Histoire d’un casse-noisette

Le voyage

Casse-Noisette frappa encore une fois dans sesdeux mains ; alors le fleuve d’essence de rose se gonflavisiblement, et, de ses flots agités, sortit un char de coquillagescouvert de pierreries étincelant au soleil, et traîné par desdauphins d’or. Douze charmants petits Maures, avec des bonnets enécailles de dorade et des habits en plumes de colibri, sautèrentsur le rivage, et portèrent doucement Marie d’abord, et ensuiteCasse-Noisette, dans le char, qui se mit à cheminer sur l’eau.

C’était, il faut l’avouer, une ravissantechose, et qui pourrait se comparer au voyage de Cléopâtre remontantle Cydnus, que de voir Marie sur son char de coquillages, embauméede parfums, flottant sur des vagues d’essence de rose, s’avançanttraînée par des dauphins d’or, qui relevaient la tête et lançaienten l’air des gerbes brillantes de cristal rosé qui retombaient enpluie diaprée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Enfin, pourque la joie pénétrât par tous les sens, une douce harmoniecommençait de retentir, et l’on entendait de petites voixargentines qui chantaient :

« Qui donc vogue ainsi sur le fleuved’essence de rose ? Est-ce la fée Mab ou la reineTitania ? Répondez, petits poissons qui scintillez sous lesvagues, pareils à des éclairs liquides ; répondez, cygnesgracieux qui glissez à la surface de l’eau ; répondez, oiseauxaux vives couleurs qui traversez l’air comme des fleursvolantes. »

Et, pendant ce temps, les douze petits Mauresqui avaient sauté derrière le char de coquillages secouaient encadence leurs petits parasols garnis de sonnettes, à l’ombredesquels ils abritaient Marie, tandis que celle-ci, penchée sur lesflots, souriait au charmant visage qui lui souriait dans chaquevague qui passait devant elle.

Ce fut ainsi qu’elle traversa le fleuved’essence de rose et s’approcha de la rive opposée. Puis,lorsqu’elle n’en fut plus qu’à la longueur d’une rame, les douzeMaures sautèrent, les uns à l’eau, les autres sur le rivage, et,faisant la chaîne, ils portèrent, sur un tapis d’angélique toutparsemé de pastilles de menthe, Marie et Casse-Noisette.

Restait à traverser un petit bosquet, plusjoli peut-être encore que la forêt de Noël, tant chaque arbrebrillait et étincelait de sa propre essence. Mais ce qu’il y avaitde remarquable surtout, c’étaient les fruits pendus aux branches,et qui n’étaient pas seulement d’une couleur et d’une transparencesingulières, les uns jaunes comme des topazes, les autres rougescomme des rubis, mais encore d’un parfum étrange.

– Nous sommes dans le bois des Confitures, ditCasse-Noisette, et au delà de cette lisière est la capitale.

Et, en effet, Marie écarta les dernièresbranches, et resta stupéfaite en voyant l’étendue, la magnificenceet l’originalité de la ville qui s’élevait devant elle, sur unepelouse de fleurs. Non-seulement les murs et les clochersresplendissaient des plus vives couleurs, mais encore, pour laforme des bâtiments, il n’y avait point à espérer d’en rencontrerde pareils sur la terre. Quant aux remparts et aux portes, ilsétaient entièrement construits avec des fruits glacés quibrillaient au soleil de leur propre couleur, rendue plus brillanteencore par le sucre cristallisé qui les recouvrait. À la porteprincipale, et qui fut celle par laquelle ils firent leur entrée,des soldats d’argent leur présentèrent les armes, et un petithomme, enveloppé d’une robe de chambre de brocart d’or, se jeta aucou de Casse-Noisette en lui disant :

– Oh ! cher prince, vous voilà doncenfin ! Soyez le bienvenu à Confiturembourg.

Marie s’étonna un peu du titre pompeux qu’ondonnait à Casse-Noisette ; mais elle fut bientôt distraite deson étonnement par une rumeur formée d’une telle quantité de voixqui jacassaient en même temps, qu’elle demanda à Casse-Noisettes’il y avait, dans la capitale du royaume des poupées, quelqueémeute ou quelque fête.

– Il n’y a rien de tout cela, chère demoiselleSilberhaus, répondit Casse-Noisette ; mais Confiturembourg estune ville joyeuse et peuplée qui fait grand bruit à la surface dela terre ; et cela se passe tous les jours, comme vous allezle voir pour aujourd’hui ; seulement, donnez-vous la peined’avancer, voilà tout ce que je vous demande.

Marie, poussée à la fois par sa proprecuriosité et par l’invitation si polie de Casse-Noisette, hâta samarche, et se trouva bientôt sur la place du grand marché, quiavait un des plus magnifiques aspects qui se pût voir. Toutes lesmaisons d’alentour étaient en sucreries, montées à jour, avecgaleries sur galeries ; et, au milieu de la place, s’élevait,en forme d’obélisque, une gigantesque brioche, du milieu delaquelle s’élançaient quatre fontaines de limonade, d’orangeade,d’orgeat et de sirop de groseille. Quant aux bassins, ils étaientremplis d’une crème si fouettée et si appétissante, que beaucoup degens très-bien mis, et qui paraissaient on ne peut plus comme ilfaut, en mangeaient publiquement à la cuiller. Mais ce qu’il yavait de plus agréable et de plus récréatif à la fois, c’étaient decharmantes petites gens qui se coudoyaient et se promenaient parmilliers, bras dessus bras dessous, riant, chantant et causant àpleine voix, ce qui occasionnait ce joyeux tumulte que Marie avaitentendu. Il y avait là, outre les habitants de la capitale, deshommes de tous les pays : Arméniens, Juifs, Grecs, Tyroliens,officiers, soldats, prédicateurs, capucins, bergers etpolichinelles ; enfin toute espèce de gens, de bateleurs et desauteurs, comme on en rencontre dans le monde.

Bientôt le tumulte redoubla à l’entrée d’unerue qui donnait sur la place, et le peuple s’écarta pour laisserpasser un cortège. C’était le Grand Mogol qui se faisait porter surun palanquin, accompagné de quatre-vingt-treize grands de sonroyaume et sept cents esclaves ; mais, en ce moment même, ilse trouva, par hasard, que, par la rue parallèle, arriva le GrandSultan à cheval, lequel était accompagné de trois centsjanissaires. Les deux souverains avaient toujours été quelque peurivaux et, par conséquent, ennemis ; ce qui faisait que lesgens de leurs suites se rencontraient rarement sans que cetterencontre amenât quelque rixe. Ce fut bien autre chose, on lecomprendra facilement, quand ces deux puissants monarques setrouvèrent en face l’un de l’autre ; d’abord, ce fut uneconfusion du milieu de laquelle essayèrent de se tirer les gens dupays ; mais bientôt on entendit les cris de fureur et dedésespoir : un jardinier qui se sauvait avait abattu, avec lemanche de sa bêche, la tête d’un bramine fort considéré dans sacaste, et le Grand Sultan lui-même avait renversé de son cheval unpolichinelle alarmé qui avait passé entre les jambes de sonquadrupède ; le brouhaha allait en augmentant, quand l’homme àla robe de chambre de brocart, qui, à la porte de la ville, avaitsalué Casse-Noisette du titre de prince, grimpa d’un seul élan touten haut de la brioche, et, ayant sonné trois fois d’une clocheclaire, bruyante et argentine, s’écria trois fois :

– Confiseur ! confiseur !confiseur !

Aussitôt le tumulte s’apaisa ; les deuxcortèges embrouillés se débrouillèrent ; on brossa le GrandSultan qui était couvert de poussière ; on remit la tête aubramine, en lui recommandant de ne pas éternuer de trois jours, depeur qu’elle ne se décollât ; puis, le calme rétabli, lesallures joyeuses recommencèrent, et chacun revint puiser de lalimonade, de l’orangeade et du sirop de groseille à la fontaine, etmanger de la crème à pleines cuillers dans ses bassins.

– Mais, mon cher monsieur Drosselmayer, ditMarie, quelle est donc la cause de l’influence exercée sur ce petitpeuple par ce mot trois fois répété :

« Confiseur, confiseur,confiseur ? »

– Il faut vous dire, Mademoiselle, réponditCasse-Noisette, que le peuple de Confiturembourg croit, parexpérience, à la métempsycose, et est soumis à l’influencesupérieure d’un principe appelé confiseur, lequel principelui donne, selon son caprice, et en le soumettant à une cuissonplus ou moins prolongée, la forme qui lui plaît. Or, comme chacuncroit toujours sa forme la meilleure, il n’y a jamais personne quise soucie d’en changer ; voilà d’où vient l’influence magiquede ce mot confiseur, sur les Confiturembourgeois, etcomment ce mot, prononcé par le bourgmestre, suffit pour apaiser leplus grand tumulte, comme vous venez de le voir : chacun, àl’instant même, oublie les choses terrestres, les côtes enfoncéeset les bosses à la tête ; puis, rentrant en lui-même, sedit : « Mon Dieu ! qu’est-ce que l’homme, et que nepeut-il pas devenir ? »

Tout en causant ainsi, on était arrivé en faced’un palais répandant une lueur rose et surmonté de cent tourellesélégantes et aériennes ; les murs en étaient parsemés debouquets de violettes, de narcisses, de tulipes et de jasmins quirehaussaient de couleurs variées le fond rosé sur lequel il sedétachait. La grande coupole du milieu était parsemée de milliersd’étoiles d’or et d’argent.

– Oh ! mon Dieu, s’écria Marie, quel estdonc ce merveilleux édifice ?

– C’est le palais des Massepains, réponditCasse-Noisette, c’est-à-dire l’un des monuments les plusremarquables de la capitale du royaume des poupées.

Cependant, toute perdue qu’elle était dans sonadmiration contemplative, Marie ne s’en aperçut pas moins que latoiture d’une des grandes tours manquait entièrement, et que despetits bonshommes de pain d’épice, montés sur un échafaudage decannelle, étaient occupés à la rétablir. Elle allait questionnerCasse-Noisette sur cet accident, lorsque, prévenant sonintention :

– Hélas ! dit-il, il y a peu de temps quece palais a été menacé de grandes dégradations, si ce n’est d’uneruine entière. Le géant Bouche-Friande mordit légèrement cettetour, et il avait même déjà commencé de grignoter la coupole,lorsque les Confiturembourgeois vinrent lui apporter en tribut unquartier de la ville, nommé Nougat, et une grande portion de laforêt Angélique ; moyennant quoi, il consentit à s’éloigner,sans avoir fait d’autres dégâts que celui que vous voyez.

Dans ce moment, on entendit une douce etcharmante musique.

Les portes du palais s’ouvrirentd’elles-mêmes, et douze petits pages en sortirent, portant dansleurs mains des brins d’herbe aromatique, allumés en guise deflambeaux ; leurs têtes étaient composées d’une perle ;six d’entre eux avaient le corps fait de rubis et six autresd’émeraudes, et avec cela ils trottaient fort joliment sur deuxpetits pieds d’or ciselés avec le plus grand soin et dans le goûtde Benvenuto Cellini.

Ils étaient suivis de quatre dames de lataille tout au plus de mademoiselle Clairchen, sa nouvelle poupée,mais si splendidement vêtues, si richement parées, que Marie ne putméconnaître en elles les princesses royales de Confiturembourg.Toutes quatre, en apercevant Casse-Noisette, s’élancèrent à son couavec la plus tendre effusion, s’écriant en même temps et d’uneseule voix :

– Ô mon prince ! mon excellentprince ! … Ô mon frère ! mon excellent frère !

Casse-Noisette paraissait fort touché ;il essuya les nombreuses larmes qui coulaient de ses yeux, et,prenant Marie par la main, il dit pathétiquement, en s’adressantaux quatre princesses :

– Mes chères sœurs, voici mademoiselle MarieSilberhaus que je vous présente ; c’est la fille de M. leprésident Silberhaus, de Nuremberg, homme fort considéré dans laville qu’il habite. C’est elle qui a sauvé ma vie ; car, si,au moment où je venais de perdre la bataille, elle n’avait pas jetésa pantoufle au roi des souris, et si, plus tard, elle n’avait paseu la bonté de me prêter le sabre d’un major mis à la retraite parson frère, je serais maintenant couché dans le tombeau, ou, qui pisest encore, dévoré par le roi des souris. Ah ! chèredemoiselle Silberhaus, s’écria Casse-Noisette dans un enthousiasmequ’il ne pouvait plus maîtriser, Pirlipate, la princesse Pirlipate,toute fille du roi qu’elle était, n’était pas digne de dénouer lescordons de vos jolis petits souliers.

– Oh ! non, non, bien certainement,répétèrent en chœur les quatre princesses.

Et, se jetant au cou de Marie, elless’écrièrent :

– Ô noble libératrice de notre cher etbien-aimé prince et frère ! ô excellente demoiselleSilberhaus !

Et, avec ces exclamations, que leur cœurgonflé de joie ne leur permettait pas de développer davantage, lesquatre princesses conduisirent Marie et Casse-Noisette dansl’intérieur du palais, les forcèrent de s’asseoir sur de charmantspetits canapés en bois de cèdre et du Brésil, parsemés de fleursd’or, disant qu’elles voulaient elles-mêmes préparer leur repas. Enconséquence, elles allèrent chercher une quantité de petits vaseset de petites écuelles de la plus fine porcelaine du Japon, descuillers, des couteaux, des fourchettes, des casseroles et autresustensiles de cuisine tout en or et en argent ; apportèrentles plus beaux fruits et les plus délicieuses sucreries que Marieeût jamais vus, et commencèrent à se trémousser de telle façon, queMarie vit bien que les princesses de Confiturembourg s’entendaientmerveilleusement à faire la cuisine. Or, comme Marie s’entendaitaussi très-bien à ces sortes de choses, elle souhaitaitintérieurement de prendre une part active à ce qui sepassait ; alors, comme si elle eût pu deviner le vœu intérieurde Marie, la plus jolie des quatre sœurs de Casse-Noisette luitendit un petit mortier d’or et lui dit :

– Chère libératrice de mon frère, pilez-moi,je vous prie, de ce sucre candi.

Marie s’empressa de se rendre à l’invitation,et, tandis qu’elle frappait si gentiment dans le mortier, qu’il ensortait une mélodie charmante, Casse-Noisette se mit à raconterdans le plus grand détail toutes ses aventures ; mais, choseétrange, il semblait à Marie, pendant ce récit, que peu à peu lesmots du jeune Drosselmayer, ainsi que le bruit du mortier,n’arrivaient plus qu’indistinctement à son oreille ; bientôt,elle se vit enveloppée comme d’une légère vapeur ; puis lavapeur se changea en une gaze d’argent, qui s’épaissit de plus enplus autour d’elle, et qui peu à peu lui déroba la vue deCasse-Noisette et des princesses ses sœurs. Alors des chantsétranges, qui lui rappelaient ceux qu’elle avait entendus sur lefleuve d’essence de rose, se firent entendre mêlés au murmurecroissant des eaux ; puis il sembla à Marie que les vaguespassaient sous elle et la soulevaient en se gonflant. Elle sentitqu’elle montait haut, plus haut, bien plus haut, plus haut encore,et prrrrrrrrou ! et, paff ! qu’elle tombait d’une hauteurqu’elle ne pouvait mesurer.

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