas être unévénement que cette demande d’exemplaires de son journal àAlenga ? Certes, la nouvelle la plus intéressante de cettesemaine, le morceau de résistance de ce numéro, devait être monsuicide. N’allais-je pas m’exposer, avec ma requête insolite, aurisque de faire naître en lui quelque soupçon ?

« Mais quoi ! pensai-je ensuite. Il ne peut venir àl’esprit de « l’Alouette » que je ne me sois pas noyépour de bon. Il cherchera la raison de la demande dans quelqueautre morceau à effet de son numéro d’aujourd’hui. Depuis longtempsil combat vaillamment contre la municipalité pour l’adduction deseaux et l’installation du gaz. Il croira plutôt que c’est pour lacampagne qu’il mène à ce sujet. »

J’entrai dans la gare.

Par une chance, le conducteur de l’unique voiture, celle de laPoste, était encore là à bavarder avec les employés : le bourgétait à environ trois quarts d’heure de voiture de la gare et laroute était toute en côte.

Je montai dans cette carriole toute décrépite et disloquée sanslanternes, et fouette cocher, dans la nuit.

J’avais à penser à bien des choses. Pourtant, de temps en temps,la violente impression reçue à la lecture de cette nouvelle qui meconcernait de si près, se réveillait en moi dans cette solitudenoire et inconnue, et je me sentais alors, pendant un instant, dansle vide, comme tout à l’heure à la vue de la voie déserte ; jeme sentais peureusement dégagé de la vie, survivant à moi-même,perdu, dans l’attente de vivre au-delà de la mort, sans entrevoirencore de quelle façon.

Je demandai, pour me distraire, au voiturier, s’il y avait àAlenga une agence de journaux.

– Comment dites-vous ? Non, monsieur !

– On ne vend pas de journaux à Alenga ?

– Ah ! si, monsieur, on en vend chez le pharmacien,Grottanelli.

– Il y a un hôtel ?

– Il y a l’auberge du Petit Moulin.

Il était descendu du siège pour alléger un peu la vieille rossequi soufflait, les naseaux à terre. Je le distinguais à peine. À uncertain moment, il alluma sa pipe et je le vis, alors, comme dansdes éclairs, et je pensai :

« S’il savait qui il porte… »

Mais je me rétorquai tout de suite la question :

« Qui il porte ? Je ne le sais même plus, moi. Quisuis-je maintenant ? Il faut que j’y pense. Un nom, au moins,il faut que je me donne un nom tout de suite, pour signer letélégramme et ne pas me trouver ensuite embarrassé si, à l’auberge,on me le demande. Il me suffira de penser simplement au nom pour lemoment. Voyons un peu ! Comment est-ce que jem’appelle ? »

Je n’aurais jamais supposé que le choix d’un nom et d’un prénomdût me coûter tant de peine et me tourmenter si fort. C’étaitpeut-être la secousse reçue et la préoccupation qui m’avaient rendule cerveau si aride. Le nom de famille, surtout ! J’accouplaisdes syllabes, comme cela, sans penser, et il venait de certainsnoms, comme : Strozzani, Parbetta, Martoni, Bartusi,qui m’irritaient encore davantage les nerfs. Je n’y trouvais aucunepropriété, aucun sens. Comme si, au fond, les noms devaient enavoir… Eh ! voyons, n’importe lequel… Martoni, parexemple. Pourquoi pas ? Charles Martoni… Ah ! voilà quiest fait ! Mais peu après, je haussais les épaules :Oui ! Charles Martel… Et l’obsession recommençait.

J’arrivai au pays sans en avoir arrêté aucun. Heureusement, là,chez le pharmacien, qui était en même temps receveur des postes etdu télégraphe, droguiste, papetier, marchand de journaux, et idiotpar-dessus le marché, il n’y en eut pas besoin. J’achetai unexemplaire des quelques journaux qu’il recevait ; journaux deGênes : le Caffaro et le XIXeSiècle. Je lui demandai ensuite si je pouvais avoir LeFeuillet de Miragno.

Il avait une face de chouette, ce Grottanelli, avec une paired’yeux tout ronds, comme en verre, sur lesquels il abaissait detemps en temps, comme avec peine, des paupièrescartilagineuses ; il avait un nez crochu qui lui arrivaitjusque sur le menton, et il était boiteux d’un pied.

– Le Feuillet ? Connais pas.

– C’est un petit journal de province, hebdomadaire, luiexpliquai-je. Je voudrais l’avoir. Le numéro d’aujourd’hui,naturellement.

– Connais pas ! répéta-t-il.

– Eh ! très bien. Mais je vais vous payer les fraisd’un mandat télégraphique à la rédaction. Je voudrais en avoir dix,vingt numéros, demain ou au plus vite. Est-ce possible ?

Il ne répondait pas : les yeux fixes, sans regard. Ilrépétait : « Le Feuillet ?… Connaispas. » À la fin, il se décida à faire le mandat télégraphiquesous ma dictée, indiquant pour la réponse sa pharmacie.

Et le jour suivant, après une nuit d’insomnie, bouleversée parun afflux tempétueux de pensées, là, dans l’auberge du PetitMoulin, je reçus quinze numéros du Feuillet.

Dans les deux journaux de Gênes que, à peine resté seul, jem’étais empressé de lire, je n’avais pas trouvé un mot surl’affaire. Les mains me tremblaient en dépliant LeFeuillet. En première page, rien. Je cherchai dans les deux dumilieu, et tout de suite me sauta aux yeux un signe de deuil enhaut de la troisième page, et dessous, en grosses lettres, mon nom,comme cela :

MATHIAS PASCAL

On n’avait point de nouvelles de lui depuis quelques jours,jours d’effroyable consternation et d’inénarrable angoisse pour safamille désolée. Cette consternation et cette angoisse furentpartagées par la meilleure partie de nos concitoyens. On l’aimaitet on l’estimait pour la bonté de son âme, pour son caractèrejovial et pour sa modestie naturelle, qui lui avaient permis desupporter sans avilissement et avec résignation les destinscontraires.

