Hernani de Victor Hugo


DON MATIAS.

Seigneur,

Allons donc ! Un bâtard ! Comte, fût-on altesse, On ne saurait tirer un roi d’une comtesse !

Il la fera marquise alors, mon cher marquis. DON MATIAS.
On garde les bâtards pour les pays conquis, On les fait vice-rois. C’est à cela qu’ils servent.
Don Carlos revient et regarde avec colère toutes les fenêtres éclairées. DON CARLOS.
Dirait-on pas des yeux jaloux qui nous observent ?… Deux fenêtres s’éteignent.
Enfin, en voilà deux qui s’éteignent !… allons ! Messieurs, que les instants de l’attente sont longs ! Qui fera marcher l’heure avec plus de vitesse ?
DON SANCHEZ.

C’est ce que nous disons souvent chez votre altesse. DON CARLOS.
Cependant que chez vous mon peuple le redit. La dernière fenêtre éclairée s’éteint.
La dernière est éteinte.

Tourné vers le balcon de doña Sol, toujours noir.

Quand t’allumeras-tu ? Cette nuit est bien sombre. Doña Sol ! Viens briller comme un astre dans l’ombre ! Est-il minuit ?
DON RICARDO.

Minuit bientôt. DON CARLOS.
Il faut finir

Pourtant ! à tout moment l’autre peut survenir.

La fenêtre de doña Sol s’éclaire, on voit son ombre se dessiner sur les vitraux lumineux.

Mes amis !… un flambeau !… son ombre à la fenêtre !… Jamais jour ne me fut plus charmant à voir naître.
Hâtons-nous ! Faisons-lui le signal qu’elle attend : Il faut frapper des mains trois fois. Dans un instant, Mes amis, vous allez la voir ! Mais notre nombre
Va l’effrayer peut-être… allez tous trois dans l’ombre Là-bas, épier l’autre. Amis, partageons-nous
Les deux amans ; tenez, à moi la dame, à vous

DON RICARDO.

Grand merci.

DON CARLOS.

S’il vient, de l’embuscade

Sortez vite, et poussez au drôle une estocade ! Pendant qu’il reprendra ses esprits sur le grès, J’emporterai la belle et nous rirons après.
N’allez pas cependant le tuer ! C’est un brave

Après tout ; et la mort d’un homme est chose grave ! Les seigneurs s’inclinent et sortent.
DON CARLOS

Les laisse s’éloigner, puis frappe des mains à trois Reprises ; à la troisième la fenêtre s’ouvre, et Doña Sol paraît sur le balcon.
SCENE 2

Don Carlos, doña Sol. DOÑA SOL, au balcon. Est-ce vous, Hernani ?

Diable ! Ne parlons pas !

Il frappe de nouveau des mains. DOÑA SOL.
Je descends.

Elle referme la fenêtre, dont la lumière disparaît. Un moment après la petite porte s’ouvre, doña Sol sort une lampe à la main, elle dit :

Hernani !

Entr’ouvrant la porte. Carlos rabat son chapeau et s’avance précipitamment vers elle.

DOÑA SOL laisse tomber sa lampe. Dieu ! Ce n’est point son pas !
Elle veut rentrer.

DON CARLOS, courant à elle et la retenant par le bras. Doña Sol !
DOÑA SOL.

Ce n’est point sa voix ! Ah ! Malheureuse ! DON CARLOS.
Eh ! Quelle voix veux-tu qui soit plus amoureuse ? C’est toujours un amant, et c’est un amant roi !

Le roi !

DON CARLOS.

Souhaite, ordonne. Un royaume est à toi !

Car celui dont tu veux briser la douce entrave C’est le roi ton seigneur ! C’est Carlos ton esclave ! DOÑA SOL, cherchant à se dégager de ses bras.
Au secours, Hernani !… DON CARLOS.
Le juste et digne effroi !

Ce n’est pas ton bandit qui te tient ; c’est le roi ! DOÑA SOL.
Non ! Le bandit, c’est vous ! N’avez-vous pas de honte ! Ah ! Pour vous au visage une rougeur me monte !
Sont-ce là les exploits dont le roi fera bruit ? Venir ravir de force une femme, la nuit !
Ah ! Qu’Hernani vaut mieux cent fois ! Roi, je proclame Que si l’homme naissait où le place son âme,
Si le cœur seul faisait le brigand et le roi,

DON CARLOS, essayant de l’attirer. Madame !…
DOÑA SOL.

