Histoire d’un casse-noisette

Comment, malgré toutes les précautionsprises par la reine, dame Souriçonne accomplit sa menace àl’endroit de la princesse Pirlipate.

Maintenant, mes chers enfants, vous savezaussi bien que moi, n’est-ce pas, pourquoi la reine faisait garderavec tant de soin la miraculeuse petite princesse Pirlipate :elle craignait la vengeance de dame Souriçonne ; car, d’aprèsce que dame Souriçonne avait dit, il ne s’agissait pas moins, pourl’héritière de l’heureux petit royaume sans nom, que de la perte desa vie ou tout au moins de sa beauté ; ce qui, assure-t-on,pour une femme, est bien pis encore. Ce qui redoublait surtoutl’inquiétude de la tendre mère, c’est que les machines de maîtreDrosselmayer ne pouvaient absolument rien contre l’expérience dedame Souriçonne. Il est vrai que l’astronome de la cour, qui étaiten même temps grand augure et grand astrologue, craignant qu’on nesupprimât sa charge comme inutile, s’il ne donnait pas son mot danscette affaire, prétendit avoir lu dans les astres, d’une manièrecertaine, que la famille de l’illustre chat Murr était seule enétat de défendre le berceau de l’approche de dame Souriçonne. C’estpour cela que chacune des six gardiennes fut forcée de tenir sanscesse sur ses genoux un des mâles de cette famille, qui, au reste,étaient attachés à la cour en qualité de secrétaires intimes delégation, et devait, par un grattement délicat et prolongé, adoucirà ces jeunes diplomates le pénible service qu’ils rendaient àl’État.

Mais, un soir, il y a des jours, comme vous lesavez, mes enfants, où l’on se réveille tout endormi, un soir,malgré tous les efforts que firent les six gardiennes qui setenaient autour de la chambre, chacune un chat sur ses genoux, etles deux surgardiennes intimes qui étaient assises au chevet de laprincesse, elles sentirent le sommeil s’emparer d’ellesprogressivement. Or, comme chacune absorbait ses propres sensationsen elle-même, se gardant bien de les confier à ses compagnes, dansl’espérance que celles-ci ne s’apercevraient pas de son manque devigilance, et veilleraient à sa place tandis qu’elle dormirait, ilen résulta que les yeux se fermèrent successivement, que les mainsqui grattaient les matous s’arrêtèrent à leur tour, et que lesmatous, n’étant plus grattés, profitèrent de la circonstance pours’assoupir.

Nous ne pourrions pas dire depuis combien detemps durait cet étrange sommeil, lorsque, vers minuit, une dessurgardiennes intimes s’éveilla en sursaut. Toutes les personnesqui l’entouraient semblaient tombées en léthargie ; pas lemoindre ronflement ; les respirations elles-mêmes étaientarrêtées ; partout régnait un silence de mort, au milieuduquel on n’entendait que le bruit du ver piquant le bois. Mais quedevint la surgardienne intime, en voyant près d’elle une grande ethorrible souris qui, dressée sur ses pattes de derrière, avaitplongé sa tête dans le berceau de Pirlipatine, et paraissait fortoccupée à ronger le visage de la princesse ? Elle se leva enpoussant un cri de terreur. À ce cri, tout le monde seréveilla ; mais dame Souriçonne, car c’était bien elle,s’élança vers un des coins de la chambre. Les conseillers intimesde légation se précipitèrent après elles ; hélas ! ilétait trop tard : dame Souriçonne avait disparu par une fentedu plancher. Au même instant, la princesse Pirlipate, réveillée partoute cette rumeur, se mit à pleurer. À ces cris, les gardiennes etles surgardiennes répondirent par des exclamations de joie.

Dieu soit loué ! disaient-elles. Puisquela princesse Pirlipate crie, c’est qu’elle n’est pas morte.

Et alors elles accoururent au berceau ;mais leur désespoir fut grand lorsqu’elles virent ce qu’étaitdevenue cette délicate et charmante créature !

En effet, à la place de ce visage blanc etrose, de cette petite tête aux cheveux d’or, de ces yeux d’azur,miroir du ciel, était plantée une immense et difforme tête sur uncorps contrefait et ratatiné. Ses deux beaux yeux avaient perduleur couleur céleste, et s’épanouissaient verts, fixes et hagards,à fleur de tête. Sa petite bouche s’était étendue d’une oreille àl’autre, et son menton s’était couvert d’une barbe cotonneuse etfrisée, on ne peut plus convenable pour un vieux polichinelle, maishideuse pour une jeune princesse.

