Hernani de Victor Hugo

HERNANI, sortant du groupe des conjurés. Je prétends qu’on me compte !
A don Carlos.

Pâtre obscur, sous tes pieds passerait impuni ; Puisque son front n’est plus au niveau de ton glaive ; Puisqu’il faut être grand pour mourir, – je me lève !
Dieu, qui donne le sceptre et qui te le donna, M’a fait duc de Ségorbe et duc de Cardona, Marquis de Monroy, comte Albatera, vicomte
De Gor, seigneur de lieux dont j’ignore le compte. Je suis Jean D’Aragon, grand-maître d’Avis, né Dans l’exil, fils proscrit d’un père assassiné
Par sentence du tien, roi Carlos de Castille. Le meurtre est entre nous affaire de famille.
Vous avez l’échafaud, nous avons le poignard. Donc le ciel m’a fait duc, et l’exil montagnard. Mais puisque j’ai sans fruit aiguisé mon épée
Sur les monts, et dans l’eau des torrents retrempée, Il met son chapeau.
Couvrons-nous, grand d’Espagne.

Tous les conjurés grands d’Espagne se couvrent en même temps.

Ont le droit de tomber couvertes devant toi ! Aux prisonniers.
Silva, Haro, Lara, gens de titre et de race,

Place à Jean D’Aragon ! Ducs et comtes, ma place ! Aux courtisans et aux gardes.
Je suis Jean D’Aragon, roi, bourreaux et valets ! Et si vos échafauds sont petits, changez-les !
Il va se joindre au groupe des seigneurs. DOÑA SOL.
Ciel !

DON CARLOS.

En effet, j’avais oublié cette histoire. HERNANI.
Celui dont le flanc saigne a meilleure mémoire. L’affront que l’offenseur oublie en insensé,
Vit, et toujours remue au cœur de l’offensé ! DON CARLOS.
Donc, je suis, c’est un titre à n’en point vouloir d’autres,

DOÑA SOL, à genoux devant l’empereur. Sire ! Pardon ! Pitié, sire ! Soyez clément !
Ou frappez-nous tous deux, car il est mon amant, Mon époux. En lui seul je respire ! Oh ! Je tremble !… Sire ! Ayez la pitié de nous tuer ensemble !
Majesté ! Je me traîne à vos sacrés genoux !

Je l’aime ! Il est à moi comme l’empire à vous !…

  • Oh ! Grâce !

L’empereur la regarde immobile. Quel penser sinistre vous absorbe ?
DON CARLOS, avec un soupir profond. Allons, relevez-vous, duchesse de Ségorbe, Comtesse Albatera, marquise de Monroy… A Hernani.
Tes autres noms, don Juan ? HERNANI.
Qui parle ainsi ? Le roi ? DON CARLOS.

DOÑA SOL, se relevant. Ô ciel !
DON CARLOS, la montrant à Hernani. Duc ! Voilà ton épouse.
HERNANI, les yeux au ciel. Juste dieu !
DON CARLOS, à don Ruy Gomez. Mon cousin, ta noblesse est jalouse,
Je sais ; mais Aragon peut épouser Silva. DON RUY GOMEZ, sombre.
Ce n’est pas ma noblesse. Tenant embrassée.
Oh ! Ma haine s’en va ! Il jette son poignard.
DOÑA SOL, dans les bras d’Hernani. Ô mon duc !
HERNANI.

Je n’ai plus que de l’amour dans l’âme,

DON CARLOS, à part, la main dans sa poitrine. Éteins-toi, cœur jeune et plein de flamme !
Laisse régner l’esprit que long-temps tu troublas. Tes amours désormais, tes maîtresses, hélas !
C’est l’Allemagne, c’est la Flandre, c’est l’Espagne. L’oeil fixé sur sa bannière.
L’empereur est pareil à l’aigle, sa compagne :

A la place du cœur il n’a qu’un écusson ! HERNANI.
Ah ! Vous êtes César ! DON CARLOS.
De ta noble maison,

Don Juan, ton cœur est digne… Montrant doña Sol.
Il est digne aussi d’elle. – A genoux, duc !

Hernani s’agenouille. Don Carlos détache sa toison d’or et la lui passe au cou. Reçois ce collier ;
Il tire son épée, et l’en frappe trois fois sur l’épaule.

Par saint Étienne, duc, je te fais chevalier. Il le relève et l’embrasse.
Mais tu l’as, le plus doux et le plus beau collier ! Celui que je n’ai pas, qui manque au rang suprême, Les deux bras d’une femme aimée et qui vous aime ! Ah ! Tu vas être heureux ; moi, je suis empereur.
Aux conjurés.

Je ne sais plus vos noms, messieurs ; haine et fureur, Je veux tout oublier. Allez : je vous pardonne !
C’est la leçon qu’au monde il convient que je donne. LES CONJURÉS, à genoux.
Gloire à Carlos !

DON RUY GOMEZ, à don Carlos. Moi seul, je reste condamné.
DON CARLOS.

Et moi !

DON RUY GOMEZ, à part.

Mais, comme lui, je n’ai point pardonné !

Qui donc nous change tous ainsi ? TOUS.
Vive Allemagne !

Honneur à Charles-Quint ! Honneur à Charlemagne ! Laissez-nous seuls tous deux.
Tous se retirent au fond du théâtre. SCENE 7
DON CARLOS, seul, s’inclinant devant le tombeau. Es-tu content de moi ?
Ai-je bien dépouillé les misères du roi ?

  • Ah ! J’étais seul, perdu, seul devant un empire ; Tout un monde qui hurle, et bouillonne, et conspire ; Le danois à punir ; le saint père à payer ;
    Venise, Soliman, Luther, François premier ;

Mille poignards jaloux, luisant déjà dans l’ombre ; Des pièges, des écueils, des menaces sans nombre, Vingt peuples dont un seul ferait peur à vingt rois, Tout pressé, tout pressant, tout à faire à la fois ;

Et tu m’as répondu : « mon fils, par la clémence ! »

ACTE 5
SCENE 1

A Saragosse. Une terrasse du palais d’Aragon. Au fond la rampe d’un escalier qui s’enfonce dans le jardin. A droite et à gauche deux portes donnant sur cette ter- rasse que ferme au fond du théâtre une balustrade surmontée de deux rangs d’ar- cades moresques, au-dessus et au travers desquelles on voit les jardins du palais, les jets d’eau dans l’ombre, les bosquets avec des lumières qui s’y promènent, et au fond les faîtes gothiques et arabes du palais illuminé. Il est nuit. On entend des fanfares éloignées. Des masques en domino, épars, isolés ou groupés, traversent çà et là la terrasse. Sur le devant du théâtre un groupe de jeunes seigneurs, leurs masques à la main, riant et causant à grand bruit.

Don Sanchez, don Matias, don Ricardo, don Francisco, don Garcie-Suarez. DON GARCIE.
Ma foi ! Vive la joie et vive l’épousée ! DON MATIAS, regardant au balcon. Saragosse ce soir se met à la croisée… DON GARCIE.
Et fait bien ! On ne vit jamais noce aux flambeaux Plus gaie, et nuit plus douce, et mariés plus beaux ! DON MATIAS.

DON SANCHEZ.

Marquis, certain soir qu’à la brune

Nous allions avec lui tous deux cherchant fortune ; Qui nous eût dit qu’un jour tout finirait ainsi ?
DON RICARDO, l’interrompant. J’en étais.
Aux autres.

Ecoutez l’histoire que voici :

Trois galants, un bandit que l’échafaud réclame, Puis un duc, puis un roi, d’un même cœur de femme Font le siège à la fois. L’assaut donné, qui l’a ?
C’est le bandit.

DON FRANCISCO.