Oubliez-vous que mon père était comte ? DON CARLOS.
Je vous ferai duchesse. DOÑA SOL, le repoussant. Allez, c’est une honte !
Elle recule de quelques pas.

Il ne peut être rien entre nous, don Carlos.

Mon vieux père a pour vous versé son sang à flots. Moi, je suis fille noble, et, de ce sang jalouse.
Trop pour la favorite et trop peu pour l’épouse ! DON CARLOS.
Hé bien !… partagez donc et mon trône et mon nom ! Venez. – Vous serez reine, impératrice…
DOÑA SOL.

Non.

S’agit-il pas de vous ? S’il faut que je le dise, J’aime mieux avec lui, mon Hernani, mon roi, Vivre errante, en dehors du monde et de la loi, Ayant faim, ayant soif, fuyant toute l’année, Partageant jour à jour sa pauvre destinée, Abandon, guerre, exil, deuil, misère et terreur, Que d’être impératrice avec un empereur.
DON CARLOS.

Que cet homme est heureux ! DOÑA SOL.
Quoi ! Pauvre, proscrit même ! DON CARLOS.
Qu’il fait bien d’être pauvre et proscrit, puisqu’on l’aime ! Moi je suis seul !… un ange accompagne ses pas !
Donc vous me haïssez ? DOÑA SOL.
Je ne vous aime pas.

DON CARLOS, la saisissant avec violence.

DOÑA SOL.

Ô ciel ! Quoi ! Vous êtes altesse,

Vous êtes roi ! Duchesse, ou marquise, ou comtesse, Vous n’avez qu’à choisir. Les femmes de la cour
Ont toujours un amour tout prêt pour votre amour ; Mais mon proscrit ! Qu’a-t-il reçu du ciel avare ?
Ah ! Vous avez Castille, Aragon et Navarre, Et Murcie et Léon, dix royaumes encor,
Et les flamands, et l’Inde avec les mines d’or ! Vous avez un empire auquel nul roi ne touche, Si vaste que jamais le soleil ne s’y couche !
Et quand vous avez tout, voudrez-vous, vous, le roi, Me prendre, pauvre fille, à lui qui n’a que moi ?…
Elle se jette à ses genoux ; il cherche à l’entraîner. DON CARLOS.
Viens, je n’écoute rien, viens ! Si tu m’accompagnes, Je te donne…, choisis…, quatre de mes Espagnes !
Dis, lesquelles veux-tu ? Choisis !

DOÑA SOL.

Pour mon honneur

Je ne veux rien de vous, que ce poignard, seigneur !

Elle lui arrache le poignard de sa ceinture. Il la lâche et recule. Avancez maintenant, faites un pas.
DON CARLOS.

La belle !

Je ne m’étonne plus si l’on aime un rebelle.

Il veut faire un pas. Doña Sol lève le poignard. DOÑA SOL.
Pour un pas je vous tue et me tue… Il recule. Elle se détourne et crie : Hernani !…
Hernani !… DON CARLOS.
Taisez-vous.

DOÑA SOL, le poignard levé. Un pas, tout est fini.

Madame, à cet excès ma douceur est réduite !

J’ai là pour vous forcer trois hommes de ma suite. SCENE 3
Don Carlos, doña Sol, Hernani.

HERNANI, surgissant tout-à-coup derrière lui. Vous en oubliez un.
Le roi se retourne, et voit Hernani immobile derrière lui, dans l’ombre, les bras croisés, sous le long manteau qui l’enveloppe et le large bord de son chapeau re- levé.

DOÑA SOL pousse un cri, court à lui et l’entoure de ses bras. Hernani immobile, ses yeux étincelants fixés sur le roi.

Ah ! Le ciel m’est témoin

Que volontiers je l’eusse été chercher plus loin ! DOÑA SOL.
Hernani ! Sauvez-moi de lui ! HERNANI.
Soyez tranquille. DON CARLOS.
Monterey ! Que font donc mes amis par la ville ?

Avoir laissé passer ce chef de bohémiens !