En ce moment, la reine entra ; les sixgardiennes ordinaires et les deux surgardiennes intimes se jetèrentla face contre terre, tandis que les six conseillers de légationregardaient s’il n’y avait pas quelque fenêtre ouverte pour gagnerles toits.

Le désespoir de la pauvre mère fut quelquechose d’affreux. On l’emporta évanouie dans la chambre royale.

Mais c’est le malheureux père dont la douleurfaisait surtout peine à voir, tant elle était morne et profonde. Onfut obligé de mettre des cadenas à ses croisées pour qu’il ne seprécipitât point par la fenêtre, et de ouater son appartement pourqu’il ne se brisât point la tête contre les murs. Il va sans direqu’on lui retira son épée, et qu’on ne laissa traîner devant lui nicouteau ni fourchette, ni aucun instrument tranchant ou pointu.Cela était d’autant plus facile qu’il ne mangea point pendant lesdeux ou trois premiers jours, ne cessant de répéter :

– Ô monarque infortuné que je suis ! ôdestin cruel que tu es !

Peut-être, au lieu d’accuser le destin, le roieût-il dû penser que, comme tous les hommes le sont ordinairement,il avait été l’artisan de ses propres malheurs, attendu que, s’ilavait su manger ses boudins avec un peu de lard de moins qued’habitude, et que, renonçant à la vengeance, il eût laissé dameSouriçonne et sa famille sous l’âtre, ce malheur qu’il déplorait neserait point arrivé. Mais nous devons dire que les pensées du royalpère de Pirlipate ne prirent aucunement cette directionphilosophique.

Au contraire, dans la nécessité où se croienttoujours les puissants de rejeter les calamités qui les frappentsur de plus petits qu’eux, il rejeta la faute sur l’habilemécanicien Christian-Élias Drosselmayer. Et, bien convaincu que,s’il lui faisait dire de revenir à la cour pour y être pendu oudécapité, celui-ci se garderait bien de se rendre à l’invitation,il le fit inviter, an contraire, à venir recevoir un nouvel ordreque Sa Majesté avait créé, rien que pour les hommes de lettres, lesartistes et les mécaniciens.

Maître Drosselmayer n’était pas exemptd’orgueil ; il pensa qu’un ruban ferait bien sur sa redingotejaune, et se mit immédiatement en route ; mais sa joie sechangea bientôt en terreur : à la frontière du royaume, desgardes l’attendaient, qui s’emparèrent de lui, et le conduisirentde brigade en brigade jusqu’à la capitale.

Le roi, qui craignait sans doute de se laisserattendrir, ne voulut pas même recevoir maître Drosselmayerlorsqu’il arriva au palais ; mais il le fit conduireimmédiatement près du berceau de Pirlipate, faisant signifier aumécanicien que si, de ce jour en un mois, la princesse n’étaitpoint rendue à son état naturel, il lui ferait impitoyablementtrancher la tête.

Maître Drosselmayer n’avait point deprétention à l’héroïsme, et n’avait jamais compté mourir que de sabelle mort, comme on dit ; aussi fut-il fort effrayé de lamenace ; mais, néanmoins, se confiant bientôt dans sa science,dont sa modestie personnelle ne l’avait jamais empêché d’apprécierl’étendue, il se rassura quelque peu, et s’occupa immédiatement dela première et de la plus utile opération, qui était celle des’assurer si le mal pouvait céder à un remède quelconque, ou étaitvéritablement incurable, comme il avait cru le reconnaître dès lepremier abord.

À cet effet, il démonta fort adroitementd’abord la tête, puis, les uns après les autres, tous les membresde la princesse Pirlipate, détacha ses pieds et ses mains pour enexaminer plus à son aise non-seulement les jointures et lesressorts, mais encore la construction intérieure. Mais,hélas ! plus il pénétra dans le mystère de l’organisationpirlipatine, mieux il découvrit que plus la princesse grandirait,plus elle deviendrait hideuse et difforme ; il rattacha doncavec soin les membres de Pirlipate, et, ne sachant plus que faireni que devenir, il se laissa aller, près du berceau de laprincesse, qu’il ne devait plus quitter jusqu’à ce qu’elle eûtrepris sa première forme, à une profonde mélancolie.

Déjà la quatrième semaine était commencée, etl’on en était arrivé au mercredi, lorsque, selon son habitude, leroi entra pour voir s’il ne s’était pas opéré quelque changementdans l’extérieur de la princesse, et, voyant qu’il était toujoursle même, s’écria, en menaçant le mécanicien de sonsceptre :

– Christian-Élias Drosselmayer, prends garde àtoi ! tu n’as plus que trois jours pour me rendre ma filletelle qu’elle était ; et, si tu t’entêtes à ne pas la guérir,c’est dimanche prochain que tu seras décapité.

Maître Drosselmayer, qui ne pouvait guérir laprincesse, non point par entêtement, mais par impuissance, se mit àpleurer amèrement, regardant, avec ses yeux noyés de larmes, laprincesse Pirlipate, qui croquait une noisette aussi joyeusementque si elle eût été la plus jolie fille de la terre. Alors, à cettevue attendrissante, le mécanicien fut, pour la première fois,frappé du goût particulier que la princesse avait, depuis sanaissance, manifesté pour les noisettes, et de la singulièrecirconstance qui l’avait fait naître avec des dents. En effet,aussitôt sa transformation, elle s’était mise à crier, et elleavait continué de se livrer à cet exercice jusqu’au moment où,trouvant une aveline sous sa main, elle la cassa, en mangeal’amande, et s’endormit tranquillement. Depuis ce temps-là, lesdeux surgardiennes intimes avaient eu le soin d’en bourrer leurspoches, et de lui en donner une ou plusieurs aussitôt qu’ellefaisait la grimace.

– Ô instinct de la nature ! éternelle etimpénétrable sympathie de tous les êtres créés ! s’écriaChristian-Élias Drosselmayer, tu m’indiques la porte qui mène à ladécouverte de tes mystères ; j’y frapperai, et elles’ouvrira !

À ces mots, qui surprirent fort le roi, lemécanicien se retourna et demanda à Sa Majesté la faveur d’êtreconduit à l’astronome de la cour ; le roi y consentit, mais àla condition que ce serait sous bonne escorte. Maître Drosselmayereût sans doute mieux aimé faire cette course seul ; cependant,comme, dans cette circonstance, il n’avait pas le moins du mondeson libre arbitre, il lui fallut souffrir ce qu’il ne pouvaitempêcher, et traverser les rues de la capitale escorté comme unmalfaiteur.

Arrivé chez l’astrologue, maître Drosselmayerse jeta dans ses bras, et tous deux s’embrassèrent avec destorrents de larmes, car ils étaient connaissances de vieille date,et s’aimaient fort ; puis ils se retirèrent dans un cabinetécarté, et feuilletèrent ensemble une quantité innombrable delivres qui traitaient de l’instinct, des sympathies, desantipathies, et d’une foule d’autres choses non moins mystérieuses.Enfin, la nuit étant venue, l’astrologue monta sur sa tour, et,aidé de maître Drosselmayer, qui était lui-même fort habile enpareille matière, découvrit, malgré l’embarras des lignes quis’entre-croisaient sans-cesse, que, pour rompre le charme quirendait Pirlipate hideuse, et pour qu’elle redevînt aussi bellequ’elle l’avait été, elle n’avait qu’une chose à faire :c’était de manger l’amande de la noisette Krakatuk, laquelle avaitune enveloppe tellement dure, que la roue d’un canon dequarante-huit pouvait passer sur elle sans la rompre. En outre, ilfallait que cette coquille fût brisée en présence de la princessepar les dents d’un jeune homme qui n’eût jamais été rasé, et quin’eût encore porté que des bottes. Enfin, l’amande devait êtreprésentée par lui à la princesse, les yeux fermés, et, les yeuxfermés toujours, il devait alors faire sept pas à reculons et sanstrébucher. Telle était la réponse des astres.

Drosselmayer et l’astronome avaient travaillésans relâche, durant trois jours et trois nuits, à éclaircir toutecette mystérieuse affaire. On en était précisément au samedi soir,et le roi achevait son dîner et entamait même le dessert, lorsquele mécanicien, qui devait être décapité le lendemain au point dujour, entra dans la salle à manger royale, plein de joie etd’allégresse, annonçant qu’il avait enfin trouvé le moyen de rendreà la princesse Pirlipate sa beauté perdue. À cette nouvelle, le roile serra dans ses bras avec la bienveillance la plus touchante, etdemanda quel était ce moyen.

Le mécanicien fit part au roi du résultat desa consultation avec l’astrologue.

