Histoire d’un casse-noisette

Comment le mécanicien et l’astrologueparcoururent les quatre parties du monde et en découvrirent unecinquième, sans trouver la noisette Krakatuk.

Il y avait déjà quatorze ans et cinq mois quel’astrologue et le mécanicien erraient par les chemins, sans qu’ilseussent rencontré vestige de ce qu’ils cherchaient. Ils avaientvisité d’abord l’Europe, puis ensuite l’Amérique, puis ensuitel’Afrique, puis ensuite l’Asie ; ils avaient même découvertune cinquième partie du monde, que les savants ont appelée depuisla Nouvelle-Hollande, parce qu’elle avait été découverte par deuxAllemands ; mais, dans toute cette pérégrination, quoiqu’ilseussent vu bien des noisettes de différentes formes et dedifférentes grosseurs, ils n’avaient pas rencontré la noisetteKrakatuk. Ils avaient cependant, dans une espérance, hélas !infructueuse, passé des années à la cour du roi des dattes et duprince des amandes ; ils avaient consulté inutilement lacélèbre académie des singes verts, et la fameuse sociéténaturaliste des écureuils ; puis enfin ils en étaient arrivésà tomber, écrasés de fatigue, sur la lisière de la grande forêt quiborde le pied des monts Himalaya, en se répétant, avecdécouragement, qu’ils n’avaient plus que cent vingt-deux jours pourtrouver ce qu’ils avaient cherché inutilement pendant quatorze anset cinq mois.

Si je vous racontais, mes chers enfants, lesaventures miraculeuses qui arrivèrent aux deux voyageurs pendantcette longue pérégrination, j’en aurais moi-même pour un mois aumoins à vous réunir tous les soirs, ce qui finirait certainementpar vous ennuyer. Je vous dirai donc seulement que Christian-ÉliasDrosselmayer, qui était le plus acharné à la recherche de lafameuse noisette, puisque de la fameuse noisette dépendait sa tête,s’étant livré à plus de fatigues et s’étant exposé à plus dedangers que son compagnon, avait perdu tous ses cheveux, àl’occasion d’un coup de soleil reçu sons l’équateur, et l’œildroit, à la suite d’un coup de flèche que lui avait adressé un chefcaraïbe ; de plus, sa redingote jaune, qui n’était déjà plusneuve lorsqu’il était parti d’Allemagne, s’en allait littéralementen lambeaux. Sa situation était donc des plus déplorables, etcependant, tel est chez l’homme l’amour de la vie, que, toutdétérioré qu’il était par les avaries successives qui lui étaientarrivées, il voyait avec une terreur toujours croissante le momentd’aller se remettre entre les mains du roi.

Cependant, le mécanicien était hommed’honneur ; il n’y avait pas à marchander avec une promesseaussi solennelle que l’était la sienne. Il résolut donc, quelquechose qu’il pût lui en coûter, de se remettre en route dès lelendemain pour l’Allemagne. En effet, il n’y avait pas de temps àperdre, quatorze ans et cinq mois s’étaient écoulés, et les deuxvoyageurs n’avaient plus que cent vingt-deux jours, ainsi que nousl’avons dit, pour revenir dans la capitale du père de la princessePirlipate.

Christian-Élias Drosselmayer fit donc part àson ami l’astrologue de sa généreuse résolution, et tous deuxdécidèrent qu’ils partiraient le lendemain matin.

En effet, le lendemain, au point du jour, lesdeux voyageurs se remirent en route, se dirigeant sur Bagdad ;de Bagdad, ils gagnèrent Alexandrie ; à Alexandrie, ilss’embarquèrent pour Venise ; puis, de Venise, ils gagnèrent leTyrol, et, du Tyrol, ils descendirent dans le royaume du père dePirlipate, espérant tout doucement, au fond du cœur, que cemonarque serait mort, ou, tout au moins, tombé en enfance.

Mais, hélas ! il n’en était rien :en arrivant dans la capitale, le malheureux mécanicien apprit quele digne souverain, non-seulement n’avait perdu aucune de sesfacultés intellectuelles, mais encore qu’il se portait mieux quejamais ; il n’y avait donc aucune chance pour lui, – à moinsque la princesse Pirlipate ne se fût guérie toute seule de salaideur, ce qui n’était pas possible, ou que le cœur du roi ne sefût adouci, ce qui n’était pas probable, – d’échapper au sortaffreux qui le menaçait.

Il ne s’en présenta pas moins hardiment à laporte du palais ; car il était soutenu par cette idée qu’ilfaisait une action héroïque, et demanda à parler au roi.