Monterey ! HERNANI.
Vos amis sont au pouvoir des miens.

Et ne réclamez pas leur épée impuissante :

Pour trois qui vous viendraient, il m’en viendrait soixante. Soixante dont un seul vous vaut tous quatre. Ainsi, Vidons entre nous deux notre querelle ici.
Quoi ! Vous portiez la main sur cette noble fille ! C’était d’un imprudent, seigneur roi de Castille, Et d’un lâche.
DON CARLOS, souriant avec dédain. Seigneur bandit, de vous à moi
Pas de reproche ! HERNANI.
Il raille !… oh ! Je ne suis pas roi ;

Mais quand un roi m’insulte et pour surcroît me raille, Ma colère va haut et me monte à sa taille !
Et prenez garde ! On craint, lorsqu’on me fait affront,

Vous êtes insensé si quelque espoir vous leurre. Il lui saisit le bras.
Savez-vous quelle main vous étreint à cette heure ? Ecoutez : votre père a fait mourir le mien,
Je vous hais. Vous avez pris mon titre et mon bien,

Je vous hais. Nous aimons tous deux la même femme, Je vous hais, je vous hais ; oui, je te hais dans l’âme.
DON CARLOS.

Monsieur ! HERNANI.
Ce soir pourtant, toute haine avait fui !

Tout ce que je cherchais, c’est elle… ah dieu ! C’est lui !
Te voilà pris à ton propre piège,

Ni fuite ni secours : je te tiens et t’assiège ! Seul, entouré partout d’ennemis acharnés, Que vas-tu faire ?
DON CARLOS, fièrement.

HERNANI.

Va, va ! Je ne veux pas qu’un bras obscur te frappe, Il ne sied pas qu’ainsi ma vengeance m’échappe. Tu ne seras touché par un autre que moi.
Défends-toi donc. Il tire son épée.
DON CARLOS.

Je suis votre seigneur le roi. Frappez : mais pas de duel. HERNANI.
Seigneur, qu’il te souvienne

Qu’hier encor ta dague a rencontré la mienne. DON CARLOS.
Je le pouvais hier. J’ignorais votre nom,

Vous ignoriez mon titre. Aujourd’hui, compagnon, Vous savez qui je suis et je sais qui vous êtes.
HERNANI.

Peut-être.

Pas de duel. Assassinez-moi : faites ! HERNANI.
Crois-tu donc que pour nous il soit des noms sacrés ? Ah, te défendras-tu ?
DON CARLOS.

Vous m’assassinerez. Hernani recule.
DON CARLOS fixe des yeux d’aigle sur lui.

Ah ! Vous croyez, bandits, que vos brigades viles Pourrons impunément s’épandre dans mes villes ? Que teint de sangs, chargés de meurtres, malheureux ! Vous pourrez, après tout, faire les généreux !
Et que nous daignerons, nous, victimes trompées, Anoblir vos poignards du choc de nos épées !…
Non ! Le crime vous tient ! Partout vous le traînez :

Nous, des duels avec vous ! Arrière ! Assassinez.

Hernani, sombre et pensif, tourmente quelques instants de la main la poignée de son épée, puis se retourne brusquement vers le roi, et brise la lame sur le pavé.

Va-t’en donc.

Le roi se tourne à demi vers lui et le regarde avec dédain. Nous aurons des rencontres meilleures.
Va-t’en. DOÑA SOL.
Mon Hernani ! DON CARLOS.
C’est bien : dans quelques heures

Je serai, moi le roi, dans le palais ducal. Mon premier soin sera de mander le fiscal ! A-t-on fait mettre à prix votre tête ?
HERNANI.

Oui.

DON CARLOS.

Maître,

Je vous tiens de ce jour sujet rebelle et traître. Je vous en avertis. Partout je vous poursuis, Je vous fais mettre au ban du royaume.

J’y suis Déjà.
DON CARLOS.

Bien ! HERNANI.
Mais la France est auprès de l’Espagne, C’est un port.
DON CARLOS.

Je vais être empereur d’Allemagne.

Je vous fais mettre au ban de l’empire. HERNANI.
A ton gré.

J’ai le reste du monde, où je te braverai.

Il est plus d’un asile où ta puissance tombe. DON CARLOS.
Et quand j’aurai le monde ? HERNANI.
Alors j’aurai la tombe.

