Histoire d’un casse-noisette

NICOLAS LE PHILOSOPHE

Après avoir servi son maître pendant sept ans, Nicolas luidit :

– Maître, j’ai fait mon temps, je voudrais bien retourner prèsde ma mère ; donnez-moi mes gages.

– Tu m’as servi fidèlement comme intelligence et probité,répondit le maître de Nicolas ; la récompense sera en rapportavec le service.

Et il lui donna un lingot d’or, qui pouvait bien peser cinq ousix livres. Nicolas tira son mouchoir de sa poche, y enveloppa lelingot, le chargea sur son épaule et se mit en route pour la maisonpaternelle.

En cheminant et en mettant toujours une jambe devant l’autre, ilfinit par croiser un cavalier qui venait à lui, joyeux et frais, etmonté sur un beau cheval.

– Oh ! dit tout haut Nicolas, la belle chose que d’avoir uncheval ! On monte dessus, on est dans sa selle comme sur unfauteuil, on avance sans s’en apercevoir, et l’on n’use pas sessouliers.

Le cavalier, qui l’avait entendu, lui cria :

– Hé ! Nicolas, pourquoi vas-tu donc à pied ?

– Ah ! ne m’en parlez point, répondit Nicolas ; ça mefait d’autant plus de peine, que j’ai là, sur l’épaule, un lingotd’or qui me pèse tellement, que je ne sais à quoi tient que je nele jette dans le fossé.

– Veux-tu faire un échange ? demanda le cavalier.

– Lequel ? fit Nicolas.

– Je te donne mon cheval, donne-moi ton lingot d’or.

– De tout mon cœur, dit Nicolas ; mais, je vous préviens,il est lourd en diable.

– Bon ! ce n’est point là ce qui empêchera le marché de sefaire, dit le cavalier.

Et il descendit de son cheval, prit le lingot d’or, aida Nicolasà monter sur la bête et lui mit la bride en main.

– Quand tu voudras aller doucement, dit le cavalier, tu tirerasla bride à toi en disant : « Oh ! » Quand tuvoudras aller vite, tu lâcheras la bride en disant :« Hop ! »

Le cavalier, devenu piéton, s’en alla avec son lingot ;Nicolas, devenu cavalier, continua son chemin avec son cheval.

Nicolas ne se possédait pas de joie en se sentant si carrémentassis sur sa selle ; il alla d’abord au pas, car il étaitassez médiocre cavalier, puis au trot, puis il s’enhardit et pensaqu’il n’y aurait pas de mal à faire un petit temps de galop.

Il lâcha donc la bride et fit clapper sa langue encriant :

– Hop ! hop !

Le cheval fit un bond, et Nicolas roula à dix pas de lui.

Puis, débarrassé de son cavalier, le cheval partit à fond detrain, et Dieu sait où il se fût arrêté, si un paysan quiconduisait une vache ne lui eût barré le chemin.

Nicolas se releva, et, tout froissé, se mit à courir après lecheval, que le paysan tenait par la bride ; mais, tout tristede sa déconfiture, il dit au brave homme :

– Merci, mon ami !… C’est une sotte chose que d’aller àcheval, surtout quand on a une rosse comme celle-ci, qui rue, et,en ruant, vous démonte son homme de manière à lui casser le cou.Quant à moi, je sais bien une chose, c’est que jamais je neremonterai dessus. Ah ! continua Nicolas avec un soupir,j’aimerais bien mieux une vache ; on la suit à son aise parderrière, et l’on a, en outre, son lait par-dessus le marché, sanscompter le beurre et le fromage. Foi de Nicolas ! je donneraisbien des choses pour avoir une vache comme la vôtre.

– Eh bien, dit le paysan, puisqu’elle vous plaît tant,prenez-la ; je consens à l’échanger contre votre cheval.

Nicolas fut transporté de joie : il prit la vache par sonlicol ; le paysan enfourcha le cheval et disparut.

Et Nicolas se remit en route, chassant la vache devant lui, etsongeant à l’admirable marché qu’il venait de faire.