Le roi, qui était un prince très-accessible etqui recevait tous ceux qui avaient affaire à lui, ordonna à songrand introducteur de lui amener les deux étrangers.

Le grand introducteur fit alors observer à SaMajesté que ces deux étrangers avaient fort mauvaise mine, etétaient on ne peut plus mal vêtus. Mais le roi répondit qu’il nefallait pas juger le cœur par le visage, et que l’habit ne faisaitpas le moine.

Sur quoi, le grand introducteur, ayant reconnula réalité de ces deux proverbes, s’inclina respectueusement etalla chercher le mécanicien et l’astrologue.

Le roi était toujours le même, et ils lereconnurent tout d’abord ; mais ils étaient si changés,surtout le pauvre Christian-Élias Drosselmayer, qu’ils furentobligés de se nommer.

En voyant revenir d’eux-mêmes les deuxvoyageurs, le roi éprouva un mouvement de joie ; car il étaitconvenu qu’ils ne reviendraient pas s’ils n’avaient pas trouvé lanoisette Krakatuk ; mais il fut bientôt détrompé, et lemécanicien, en se jetant à ses pieds, lui avoua que, malgré lesrecherches les plus consciencieuses et les plus assidues, son amil’astrologue et lui revenaient les mains vides.

Le roi, nous l’avons dit, quoique d’untempérament un peu colérique, avait le fond du caractèreexcellent ; il fut touché de cette ponctualité deChristian-Élias Drosselmayer à tenir sa parole, et il commua lapeine de mort qu’il avait portée contre lui en celle d’une prisonéternelle. Quant à l’astrologue, il se contenta de l’exiler.

Mais, comme il restait encore trois jours pourque les quatorze ans et neuf mois de délai accordés par le roifussent écoulés, maître Drosselmayer, qui avait au plus haut degrédans le cœur l’amour de la patrie, demanda au roi la permission deprofiter de ces trois jours pour revoir une fois encoreNuremberg.

Cette demande parut si juste au roi, qu’il lalui accorda sans y mettre aucune restriction.

Maître Drosselmayer, qui n’avait que troisjours à lui, résolut de mettre le temps à profit, et, ayant trouvépar bonheur des places à la malle-poste, il partit à l’instantmême.

Or, comme l’astrologue était exilé, et qu’illui était aussi égal d’aller à Nuremberg qu’ailleurs, il partitavec le mécanicien.

Le lendemain, vers les dix heures du matin,ils étaient à Nuremberg. Comme il ne restait à maître Drosselmayerd’autre parent que Christophe-Zacharias Drosselmayer, son frère,lequel était un des premiers marchands de jouets d’enfant deNuremberg, ce fut chez lui qu’il descendit.

Christophe-Zacharias Drosselmayer eut unegrande joie de revoir ce pauvre Christian qu’il croyait mort.D’abord, il n’avait pas voulu le reconnaître, à cause de son frontchauve et de son emplâtre sur l’œil ; mais le mécanicien luimontra sa fameuse redingote jaune, qui, toute déchirée qu’elleétait, avait encore conservé en certains endroits quelque trace desa couleur primitive, et, à l’appui de cette première preuve, illui cita tant de circonstances secrètes, qui ne pouvaient êtreconnues que de Zacharias et de lui, que le marchand de joujoux futbien forcé de se rendre à l’évidence.

Alors, il lui demanda quelle cause l’avaitéloigné si longtemps de sa ville natale, et dans quel pays il avaitlaissé ses cheveux, son œil, et les morceaux qui manquaient à saredingote.

Christian-Élias Drosselmayer n’avait aucunmotif de faire un secret à son frère des événements qui lui étaientarrivés. Il commença donc par lui présenter son compagnond’infortune ; puis, cette formalité d’usage accomplie, il luiraconta tous ses malheurs, depuis A jusqu’à Z, et termina en disantqu’il n’avait que quelques heures à passer avec son frère, attenduque, n’ayant pas pu trouver la noisette Krakatuk, il allait entrerle lendemain dans une prison éternelle.

Pendant tout ce récit de son frère,Christophe-Zacharias avait plus d’une fois secoué les doigts,tourné sur un pied et fait claquer sa langue. Dans toute autrecirconstance, le mécanicien lui eût sans doute demandé ce quesignifiaient ces signes ; mais il était si préoccupé, qu’il nevit rien, et que ce ne fut que lorsque son frère fit deux foishum ! hum ! et trois fois oh !oh ! oh ! qu’il lui demanda ce que signifiaient cesexclamations.