Je saurai déjouer vos complots insolents. HERNANI.
La vengeance est boiteuse, elle vient à pas lents, Mais elle vient.
DON CARLOS, riant avec dédain. Toucher à la dame qu’adore
Ce bandit !

HERNANI, dont les yeux s’allument. Songes-tu que je te tiens encore ?
Ne me rappelle pas, futur César romain, Que je t’ai là, chétif et petit dans ma main, Et que si je serrais cette main trop loyale, J’écraserais dans l’œuf ton aigle impériale ! DON CARLOS.
Faites. HERNANI.
Va-t’en, va-t’en ;

Il ôte son manteau et le jette sur les épaules du roi.

Car, dans nos rangs, pour toi, je crains quelque couteau. Le roi s’enveloppe du manteau.
Pars tranquille à présent ! Ma vengeance altérée Pour tout autre que moi fait ta tête sacrée.
DON CARLOS.

Monsieur, vous qui venez de me parler ainsi, Ne demandez un jour ni grâce, ni merci.
Il sort. SCENE 4
Hernani, doña Sol.

DOÑA SOL, saisissant la main d’Hernani. Maintenant, fuyons vite.
HERNANI, la repoussant avec une douceur grave. Il vous sied, mon amie,
D’être dans mon malheur toujours plus raffermie, De n’y point renoncer, et de vouloir toujours
Jusqu’au fond, jusqu’au bout, accompagner mes jours. C’est un noble dessein, digne d’un cœur fidèle !

Pour l’entraîner, sans honte encore et sans regrets, Il n’est plus temps ! Je vois l’échafaud de trop près ! DOÑA SOL.
Que dites-vous ? HERNANI.
Ce roi que je bravais en face,

Va me punir d’avoir osé lui faire grâce.

Il fuit ; déjà peut-être il est dans son palais ; Il appelle ses gens, ses gardes, ses valets, Ses seigneurs, ses bourreaux…
DOÑA SOL.

Hernani ! Dieu ! Je tremble !

Eh bien ! Hâtons-nous donc alors, fuyons ensemble ! HERNANI.
Ensemble ! Non, non ; l’heure en est passée ! Hélas ! Doña Sol, à mes yeux quand tu te révélas,
Bonne, et daignant m’aimer d’un amour secourable, J’ai bien pu vous offrir, moi, pauvre misérable,

M’enhardissait, -mon pain de proscrit, la moitié Du lit vert et touffu que la forêt me donne ;
Mais t’offrir la moitié de l’échafaud ! Pardonne, Doña Sol ! L’échafaud, -c’est à moi seul !
DOÑA SOL.

Pourtant

Vous me l’aviez promis ! HERNANI, tombant à ses genoux. Ange ! Ah ! Dans cet instant
Où la mort vient peut-être, où s’approche dans l’ombre Un sombre dénouement pour un destin bien sombre, Je le déclare ici, proscrit, traînant au flanc
Un souci profond, né dans un berceau sanglant, Si noir que soit le deuil qui s’épand sur ma vie,
Je suis un homme heureux et je veux qu’on m’envie ! Car vous m’avez aimé ! Car vous me l’avez dit !
Car vous avez tout bas béni mon front maudit. DOÑA SOL.

HERNANI.

Ah ! Ce serait un crime

Que d’arracher la fleur en tombant dans l’abîme ! Va ; j’en ai respiré le parfum ! C’est assez !
Renoue à d’autres jours tes jours par moi froissés ! épouse ce vieillard ! C’est moi qui te délie ;
Je rentre dans ma nuit. Toi, sois heureuse, oublie ! DOÑA SOL.
Non, je te suis, je veux ma part de ton linceul ! Je m’attache à tes pas.
HERNANI.

Oh ! Laisse-moi fuir seul.

DOÑA SOL, au désespoir, Hernani sur le seuil de la porte. Hernani ! Tu me fuis. – Ainsi donc, insensée,
Avoir donné sa vie et se voir repoussée !

Et n’avoir, après tant d’amour et tant d’ennui,

Pas même le bonheur de mourir près de lui ! Hernani, hésitant. Je suis banni, je suis proscrit ! Je suis funeste !

Ah ! Vous êtes ingrat !

HERNANI, revenant avec amour. Eh bien ! Non, non, je reste.
Tu le veux ; me voici. Viens ! Oh viens dans mes bras ! Je reste et resterai tant que tu le voudras !
Oublions-les : restons. Sieds-toi sur cette pierre. Il se place à ses pieds.
Des flammes de tes yeux inonde ma paupière : Parle-moi ! Ravis-moi !… n’est-ce pas qu’il est doux D’aimer et de sentir qu’on vous aime à genoux ?
D’être deux ? D’être seuls ? Et que c’est douce chose De se parler d’amour, la nuit quand tout repose ?
Oh ! Laisse-moi dormir et rêver sur ton sein, Doña Sol ! Mon amour !… ma beauté !…
Bruit de cloches au loin. DOÑA SOL, se levant.
Le tocsin !

Entends-tu ? Le tocsin !

Eh ! Non, c’est notre noce Qu’on sonne.
Le bruit de cloches augmente. Cris confus, flambeaux et lumières aux fenêtres, dans les rues, sur les toits.

DOÑA SOL.

Lève-toi ! Fuis ! Grand dieu ! Saragosse S’allume !
HERNANI, se soulevant à demi.

Nous aurons une noce aux flambeaux ! DOÑA SOL.
C’est la noce des morts ! La noce des tombeaux ! Bruit d’épées, cris.
HERNANI, se recouchant sur le banc de pierre. Viens dans mes bras.
UN MONTAGNARD, l’épée à la main, accourant. Seigneur ! Les sbires, les alcades
Débouchent dans la place en longues cavalcades ! Alerte, monseigneur !…

DOÑA SOL, pâle.

Ah ! Tu l’avais bien dit. LE MONTAGNARD.
Au secours !…

HERNANI, au montagnard. Me voici ! C’est bien !
Cris confus, au dehors. Mort au bandit !
HERNANI, au montagnard. Ton épée…
A doña Sol.

Adieu donc !

DOÑA SOL.

C’est moi qui fais ta perte !

Où vas-tu ? lui montrant la petite porte. Viens, fuyons par cette porte ouverte ! HERNANI.
Dieu ! Laisser mes amis ! Que dis-tu ?

DOÑA SOL, retenant Hernani. Ces clameurs
Me brisent. Souviens-toi que si tu meurs, je meurs. HERNANI, la tenant embrassée.
Un baiser ! DOÑA SOL.
Mon époux ! Mon Hernani ! Mon maître !… HERNANI, la baisant sur le front.
Hélas ! C’est le premier ! DOÑA SOL.
C’est le dernier peut-être.

Il part ; elle tombe sur le banc.

ACTE 3
SCENE 1

D’Aragon. La galerie des portraits de famille de Silva ; grande salle, dont ces por- traits entourés de riches bordures, et surmontés de couronnes ducales et d’écus- sons dorés, font la décoration. Au fond une haute porte gothique. Entre chaque portrait une panoplie complète, toutes ces armures de siècles différents. Doña Sol, en blanc et debout devant une table. Don Ruy Gomez de Silva, en habits magni- fiques, assis dans un grand fauteuil ducal de bois de chêne.

Enfin ! C’est aujourd’hui ! Dans une heure on sera Ma duchesse ! Plus d’oncle !… et l’on m’embrassera ! Mais, m’as-tu pardonné ? J’avais tort, je l’avoue.
J’ai fait rougir ton front, j’ai fait pâlir ta joue : J’ai soupçonné trop vite, et je n’aurais point dû Te condamner ainsi sans avoir entendu.
Que l’apparence a tort ! Injustes que nous sommes ! Certes, ils étaient bien là, les deux beaux jeunes hommes ! C’est égal. Je devais n’en pas croire mes yeux.
Mais que veux-tu, ma pauvre enfant ? Quand on est vieux ! DOÑA SOL, immobile et grave.
Vous reparlez toujours de cela, qui vous blâme ? DON RUY GOMEZ.
Moi ! J’eus tort. Je devais savoir qu’avec ton âme On n’a point de galants, quand on est doña Sol, Et qu’on a dans le cœur de bon sang espagnol. DOÑA SOL.
Certes, il est bon et pur, monseigneur ; et peut-être