– Je le savais bien, maître Drosselmayer,s’écria le roi, que tout ce que vous en faisiez, ce n’était que parentêtement. Ainsi, c’est convenu ; aussitôt après le dîner, onse mettra à l’œuvre. Ayez donc soin, très-cher mécanicien, que,dans dix minutes, le jeune homme non rasé soit là, chaussé de sesbottes, et la noisette Krakatuk à la main. Surtout veillez à ceque, d’ici là, il ne boive pas de vin, de peur qu’il ne trébuche enfaisant, comme une écrevisse, ses sept pas en arrière ; mais,une fois l’opération achevée, dites-lui que je mets ma cave à sadisposition et qu’il pourra se griser tout à son aise.

Mais, au grand étonnement du roi, maîtreDrosselmayer parut consterné en entendant ce discours ; et,comme il gardait le silence, le roi insista pour savoir pourquoi ilse taisait et restait immobile à sa place, au lieu de se mettre encourse pour exécuter ses ordres souverains. Mais le mécanicien, sejetant à genoux :

– Sire, dit-il, il est bien vrai que nousavons trouvé le moyen de guérir la princesse, et que ce moyenconsiste à lui faire manger l’amande de la noisette Krakatuk,lorsqu’elle aura été cassée par un jeune homme à qui on n’aurajamais fait la barbe, et qui, depuis sa naissance, aura toujoursporté des bottes ; mais nous ne possédons ni le jeune homme nila noisette ; mais nous ne savons pas où les trouver, et,selon toute probabilité, nous ne trouverons que bien difficilementla noisette et le casse-noisette.

À ces mots, le roi, furieux, brandit sonsceptre au-dessus de la tête du mécanicien, en s’écriant :

– Eh bien, va donc pour la mort !

Mais la reine, de son côté, vint s’agenouillerprès de Drosselmayer, et fit observer à son auguste époux qu’entranchant la tête au mécanicien, on perdait jusqu’à cette lueurd’espoir que l’on conservait en le laissant vivre ; que toutesles probabilités étaient que celui qui avait trouvé l’horoscopetrouverait la noisette et le casse-noisette ; qu’on devaitd’autant plus croire à cette nouvelle prédiction de l’astrologue,qu’aucune de ses prédictions ne s’était réalisée jusque-là, etqu’il fallait bien que ses prédictions se réalisassent un jour,puisque le roi, qui ne pouvait se tromper, l’avait nommé son grandaugure ; qu’enfin la princesse Pirlipate, ayant trois mois àpeine, n’était point en âge d’être mariée, et ne le seraitprobablement qu’à l’âge de quinze ans, que, par conséquent, maîtreDrosselmayer et son ami l’astrologue avaient quatorze ans et neufmois devant eux pour chercher la noisette Krakatuk et le jeunehomme qui devait la casser ; que, par conséquent encore, onpouvait accorder à Christian-Élias Drosselmayer un délai, au boutduquel il reviendrait se remettre entre les mains du roi, qu’il fûtou non possesseur du double remède qui devait guérir laprincesse : dans le premier cas, pour être décapité sansmiséricorde ; dans le second, pour être récompenségénéreusement.

Le roi, qui était un homme très-juste, et qui,ce jour-là surtout, avait parfaitement dîné de ses deux metsfavoris, c’est-à-dire d’un plat de boudin et d’une purée de foie,prêta une oreille bienveillante à la prière de sa sensible etmagnanime épouse ; il décida donc qu’à l’instant même lemécanicien et l’astrologue se mettraient à la recherche de lanoisette et du casse-noisette, recherche pour laquelle il leuraccordait quatorze ans et neuf mois ; mais cela, à lacondition qu’à l’expiration de ce sursis, tous deux reviendraientse remettre en son pouvoir, pour, s’ils revenaient les mains vides,qu’il fût fait d’eux selon son bon plaisir royal.

Si, au contraire, ils rapportaient la noisetteKrakatuk, qui devait rendre à la princesse Pirlipate sa beautéprimitive, ils recevraient, l’astrologue, une pension viagère demille thalers et une lunette d’honneur, et le mécanicien, une épéede diamants, l’ordre de l’Araignée d’or, qui était le grand ordrede l’État, et une redingote neuve.

Quant au jeune homme qui devait casser lanoisette, le roi en était moins inquiet, et prétendait qu’onparviendrait toujours à se le procurer au moyen d’insertionsréitérées dans les gazettes indigènes et étrangères.

Touché de cette magnanimité, qui diminuait demoitié la difficulté de sa tâche, Christian-Élias Drosselmayerengagea sa parole qu’il trouverait la noisette Krakatuk, ou qu’ilreviendrait, comme un autre Régulus, se remettre entre les mains duroi.

Le soir même, le mécanicien et l’astrologuequittèrent la capitale du royaume pour commencer leursrecherches.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer