Feu Mathias Pascal

Chapitre 9UN PEU DE BRUME

Du premier hiver, je ne m’en étais quasi point aperçu, parmi lesdistractions des voyages et dans l’ivresse de ma nouvelle liberté.Le second hiver me surprenait à présent déjà un peu las, comme j’aidit, de mon vagabondage et décidé à m’imposer un frein. Et jem’apercevais qu’il y avait de la brume et qu’il faisait froid.

« Tu voudrais peut-être, me gourmandais-je, que le ciel fûttoujours serein pour que tu pusses jouir sans nuages de taliberté ? »

Je m’étais assez amusé, en courant de-ci de-là : AdrienWeis avait eu, cette année-là, sa jeunesse étourdie ; àprésent, il fallait qu’il devînt un homme, se recueillît enlui-même, se formât un genre de vie calme et modeste.

Je me mis à chercher dans quelle ville il me conviendrait defixer ma demeure, car je ne pouvais pas rester plus longtemps commeun oiseau sans nid, si vraiment je voulais m’arranger une existencerégulière.

Mais une maison à moi, toute à moi, pourrais-je jamais plusl’avoir ? Il fallait considérer tant de choses. Tout à faitlibre, je ne pouvais l’être que la valise à la main :aujourd’hui ici, demain là. Fixé dans un endroit, propriétaired’une maison ? Oh ! alors : registres et taxes toutde suite ! Et ne m’inscrirait-on pas à l’état civil ?Mais assurément ! Et comment ? Sous un faux nom ? Etalors, qui sait ? Peut-être des enquêtes secrètes à mon sujetde la part de la police… En somme, tracas, embarras !…Non ! tant pis ! Je prévoyais ne pouvoir plus avoir unemaison à moi, des objets à moi. Mais je prendrais pension dansquelque famille, avec une chambre meublée. Allais-je m’affligerpour si peu ?

L’hiver m’inspirait ces réflexions mélancoliques. La fête deNoël, toute proche, me fit désirer la tiédeur d’un petit coin, lerecueillement, l’intimité de la maison.

Pour rire, pour me distraire, je m’imaginais avec un bon grospain sous le bras, devant la porte de ma maison.

« – Pardon ! Est-ce encore ici que demeurent mesdamesRomilda Pescatore, veuve Pascal, et Marianne Dondi, veuvePescatore ?

– Oui, monsieur ! Mais qui êtes-vous ?

– Je suis le défunt mari de madame Pascal, ce pauvre bravehomme noyé l’année dernière. Voici : je viens de l’autre mondepour passer les fêtes en famille, avec permission de messupérieurs. Je m’en retourne aussitôt. »

En me revoyant ainsi à l’improviste, la veuve Pescatoren’allait-elle pas mourir de frayeur ? Quoi ? Elle ?Pensez-vous ! C’est moi qu’elle aurait fait remourir, au boutde deux jours.

Ainsi, j’étais libre de tout. Et cela ne me suffisait pas ?Je souffrais d’être seul. Mais combien étaient seuls commemoi !

Oui, mais ceux-là, pensais-je, ceux-là ou sont étrangers, et ontailleurs leurs maisons où ils pourront retourner un jour oul’autre, ou si, comme toi, ils n’ont pas de maisons, ils pourronten avoir une demain, et en attendant ils auront celle d’un amihospitalier. Toi, au contraire, pour dire le vrai, tu serastoujours et partout un étranger : voilà la différence.Étranger de la vie, Adrien Meis !

Je haussais les épaules, ennuyé, m’écriant :

– Eh ! tant mieux ! j’aurai moins d’embarras. Jen’ai pas d’amis ? Je pourrai en avoir…

Déjà, au restaurant que je fréquentais ces jours-là, unmonsieur, mon voisin de table, s’était montré enclin à lier amitiéavec moi. Il pouvait avoir dans les quarante ans : un peuchauve, brun, avec des lunettes d’or qui n’étaient pas solides surson nez, peut-être à cause du poids de la chaînette, également enor. Ah ! pour celui-là, un si charmant petit homme !Figurez-vous que, quand il se levait de sa chaise et mettait sonchapeau, il paraissait subitement un autre : il paraissait unpetit garçon. C’était la faute de ses jambes, si petites qu’ellesn’arrivaient même pas à terre quand il était assis ; enréalité, il ne se levait pas de sa chaise, mais plutôt endescendait. Il cherchait à remédier à ce défaut en portant lestalons hauts. Quel mal y a-t-il ? Oui, ils faisaient trop debruit, ces talons : mais ils rendaient si gracieusementimpérieux ses petits pas de perdrix !

D’ailleurs, un excellent homme, ingénieux, – peut-être un peucapricieux et volage, – mais avec des vues à lui, originales, et ilétait de plus chevalier.

Il m’avait donné sa carte de visite : Chev. TitusLenzi.

À propos, je faillis me chagriner de la triste figure qu’il mesemblait avoir faite en me trouvant dans l’impossibilité de luidonner ma carte en échange. Je n’avais pas encore de carte devisite : j’éprouvais une certaine répugnance à m’en faireimprimer. Quelle misère ! Ne peut-on par hasard se passer decartes de visite ? On donne son nom de vive voix, etvoilà.

C’est ainsi que je fis !

Quelles belles conversations savait tenir le chevalier TitusLenzi ! il savait même le latin : il citait Cicéron commerien.

– La conscience ? Mais la conscience ne sert à rien,cher monsieur ! La conscience, comme guide, ne peut suffire.Elle suffirait peut-être si nous pouvions réussir à nous concevoirisolément, et qu’elle ne fût pas de sa nature ouverte aux autres.Dans la conscience, selon moi, en somme, existe une relationessentielle… certainement essentielle, entre moi qui pense et lesautres êtres que je pense ; donc ce n’est pas un absolu qui sesuffise à lui-même. Est-ce que je m’explique bien ? Quand lessentiments, les inclinations, les goûts de ces autres que je penseou que vous pensez ne se réfléchissent pas en moi ou en vous, nousne pouvons être ni satisfaits, ni tranquilles, ni joyeux ;c’est si vrai, que nous luttons tous pour que nos sentiments, nospensées, nos inclinations se reflètent dans la conscience desautres. À quoi votre conscience vous suffit-elle ? Voussuffit-elle pour vivre seul ? pour vous stériliser dansl’ombre ? Allons donc ! Je hais la rhétorique, cettevieille menteuse fanfaronne, coquette en lunettes, qui a imaginécette belle phrase prétentieuse : « J’ai ma conscience etcela me suffit ! »

Je l’aurais embrassé. Seulement, le cher petit homme ne voulutpas persévérer dans ses discours ingénieux et spirituels. Ilcommença à entrer dans les confidences, et alors, moi qui déjàcroyais facile et bien engagée notre amitié, j’éprouvai aussitôtune certaine gêne qui m’obligeait à m’éloigner, à me dérober. Tantqu’il parla tout seul et que la conversation roula sur des sujetsvagues, tout alla bien ; mais à présent le chevalier TitusLenzi voulait que je parlasse à mon tour :

– Vous n’êtes pas de Milan, n’est-ce pas ?

– Non !…

– De passage ?

– Oui !…

– Belle ville, Milan ?

– Belle…

J’avais l’air d’un perroquet apprivoisé. Et plus ses demandes meserraient de près, plus je m’écartais avec mes réponses. Et bientôtje fus en Amérique. Mais dès que mon petit bonhomme sut que j’étaisné en Argentine, il bondit de sa chaise et vint me presserchaleureusement la main :

– Toutes mes félicitations, cher monsieur ! Je vousenvie ! Ah ! l’Amérique… J’y ai été.

Il y avait été ? Sauvons-nous !

– En ce cas, me hâtai-je de dire, c’est moi qui dois plutôtvous féliciter, vous qui y avez été, parce que, pour moi, je puis àpeu près dire que je n’y ai pas été, tout natif de là que jesois ; je quittai le pays âgé de quelques mois, de sorte quemes pieds n’ont même pas touché le sol américain.

– Quel dommage ! s’écria tout chagrin le chevalierTitus Lenzi. Mais vous avez sans doute des parentslà-bas ?

– Non ! personne…

– Ah ! c’est donc que vous êtes venu en Italie avecvotre famille et qu’elle s’y est établie ? Oùdemeure-t-elle ?

Je haussai les épaules :

– Heu ! soupirai-je, sur des épines. Un peu ici, unpeu là… Je n’ai pas de famille et… et je me promène !

– Heureux homme ! Je vous envie !

– Vous avez donc une famille ? demandai-je à mon tourpour le faire parler.

– Eh ! non, hélas ! non ! soupira-t-il alorsen se renfrognant. Je suis seul et j’ai toujours étéseul !

– C’est donc comme moi !…

– Mais je m’ennuie, mon cher monsieur ! Jem’ennuie ! éclata le petit homme. Pour moi, la solitude…eh ! oui ! enfin, je m’en suis fatigué. J’ai bien desamis ; mais croyez-moi, ce n’est pas drôle à un certain âged’aller chez soi et de ne retrouver personne. Ah ! il y en aqui comprennent et d’autres qui ne comprennent pas, cher monsieur.C’est bien pis si on comprend, parce qu’à la fin, on se retrouvesans énergie et sans volonté. Celui qui comprend, en effet,dit : « Je ne dois pas faire ceci, je dois faire cela,pour ne pas commettre telle ou telle sottise. » Trèsbien ! Mais à un certain point il s’aperçoit que la vie toutentière est une sottise et alors, dites-moi un peu ce que signifien’en avoir commis aucune : cela signifie pour le moins n’avoirpas vécu, cher monsieur.

– Mais vous, dis-je pour essayer de le réconforter, vousêtes encore à temps, grâce au ciel ?…

– De commettre des sottises ? Mais j’en ai déjà commisbeaucoup, croyez-moi ! répondit-il avec un geste et un sourirefats. J’ai voyagé, je me suis promené comme vous, et… desaventures, des aventures… même de fort curieuses, de trèspiquantes… oui, parbleu ! il m’en est arrivé. Tenez ! parexemple, à Vienne, un soir…

Je tombai des nues. Comment ! des aventures amoureuses,lui ?

Il suffisait de le regarder, de considérer un peu cetteconstitution, ridiculement minuscule, pour s’apercevoir qu’ilmentait.

À la stupeur succéda en moi un profond sentiment de honte pourlui, qui ne se rendait pas compte du misérable effet que devaientnaturellement produire ses balivernes, et aussi pour moi, quil’écoutais mentir avec tant de désinvolture. Lui n’avait aucunbesoin du mensonge ! Tandis que moi qui ne pouvais m’endispenser, j’y peinais et j’en souffrais jusqu’à me sentir, chaquefois, l’âme torturée.

Et que résultait-il de cette réflexion ? Hélas ! quecondamné inévitablement à mentir par ma situation, je ne pourraisplus jamais avoir un ami, un véritable ami. Donc, ni maison, niamis… Amitié veut dire confiance, et comment aurais-je pu confier àquelqu’un le secret de ma vie sans nom et sans passé, sortie commeun champignon du suicide de Mathias Pascal ? Je ne pouvaisavoir que des relations superficielles, je ne pouvais me permettreavec mes semblables qu’un rapide échange de parolesindifférentes.

Eh bien ! c’étaient là les inconvénients de ma fortune.Patience ! Allais-je me décourager pour si peu !

Je vivrai avec moi et de moi, comme j’ai vécujusqu’ici !

Oui, mais voici : pour dire la vérité, je craignais de nepas savoir me contenter de ma compagnie. Et puis, en me touchant lafigure et en la trouvant rasée, en passant ma main dans mes longscheveux ou en rajustant mes lunettes sur mon nez, j’éprouvais uneétrange impression : il me semblait n’être quasi plus moi, nepas me toucher moi-même.

Soyons juste, je m’étais ainsi accommodé pour les autres, nonpour moi. Devais-je maintenant me retrouver avec moi-même, ainsidéguisé ? Et si tout ce que j’avais feint et imaginé d’AdrienMeis ne devait pas servir pour les autres, pour qui devait-ilservir ? Pour moi ? Mais, dans tous les cas, je nepouvais y croire qu’à condition que les autres y crussent.

Or, si cet Adrien Meis n’avait pas le courage de dire desmensonges, de se jeter au milieu de la vie, s’il se tenait àl’écart et rentrait à l’hôtel ; fatigué de se voir seul, dansces tristes journées d’hiver, par les rues de Milan, et s’enfermaiten compagnie du défunt Mathias Pascal, je prévoyais que mesaffaires, eh ! allaient commencer à aller mal, qu’en somme cen’était pas un divertissement qui se préparait pour moi, et que mabelle fortune, alors…

Mais la vérité peut-être était celle-ci : que, dans maliberté sans limites, il m’était difficile de commencer à vivre dequelque façon que ce fût. Sur le point de prendre une résolutionquelconque, je me sentais comme retenu, il me semblait voir toutessortes d’empêchements, d’ombres et d’obstacles.

Et, de nouveau, je me traînais dehors, par les rues ;j’observais tout, je m’arrêtais à tous les riens, je réfléchissaislonguement sur les choses les plus minimes ; fatigué,j’entrais dans un café, je lisais quelque journal, je regardais lesgens qui entraient ou sortaient ; à la fin, je sortais aussi.Mais la vie, à la considérer ainsi, en spectateur étranger, meparaissait maintenant sans profit et sans but ; je me sentaiségaré parmi ce grouillement de gens.

Je rentrais à l’hôtel.

Là, dans un corridor, suspendue dans l’embrasure d’une fenêtre,était une cage avec un canari. Ne pouvant le faire avec les autreset ne sachant à quoi passer mon temps, je me mettais à causer avecce canari : je lui répétais son refrain avec les lèvres, etlui croyait vraiment que quelqu’un lui parlait, et il écoutait, etpeut-être recueillait-il dans mon gazouillement de chères nouvellesde nids, de feuilles, de liberté… Il s’agitait dans la cage, setournait, sautait, regardait de biais, secouant sa petite tête,puis me répondait, interrogeait, écoutait encore. Pauvre petitoiseau ! Lui au moins m’entendait, tandis que je ne savaispas, moi, ce qu’il avait dit…

Eh bien ! à y réfléchir, ne nous arrive-t-il pas, à nousautres hommes, quelque chose de semblable ? Ne croyons-nouspas, nous aussi, que la nature nous parle ? Et ne noussemble-t-il pas recueillir un sens dans ses voix mystérieuses, uneréponse selon nos désirs, aux demandes anxieuses que nous luiadressons ? Et cependant, la nature, dans sa grandeur infinie,n’a peut-être pas le plus lointain soupçon de nous et de notrevaine illusion.

Mais voyez un peu à quelles conclusions une plaisanteriesuggérée par l’oisiveté peut conduire un homme condamné à vivreseul avec lui-même ! Il me venait presque des envies de medonner la bastonnade. Étais-je donc sur le point de devenirsérieusement un philosophe ?

Non ! non ! Voyons ! Ma conduite n’était paslogique. Comme cela je ne pourrais pas durer plus longtemps. Il mefallait vaincre toute répugnance, prendre à tout prix unerésolution.

En somme, il me fallait vivre, vivre, vivre.

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