DON RUY GOMEZ, se levant et allant à elle. Écoute, on n’est pas maître
De soi-même, amoureux comme je suis de toi,

Et vieux. On est jaloux, on est méchant ! Pourquoi ? Parce que l’on est vieux. Parce que beauté, grâce, Jeunesse, dans autrui, tout fait peur, tout menace. Parce qu’on est jaloux des autres, et honteux
De soi. Dérision ! Que cet amour boiteux

Qui nous remet au cœur tant d’ivresse et de flamme, Ait oublié le corps en rajeunissant l’âme !
Quand passe un jeune pâtre, – oui, c’en est là ! – souvent, Tandis que nous allons, lui chantant, moi rêvant,
Lui, dans son pré vert, moi dans mes noires allées, Souvent je dis tout bas : ô mes tours écroulées, Mon vieux donjon ducal, que je vous donnerais !
Oh ! Que je donnerais mes blés et mes forêts,

Et les vastes troupeaux qui tondent mes collines, Mon vieux nom, mon vieux titre et toutes mes ruines ;

Pour sa chaumière neuve, et pour son jeune front !… Car ses cheveux sont noirs ; car son oeil reluit comme Le tien. Tu peux le voir et dire : ce jeune homme !
Et puis, penser à moi qui suis vieux. – Je le sais ! Pourtant, j’ai nom Silva, mais ce n’est plus assez. Oui, je me dis cela. Vois à quel point je t’aime !
Le tout, pour être jeune et beau comme toi-même ! Mais à quoi vais-je ici rêver ? Moi, jeune et beau !
Qui te dois de si loin devancer au tombeau ! DOÑA SOL.
Qui sait ?

DON RUY GOMEZ.

Mais, va, crois-moi, ces cavaliers frivoles

N’ont pas d’amour si grand qu’il ne s’use en paroles. Qu’une fille aime et croie un de ces jouvenceaux, Elle en meurt ; il en rit. Tous ces jeunes oiseaux,
þ l’aile vive et peinte, au langoureux ramage, Ont un amour qui mue ainsi que leur plumage.

Ont l’aile plus fidèle, et, moins beaux, sont meilleurs. Nous aimons bien. Nos pas sont lourds ? Nos yeux arides ? Nos fronts ridés ? Au cœur on n’a jamais de rides.
Hélas ! Quand un vieillard aime, il faut l’épargner ; Le cœur est toujours jeune et peut toujours saigner. Ah ! Je t’aime en époux, en père ! Et puis encore
De cent autres façons, comme on aime l’aurore, Comme on aime les fleurs, comme on aime les cieux ! De te voir tous les jours, toi, ton pas gracieux,
Ton front pur, le beau feu de ta douce prunelle… Je ris, et j’ai dans l’âme une fête éternelle.
DOÑA SOL.

Hélas !

DON RUY GOMEZ.

Et puis, vois-tu ? Le monde trouve beau,

Lorsqu’un homme s’éteint, et, lambeau par lambeau S’en va, lorsqu’il trébuche au marbre de la tombe ; Qu’une femme, ange pur, innocente colombe,

L’inutile vieillard qui n’est bon qu’à mourir.

C’est une œuvre sacrée, et qu’à bon droit on loue, Que ce suprême effort d’un cœur qui se dévoue, Qui console un mourant jusqu’à la fin du jour,
Et, sans aimer peut-être, a des semblants d’amour ! Ah ! Tu seras pour moi cet ange au cœur de femme, Qui, du pauvre vieillard réjouit encor l’âme,
Et de ses derniers ans lui porte la moitié, Fille par le respect et sœur par la pitié.
DOÑA SOL.

Loin de me précéder, vous pourrez bien me suivre, Monseigneur ! Ce n’est pas une raison pour vivre Que d’être jeune. Hélas ! Je vous le dis, souvent
Les vieillards sont tardifs, les jeunes vont devant,

Et leurs yeux brusquement referment leur paupière, Comme un sépulcre ouvert dont retombe la pierre. DON RUY GOMEZ.
Oh ! Les sombres discours ! Mais je vous gronderai,

Comment à ce propos, quand l’heure nous appelle, N’êtes-vous pas encor prête pour la chapelle ?
Mais, vite ! Habillez-vous. – Je compte les instants. La parure de noce !
DOÑA SOL.

