Feu Mathias Pascal

Chapitre 3LA MAISON ET LA TAUPE

Je me suis trop hâté de dire, au début, que j’avais connu monpère. Je ne l’ai pas connu. J’avais quatre ans et demi quand ilmourut. Étant allé sur une de ses balancelles, en Corse, pourcertain négoce qu’il y faisait, il y mourut d’une fièvrepernicieuse, à trente-huit ans. Il laissait toutefois dansl’aisance sa femme et ses deux fils : Mathias (ce serait moi,et ce fut moi) et Robert, mon aîné de deux ans.

Jusqu’à ces derniers temps vivait, tout près d’ici, sur la plagedéserte, un très vieux pêcheur, qui fut matelot dans sa jeunessesur la balancelle de mon père. Il n’était pas du pays et on ne sutjamais de quel pays il était : il se faisait appeler d’undrôle de surnom dont l’avaient sans doute affublé autrefois lesmariniers d’Abruzze et d’Otrante : Giaracannà. Ilpossédait une petite barque, des nasses et des filets, et, depuisplus de trente ans, pratiquait la pêche sur ce coin de plagesolitaire où il s’était construit avec quelques roches une espècede tanière, dans laquelle il dormait la nuit, comme une bêteheureuse, sans amours, sans pensées et sans peur. Les jours de ventet de mauvaise mer, il restait assis devant sa tanière, ses piedsdéchaussés enfouis dans le sable, les coudes sur les genoux, latête entre les mains ; il regardait les flots de ses yeuxverdâtres et injectés de sang, et fumait une pipe presque sanstuyau, délicieusement culottée.

C’est dans une de ces journées que j’allai le trouver, pourparler de mon père avec lui. Je dus faire mille efforts pour mefaire entendre. Heureux homme, qui, par surcroît, étaitsourd !

Je le vois encore devant moi, dans sa vieille chemise touterapiécée, coiffé d’une espèce de chapeau qui avait perdu touteforme et toute couleur et avait fini par ne plus faire qu’un avecla tête qui le portait ; une fière tête, au visage brûlé parle soleil et les embruns, encadré par une barbe courte, épaisse etblanche, comme l’écume des vagues.

– Ah ! Fils de Gian Luca, c’est toi ?

Il me toisa de la tête aux pieds, puis souleva d’une main sonchapeau et se gratta le chef.

– Tu veux rire ? Car Gian Luca, d’un coup de poing,terrassait un brave taureau.

Et il me raconta, à sa façon, en de rudes phrases incisives etavec des gestes violents, une aventure de mon père, à Nice, avecquelques marins anglais à moitié ivres.

– Et que penses-tu, lui demandai-je alors, de ce capitaineanglais et de son chien, dont quelques vieux s’obstinent encore àparler, là, au pays ?

Giaracannà hocha le corps tout entier, dédaigneusement, puis sefrappa vigoureusement la poitrine, plusieurs fois, de ses paumesénormes :

– Il a tout fait, avec celui-là, Gian Luca !

Quelques vieillards du pays, en effet, se plaisent encore àdonner à entendre que la richesse de mon père (qui pourtant nedevrait plus leur donner ombrage, passée comme elle l’est depuis unbout de temps en d’autres mains) avait des origines… disonsmystérieuses.

Certains veulent qu’il se la soit procurée en jouant aux cartes,à Marseille, avec le capitaine d’un vapeur marchand anglais,lequel, après avoir perdu tout l’argent qu’il avait sur lui, et cene devait pas être peu, avait joué encore une grosse charge desoufre embarquée dans la lointaine Sicile pour le compte d’unnégociant de Liverpool (ils savent aussi ce détail ! et lenom !) qui avait affrété le vapeur ; ensuite, dedésespoir, levant l’ancre, il s’était noyé au large. Ainsi levapeur était rentré à Liverpool allégé aussi du poids du capitaine.Une chance qu’il avait pour lest la malignité de mesconcitoyens…

D’autres veulent, par contre, que ce capitaine n’ait point dutout joué aux cartes avec mon père, lequel – bonnes âmes ! –était sans doute enclin aux jeux de main, à la violence, à ladébauche et même… au vol, là ! Mais le vice du jeu, non, non,cent fois non, il ne l’avait pas, il ne l’avait pas, et il nel’avait pas. Le capitaine anglais, selon ceux-là, avait été assezbonasse pour confier à mon père, en partant, une certaine cassetteque naturellement mon père s’était hâté de forcer ; il l’avaittrouvée pleine de pièces d’or et d’argent et se l’était appropriée,niant ensuite, au retour du capitaine, l’avoir jamais reçue engarde. Et le capitaine ? Pauvre homme ! il n’avait suprendre d’autre parti que de mourir de crève-cœur.

D’autres, enfin, soutiennent que ce capitaine anglais n’est pasvrai ; mieux, qu’il est bien vrai, mais qu’il n’a rien à voirdans la richesse de mon père, sinon par un beau chien de gardequ’il lui voulut laisser en souvenir. Un jour que mon père setrouvait à la campagne, dans la terre dite des DeuxRivières, ce chien, qui était rouge de poil et gros commecela, se mit à gratter, à creuser au pied d’un mur… où mon pèretrouva la précieuse cassette.

Quels chiens, hein ? mon vieux Giaracannà, il y a en cemonde ! Mais je connais encore d’autres chiens qui un jour tedécouvrirent mort dans ta tanière sur la plage déserte et, chosehorrible à dire, t’outragèrent aussi, déchirèrent ton pauvre corps.Ta petite barque resta quelques jours tirée à sec sur larive ; puis la mer la reprit et qui sait où elle est ?Perdue comme la richesse de mon père. Je te serai toujoursreconnaissant de l’affection et du souvenir que tu avais conservésà Gian Luca Pascal.

Nous possédions terres et maisons. Sagace et aventureux, monpère n’avait pour ses commerces aucun siège stable : toujoursen tournée sur quelqu’une de ses balancelles, là où il se trouvaitle mieux et achetait avec le plus d’opportunité, pour les revendreaussitôt, marchandises de toutes sortes, et, pour ne pas se laisseraller à des entreprises trop pleines de grandeur et de risques, iltransformait à mesure ses gains en terres et maisons, ici, dans sonpropre petit pays, où peut-être il comptait se reposer bientôt,dans l’aisance péniblement acquise, content et paisible, entre safemme et ses enfants.

C’est ainsi qu’il acquit d’abord la terre des DeuxRivières, riche en oliviers et en mûriers ; puis ledomaine de l’Épinette, richement pourvu, lui aussi, etavec une belle source, qui fut captée dans la suite, pour lemoulin ; puis toute la montée de l’Éperon, qui étaitle meilleur vignoble de notre contrée, et enfinSan-Rocchino, où il bâtit une villa délicieuse. En ville,outre la maison que nous habitions, il en acheta deux autres ettout cet îlot qu’on a aujourd’hui arrangé en arsenal.

Sa mort, qui survint presque à l’improviste, fut notre ruine. Mamère, inapte à l’administration de l’héritage, dut la confier à unhomme qui, pour tous les bienfaits reçus de mon père, devait,pensait-elle, se sentir tenu au moins à un peu de gratitude, etcelle-ci, à part le zèle et l’honnêteté, ne lui aurait coûté desacrifice d’aucune sorte : il était, en effet, grassementrémunéré.

Une sainte femme, ma mère ! D’une nature réservée et trèspaisible, qu’elle avait peu d’expérience de la vie et deshommes ! À l’entendre parler, on eût dit une petite fille.Elle parlait du nez et riait aussi du nez ; car, à chaquefois, comme si elle eût eu honte de rire, elle serrait les lèvres.Très délicate de complexion, elle n’eut jamais, après la mort demon père, une santé bien solide ; mais elle ne se plaignitjamais de ses maux, et je ne crois pas qu’elle-même s’en chagrinâtà l’extrême ; elle les acceptait, résignée, comme uneconséquence naturelle de son malheur. Peut-être s’attendait-elle àmourir, elle aussi, de douleur ; elle devait donc remercierDieu qui la gardait en vie, tout humble et éprouvée qu’elle était,pour le bien de ses enfants.

Elle avait pour nous une tendresse absolument maladive, toutepalpitante et épouvantée ; elle nous voulait toujours prèsd’elle, comme si elle eût craint de nous perdre, et souvent, àpeine l’un de nous s’était-il un peu éloigné, qu’il fallait que lesservantes se missent en quête par la vaste maison.

Comme une aveugle, elle s’était abandonnée à la direction de sonmari ; restée sans lui, elle se sentit perdue dans le monde.Et elle ne sortit plus de la maison, sauf les dimanches, le matinde bonne heure, pour aller à la messe à l’église voisine,accompagnée de deux vieilles servantes, qu’elle traitait comme desparentes. Dans la maison même, elle resserra son existence danstrois chambres seulement, abandonnant toutes les autres aux soinsavares des servantes et à nos polissonneries.

Il s’exhalait, dans ces pièces, de tous les meubles démodés, destentures décolorées, cette odeur spéciale des vieilles choses,comme l’haleine d’un autre temps ; et je me rappelle que plusd’une fois je regardai autour de moi avec une étrange consternationqui me venait de l’immobilité silencieuse de ces vieux objetsrestés là depuis tant d’années sans usage et sans vie.

Parmi les gens qui venaient le plus souvent rendre visite ànotre mère, était une sœur de mon père, vieille fille capricieuse,avec une paire d’yeux de furet, brune et intraitable. Elles’appelait Scholastique. Mais à chaque fois elle s’arrêtait fortpeu, car tout d’un coup, en causant, elle s’emportait et s’enallait, furieuse, sans saluer personne. Pour moi, tout petit, j’enavais grand-peur. Je la regardais avec de grands yeux, surtoutquand je la voyais se lever d’un bond en furie et que jel’entendais crier, tournée vers ma mère et frottant rageusement unpied sur le parquet :

– Tu sens le vide ? La taupe ! Lataupe !

Elle faisait allusion à Malagna, l’administrateur qui nouscreusait dans l’ombre la fosse sous les pieds.

Tante Scholastique (je l’ai su depuis) voulait à tout prix quema mère se remariât. D’ordinaire les belles-sœurs n’ont pas de cesidées et ne donnent pas de ces conseils. Mais elle avait unsentiment âpre et farouche de la justice ; et à cause de cela,sans doute, plus que par amour pour nous, elle ne pouvait souffrirque cet homme nous dérobât ainsi, impunément. Or, étant donnél’inaptitude absolue et la cécité de ma mère, elle n’y voyaitd’autre remède qu’un second mari. Et elle le désignait même en lapersonne d’un pauvre homme, qui s’appelait Jérôme Pomino.

Celui-ci était veuf, avec un fils, qui vit encore et s’appelleJérôme, comme son père : mon ami intime, même plus que monami, comme je le dirai par la suite. Tout enfant, il venait avecson père dans notre maison et était notre désespoir, à moi et à monfrère Berto.

Le père, dans sa jeunesse, avait aspiré longuement à la main detante Scholastique, qui n’avait pas voulu en entendre parler, pasplus, du reste, que d’aucun autre ; non pas qu’elle ne sesentît point disposée à aimer, mais parce que le plus lointainsoupçon que l’homme aimé d’elle aurait pu, ne fût-ce qu’en pensée,la trahir, lui aurait fait commettre, disait-elle, un crime. Tousfaux, pour elle, les hommes, tous coquins et traîtres. Pominoaussi ? Non, pour cela, non, pas Pomino. Mais elle s’en étaitaperçue trop tard. De tous les hommes qui avaient demandé sa mainet qui s’étaient mariés ensuite, elle avait réussi à découvrirquelque trahison et en avait eu une joie féroce. De Pominoseulement, rien : même, le pauvre homme avait été un martyr desa femme.

Et pourquoi donc, maintenant, ne l’épousait-elle pas,elle ? Oh ! la belle histoire ! parce qu’il étaitveuf ! Il avait appartenu à une autre femme, à laquellepeut-être il aurait pu penser quelquefois. Et puis, parce que…eh ! cela se voyait de cent lieues, malgré sa timidité :il était amoureux, il était amoureux… vous comprenez de qui, lepauvre Pomino.

Figurez-vous si ma mère allait y consentir ! Cela luiaurait paru un véritable sacrilège. Mais elle ne croyait peut-êtremême pas, la pauvrette, que tante Scholastique parlâtsérieusement ; et elle riait, de son rire particulier, auxemportements de sa belle-sœur, aux exclamations du pauvreM. Pomino, qui se trouvait présent à ces discussions.

C’était un petit homme propret, ajusté, aux yeux bleus pleins demansuétude ; je crois qu’il se poudrait et qu’il avait même lafaiblesse de se passer un peu de rouge, à peine, à peine, sur lesjoues ; certes, il était fier d’avoir conservé à son âge tousses cheveux, qu’il se peignait, avec un soin extrême, en ailes depigeon, et se rajustait continuellement avec les mains.

