Histoire d’un casse-noisette

Comment, après avoir trouvé la noisetteKrakatuk, le mécanicien et l’astrologue trouvèrent le jeune hommequi devait la casser.

Christian-Élias Drosselmayer était si presséd’annoncer au roi cette bonne nouvelle, qu’il voulait reprendre lamalle-poste à l’instant même ; mais Christophe-Zacharias lepria d’attendre au moins jusqu’à ce que son fils fût rentré :or, le mécanicien accéda d’autant plus volontiers à cette demande,qu’il n’avait pas vu son neveu depuis tantôt quinze ans, et qu’enrassemblant ses souvenirs, il se rappela que c’était, au moment oùil avait quitté Nuremberg, un charmant petit bambin de trois ans etdemi, que lui, Élias, aimait de tout son cœur.

En ce moment, un beau jeune homme de dix-huitou dix-neuf ans entra dans la boutique de Christophe-Zacharias, ets’approcha de lui en l’appelant son père.

En effet, Zacharias, après l’avoir embrassé,le présenta à Élias, en disant au jeune homme :

– Maintenant, embrasse ton oncle.

Le jeune homme hésitait ; car l’oncleDrosselmayer, avec sa redingote en lambeaux, son front chauve etson emplâtre sur l’œil, n’avait rien de bien attrayant. Mais, commeson père vit cette hésitation et qu’il craignait qu’Élias n’en fûtblessé, il poussa son fils par derrière, si bien que le jeunehomme, tant bien que mal, se trouva dans les bras dumécanicien.

Pendant ce temps, l’astrologue fixait les yeuxsur le jeune homme, avec une attention continue qui parut sisingulière à celui-ci, qu’il saisit le premier prétexte poursortir, se trouvant mal à l’aise d’être regardé ainsi.

Alors l’astrologue demanda à Zacharias sur sonfils quelques détails que celui-ci s’empressa de lui donner avecune prolixité toute paternelle.

Le jeune Drosselmayer avait, en effet, commesa figure l’indiquait, dix-sept à dix-huit ans. Dès sa plus tendrejeunesse, il était si drôle et si gentil, que sa mère s’amusait àle faire habiller comme les joujoux qui étaient dans la boutique,c’est-à-dire tantôt en étudiant, tantôt en postillon, tantôt enHongrois, mais toujours avec un costume qui exigeait desbottes ; car, comme il avait le plus joli pied du monde, maisle mollet un peu grêle, les bottes faisaient valoir la qualité etcachaient le défaut.

– Ainsi, demanda l’astrologue à Zacharias,votre fils n’a jamais porté que des bottes ?

Élias ouvrit de grands yeux.

– Mon fils n’a jamais porté que des bottes,reprit le marchand de jouets d’enfant ; et il continua :À l’âge de dix ans, je l’envoyai à l’université de Tubingen, où ilest resté jusqu’à l’âge de dix-huit ans, sans contracter aucune desmauvaises habitudes de ses autres camarades, sans boire, sansjurer, sans se battre. La seule faiblesse que je lui connaisse,c’est de laisser pousser les quatre ou cinq mauvais poils qu’il aau menton, sans vouloir permettre qu’un barbier lui touche levisage.

– Ainsi, reprit l’astrologue, votre fils n’ajamais fait sa barbe ?

Élias ouvrait des yeux de plus en plusgrands.

– Jamais, répondit Zacharias.

– Et, pendant ses vacances de l’université,continua l’astrologue, à quoi passait-il son temps ?

– Mais, dit le père, il se tenait dans laboutique avec son joli petit costume d’étudiant, et, par puregalanterie, cassait les noisettes des jeunes filles qui venaientacheter des joujoux dans la boutique, et qui, à cause de cela,l’appelaient Casse-Noisette.

– Casse-Noisette ? s’écria lemécanicien.

– Casse-Noisette ? répéta à son tourl’astrologue.

Puis tous deux se regardèrent, tandis queZacharias les regardait tous deux.

– Mon cher Monsieur, dit l’astrologue àZacharias, j’ai l’idée que votre fortune est faite.

Le marchand de joujoux, qui n’avait pas écoutéce pronostic avec indifférence, voulut en avoirl’explication ; mais l’astrologue remit cette explication aulendemain matin.

