Histoire d’un casse-noisette

Fin de l’histoire de la princessePirlipate.

Le premier soin du mécanicien et del’astrologue, en arrivant à la cour, fut de laisser le jeuneDrosselmayer à l’auberge, et d’aller annoncer au palais que aprèsl’avoir cherchée inutilement dans les quatre parties du monde, ilsavaient enfin trouvé la noix Krakatuk à Nuremberg ; mais decelui qui la devait casser, comme il était convenu entre eux, ilsn’en dirent pas un mot.

La joie fut grande au palais. Aussitôt le roienvoya chercher le conseiller intime, surveillant de l’espritpublic, lequel avait la haute main sur tous les journaux, et luiordonna de rédiger pour le Moniteur royal une note officielle queles rédacteurs des autres gazettes seraient forcés de répéter, etqui portait en substance que tous ceux qui se croiraient d’assezbonnes dents pour casser la noisette Krakatuk n’avaient qu’à seprésenter au palais, et, l’opération faite, recevraient unerécompense considérable.

C’est dans une circonstance pareille seulementqu’on peut apprécier tout ce qu’un royaume contient de mâchoires.Les concurrents étaient en si grand nombre, qu’on fut obligéd’établir un jury présidé par le dentiste de la couronne, lequelexaminait les concurrents, pour voir s’ils avaient bien leurstrente-deux dents, et si aucune de ces dents n’était gâtée.

Trois mille cinq cents candidats furent admisà cette première épreuve, qui dura huit jours, et qui n’offritd’autre résultat qu’un nombre indéfini de dents brisées et demandibules démises.

Il fallut donc se décider à faire un secondappel. Les gazettes nationales et étrangères furent couvertes deréclames. Le roi offrait la place de président perpétuel del’Académie et l’ordre de l’Araignée d’or à la mâchoire supérieurequi parviendrait à briser la noisette Krakatuk. On n’avait pasbesoin d’être lettré pour concourir.

Cette seconde épreuve fournit cinq milleconcurrents. Tous les corps savants d’Europe envoyèrent leursreprésentants à cet important congrès. On y remarquait plusieursmembres de l’Académie française, et, entre autres, son secrétaireperpétuel, lequel ne put concourir, à cause de l’absence de sesdents, qu’il s’était brisées en essayant de déchirer les œuvres deses confrères.

Cette seconde épreuve, qui dura quinze jours,fut, hélas ! plus désastreuse encore que la première. Lesdélégués des sociétés savantes, entre autres, s’obstinèrent, pourl’honneur du corps auquel ils appartenaient, à vouloir briser lanoisette ; mais ils y laissèrent leurs meilleures dents.

Quant à la noisette, sa coquille ne portaitpas même la trace des efforts qu’on avait faits pour l’entamer.

Le roi était au désespoir ; il résolut defrapper un grand coup, et, comme il n’avait pas de descendant mâle,il fit publier, par une troisième insertion dans les gazettesnationales et étrangères, que la main de la princesse Pirlipateétait accordée et la succession au trône acquise à celui quibriserait la noisette Krakatuk. Le seul article qui fûtobligatoire, c’est que, cette fois, les concurrents devaient êtreâgés de seize à vingt-quatre ans.

La promesse d’une pareille récompense remuatoute l’Allemagne. Les candidats arrivèrent de tous les coins del’Europe ; et il en serait même venu de l’Asie, de l’Afriqueet de l’Amérique, ainsi que de cette cinquième partie du mondequ’avaient découverte Élias Drosselmayer et son ami l’astrologue,si, le temps ayant été limité, les lecteurs n’eussentjudicieusement réfléchi qu’au moment où ils lisaient la susditeannonce, l’épreuve était en train de s’accomplir ou même était déjàaccomplie.

Cette fois, le mécanicien et l’astrologuepensèrent que le moment était venu de produire le jeuneDrosselmayer, car il n’était pas possible au roi d’offrir un prixplus haut que celui qu’il était arrivé à mettre, une récompenseplus belle que celle qu’il en était venu à offrir. Seulement,confiants dans le succès, quoique, cette fois, une foule de princesaux mâchoires royales ou impériales se fussent présentés, ils ne seprésentèrent au bureau des inscriptions (on est libre de confondreavec celui des inscriptions et belles-lettres), qu’au moment où ilallait se fermer, de sorte que le nom de Nathaniel Drosselmayer setrouva porté sur la liste le 11, 375e et dernier.

Il en fut de cette fois-ci comme des autres,les 11, 374 concurrents de Nathaniel Drosselmayer furent mis horsde combat, et le dix-neuvième jour de l’épreuve, à onze heurestrente-cinq minutes du matin, comme la princesse accomplissait saquinzième année, le nom de Nathaniel Drosselmayer fut appelé.

Le jeune homme se présenta accompagné de sesparrains, c’est-à-dire du mécanicien et de l’astrologue.

C’était la première fois que ces deuxillustres personnages revoyaient la princesse depuis qu’ils avaientquitté son berceau, et, depuis ce temps, il s’était fait de grandschangements en elle ; mais, il faut le dire avec notrefranchise d’historien, ce n’était point à son avantage :lorsqu’ils la quittèrent, elle n’était qu’affreuse ; depuis cetemps, elle était devenue effroyable.

En effet, son corps avait fort grandi, maissans prendre aucune importance. Aussi ne pouvait-on comprendrecomment ces jambes grêles, ces hanches sans force, ce torse toutratatiné, pouvaient soutenir la monstrueuse tête qu’ilssupportaient. Cette tête se composait des mêmes cheveux hérissés,des mêmes yeux verts, de la même bouche immense, du même mentoncotonneux que nous avons dit ; seulement, tout cela avait prisquinze ans de plus.

En apercevant ce monstre de laideur, le pauvreNathaniel frissonna et demanda au mécanicien et à l’astrologues’ils étaient bien sûrs que l’amande de la noisette Krakatuk dûtrendre la beauté à la princesse, attendu que, si elle demeuraitdans l’état où elle se trouvait, il était disposé à tenterl’épreuve, pour la gloire de réussir où tant d’autres avaientéchoué, mais à laisser l’honneur du mariage et le profit de lasuccession au trône à qui voudrait bien les accepter. Il va sansdire que le mécanicien et l’astrologue rassurèrent leur filleul,lui affirmant que, la noisette une fois cassée, et l’amande unefois mangée, Pirlipate redeviendrait à l’instant même la plus belleprincesse de la terre.

Mais, si la vue de la princesse Pirlipateavait glacé d’effroi le cœur du pauvre Nathaniel, il faut le direen l’honneur du pauvre garçon, sa présence à lui avait produit uneffet tout contraire sur le cœur sensible de l’héritière de lacouronne, et elle n’avait pu s’empêcher de s’écrier en levoyant :

– Oh ! que je voudrais bien que ce fûtcelui-ci qui cassât la noisette.

Ce à quoi la surintendante de l’éducation dela princesse répondit :

– Je crois devoir faire observer à VotreAltesse qu’il n’est point d’habitude qu’une jeune et jolieprincesse comme vous êtes dise tout haut son opinion en ces sortesde matières.

En effet, Nathaniel était fait pour tourner latête à toutes les princesses de la terre. Il avait une petitepolonaise de velours violet à brandebourgs et à boutons d’or, queson oncle lui avait fait faire pour cette occasion solennelle, uneculotte pareille, de charmantes petites bottes, si bien vernies etsi bien collantes, qu’on les aurait crues peintes. Il n’y avait quecette malheureuse queue de bois vissée à sa nuque, qui gâtait unpeu cet ensemble ; mais, en lui mettant des rallonges, l’oncleDrosselmayer lui avait donné la forme d’un petit manteau, et celapouvait, à la rigueur, passer pour un caprice de toilette, ou pourquelque mode nouvelle que le tailleur de Nathaniel tâchait, vu lacirconstance, d’introduire tout doucement à la cour.

Aussi, en voyant entrer le charmant petitjeune homme, ce que la princesse avait eu l’imprudence de dire touthaut, chacune des assistantes se le dit tout bas, et il n’y eut pasune seule personne, pas même le roi et la reine, qui ne désirâtdans le fond de l’âme que Nathaniel sortît vainqueur del’entreprise dans laquelle il était engagé.

De son côté, le jeune Drosselmayer s’approchaavec une confiance qui redoubla l’espoir qu’on avait en lui. Arrivédevant l’estrade royale, il salua le roi et la reine, puis laprincesse Pirlipate, puis les assistants ; après quoi, ilreçut du grand maître des cérémonies la noisette Krakatuk, la pritdélicatement entre l’index et le pouce, comme fait un escamoteurd’une muscade, l’introduisit dans sa bouche, donna un violent coupde poing sur la tresse de bois, et CRIC ! CRAC ! brisa lacoquille en plusieurs morceaux.

Puis, aussitôt, il débarrassa adroitementl’amande des filaments qui y étaient attachés, et la présenta à laprincesse, en lui tirant un gratte-pied aussi élégant querespectueux, après quoi il ferma les yeux et commença à marcher àreculons. Aussitôt la princesse avala l’amande, et, à l’instantmême, ô miracle ! le monstre difforme disparut, et futremplacé par une jeune fille d’une angélique beauté. Son visagesemblait tissu de flocons de soie roses comme les roses et blancscomme les lis ; ses yeux étaient d’étincelant azur, et sesboucles abondantes formées par des fils d’or retombaient sur sesépaules d’albâtre. Aussitôt les trompettes et les cymbalessonnèrent à tout rompre. Les cris de joie du peuple répondirent aubruit des instruments. Le roi, les ministres, les conseillers etles juges, comme lors de la naissance de Pirlipate, se mirent àdanser à cloche-pied, et il fallut jeter de l’eau de Cologne auvisage de la reine, qui s’était évanouie de ravissement.

Ce grand tumulte troubla fort le jeuneNathaniel Drosselmayer, qui, on se le rappelle, avait encore, pourachever sa mission, à faire les sept pas en arrière ; pourtantil se maîtrisa avec une puissance qui donna les plus hautesespérances pour l’époque où il régnerait à son tour, et ilallongeait précisément la jambe pour achever son septième pas,quand, tout à coup, la reine des souris perça le plancher, piaulantaffreusement, et vint s’élancer entre ses jambes ; de sortequ’au moment où le futur prince royal reposait le pied à terre, illui appuya le talon en plein sur le corps, ce qui le fit trébucherde telle façon, que peu s’en fallut qu’il ne tombât.

Ô fatalité ! Au même instant, le beaujeune homme devint aussi difforme que l’avait été avant lui laprincesse : ses jambes s’amincirent, son corps ratatinépouvait à peine soutenir son énorme et hideuse tête, ses yeux,devinrent verts, hagards et à fleur de tête ; enfin sa bouchese fendit jusqu’aux oreilles, et sa jolie petite barbe naissante sechangea en une substance blanche et molle, que plus tard onreconnut être du coton.

Mais la cause de cet évènement en avait étépunie en même temps qu’elle le causait. Dame Souriçonne se tordaitsanglante sur le plancher : sa méchanceté n’était donc pasrestée impunie. En effet, le jeune Drosselmayer l’avait pressée siviolemment contre le plancher avec le talon de sa botte, que lacompression avait été mortelle. Aussi, tout en se tordant, dameSouriçonne criait de toute la force de sa voixagonisante :

Krakatuk ! Krakatuk ! ô noisette si dure,

C’est à toi que je dois le trépas que j’endure.

Hi… hi… hi… hi…

Mais l’avenir me garde une revanche prête :

Mon fils me vengera sur toi, Casse-Noisette !

Pi… pi… pi… pi…

Adieu la vie,

Trop tôt ravie !

Adieu le ciel,

Coupe de miel !

Adieu le monde,

Source féconde…

Ah ! je me meurs !

Hi ! pi pi ! couic ! ! !

Le dernier soupir de dame Souriçonne n’étaitpeut-être pas très-bien rimé ; mais, s’il est permis de faireune faute de versification, c’est, on en conviendra, en rendant ledernier soupir !

Ce dernier soupir rendu, on appela le grandfeutrier de la cour, lequel prit dame Souriçonne par la queue etl’emporta, s’engageant à la réunir aux malheureux débris de safamille, qui, quinze ans et quelques mois auparavant, avaient étéenterrés dans un commun tombeau.

Comme, au milieu de tout cela, personne que lemécanicien et l’astrologue ne s’était occupé de NathanielDrosselmayer, la princesse, qui ignorait l’accident qui étaitarrivé, ordonna que le jeune héros fût amené devant elle ;car, malgré la semonce de la surintendante de son éducation, elleavait hâte de le remercier. Mais, à peine eut-elle aperçu lemalheureux Nathaniel, qu’elle cacha sa tête dans ses deux mains, etque, oubliant le service qu’il lui avait rendu, elles’écria :

– À la porte, à la porte, l’horribleCasse-Noisette ! à la porte ! à la porte ! à laporte !

Aussitôt le grand maréchal du palais prit lepauvre Nathaniel par les épaules et le poussa sur l’escalier.

Le roi, plein de rage de ce qu’on avait osélui proposer un casse-noisette pour gendre, s’en prit àl’astrologue et au mécanicien, et, au lieu de la rente de dix millethalers et de la lunette d’honneur qu’il devait donner au premier,au lieu de l’épée en diamant, du grand ordre royal de l’Araignéed’or et de la redingote jaune qu’il devait donner au second, il lesexila hors de son royaume, ne leur donnant que vingt-quatre heurespour en franchir les frontières.

Il fallut obéir. Le mécanicien, l’astrologueet le jeune Drosselmayer, devenu casse-noisette, quittèrent lacapitale et traversèrent la frontière. Mais, à la nuit venue, lesdeux savants consultèrent de nouveau les étoiles et lurent dans laconjonction des astres que, tout contrefait qu’il était, leurfilleul n’en deviendrait pas moins prince et roi, s’il n’aimaitmieux toutefois rester simple particulier, ce qui serait laissé àson choix ; et cela arriverait quand sa difformité auraitdisparu ; et sa difformité disparaîtrait, quand il auraitcommandé en chef un combat, dans lequel serait tué le prince que,après la mort de ses sept premiers fils, dame Souriçonne avait misau monde avec sept têtes, et qui était le roi actuel dessouris ; enfin, lorsque, malgré sa laideur, Casse-Noisetteserait parvenu à se faire aimer d’une jolie dame.

En attendant ces brillantes destinées,Nathaniel Drosselmayer, qui était sorti de la boutique paternelleen qualité de fils unique, y rentra en qualité decasse-noisette.

Il va sans dire que son père ne le reconnutaucunement, et que, lorsqu’il demanda à son frère le mécanicien età son ami l’astrologue ce qu’était devenu son fils bien-aimé, lesdeux illustres personnages répondirent, avec cet aplomb quicaractérise les savants, que le roi et la reine n’avaient pas vouluse séparer du sauveur de la princesse, et que le jeune Nathanielétait resté à la cour, comblé de gloire et d’honneur.

Quant au malheureux Casse-Noisette, quisentait tout ce que sa position avait de pénible, il ne souffla pasle mot, attendant de l’avenir le changement qui devait s’opérer enlui. Cependant, nous devons avouer que, malgré la douceur de soncaractère et la philosophie de son esprit, il gardait, au fond deson énorme bouche, une de ses plus grosses dents à l’oncleDrosselmayer, qui, l’étant venu chercher au moment où il y pensaitle moins, et l’ayant séduit par ses belles promesses, était laseule et unique cause du malheur épouvantable qui lui étaitarrivé.

Voilà, mes chers enfants, l’histoire de lanoisette Krakatuk et de la princesse Pirlipate, telle que laraconta le parrain Drosselmayer à la petite Marie, et vous savezpourquoi l’on dit maintenant d’une chose difficile :

« C’est une dure noisette àcasser. »

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