Il sera toujours temps. DON RUY GOMEZ.
Non pas.

Au page qui entre. Que veut laquez ? LE PAGE.
Monseigneur, à la porte,

Un homme, un pèlerin, un mendiant, n’importe, Est là qui vous demande asile.
DON RUY GOMEZ.

Quel qu’il soit,

Le bonheur entre avec l’étranger qu’on reçoit,

Qu’il vienne. – Du dehors a-t-on quelques nouvelles ?

Qui remplit nos forêts de sa rébellion ? LE PAGE.
C’en est fait d’Hernani ; c’en est fait du lion De la montagne.
DOÑA SOL, à part.

Dieu !

DON RUY GOMEZ, au page. Quoi ?
LE PAGE.

La troupe est détruite.

Le roi, dit-on, s’est mis lui-même à leur poursuite. La tête d’Hernani vaut mille écus du roi,
Pour l’instant ; mais on dit qu’il est mort. DOÑA SOL, à part.
Ah ! Sans moi, Hernani !…
DON RUY GOMEZ.

Grâce au ciel ! Il est mort, le rebelle !

Allez donc vous parer, mon amour, mon orgueil ! Aujourd’hui, double fête.
Oh ! Des habits de deuil. Elle sort.
SCENE 2

Don Ruy Gomez, le page. DON RUY GOMEZ, au page.
Fais-lui vite porter l’écrin que je lui donne. Il se rassied dans son fauteuil.
Je veux la voir parée ainsi qu’une madone,

Et, grâce à ses yeux noirs, et grâce à mon écrin, Belle à faire à genoux tomber un pèlerin.
A propos, et celui qui nous demande un gîte ? Dis-lui d’entrer, fais-lui mes excuses ; cours vite. Le page salue et sort.
Laisser son hôte attendre !… ah ! C’est mal !

La porte du fond s’ouvre, Hernani paraît déguisé en pèlerin. Le duc se lève. SCENE 3

HERNANI, s’arrêtant sur le seuil de la porte. Monseigneur,
Paix et bonheur à vous !

DON RUY GOMEZ, le saluant de la main. A toi paix et bonheur,
Mon hôte !… Il se rassied.
N’es-tu pas pèlerin ? HERNANI, s’inclinant. Oui.
DON RUY GOMEZ.

Sans doute

Tu viens d’Armillas ? HERNANI.
Non, j’ai pris une autre route. On se battait par là.
DON RUY GOMEZ.

La troupe du banni,

HERNANI.

Je ne sais.

DON RUY GOMEZ.

Le chef, le Hernani,

Que devient-il ? Sais-tu ? HERNANI.
Seigneur, quel est cet homme ? DON RUY GOMEZ.
Tu ne le connais pas ? Tant pis ! La grosse somme Ne sera point pour toi. Vois-tu, ce Hernani,
C’est un rebelle au roi, trop longtemps impuni Si tu vas à Madrid, tu le pourras voir pendre.
HERNANI.

Je n’y vais pas. DON RUY GOMEZ.
Sa tête est à qui veut la prendre. HERNANI, à part.
Qu’on y vienne.

Où vas-tu, bon pèlerin ? HERNANI.
Seigneur,

Je vais à Saragosse. DON RUY GOMEZ.
Un vœu ? Fait en l’honneur D’un saint ? De notre-dame ?… HERNANI.
Oui, duc, de notre-dame. DON RUY GOMEZ.
Del Pilar ? HERNANI.
Del Pilar.

DON RUY GOMEZ.

Il faut n’avoir point d’âme

Pour ne point acquitter les vœux qu’on fait aux saints. Mais, le tien accompli, n’as-tu d’autres desseins ?
Voir le pilier, c’est là tout ce que tu désires ?

Oui, je veux voir brûler les flambeaux et les cires, Voir notre-dame au fond du sombre corridor, Luire en sa châsse ardente, avec sa chape d’or ; Et puis m’en retourner.
DON RUY GOMEZ.

Fort bien ! Ton nom, mon frère ? Je suis Ruy De Silva.
HERNANI, hésitant.

Mon nom ?

DON RUY GOMEZ.