Lorsque le mécanicien et l’astrologuerentrèrent dans leur chambre, l’astrologue se jeta au cou de sonami, en lui disant :

– C’est lui ! nous le tenons !

– Vous croyez ? demanda Élias avec le tond’un homme qui doute, mais qui ne demande pas mieux que d’êtreconvaincu.

– Pardieu ! si je le crois ; ilréunit toutes les qualités, ce me semble.

– Récapitulons.

– Il n’a jamais porté que des bottes.

– C’est vrai.

– Il n’a jamais été rasé.

– C’est encore vrai.

– Enfin, par galanterie on plutôt parvocation, il se tenait dans la boutique de son père pour casser lesnoisettes des jeunes filles, qui ne l’appelaient queCasse-Noisette.

– C’est encore vrai.

– Mon cher ami, un bonheur n’arrive jamaisseul. D’ailleurs, si vous doutez encore, allons consulter lesastres.

Ils montèrent, en conséquence, sur la terrassede la maison, et, ayant tiré l’horoscope du jeune homme, ils virentqu’il était destiné à une grande fortune.

Cette prédiction, qui confirmait toutes lesespérances de l’astrologue, fit que le mécanicien se rendit à sonavis.

– Et maintenant, dit l’astrologue triomphant,il n’y a plus que deux choses qu’il ne faut pas négliger.

– Lesquelles ? demanda Élias.

– La première, c’est que vous adaptiez, à lanuque de votre neveu, une robuste tresse de bois qui se combine sibien avec la mâchoire, qu’elle puisse en doubler la force par lapression.

– Rien de plus facile, répondit Élias, etc’est l’abc de la mécanique.

– La seconde, continua l’astrologue, c’est, enarrivant à la résidence, de cacher avec soin que nous avons amenéavec nous le jeune homme destiné à casser la noix Krakatuk ;car j’ai dans l’idée que, plus il y aura de dents cassées et demâchoires démontées, en essayant de briser la noisette Krakatuk,plus le roi offrira une précieuse récompense à qui réussira où tantd’autres auront échoué.

– Mon cher ami, répondit le mécanicien, vousêtes un homme plein de sens. Allons nous coucher.

Et, à ces mots, ayant quitté la terrasse etétant redescendus dans leur chambre, les deux amis se couchèrent,et, enfonçant leurs bonnets de coton sur leurs oreilles,s’endormirent plus paisiblement qu’ils ne l’avaient encore faitdepuis quatorze ans et neuf mois.

Le lendemain, dès le matin, les deux amisdescendirent chez Zacharias, et lui firent part de tous les beauxprojets qu’ils avaient formés la veille. Or, comme Zacharias nemanquait pas d’ambition, et que, dans son amour-propre paternel, ilse flattait que son fils devait être une des plus fortes mâchoiresd’Allemagne, il accepta avec enthousiasme la combinaison quitendait à faire sortir de sa boutique non-seulement la noisette,mais encore le casse-noisette.

Le jeune homme fut plus difficile à décider.Cette tresse qu’on devait lui appliquer à la nuque, en remplacementde la bourse élégante qu’il portait avec tant de grâce,l’inquiétait surtout particulièrement. Cependant l’astrologue, sononcle et son père lui firent de si belles promesses, qu’il sedécida. En conséquence, comme Élias Drosselmayer s’était mis àl’œuvre à l’instant même, la tresse fut bientôt achevée et visséesolidement à la nuque de ce jeune homme plein d’espérance.Hâtons-nous de dire, pour satisfaire la curiosité de nos lecteurs,que cet appareil ingénieux réussit parfaitement bien, et que, dèsle premier jour, notre habile mécanicien obtint les plus brillantsrésultats sur les noyaux d’abricot les plus durs et sur les noyauxde pêche les plus obstinés.

Ces expériences faites, l’astrologue, lemécanicien et le jeune Drosselmayer se mirent immédiatement enroute pour la résidence. Zacharias eût bien voulu lesaccompagner ; mais, comme il fallait quelqu’un pour garder saboutique, cet excellent père se sacrifia et demeura àNuremberg.

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