– Cela signifie, dit Zacharias, que ce seraitbien le diable… Mais non… Mais si…

– Que ce serait bien le diable ?… répétale mécanicien.

– Si… continua le marchand de jouetsd’enfant.

– Si… Quoi ? demanda de nouveau maîtreDrosselmayer.

Mais, au lieu de lui répondre,Christophe-Zacharias, qui, sans doute, pendant toutes ces demandeset ces réponses entrecoupées, avait rappelé ses souvenirs, jeta saperruque en l’air et se mit à danser en criant :

– Frère, tu es sauvé ! Frère, tu n’iraspas en prison ! Frère, ou je me trompe fort, ou c’est moi quipossède la noisette Krakatuk.

Et, sur ce, sans donner aucune autreexplication à son frère ébahi, Christophe-Zacharias s’élança horsde l’appartement, et revint un instant après, rapportant une boîtedans laquelle était une grosse aveline dorée qu’il présenta aumécanicien.

Celui-ci, qui n’osait croire à tant debonheur, prit en hésitant la noisette, la tourna et la retourna detoute façon, l’examinant avec l’attention que méritait la chose,et, après l’examen, déclara qu’il se rangeait à l’avis de sonfrère, et qu’il serait fort étonné si cette aveline n’était pas lanoisette Krakatuk ; sur quoi, il la passa à l’astrologue, etlui demanda son opinion.

Celui-ci examina la noisette avec non moinsd’attention que ne l’avait fait maître Drosselmayer, et, secouantla tête, il répondit :

– Je serais de votre avis et, par conséquent,de celui de votre frère, si la noisette n’était pas dorée ;mais je n’ai vu nulle part dans les astres que le fruit que nouscherchons dût être revêtu de cet ornement. D’ailleurs, commentvotre frère aurait-il la noisette Krakatuk ?

– Je vais vous expliquer la chose, ditChristophe, et comment elle est tombée entre mes mains, et commentil se fait qu’elle ait cette dorure qui vous empêche de lareconnaître, et qui effectivement ne lui est pas naturelle.

Alors, les ayant fait asseoir tous deux, caril pensait fort judicieusement qu’après une course de quatorze anset neuf mois, les voyageurs devaient être fatigués, il commença ences termes :

– Le jour même où le roi t’envoya chercher,sous prétexte de te donner la croix, un étranger arriva àNuremberg, portant un sac de noisettes qu’il avait à vendre ;mais les marchands de noisettes du pays, qui voulaient conserver lemonopole de cette denrée, lui cherchèrent querelle, justementdevant la porte de ma boutique. L’étranger alors, pour se défendreplus facilement, posa à terre son sac de noisettes, et la batailleallait son train, à la grande satisfaction des gamins et descommissionnaires, lorsqu’un chariot pesamment chargé passajustement sur le sac de noisettes. En voyant cet accident, qu’ilsattribuèrent à la justice du ciel, les marchands se regardèrentcomme suffisamment vengés, et laissèrent l’étranger tranquille.Celui-ci ramassa son sac, et, effectivement, toutes les noisettesétaient écrasées, à l’exception d’une seule, qu’il me présenta ensouriant d’une façon singulière, et m’invitant à l’acheter pour unzwanziger neuf de 1720, disant qu’un jour viendrait où je ne seraispas fâché du marché que j’aurais fait, si onéreux qu’il pût meparaître pour le moment. Je fouillai à ma poche, et fut fort étonnéd’y trouver un zwanziger tout pareil à celui que demandait cethomme. Cela me parut une coïncidence si singulière, que je luidonnai mon zwanziger ; lui, de son côté, me donna la noisette,et disparut.

« Or, je mis la noisette en vente, et,quoique je n’en demandasse que le prix qu’elle m’avait coûté, plusdeux kreutzers, elle resta exposée pendant sept ou huit ans sansque personne manifestât l’envie d’en faire l’acquisition. C’estalors que je la fis dorer pour augmenter sa valeur ; mais j’ydépensai inutilement deux autres zwanzigers, la noisette est restéejusqu’aujourd’hui sans acquéreur. » En ce moment l’astronome,entre les mains duquel la noisette était restée, poussa un cri dejoie. Tandis que maître Drosselmayer écoutait le récit de sonfrère, il avait, à l’aide d’un canif, gratté délicatement la dorurede la noisette, et, sur un petit coin de la coquille, il avaittrouvé gravé en caractères chinois le mot KRAKATUK. Dès lors il n’yeut plus de doute, et l’identité de la noisette fut reconnue.

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