Il arriva à une auberge, et, dans sa joie, il mangea tout cequ’il avait emporté de chez son maître, c’est-à-dire un excellentmorceau de pain et de fromage ; puis, comme il avait deuxliards dans sa poche, il se fit servir un demi-verre de bière etcontinua de conduire sa vache du côté de son village natal.

Vers midi, la chaleur devint étouffante, et, juste en ce moment,Nicolas se trouvait au milieu d’une lande qui avait bien encoredeux lieues de longueur.

La chaleur était si insupportable, que le pauvre Nicolas entirait la langue de trois pouces hors de la bouche.

– Il y a un remède à cela, se dit Nicolas : je vais trairema vache et me régaler de lait.

Il attacha la vache à un arbre desséché, et, comme il n’avaitpas de seau, il posa à terre son bonnet de cuir ; mais,quelque peine qu’il se donnât, il ne put faire sortir une goutte delait de la mamelle de la bête.

Ce n’était pas que la vache n’eût point de lait, mais Nicolass’y prenait mal, si mal, que la bête rua, comme on dit,en vache, et, d’un de ses pieds de derrière, luidonna un tel coup à la tête, qu’elle le renversa, et qu’il futquelque temps à rouler à droite et à gauche, sans parvenir à seremettre sur ses pieds.

Par bonheur, un charcutier vint à passer avec sa charrette, oùil y avait un porc.

– Eh ! eh ! demanda le charcutier, qu’y a-t-il donc,mon ami ? es-tu ivre ?

– Non pas, dit Nicolas, au contraire, je meurs de soif.

– Cela ne serait pas une raison : nul n’est plus altéréqu’un ivrogne ; au reste, et à tout hasard, mon pauvre garçon,bois un coup.

Il aida Nicolas à se remettre sur ses pieds et lui présenta sagourde.

Nicolas l’approcha de sa bouche et y but une large gorgée.

Puis, ayant reprit ses sens :

– Voulez-vous me dire, demanda-t-il au charcutier, pourquoi mavache ne donne pas de lait ?

Le charcutier se garda bien de lui dire que c’était parce qu’ilne savait point la traire.

– Ta vache est vieille, lui dit-il, et n’est plus bonne àrien.

– Pas même à tuer ? demanda Nicolas.

– Qui diable veux-tu qui mange de la vieille vache ? Autantmanger de la vache enragée !

– Ah ! dit Nicolas, si j’avais un joli petit porc commecelui-ci, à la bonne heure ! cela est bon depuis les piedsjusqu’à la tête : avec la chair, on fait du salé ; avecles entrailles, on fait des andouillettes ; avec le sang, onfait du boudin.

– Écoute, dit le charcutier, pour t’obliger… mais c’est purementet simplement pour t’obliger… je te donnerai mon porc, si tu veuxme donner ta vache.

– Que Dieu te récompense, brave homme ! dit Nicolas.

Et, remettant sa vache au charcutier, il descendit le porc de lacharrette et prit le bout de la corde pour le conduire.

Nicolas continua sa route en songeant combien tout allait selonses désirs.

Il n’avait pas fait cinq cents pas, qu’un jeune garçon lerattrapa. Celui-ci portait sous son bras une oie grasse.

Pour passer le temps, Nicolas commença à parler de son bonheuret des échanges favorables qu’il avait faits.

De son côté, le jeune garçon lui raconta qu’il portait son oiepour un festin de baptême.

– Pèse-moi cela par le cou, dit-il à Nicolas. Hein ! est-celourd ! Il est vrai que voilà huit semaines qu’on l’engraisseavec des châtaignes. Celui qui mordra là-dedans devra s’essuyer lagraisse des deux côtés du menton.

– Oui, dit Nicolas en la soupesant d’une main, elle a sonpoids ; mais mon cochon pèse bien vingt oies comme latienne.

Le jeune garçon regarda de tous côtés d’un air pensif, et ensecouant la tête :

– Écoute, dit-il à Nicolas, je ne te connais que depuis dixminutes, mais tu m’as l’air d’un brave garçon ; il faut que tusaches une chose, c’est qu’il se pourrait qu’à l’endroit de toncochon, tout ne fût pas bien en ordre : dans le village que jeviens de traverser, on en a volé un au percepteur. Je crains fortque ce ne soit justement celui que tu mènes. Ils ont requis lamaréchaussée et envoyé des gens pour poursuivre le voleur, et, tucomprends, ce serait une mauvaise affaire pour toi si l’on tetrouvait conduisant ce cochon. Le moins qu’il pût t’arriver, ceserait d’être conduit en prison jusqu’au moment où l’affaire seraitéclaircie.