Après le premier jour de son inexplicable absence, safamille, tout émue se rendit à la bibliothèque Boccamazza, où cetemployé plein de zèle restait presque tout le jour à enrichir parde savantes lectures sa vive intelligence. On trouva la porteclose. Aussitôt, devant cette porte close, surgit, noir ettremblant, le soupçon, soupçon bientôt chassé par l’espérance quidura plusieurs jours, puis s’affaiblit pourtant peu à peu. Mathiass’était éloigné du pays pour quelque raison secrète.

Mais, hélas, il fallait que la vérité fûtcelle-là !

La mort récente d’une mère adorée et en même temps d’unefillette unique, après la perte des biens paternels, avaitprofondément bouleversé l’âme de notre pauvre ami. Tant il y a que,trois mois environ auparavant, déjà une première fois, à la faveurde la nuit, il avait été tenté de mettre fin à ses misérablesjours, là dans ce même bief du moulin, qui lui rappelait lessplendeurs passées de sa maison et le temps de sonbonheur.

… Il n’est douleur plus grande

Que de se souvenir de la félicité

Dans les temps de misère.

C’est ce que nous racontait, les larmes aux yeux etsanglotant devant le cadavre ruisselant et décomposé, un vieuxmeunier, fidèle et dévoué à la famille de ses anciens maîtres. Lanuit était tombée, lugubre : une lanterne rouge avait étédéposée là, par terre, près du cadavre, veillé par deux carabiniersroyaux, et le vieux Philippe Brina (nous le signalons àl’admiration des gens de bien) parlait et pleurait avec nous. Ilavait réussi dans cette triste nuit à empêcher que le malheureuxmît son projet désespéré à exécution : mais Philippe Brina nese trouva pas là une seconde fois, prêt à le retenir. Et MathiasPascal séjourna peut-être toute une nuit et la moitié du jour dansle bief du moulin.

Nous ne tenterons même pas de décrire la scène poignante quis’ensuivit sur le lieu même, quand, avant-hier, vers le soir, laveuve inconsolable se trouva en présence de la misérable dépouilleméconnaissable de son cher compagnon, qui était allé rejoindre sapetite fille.

Tout le pays a pris part à son deuil et accompagna lecadavre à sa dernière demeure, où quelques paroles d’adieu ému luifurent adressées par notre assesseur communal, le cherPomino.

Nous envoyons à la pauvre famille plongée dans un si granddeuil, au frère du défunt, Robert, éloigné de Miragno, noscondoléances les plus sincères. Le cœur déchiré, nous disons pourla dernière fois à notre bon Mathias : Adieu, bien cher ami,adieu !

M. C.

Même sans ces deux initiales, j’aurais reconnu« l’Alouette » pour l’auteur de la nécrologie.

Mais je dois confesser que la vue de mon nom imprimé là, souscette raie noire, loin de me réjouir, m’accéléra tellement lesbattements du cœur qu’après quelques lignes je fus obligéd’interrompre la lecture. L’« effroyable consternation etl’inénarrable angoisse » de ma famille ne me firent pas rire,ni l’amour et l’estime de mes concitoyens, ni mon zèle pour monemploi. Le souvenir de cette triste nuit à l’Épinette, après lamort de ma mère et de ma petite, qui avait été comme la preuve laplus forte de mon suicide, me surprit d’abord, comme uneparticipation imprévue du hasard, puis me causa du remords et de lahonte.

Eh ! non ! je ne m’étais pas tué pour la mort de mamère et de ma petite fille, bien que, peut-être, cette nuit-là,j’en eusse eu l’idée ! Je m’étais enfui, c’est vrai, endésespéré ; mais voilà que maintenant je revenais d’une maisonde jeu, où la Fortune m’avait souri et continuait à me sourire dela manière la plus étrange. Un autre s’était tué à ma place, unétranger certainement, à qui je volais les pleurs de ses parentslointains et de ses amis, à qui j’imposais l’éloge funèbre dupommadé chevalier Pomino !

Telle fut ma première impression à la lecture de ma nécrologiesur Le Feuillet.

Ensuite je pensai que ce pauvre homme était mort, non pas pourl’amour de moi, et qu’en me montrant vivant, je ne pourrais lefaire revivre. Je pensai qu’en profitant de sa mort, non seulementje ne frustrais nullement ses parents, mais même je leur rendaisservice. Pour eux, en effet, ce mort, ce n’était pas lui, mais moi,et ils pouvaient le croire disparu et espérer encore, espérer levoir reparaître un jour ou l’autre.

Restaient ma femme et ma belle-mère. Devais-je vraiment croire àleur chagrin, à toute cette « inénarrable angoisse » dufunèbre morceau à effet de « l’Alouette » ?Il suffisait, parbleu ! d’ouvrir l’œil à ce pauvre mort pours’apercevoir que ce n’était pas moi. Une épouse, à moins de lefaire exprès, ne peut ainsi confondre un étranger avec son propremari.

Elles s’étaient empressées de me reconnaître dans ce mort !La veuve Pescatore espérait maintenant que Malagna, ému etpeut-être non sans remords pour ce suicide barbare, viendrait enaide à la pauvre veuve, sa nièce ? Eh bien ! s’ilsétaient contents, je l’étais plus encore !

« Mort ? Noyé ? Une croix et qu’on n’en parleplus ! »

Je me levai, m’étirai et poussai un long soupir desoulagement.

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