Tu peux le taire

Si tu veux. Nul n’a droit de le savoir ici. Viens-tu pas demander asile ?
HERNANI.

Oui, duc.

DON RUY GOMEZ.

Merci.

Sois le bienvenu. Reste, ami ! Ne te fais faute

Qui que tu sois, c’est bien ! Et, sans être inquiet, J’accueillerais Satan, si Dieu me l’envoyait.
La porte s’ouvre à deux battants. Doña Sol entre avec sa parure de mariée. Pages, valets, deux femmes portant sur un coussin de velours un coffret d’acier ciselé qu’elles vont déposer sur une table, et qui renferme un riche écrin : couronne de duchesse, bracelet, collier, perles, brillants, etc.

SCENE 4

Don Ruy Gomez, Hernani, doña Sol. Hernani, effaré, considère doña Sol avec des yeux ardents, sans écouter le duc.

DON RUY GOMEZ.

Voici ma notre-dame, à moi ! L’avoir priée Te portera bonheur.
Il va présenter la main à doña Sol, toujours pâle et grave. Ma belle mariée,
Venez. Quoi ! Pas d’anneau ! Pas de couronne encor ! HERNANI, d’une voix tonnante.
Qui veut gagner ici mille carolus d’or ?

Tous se retournent étonnés. Il déchire sa robe de pèlerin, la foule aux pieds et paraît en costume de montagnard.
Je suis Hernani ! Ciel ! Vivant !

Je suis cet homme… Au duc.
Qu’on cherche. Vous vouliez savoir si je me nomme Perez ou Diégo ? Non ! Je me nomme Hernani !
C’est un bien plus beau nom, c’est un nom de banni, C’est un nom de proscrit. – Vous voyez cette tête ?
Elle vaut assez d’or pour payer votre fête ! Aux valets.
Je vous la donne à tous ! Vous serez bien payés ! Prenez : liez mes mains, liez mes pieds, liez !
Mais, non : c’est inutile ; une chaîne me lie Que je ne romprai point.
DOÑA SOL, à part.

Malheureuse !

DON RUY GOMEZ.

Folie !

Ah, mon hôte est un fou ! HERNANI.

DOÑA SOL.

Oh ! Ne l’écoutez pas. HERNANI.
J’ai dit ce que j’ai dit. DON RUY GOMEZ.
Mille carolus d’or, monsieur ! La somme est forte Et je ne suis pas sûr de tous mes gens.
HERNANI.

Qu’importe ? Livrez-moi !
DON RUY GOMEZ.

Taisez-vous. HERNANI, aux valets. Hernani !
DOÑA SOL, d’une voix éteinte, à son oreille. Oh ! Tais-toi.
HERNANI, se détournant à demi vers doña Sol. On se marie ici ! Je veux en être, moi.

Au duc.

Elle est moins belle

Que la vôtre, seigneur ; mais n’est pas moins fidèle : La mort ! – Aucun de vous ne fait un pas encor ?
DOÑA SOL, bas.

Par pitié… ! HERNANI, aux valets.
Mes amis, mille carolus d’or ! DON RUY GOMEZ.
C’est le démon !

HERNANI, à un jeune valet. Viens, toi ; tu gagneras la somme.
Riche alors, de valet tu redeviendras homme ! Aux valets.
Vous aussi vous tremblez ! Ai-je assez de malheur ! DON RUY GOMEZ.
Frère, à toucher ta tête ils risqueraient la leur. Fusses-tu Hernani, fusses-tu cent fois pire,

Mon hôte ! Je te dois protéger en ce lieu, Même contre le roi, car je te tiens de Dieu !
S’il tombe un seul cheveu de ton front, que je meure ! A doña Sol.
Ma nièce, vous serez ma femme dans une heure. Rentrez chez vous. Je vais faire armer le château, J’en vais fermer la porte.
Il sort. HERNANI.
Oh ! Pas même un couteau !

Doña Sol, après que le duc a disparu, fait quelques pas comme pour suivre ses femmes, puis s’arrête, et, dès qu’elles sont sorties, revient vers Hernani avec an- xiété.

SCENE 5

Hernani, doña Sol. Hernani, immobile, considère avec un regard froid l’écrin nuptial placé sur la table. Puis il hoche la tête, et ses yeux s’allument.

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