À ces mots, la peur saisit Nicolas.

– Jésus Dieu ! dit-il, tire-moi de ce mauvais pas, mongarçon ; tu connais ce pays que j’ai quitté depuis quinze ans,de sorte que tu as plus de défense que moi. Donne-moi ton oie etprends mon cochon.

– Diable ! fit le jeune garçon, je joue gros jeu ;cependant, je ne puis laisser un camarade dans l’embarras.

Et, donnant son oie à Nicolas, il prit le cochon par la corde,et se jeta avec lui dans un chemin de traverse.

Nicolas continua sa route, débarrassé de ses craintes, etportant gaiement son oie sous son bras.

– En y réfléchissant bien, se disait-il, je viens, outre lacrainte dont je suis débarrassé, de faire un marché excellent.D’abord, voilà une oie qui va me donner un rôti délicieux, et qui,tout en rôtissant, me donnera une masse de graisse avec laquelle jeferai des tartines pendant trois mois, sans compter les plumesblanches qui me confectionneront un bon oreiller, sur lequel, dèsdemain au soir, je vais dormir sans être bercé. Oh ! c’est mamère qui sera contente, elle qui aime tant l’oie !

Il achevait à peine ces paroles, qu’il se trouva côte à côteavec un homme qui portait un objet enfermé dans sa cravate, qu’iltenait pendue à la main.

Cet objet gigottait de telle façon, et imprimait à la cravate detels balancements, qu’il était évident que c’était un animalvivant, et que cet animal regrettait fort sa liberté.

– Qu’avez-vous donc là, compagnon ? demanda Nicolas.

– Où, là ? fit le voyageur.

– Dans votre cravate.

– Oh ! ce n’est rien, répondit le voyageur en riant.

Puis, regardant autour de lui pour voir si personne n’était àportée d’entendre ce qu’il allait dire :

– C’est une perdrix que je viens de prendre au collet,dit-il ; seulement, je suis arrivé à temps pour la prendrevivante. Et vous, que portez-vous là ?

– Vous le voyez bien, c’est une oie, et une belle, j’espère.

Et, tout fier de son oie, Nicolas la montra au braconnier.

Celui-ci regarda l’oie d’un air de dédain, la prit et laflaira.

– Hum ! dit-il, quand comptez-vous la manger ?

– Demain au soir, avec ma mère.

– Bien du plaisir ! dit en riant le braconnier.

– Je m’en promets, en effet, du plaisir ; mais pourquoiriez-vous ?

– Je ris, parce que votre oie est bonne à manger aujourd’hui, etencore, encore, en supposant que vous aimiez les oiesfaisandées.

– Diable ! vous croyez ? fit Nicolas.

– Mon cher ami, sachez cela pour votre gouverne : quand onachète une oie, on l’achète vivante ; de cette façon-là, on latue quand on veut, et on la mange quand il convient :croyez-moi, si vous voulez tirer de votre oie un parti quelconque,faites-la rôtir à la première auberge que vous rencontrerez survotre chemin, et mangez-la jusqu’au dernier morceau.

– Non, dit Nicolas ; mais faisons mieux : prenez monoie, qui est morte, et donnez-moi votre perdrix, qui estvivante : je la tuerai demain au matin, et elle sera bonne àmanger demain au soir.

– Un autre te demanderait du retour ; mais, moi, je suisbon compagnon ; quoique ma perdrix soit vivante et que ton oiesoit morte, je te donne ma perdrix troc pour troc.

Nicolas prit la perdrix, la mit dans son mouchoir, qu’il nouapar les quatre coins, et, pressé d’arriver le plus tôt possible, illaissa son compagnon entrer dans une auberge pour y manger son oie,et continua sa route à travers le village.

Au bout du village, il trouva un rémouleur.

Le rémouleur chantait, tout en repassant des couteaux et desciseaux, le premier couplet d’une chanson que connaissaitNicolas.