Mais rien que de simple en cela.

L’amour et la fortune, ailleurs comme en Espagne, Sont jeux de dés pipés : c’est le voleur qui gagne.
DON RICARDO.

Moi, j’ai fait ma fortune à voir faire l’amour.

J’ai fort bien employé mon temps, sans qu’on s’en doute. DON SANCHEZ.
Le secret de monsieur, c’est d’être sur la route Du roi…
DON RICARDO.

Faisant valoir mes droits, mes actions. DON GARCIE.
Vous avez profité de ses distractions. DON MATIAS.
Que devient le vieux duc ? Fait-il clouer sa bière ? DON SANCHEZ.
Marquis, ne riez pas ! Car c’est une âme fière. Il aimait doña Sol, ce vieillard ! Soixante ans
Ont fait ses cheveux gris, un jour les a faits blancs. DON GARCIE.
Il n’a pas reparu, dit-on, à Saragosse ? DON SANCHEZ.
Vouliez-vous pas qu’il mît son cercueil de la noce ?

Et que fait l’empereur ? DON SANCHEZ.
L’empereur aujourd’hui

Est triste. Le luther lui donne de l’ennui. DON RICARDO.
Ce luther ! Beau sujet de soucis et d’alarmes ! Que j’en finirais vite avec quatre gens d’armes ! DON MATIAS.
Le Soliman aussi lui fait ombre. DON GARCIE.
Ah ! Luther,

Soliman, Neptunus, le diable et Jupiter,

Que me font ces gens là ? Les femmes sont jolies, La mascarade est rare, et j’ai dit cent folies.
DON SANCHEZ.

Voilà l’essentiel.

DON RICARDO.

Garcie a raison : – moi,

Qu’un masque que je mets me fait une autre tête, En vérité !
DON SANCHEZ, bas à Matias.

Que n’est-ce alors tous les jours fête !

DON FRANCISCO, montrant la porte à droite. Messeigneurs, n’est-ce pas la chambre des époux ? Don Garcie, avec un signe de tête.
Nous les verrons venir dans l’instant. DON FRANCISCO.
Croyez-vous ? DON GARCIE.
Hé ! Sans doute. DON FRANCISCO.
Tant mieux ! L’épousée est si belle ! DON RICARDO.
Que l’empereur est bon ! – Hernani, ce rebelle, Avoir la toison d’or ! -marié, pardonné !
Loin de là, s’il m’eût cru, l’empereur eût donné

DON SANCHEZ, bas à don Matias.

Que je le crèverais volontiers de ma lame,

Faux seigneur de clinquant ! Parvenu lâche et vil ! Pourpoint de comte, empli de conseils d’alguazil ! DON RICARDO, s’approchant.
Que dites-vous là ?

DON MATIAS, bas à don Sanchez. Comte, ici, pas de querelle !
A don Ricardo.

Il me chante un sonnet de Pétrarque à sa belle. DON GARCIE.
Avez-vous remarqué, messieurs, parmi les fleurs, Les femmes, les habits de toutes les couleurs,
Ce spectre, qui, debout contre une balustrade, De son domino noir tachait la mascarade ?
DON RICARDO.

Oui, pardieu ! DON GARCIE.

DON RICARDO.

Mais, sa taille, son air…

C’est don Francasio, général de la mer. DON FRANCISCO.
Non.

DON GARCIE.

Il n’a pas quitté son masque ! DON FRANCISCO.
Il n’avait garde.

C’est le duc de Soma qui veut qu’on le regarde. Rien de plus.
DON RICARDO.

Non. Le duc m’a parlé. DON GARCIE.
Qu’est-ce alors

Que ce masque ? – Tenez, le voilà.

Entre un domino noir qui traverse lentement le fond du théâtre. Tous se re- tournent et le suivent des yeux, sans qu’il paraisse prendre garde à eux.

Si les morts

Marchent, voici leur pas.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer