Histoire d’un casse-noisette

La bataille

– Trompettes, sonnez la charge !Tambours, battez la générale ! cria Casse-noisette.

Et aussitôt les trompettes du régiment dehussards de Fritz se mirent à sonner, tandis que les tambours deson infanterie commençaient à battre et qu’on entendait le bruitsourd et rebondissant des canons sautant sur leurs affûts. En mêmetemps, un corps de musiciens s’organisa : c’étaient desfigaros avec leurs guitares, des piféraris avec leurs musettes, desbergers suisses avec leurs cors, des nègres avec leurs triangles,qui, quoiqu’ils ne fussent aucunement convoqués par Casse-noisette,ne commencèrent pas moins comme volontaires à descendre d’un rayonà l’autre en jouant la marche des Samnites. Cela, sans doute, montala tête aux bonshommes les plus pacifiques, et, à l’instant même,une espèce de garde nationale commandée par le suisse de laparoisse, et dans les rangs de laquelle se rangèrent les arlequins,les polichinelles, les pierrots et les pantins, s’organisa, et, enun instant, s’armant de tout ce qu’elle put trouver, fut prête pourle combat. Il n’y eut pas jusqu’à un cuisinier qui, quittant sonfeu, ne descendît avec sa broche, à laquelle était déjà passé undindon à moitié rôti, et, n’allât prendre sa place dans les rangs.Casse-noisette se mit à la tête de ce vaillant bataillon, qui, à lahonte des troupes réglées, se trouva le premier prêt.

Il faut tout dire aussi, car on croirait quenotre sympathie pour l’illustre milice citoyenne dont nous faisonspartie nous aveugle : ce n’était pas la faute des hussards etdes fantassins de Fritz s’ils n’étaient pas en mesure aussirapidement que les autres. Fritz, après avoir placé les sentinellesperdues et les postes avancés, avait caserné le reste de son arméedans quatre boîtes qu’il avait refermées sur elle. Les malheureuxprisonniers avaient donc beau entendre le tambour et la trompettequi les appelaient à la bataille, ils étaient enfermés et nepouvaient sortir. On les entendait dans leurs boîtes grouillercomme des écrevisses dans un panier ; mais, quels que fussentleurs efforts, ils ne pouvaient sortir. Enfin les grenadiers, moinsbien enfermés que les autres, parvinrent à soulever le couvercle deleur boîte, et prêtèrent main-forte aux chasseurs et auxvoltigeurs. En un instant tous furent sur pied, et alors, sentantde quelle utilité leur serait la cavalerie, ils allèrent délivrerles hussards, qui se mirent aussitôt à caracoler sur les flancs età se ranger quatre par quatre.

Mais, si les troupes réglées étaient en retardde quelques minutes, grâce à la discipline dans laquelle Fritz lesavait maintenues, elles eurent bientôt réparé le temps perdu, etfantassins, cavaliers, artilleurs se mirent à descendre, pareils àune avalanche, au milieu des applaudissements de mademoiselle Roseet de mademoiselle Claire, qui battaient des mains en les voyantpasser, et les excitaient du geste et de la voix, comme faisaientautrefois les belles châtelaines dont sans doute ellesdescendaient.

Cependant le roi des souris avait compris quec’était une armée tout entière à laquelle il allait avoir affaire.En effet, au centre était Casse-Noisette avec sa vaillante gardecivique ; à gauche, le régiment de hussards qui n’attendaitque le moment de charger ; à droite, une infanterieformidable ; tandis que, sur un tabouret qui dominait tout lechamp de bataille, venait de s’établir une batterie de dix piècesde canon ; en outre, une puissante réserve, composée debonshommes de pain d’épice et de chevaliers en sucre de toutescouleurs, était demeurée dans l’armoire et commençait à s’agiter àson tour. Mais il était trop avancé pour reculer ; il donna lesignal par un couïc qui fut répété en chœur par toute sonarmée.

En même temps, une bordée d’artillerie, partiedu tabouret, répondit en envoyant au milieu des masses souriquoisesune volée de mitraille.

Presque au même instant, tout le régiment dehussards s’ébranla pour charger ; de sorte que, d’un côté, lapoussière qui s’élevait sous les pieds des chevaux ; del’autre, la fumée des canons qui s’épaississait de plus en plus,dérobèrent à Marie la vue du champ de bataille.

Mais, au milieu du bruit des canons, des crisdes combattants, du râle des mourants, elle continuait d’entendrela voix de Casse-Noisette dominant tout le fracas.

– Sergent Arlequin, criait-il, prenez vingthommes, et jetez-vous en tirailleur sur le flanc de l’ennemi.Lieutenant Polichinelle, formez-vous en carré. Capitaine Paillasse,commandez des feux de peloton. Colonel des hussards, chargez parmasses, et non par quatre, comme vous faites. Bravo !messieurs les soldats de plomb, bravo ! Que tout le mondefasse son devoir comme vous le faites, et la journée est ànous !

Mais, par ces encouragements mêmes, Mariecomprenait que la bataille était acharnée et la victoire indécise.Les souris, refoulées par les hussards, décimées par les feux depeloton, culbutées par les volées de mitraille, revenaient sanscesse plus pressées, mordant et déchirant tout ce qu’ellesrencontraient ; c’était, comme les mêlées du temps de lachevalerie, une affreuse lutte corps à corps, dans laquelle chacunattaquait et se défendait sans s’inquiéter de son voisin.Casse-Noisette voulait inutilement dominer l’ensemble desmouvements et procéder par masses. Les hussards, ramenés par uncorps considérable de souris, s’étaient éparpillés et tentaientinutilement de se réunir autour de leur colonel ; un grosbataillon de souris les avait coupés du corps d’armée et débordaitla garde civique, qui faisait des merveilles. Le suisse de laparoisse se démenait avec sa hallebarde comme un diable dans unbénitier ; le cuisinier enfilait des rangs tout entiers desouris avec sa broche ; les soldats de plomb tenaient commedes murailles ; mais Arlequin, avec ses vingt hommes, avaitété repoussé, et était venu se mettre sous la protection de labatterie ; mais le carré du lieutenant Polichinelle avait étéenfoncé, et ses débris, en s’enfuyant, avaient jeté du désordredans la garde civique ; enfin le capitaine Paillasse, sansdoute par manque de cartouches, avait cessé son feu et se retiraitpas à pas, mais enfin se retirait. Il résulta de ce mouvementrétrograde, opéré sur toute la ligne, que la batterie de canons setrouva à découvert. Aussitôt le roi des souris, comprenant quec’était de la prise de cette batterie que dépendait pour lui lesuccès de la bataille, ordonna à ses troupes les plus aguerries decharger dessus. En un instant le tabouret fut escaladé ; lescanonniers se firent tuer sur leurs pièces. L’un d’eux mit même lefeu à son caisson, et enveloppa dans sa mort héroïque une vingtained’ennemis. Mais tout ce courage fut inutile contre le nombre, etbientôt une volée de mitraille, tirée par ses propres pièces, etqui frappa en plein dans le bataillon que commandaitCasse-Noisette, lui apprit que la batterie du tabouret était tombéeau pouvoir de l’ennemi.

Dès lors la bataille fut perdue, etCasse-Noisette ne s’occupa plus que de faire une retraitehonorable ; seulement, pour donner quelque relâche à sestroupes, il appela à lui la réserve.

Aussitôt les bonshommes de pain d’épice et lecorps de bonbons en sucre descendirent de l’armoire et donnèrent àleur tour. C’étaient des troupes fraîches, il est vrai, mais peuexpérimentées : les bonshommes de pain d’épice surtout étaientfort maladroits, et, frappant à tort et à travers, estropiaientaussi bien les amis que les ennemis ; le corps des bonbonstenait ferme ; mais il n’y avait entre les combattants aucunehomogénéité : c’étaient des empereurs, des chevaliers, desTyroliens, des jardiniers, des cupidons, des singes, des lions etdes crocodiles, de sorte qu’ils ne pouvaient combiner leursmouvements, et n’avaient de puissance que comme masse. Cependantleur concours produisit un utile résultat : à peine les souriseurent-elles goûté des bonshommes de pain d’épice et entamé lecorps de bonbons, qu’elles abandonnèrent les soldats de plomb, danslesquels elles avaient grand’peine à mordre, et les polichinelles,les paillasses, les arlequins, les suisses et les cuisiniers, quiétaient simplement rembourrés d’étoupe et de son, pour se ruer surla malheureuse réserve, qui, en un instant, fut entourée par desmilliers de souris, et, après une défense héroïque, fut dévoréeavec armes et bagages.

Casse-Noisette avait voulu profiter de cemoment de repos pour rallier son armée ; mais le terriblespectacle de la réserve anéantie avait glacé les plus fierscourages. Paillasse était pâle comme la mort ; Arlequin avaitson habit en lambeaux ; une souris avait pénétré dans la bossede Polichinelle, et, comme le renard du jeune Spartiate, luidévorait les entrailles ; enfin le colonel des hussards étaitprisonnier avec une partie de son régiment, et, grâce aux chevauxdes malheureux captifs, un corps de cavalerie souriquoise venait des’organiser.

Il ne s’agissait donc plus, pour l’infortunéCasse-Noisette, de victoire ; il ne s’agissait même plus deretraite, il ne s’agissait que de mourir. Casse-Noisette se mit àla tête d’un petit groupe d’hommes, décidés comme lui à vendrechèrement leur vie.

Pendant ce temps, la désolation régnait parmiles poupées : mademoiselle Claire et mademoiselle Rose setordaient les bras, et jetaient les hauts cris.

– Hélas ! disait mademoiselle Claire, mefaudra-t-il mourir à la fleur de l’âge, moi, fille de roi, destinéeà un si bel avenir ?

– Hélas ! disait mademoiselle Rose, mefaudra-t-il tomber vivante au pouvoir de l’ennemi ; et ne mesuis-je si bien conservée que pour être rongée par d’immondessouris ?

Les autres poupées couraient éplorées, etleurs cris se mêlaient aux lamentations des deux poupéesprincipales.

Pendant ce temps, les affaires allaient deplus mal en plus mal pour Casse-Noisette : il venait d’êtreabandonné du peu d’amis qui lui étaient restés fidèles. Les débrisde l’escadron de hussards s’étaient réfugiés dans l’armoire ;les soldats de plomb étaient entièrement tombés an pouvoir del’ennemi ; il y avait longtemps que les artilleurs étaienttrépassés ; la garde civique était morte comme les trois centsSpartiates, sans reculer d’un pas. Casse-Noisette était acculécontre le rebord de l’armoire, qu’il tentait en vaind’escalader : il lui eût fallu pour cela l’aide demademoiselle Claire ou de mademoiselle Rose ; mais toutes deuxavaient pris le parti de s’évanouir. Casse-Noisette fit un derniereffort, rassembla tous ses moyens, et cria, dans l’agonie dudésespoir :

– Un cheval ! un cheval ! macouronne pour un cheval !

Mais, comme la voix de Richard III, savoix resta sans écho, ou plutôt elle le dénonça à l’ennemi. Deuxtirailleurs se précipitèrent sur lui et le saisirent par sonmanteau de bois. Au même instant, on entendit la voix du roi dessouris, qui criait par ses sept gueules :

– Sur votre tête, prenez-le vivant !Songez que j’ai ma mère à venger. Il faut que son suppliceépouvante les Casse-Noisettes à venir !

Et, en même temps, le roi se précipita vers leprisonnier.

Mais Marie ne put supporter plus longtemps cethorrible spectacle.

– Ô mon pauvre Casse-Noisette !s’écria-t-elle en sanglotant ; mon pauvre Casse-Noisette, quej’aime de tout mon cœur, te verrai-je donc périr ainsi !

Et, en même temps, d’un mouvement instinctif,sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, Marie détacha sonsoulier de son pied, et, de toutes ses forces, elle le jeta aumilieu de la mêlée, et cela si adroitement, que le terribleprojectile atteignit le roi des souris, qui roula dans lapoussière. Au même instant, roi et armée, vainqueurs et vaincus,disparurent comme anéantis. Marie ressentit à son bras blessé unedouleur plus vive que jamais ; elle voulut gagner un fauteuilpour s’asseoir ; mais les forces lui manquèrent, et elle tombaévanouie.

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