Nicolas s’arrêta et se mit à chanter le second couplet.

Le rémouleur chanta le troisième.

– Bon ! lui dit Nicolas, du moment que vous êtes gai, c’estque vous êtes content.

– Ma foi, oui ! répondit le rémouleur ; le métier vabien, et, chaque fois que je mets la main à la pierre, il en tombeune pièce d’argent. Mais que portez-vous donc là qui frétille ainsidans votre cravate ?

– C’est une perdrix vivante.

– Ah !… Où l’avez-vous prise ?

– Je ne l’ai pas prise, je l’ai eue en échange d’une oie.

– Et l’oie ?

– Je l’avais eue en échange d’un cochon.

– Et le cochon ?

– Je l’avais eu en échange d’une vache.

– Et la vache ?

– Je l’avais eue en échange d’un cheval.

– Et le cheval ?

– Je l’avais eu en échange d’un lingot d’or.

– Et ce lingot d’or ?

– C’était le prix de mes sept années de service.

– Peste ! vous avez toujours su vous tirerd’affaire !

– Oui, jusqu’aujourd’hui, cela a assez bien marché ;seulement, une fois rentré chez ma mère, il me faudrait un étatdans le genre du vôtre.

– Ah ! en effet, c’est un crâne état.

– Est-il bien difficile ?

– Vous voyez : il n’y a qu’à faire tourner la meule et enapprocher les couteaux ou les ciseaux qu’on veut affûter.

– Oui ; mais il faut une pierre.

– Tenez, dit le rémouleur en poussant une vieille meule du pied,en voilà une qui a rapporté plus d’argent qu’elle ne pèse, etcependant elle pèse lourd !

– Et ça coûte cher, n’est-ce pas, une pierre commecelle-là ?

– Dame ! assez cher, fit le rémouleur ; mais, moi, jesuis bon garçon : donnez-moi votre perdrix, je vous donneraima meule. Ça vous va-t-il ?

– Parbleu ! est-ce que cela se demande ? ditNicolas ; puisque j’aurai de l’argent chaque fois que jemettrai la main à la pierre, de quoi m’inquiéterais-jemaintenant ?

Et il donna sa perdrix au rémouleur, et prit la vieille meuleque l’autre avait mise au rebut.

Puis, la pierre sous le bras, il partit, le cœur plein de joieet les yeux brillants de satisfaction.

– Il faut que je sois né coiffé ! se dit Nicolas ; jen’ai qu’à souhaiter pour que mon souhait soit exaucé !

Cependant, après avoir fait une lieue ou deux, comme il était enmarche depuis le point du jour, il commença, alourdi par le poidsde la meule, à se sentir très fatigué ; la faim aussi letourmentait, ayant mangé le matin ses provisions de toute lajournée, tant sa joie était grande, on se le rappelle, d’avoirtroqué sa vache pour un cheval ! À la fin, la fatigue prittellement le dessus, que, de dix pas en dix pas, il était forcé des’arrêter ; la meule aussi lui pesait de plus en plus, carelle semblait s’alourdir au fur et à mesure que ses forcesdiminuaient.

Il arriva, en marchant comme une tortue, au bord d’une fontaineoù bouillonnait une eau aussi limpide que le ciel qu’ellereflétait ; c’était une source dont on ne voyait pas lefond.

– Allons, s’écria Nicolas, il est dit que j’aurai de la chancejusqu’au bout ; au moment où j’allais mourir de soif, voilàune fontaine !

Et, posant sa meule au bord de la source, Nicolas se mit à platventre, et but à sa soif pendant cinq minutes.

Mais, en se relevant, le genou lui glissa ; il voulut seretenir la meule, et, en se retenant, il poussa la pierre, quitomba à l’eau et disparut dans les profondeurs de la source.

– En vérité ! dit Nicolas demeurant un instant à genouxpour prononcer son action de grâce, le bon Dieu est réellement bienbon de m’avoir débarrassé de cette lourde et maussade pierre, sansque j’aie le plus petit reproche à me faire.

Et, allégé de tout fardeau, les mains et les poches vides, maisle cœur joyeux, il reprit, tout courant, le chemin de la maison desa mère.

FIN.

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