Je ne sais comment seraient allées nos affaires, si ma mère, nonpas certes pour elle, mais en considération de l’avenir de sesenfants, avait suivi le conseil de tante Scholastique et épouséM. Pomino. Il est pourtant hors de doute qu’elles n’auraientpu aller plus mal qu’elles n’allèrent, confiées à Malagna (laTaupe) !

Quand nous fûmes devenus grands, Berto et moi, une grande partiede nos biens s’en était allée en fumée ; mais nous aurions puau moins sauver des griffes de ce voleur le reste qui nous auraitpermis de vivre, sinon encore dans l’aisance, du moins à l’abri dubesoin. Nous fûmes nonchalants ; nous ne voulûmes nousinquiéter de rien, continuant, grands, à vivre comme notre mèrenous avait habitués, petits.

Elle n’avait même pas voulu nous envoyer à l’école. Un certainPinzone fut notre gouverneur et précepteur. Son vrai nom étaitFrançois ou Jean del Cinque ; mais tous l’appelaient Pinzone,et il s’y était déjà si bien habitué qu’il s’appelait Pinzonelui-même.

De très haute taille, il était d’une maigreur effrayante ;et, mon Dieu ! il aurait été encore plus grand, si son buste,tout d’un coup, comme fatigué de monter, ne s’était courbé sous lanuque en une gibbosité discrète, d’où le cou paraissait sortirpéniblement, comme celui d’un poulet plumé, avec une grosse pommeprotubérante qui montait et descendait. Pinzone s’efforçait souventde retenir ses lèvres entre ses dents, comme pour mordre, châtieret cacher un rire tranchant, qui lui était propre ; mais sesefforts restaient en partie vains, parce que ce petit rire, nepouvant s’échapper par les lèvres ainsi emprisonnées, le faisaitpar les yeux, plus aigu et plus impertinent que jamais.

Avec ces petits yeux il devait voir dans la maison bien deschoses que ni notre mère ni nous ne voyions. Il n’en disait rien,peut-être parce qu’il n’estimait pas que ce fût son devoir deparler ou parce que – comme il me semble aujourd’hui plus probable– il se réjouissait en secret, le serpent !

Nous faisions de lui tout ce que nous voulions ; il nouslaissait faire ; mais ensuite, comme s’il eût voulu rester enpaix avec sa propre conscience, au moment où nous nous y attendionsle moins, il nous trahissait.

Un jour, par exemple, notre mère lui ordonna de nous conduire àl’église ; Pâques était proche et nous devions nous confesser.Après la confession, une toute petite visite à la femme infirme deMalagna et vite à la maison. Pensez un peu queldivertissement ! Mais à peine dans la rue, nous proposâmes àPinzone une escapade ; nous lui paierions un bon litre de vinà condition qu’au lieu de l’église et de Malagna il nous laissâtaller à l’Épinette chercher des nids. Pinzone accepta, toutheureux, en se frottant les mains. Il but ; nous allâmes à laferme : il fit le fou avec nous pendant trois bonnes heures,nous aidant à grimper aux arbres, y grimpant lui-même. Mais, lesoir, de retour à la maison, à peine notre mère lui eut-elledemandé si nous avions fait notre confession et la visite à laMalagna :

– Voilà, je vais vous dire…, répondit-il le pluseffrontément du monde.

Et, de fil en aiguille, il raconta tout ce que nous avionsfait.

Et les vengeances que nous prenions de ses trahisons neservaient à rien. Pourtant je me rappelle, que, quand nous nous ymettions, ce n’était pas pour rire.

Combien avec un tel précepteur nous devions progresser dans nosétudes, on l’imaginera sans peine. La faute pourtant n’en était pastoute à Pinzone, au contraire ; pourvu qu’il nous fîtapprendre quelque chose, il ne regardait pas aux méthodes et auxdisciplines et recourait à mille expédients pour arrêter notreattention. Il y réussissait souvent avec moi, qui étais de naturetrès impressionnable. Mais il avait une érudition à lui, touteparticulière, curieuse et fantasque. Il était par exemple trèsversé dans les calembours ; il connaissait la poésiemacaronique ; il citait des allitérations, des onomatopées etdes corrélatifs de tous les poètes gâte-métier ; il composaitlui-même nombre de rimes extravagantes.

Ma mère était convaincue que ce que nous enseignait Pinzonepouvait suffire à nos besoins. D’un tout autre avis était tanteScholastique, qui – ne réussissant pas à coller à ma mèrele Pomino de son cœur – s’était mise à nous persécuter, Berto etmoi ; mais nous, forts de la protection de notre mère, nous nel’écoutions pas, et elle s’irritait si terriblement que, si ellel’avait pu sans se faire voir ni entendre, elle nous auraitcertainement battus jusqu’à nous enlever la peau. Je me souviensqu’une fois, se sauvant, comme à l’ordinaire, furieuse, elle vintdonner sur moi dans une des pièces abandonnées ; ellem’attrapa par le menton, me le serra de toutes ses forces entre sesdoigts, en me disant : « Mon chéri ! monchéri ! mon chéri ! » et en rapprochant de plus enplus, à mesure qu’elle parlait, mon visage du sien, les yeux dansles yeux, pour finir par émettre une sorte de grognement et par melâcher, en rugissant entre ses dents :

– Museau de chien !

C’est surtout à moi qu’elle en avait, à moi qui pourtantm’appliquais aux étranges enseignements de Pinzone sans comparaisonplus que Berto, mais ce devait être ma face placide et irritante etces grosses lunettes rondes qu’on m’avait imposées pour meredresser un œil, lequel je ne sais pourquoi, avait tendance àregarder pour son compte, autre part.

C’était pour moi, ces lunettes, un vrai martyre. Au point qu’unjour je les envoyai promener et laissai l’œil libre de regarder oùil lui plairait. D’ailleurs, même droit, cet œil ne m’aurait pasrendu beau. Il était plein de santé et cela me suffisait.

À dix-huit ans, j’eus la face envahie par une forêt de poilsroussâtres et crépus, au grand dam de mon nez plutôt petit, qui setrouva comme perdu entre eux et mon front spacieux et grave.

Peut-être, s’il était au pouvoir de l’homme de se choisir un nezapproprié à sa face, ou, si, en voyant un pauvre homme accablé parun nez trop gros pour son mince visage, nous pouvions luidire : « Ce nez me va, et je le prends pour moi »,peut-être, dis-je, aurais-je changé le mien volontiers, et aussimes yeux et tant d’autres choses de ma personne. Mais, sachant bienque c’est impossible, je me résignais à mes traits et je ne m’ensouciais pas plus que cela.

Berto, au contraire, beau de corps et de visage (au moinscomparé à moi), ne pouvait se détacher du miroir et se lissait etse caressait et dépensait sans compter pour les cravates les plusnouvelles, pour les parfums les plus exquis et pour le linge et levêtement. Pour le faire enrager, je pris un jour dans sa garde-robeune jaquette flambant neuve, un très élégant gilet de velours noir,un chapeau haut de forme, et je m’en allai à la chasse ainsiparé.

Batta Malagna, cependant, s’en venait déplorer près de ma mèreles mauvaises années qui le contraignaient à contracter des dettesfort onéreuses pour pourvoir à nos dépenses excessives et auxnombreux travaux de réparation, dont les fermes avaientcontinuellement besoin.

– Encore une belle tuile qui nous tombe ! disait-ilchaque fois en entrant.

La neige avait détruit les oliviers en fleurs, auxDeux-Rivières, ou bien le phylloxéra avait ravagé les vignes del’Éperon. Il fallait recourir aux plants américains, résistant aumal. Donc, autres dettes. Puis le conseil de vendre l’Éperon, pourse délivrer des « vautours » qui l’assiégeaient. Et ainsifurent vendus d’abord : l’Éperon, puis les Deux-Rivières, puisSan-Rocchino. Restaient les maisons et le domaine de l’Épinette,avec le moulin. Ma mère s’attendait à ce qu’il vînt un jour luidire que la source s’était tarie.

Nous fûmes, il est vrai, paresseux, et dépensâmes sansmesure ; mais il n’en est pas moins vrai qu’un voleur plusvoleur que Batta Malagna ne naîtra jamais plus sur la face de laterre. C’est le moins que je puisse lui dire, en considération dela parenté que je fus amené à contracter avec lui.

Il eut l’air de ne nous faire manquer jamais de rien, tant quevécut ma mère. Mais cette aisance, cette liberté poussée jusqu’aucaprice, dont il nous laissait jouir servait à cacher l’abîme qui,ensuite à la mort de ma mère, m’engloutit tout seul, car mon frèreeut la chance de contracter à temps un mariage avantageux.

Mon mariage, au contraire…

– Il faudra pourtant que j’en parle, eh ! don Eligio,de mon mariage ?

Grimpé là-haut, sur son échelle de lampiste, don EligioPellegrinotto me répond :

– Et comment donc !

Courage, donc ; en avant !

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