Histoire d’un casse-noisette

L’ÉGOÏSTE

Carl avait hérité, de son père, d’une ferme avec ses troupeaux,son bétail et ses récoltes ; les granges les étables et lesbûchers regorgeaient de richesses et pourtant, chose étrange àdire, Carl ne paraissait rien voir de tout cela ; son seuldésir était d’amasser davantage, et il travaillait nuit et jour,comme s’il eût été le plus pauvre paysan du village. Il était connupour être le moins généreux de tous les fermiers de la contrée, etaucun individu, pouvant gagner sa vie ailleurs, n’aurait ététravailler chez lui. Son personnel changeait continuellement, parceque ses domestiques, qu’il laissait souffrir de la faim, sedécourageaient promptement et le quittaient. Ceci l’inquiétait fortpeu, car il avait une bonne et aimable sœur. Amil était uneexcellente ménagère, et s’occupait sans cesse du bien-être deCarl ; quoiqu’elle s’efforçât, de son côté, de compenser laparcimonie de son frère par sa générosité, elle ne pouvait pasgrand’chose, car il y regardait de trop près.

Carl était si égoïste, qu’il dînait toujours seul, parce qu’ilétait alors sûr d’avoir son dîner bien chaud, et de n’avoir que luiseul à servir ; tandis que sa sœur, ayant mangé un morceau àpart, pouvait ensuite s’occuper uniquement de lui. Il donnait pourraison qu’il n’aimait pas à faire attendre, n’étant pas sûr de sontemps ; toutefois, il ne manquait jamais d’arriver exactementà l’heure qu’il avait fixée lui-même pour son dîner. Il est doncbien avéré que Carl était égoïste ; c’est une qualité peuenviable.

Amil était recherchée par un homme très-bien posé pour faire sonchemin dans le monde ; néanmoins, Carl lui battait froid,parce qu’il craignait de perdre sa sœur, qui le servait sans exigerde gages. Vous devez comprendre qu’ils n’étaient pas fort bonsamis, car le motif de la froideur de Carl était trop apparent pourne pas sauter aux yeux des personnes les moins clairvoyantes ;mais Carl se moquait bien d’avoir des amis ! Il disaittoujours qu’il portait ses meilleurs amis dans sa bourse ;mais, hélas ! ces amis-là étaient, au contraire, ses plusgrands ennemis.

Un matin qu’en contemplation devant un champ de blé, dont lesépis dorés se balançaient autour de lui, il calculait ce que cechamp pourrait lui rapporter, Carl sentit tout à coup la terreremuer sous ses pieds.

– Ce doit être une énorme taupe, se dit-il en reculant, toutprêt à assommer la bête, dès qu’elle paraîtrait.

Mais la terre s’amoncela bientôt en masses si impétueuses, quemaître Carl fut renversé, et se trouva fort penaud d’avoir voulujauger sa récolte.

Son épouvante augmenta considérablement, lorsqu’il vit s’éleverde terre, non une taupe, mais un gnome de l’aspect le plus étrange,vêtu d’un beau pourpoint cramoisi, avec une longue plume flottant àson bonnet. Le gnome jeta sur Carl un regard qui ne présageait riende bon.

– Comment vous portez-vous, fermier ? dit-il avec unsourire sardonique qui déplut singulièrement à Carl.

– Qui êtes-vous, au nom du ciel ? fit Carl suffoqué.

– Je n’ai rien à faire avec le nom du ciel, répliqua legnome ; car je suis un esprit malfaisant.

– J’espère que vous n’avez pas l’intention de me faire dumal ? dit humblement Carl.

– En vérité, je n’en sais rien ! Je me propose seulement demoissonner votre blé cette nuit, au clair de la lune, parce que meschevaux, quoiqu’ils soient surnaturels, mangent aussi une quantitéde blé tout à fait surnaturelle ; en général, je récolte chezceux qui sont le plus en état de me faire cette offrande.

– Oh ! mon cher Monsieur, s’écria Carl, je suis le fermierle plus pauvre de tout le district ; j’ai une sœur à macharge, et j’ai éprouvé de terribles et nombreuses pertes.

– Mais, enfin, vous êtes Carl Grippenhausen, n’est-ce pas ?dit le gnome.

– Oui, Monsieur, balbutia Carl.

– Ces énormes rangées de tas de blé, qui ressemblent à unepetite ville, vous appartiennent-elles, oui on non ? dit legnome.

– Oui, Monsieur, répliqua encore Carl.

– Ce magnifique plant de navets et cette longue suite de terreslabourables, ces beaux troupeaux et ce riche bétail qui couvrent leflanc de la montagne, sont aussi à vous, je crois ?

– Oui, Monsieur, dit Carl d’une voix tremblante, car il étaitterrifié de voir combien le gnome avait d’exactes notions sur safortune.

– Vous, un pauvre homme ? Oh ! fi ! dit le gnomeen menaçant du doigt le misérable Carl d’un air de reproche. Sivous continuez à me conter de pareils contes, je ferai en sorte,d’un tour de main, que vos monstrueuses histoires deviennentvéritables… Fi ! fi ! fi !

En prononçant le dernier fi, il se rejeta dans laterre, mais le trou ne se ferma pas ; en conséquence, Carlvociféra ses supplications à tue-tête, criant miséricorde à sonétrange visiteur, qui ne daigna pas même lui répondre.

Inquiet et abattu, il s’achemina lentement vers sa maison ;comme il en approchait, en traversant le fourré, il aperçut legalant de sa sœur causant avec elle par-dessus le mur du jardin.Une pensée lui vint alors à l’esprit ; une pensée égoïste,bien entendu. Avant qu’ils eussent pu s’apercevoir de son approche,il se précipita vers eux, et, prenant la main de Wilhelm de lamanière la plus amicale, il l’invita à dîner avec lui. Ô merveilledes merveilles !… Il va sans dire que, malgré son extrêmesurprise, Wilhelm accepta de très-bonne grâce. Après le repas,l’idée lumineuse de Carl vit le jour, à l’étonnement toujourscroissant de sa sœur et de Wilhelm. Et que pensez-vous que fûtcette idée ? Rien autre chose, sinon d’échanger sa grandepièce de blé mûr, prête à être coupée, pour une de celles deWilhelm, où la moisson était moins copieuse. Après un débattrès-empressé de sa part, et de grandes démonstrations de bonnevolonté et de gaieté, ce curieux marché fut conclu, et Wilhelm s’enretourna chez lui beaucoup plus riche qu’il n’en était parti.

Carl se coucha, rassuré par le transport qu’il avait fait, autrop confiant Wilhelm, du blé qui devait être récolté au clair dela lune par le gnome pour nourrir ses chevaux gloutons.

Il ouvrit les yeux dès la pointe du jour ; car le gnomeavait hanté son sommeil. Il se hâta de s’habiller, et sortit dansles champs pour voir le résultat des travaux nocturnes dugnome : le blé était debout, agité par la brise matinale.

– Probablement, pensa Carl, j’aurai rêvé.

Alors il grimpa sur la colline, pour jeter un coup d’œil sur lechamp qu’il avait reçu en échange de son blé menacé ; mais dequelle horreur ne fut-il pas saisi en voyant ce champ presqueentièrement dépouillé, et l’affreux petit gnome, achevant sabesogne, en jetant les dernières gerbes dans un obscur abîme creuséprofondément en terre.

– Juste ciel ! que faites-vous ? s’écria-t-il. Il mesemble que vous aviez dit que vous moissonneriez ce champlà-bas ?

– J’ai dit, répondit le gnome, que j’allais récolter votre blé,à vous ; or, à moins que je n’aie mal compris, le champ dontvous parlez est à Wilhelm, n’est-il pas vrai ?

– Oui, malheureux que je suis !

Et, tombant à genoux pour implorer le gnome, Carl lui demandagrâce ; mais celui-ci, nonobstant ses prières, enleva ladernière gerbe ; puis la terre se referma, ne laissant aucunetrace qui pût signaler l’endroit où une si abondante récolte avaitété engloutie.

– Maintenant, comme vous voyez, j’ai fermé la porte de magrange, dit le gnome en ricanant. À présent, je vais aller mereposer ; bonjour, Carl !

Et il s’éloigna d’un air calme et satisfait.

Carl erra ça et là, à moitié fou, oubliant jusqu’à son dîner.Enfin, quand la nuit fut venue, il rentra chez lui, et, sansvouloir répondre aux questions affectueuses de sa sœur, il alla secoucher en boudant. Mais il avait à peine posé sa pauvre têtebouleversée sur l’oreiller, qu’une voix vint le réveiller, et luidit :

– Carl, mon bon ami, me voici venu pour causer un peu avecvous ; ainsi réveillez-vous et m’écoutez.

Il sortit sa tête de dessous les couvertures, et vit que sachambre était illuminée par une vive clarté, qui lui montra legnome assis sur le parquet de la chambre.

– Ah ! misérable ! s’écria-t-il, viens-tu me voler monrepos, comme tu m’as volé mon blé ? Va-t’en, ou bienj’assouvirai ma vengeance sur toi.

– Allons, allons, dit le gnome en riant, tu raffoles !… Nesais-tu pas, stupide garçon, que je ne suis qu’une ombre ?Autant vaudrait essayer d’étreindre l’air que de tenter dem’étreindre, moi ; d’ailleurs, je ne suis venu ici que pour tepromettre des richesses sans fin ; car vous êtes un hommeselon mon cœur : n’êtes-vous pas personnel et malin à un degrémerveilleux ? Écoutez-moi donc, mon bon Carl. Venez me trouverdemain au soir, avant le coucher du soleil, et je vous ferai voirun trésor dont l’excessive abondance dépasse toute imaginationhumaine. Débarrassez-vous de votre mesquine ferme ; le niaisqui aime votre sœur serait une excellente victime, car il a desamis qui l’aideraient à se tirer d’affaire, et à vous en défaire.Le prix qu’il pourrait vous en donner serait de peu d’importancepour vous, et, lorsque je vous aurai fait connaître le trésor dontje vous parle, vous en viendrez à dédaigner les sommes minimes quevous réalisez par les moyens ordinaires. Bonne nuit, faites dejolis rêves !

La lumière s’évanouit et le gnome partit.

– Ah ! dit Carl, ah ! c’est délicieux !ah !

Et il retomba dans son premier sommeil.

Le jour suivant, tout le monde crut que Carl était devenufou ; seulement, son naturel intéressé prenant le dessus, ilne céda pas la moindre pièce de monnaie du prix convenu avecWilhelm, qui était, du reste, trop content de pouvoir entrer enarrangement avec lui ; pourtant l’excès de sa surprise lefaisait douter de la réalité de la transaction. Enfin tout futprêt, et le jour fixé pour la noce d’Amil, car Wilhelm l’avaitprise, comme de juste, par-dessus le marché, bon ou mauvais, qu’ilavait conclu pour la ferme. Carl n’eut pas la patience d’attendrece jour-là, et, après avoir embrassé sa sœur, il la laissa entreles mains de quelques parents et partit. Il trouva le gnome assissur une barrière comme aurait pu le faire l’homme le plusordinaire.

– Vous êtes aussi ponctuel qu’une horloge, Carl, dit-il ;j’en suis fort aise, car il faut que nous soyons arrivés au pieddes montagnes que vous voyez là-bas, avant le lever de la lune.

À ces mots, il descendit d’un bond de son perchoir, et ilspoursuivirent leur chemin jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au bordd’un lac sur la surface duquel, au profond étonnement de Carl, legnome se mit à trotter comme si elle eût été gelée.

– Venez donc, mon ami, dit-il en se tournant vers Carl, quihésitait à le suivre.

Toutefois, voyant qu’il fallait en passer par là, celui-ciplongea jusqu’au cou, et se dirigea vers l’autre rive, que le gnomeavait depuis longtemps atteinte. Lorsqu’il y arriva à son tour, ilse trouvait dans un état fort désagréable ; ses dentsclaquaient, et l’eau qui découlait de ses vêtements reproduisait àses pieds en miniature le lac d’où il sortait.

– Je vous prie, monsieur le gnome, dit-il d’un ton assez aigre,que pareille chose ne se renouvelle point, ou je serais forcé derenoncer à votre connaissance.

– Renoncer à ma connaissance, dites-vous ? fit le gnome enricanant. Mon cher Carl, cela n’est point en votre pouvoir. Vousavez de votre plein gré plongé dans le lac enchanté, ce qui vousattache à moi pour un certain laps de temps. Je vous tiendrais aubout de la plus forte chaîne, que je ne serais pas plus sûr quevous me suivrez. Ainsi donc, marchez et songez à la récompense.

Carl fut un peu étourdi de ce qu’il entendait ; mais ils’aperçut bientôt que tout était exactement vrai ; car, dèsque le gnome se remit en marche, il se sentit contraint, par unepuissance irrésistible, à le suivre. Bientôt, ils se trouvèrent surle versant d’une montagne très-escarpée ; le gnome glissa lelong de cette pente avec la plus parfaite aisance, sans perdrel’équilibre ; quant au pauvre Carl, il accomplit cettedescente avec beaucoup moins de dignité, et surtout avec une telleimpétuosité, que de droite et de gauche de grosses pierres sedéplaçaient, s’entre-choquaient avec fracas, et dégringolaient dansles affreux précipices qui l’environnaient. Ses vêtements étaientdans un état déplorable ; les points des coutures cédaient, degrands morceaux de son manteau étaient arrachés ; car il nepouvait ralentir un seul instant sa course, afin de se dégager desronces et des épines qui s’attachaient sans cesse à lui, retenantdes parcelles de sa chair à mesure que la rapidité de sa fuitel’éloignait d’elles. À la fin, il roula comme un paquet au pied dela montagne, où il trouva le gnome, qui se réjouissait l’odorat enflairant le parfum d’une fleur sauvage.

Carl s’assit un moment pour reprendre sa respiration, et, commeson sang bouillait d’une rage concentrée, il s’écria :

– Brutal gnome ! je ne vous suivrai pas un pas de plus, ouvous me porterez ; je suis meurtri des pieds à la tête ;voyez comme vous m’avez arrangé !

– Ah ! c’est excellent ! fit le gnome sans s’émouvoir.Nous allons voir, mon garçon ! Quant à moi, je suisparfaitement à mon aise, et vous vous apercevrez, lorsque vous meconnaîtrez davantage, que je supporte avec une philosophieadmirable les malheurs des autres ; venez, Carl, mon bonami.

Cet horrible venez commençait à avoir pourCarl une terrible signification ; mais, de même qu’auparavant,il fut forcé d’obéir. Il marcha toujours, toujours, jusqu’à ce queses dents claquassent de froid ; il s’aperçut alors que leriant et chaud paysage était devenu aride comme en hiver ; etil jugea, d’après la quantité de pics neigeux se perdant dans lesnuages qu’il voyait autour de lui, qu’une grande mer devait êtreproche ; transi au point de pouvoir à peine se traîner, ilconjura le gnome de prendre quelques instants de repos ; à lafin, ce dernier s’assit.

– Je ne m’arrête que pour vous obliger, dit-il ; mais jecrois que l’immobilité prolongée serait pour vous chosedangereuse.

À ces mots, il exhiba une pipe qui paraissait beaucoup tropgrande pour avoir jamais pu entrer dans sa poche ; ill’alluma, et commença de fumer tout comme s’il était installéconfortablement au coin du feu, chez Carl. Le pauvre Carl leregarda faire pendant quelque temps, avec ses dents quis’entre-choquaient, et ses membres endoloris ; ensuite, il lepria de lui laisser aspirer une ou deux chaudes bouffées de sa pipeembrasée.

– Je n’oserais pas, Carl : c’est du tabac de démon,beaucoup trop fort pour vous. Chauffez vos doigts à la fumée, sivous pouvez. Je ne puis comprendre ce qui vous manque ; moi,je me trouve parfaitement à mon aise ; mais vous n’êtes pasphilosophe !

Carl gémit, et ne répondit rien à l’imperturbable fumeur.

Après avoir fumé très-longtemps, le gnome secoua sur le bout desa botte les cendres de sa pipe, et dit à Carl, grelottant, avec lesourire le plus affectueux :

– Mon bon ami, vous avez, en vérité, bien mauvaise mine !peut-être ferions-nous bien de nous remettre à marcher.

Il se leva sur-le-champ, et le pauvre Carl le suivit entrébuchant.

– Nous aurons plus chaud tout à l’heure, mon cher ami, fit-il ense tournant vers Carl, qui poussa un grognement sourd en manière deréplique ; car il sentait son impuissance à se soustraire àson sort.

Ils eurent, en effet, bientôt plus chaud ; la glacedisparut, la terre était couverte de verdure, émaillée en profusionde fleurs embaumées ; des guirlandes de ceps de vigne,couverts de grappes ravissantes, groupées sur les branchesétendues, séduisaient l’œil. Ils gravirent la montagne péniblement…c’est-à-dire péniblement pour Carl ; car, pour le gnome,descendre ou monter était aussi facile l’un que l’autre. À la fin,la montagne devint aride et desséchée ; les cendres craquaientsous leurs pieds, et des vapeurs nauséabondes s’échappaient de laterre crevassée.

– Je serais curieux de savoir où nous allons maintenant, se ditCarl en grommelant.

Il avait fini par découvrir que parler à ce démon était unepeine inutile et une perte de temps. Son incertitude ne dura paslongtemps, car les mugissements d’un énorme volcan retentirentbientôt à ses oreilles, et des pierres plurent sur sa tête et surses épaules. Il se traîna de rocher en rocher, exposé à chaqueinstant aux plus grands périls ; la terre se dérobait sous sespas d’une manière effrayante, la fumée l’étouffait et l’aveuglait,tandis que l’éternel refrain du gnome : « Avancez !avancez ! » auquel il lui était impossible de résister,achevait de le désespérer. À la fin, il n’eut plus la conscience dece qu’il faisait ; il sentit seulement qu’il tombait sur leversant de la montagne et roulait jusqu’au bas. Un bruyantclapotement, et la sensation de l’eau froide, lui annoncèrent qu’ilvenait de tomber au milieu des vagues de la mer ; l’instinctde la conservation le fit s’efforcer de remonter à la surface. Enreparaissant à fleur d’eau, il vit le gnome assis sur le tronc d’unarbre immense ; les vagues le ballottaient à sa portée.

– Étendez la main, bon gnome ! fit-il d’une voixdéfaillante, je vais enfoncer.

– Bah ! répondit le gnome, du courage, mon ami ! ilfaut que vous vous sauviez tout seul ; ce petit bout de troncd’arbre suffit à peine à m’empêcher de trop me fatiguer. Charitébien ordonnée commence par soi-même, comme vous savez, c’est lepremier point ; le second point, c’est vous ; je vousconseille donc de nager fort et ferme, dans le cas, bien entendu,où vous voudriez vous en donner la peine. Votre bail avec moi estfini, à moins que vous ne vouliez le renouveler de bonne volonté,par vos actions ou par vos souhaits ; adieu !

Les vagues mugissantes emportèrent en un instant le gnomerailleur hors de vue, et Carl resta seul à lutter contre les flots.Il nagea donc jusqu’à ce qu’il arrivât en vue du rivage ;alors, par bonheur, il aperçut quelques débris de bois pourri quiflottaient sur la mer, et semblaient avoir appartenu à une vieilledigue ; il s’y attacha d’une étreinte désespérée, et se mit àpousser de grands cris, espérant voir arriver, du rivage, à sonsecours. Les cris de Carl à demi submergé finirent par attirerl’attention des enfants d’un pêcheur qui jouaient sur laberge ; insoucieux du danger, ils poussèrent une barque dansl’eau, et se dirigèrent vers l’homme qui semblait près de se noyer.Après bien des efforts infructueux, ces courageux enfantsparvinrent à tirer Carl dans leur bateau.

– Merci ! merci ! balbutia-t-il en regardant cesenfants, qui n’avaient point hésité à risquer leur vie pour sauverla sienne.

– Ne nous remerciez pas, dit le petit garçon ; vous nesavez pas combien nous sommes heureux que le ciel nous ait procurél’occasion de vous délivrer d’une mort certaine ; c’est à nousà être reconnaissants chaque fois que nous pouvons faire une bonneaction ; voilà, du moins, ce que nous enseigne notre bonpère.

– Je voudrais que le mien m’eût donné les mêmes enseignements,pensa Carl.

Il embrassa tendrement les enfants ; il n’avait rien autrechose à leur donner ; car tout son or avait été perdu aumilieu de son voyage aventureux avec le perfide gnome.

Il demanda son chemin, et un petit paysan, un peu plus âgé queceux qui l’avaient délivré, offrit de traverser les hautesmontagnes avec lui, et de le reconduire jusqu’à sa maison, qui setrouvait à une très-grande distance, assurait le petitpaysan ; ce qui confondit Carl de surprise.

Déguenillé et les pieds blessés, Carl se mit en route avec sonjeune et agile petit guide, qui le soutenait avec la plus vivesollicitude dans les passages difficiles et dans les rudes sentiersde la montagne ; Carl se sentait honteux et rougissait envoyant ce simple enfant, sans souci de lui-même, mettre un si grandespace entre soi et son village, pour obliger un étranger pauvre etsouffrant, lui gazouiller ses petites chansons montagnardes pourégayer la longueur du chemin afin qu’il ne sentît ni la fatigue niles douleurs ; et, lorsqu’ils arrivaient à quelque endroitbien tranquille, s’asseyant à l’ombre à ses côtés, le jeune paysanétalait le contenu de son bissac, et partageait gaiement sesprovisions avec le voyageur.

À la fin, le chemin devint si facile et si directement tracé,que le complaisant conducteur de Carl se disposa à le quitter pourretourner chez lui ; mais, avant de le faire, il voulaitabsolument laisser à Carl le contenu de son havresac, de crainteque celui-ci ne souffrît de la faim. Carl ne voulut point yconsentir ; car, que deviendrait ce faible enfant, s’il leprivait de sa nourriture ? Tout en persistant dans son refus,il l’embrassa en le remerciant mille fois, et se mit à descendre lamontagne. – Carl avait appris à penser aux autres.

Il voyagea bien des jours à travers les vallées, apaisant safaim avec les mûres sauvages des haies, étanchant sa soif dansl’eau vive des ruisseaux ; enfin, il arriva près d’un villagecomposé de chaumières éparses. La fatigue et le manque denourriture avaient énervé sa constitution jadis si robuste ;il se traîna en chancelant, avec l’espoir de trouver quelqu’un quivînt à son secours ; mais il ne vit personne, excepté unejolie fille blonde qui était assise sur le seuil de sa cabane etmangeait du pain trempé dans du lait. Il essaya de s’approcherd’elle ; mais, incapable de faire un pas de plus, il tomba parterre tout de son long ; l’enfant se leva vivement en voyantchoir ainsi presque à ses pieds, et en entendant gémir l’étrangerhâve et misérable ; elle lui souleva la tête, et sa pâleurlivide, ainsi que sa maigreur, lui ayant dévoilé les causes de sasouffrance, elle porta la jatte de lait à ses lèvres et l’ymaintint jusqu’à ce qu’il eût avalé tout ce qu’elle contenait avecl’avidité de la faim. Cette enfant, sans penser un seul instant àautre chose qu’à la détresse de Carl mourant d’inanition, avaitvolontairement et avec joie sacrifié son déjeuner. – Souviens-toide cela, Carl ! – Il s’en souvint, en effet, lorsque, ranimé,il se remit en route, le cœur pénétré de l’exemple qu’il avaitreçu.

Il y avait encore un bien long et bien fatigant bout de cheminentre lui et sa maison… Sa maison ! ah ! le cœur luimanquait quand il se rappelait que ce n’était plus sa maison ;elle appartenait à son ami et à sa sœur, qu’il avait l’un etl’autre traités avec un si froid égoïsme jusqu’au dernier moment deleur séparation, alors que sa tête était remplie du mirage despromesses dorées de l’artificieux gnome, alors qu’il s’imaginaitposséder bientôt des richesses immenses, alors enfin qu’ils’efforçait de mettre, par sa conduite, entre eux et lui, une assezgrande distance pour qu’il ne pût être question de rien partageravec eux, quand même ils viendraient à tomber dans le besoin.Depuis que de nouveaux sentiments, dus aux bontés dont il avait étél’objet de toutes parts sans l’appât d’aucune récompense,s’emparaient de son cœur, il sentait combien il aurait peu droit defaire appel à leur charité, lui qui s’était rendu indigne de leuramitié ; et il soupirait en songeant à ce qu’il avait étéjadis.

La nuit le surprit dans une lande inculte et désolée, et, pourcompléter sa misère, la neige se mit à tomber en gros flocons quil’aveuglaient. Il boutonna étroitement sa redingote en lambeaux, etlutta contre la bourrasque glacée, qui tourbillonnait autour de luiavec une sorte de violence vengeresse. À la fin, la neige glacées’amoncela sur ses pieds transis, il avança plus lentement, et samarche devint de plus en plus pénible. L’ouragan redoublantd’impétuosité, il commença à chanceler ; il s’arrêta uninstant comme anéanti par le vent furieux, puis il s’affaissa etfut bientôt à demi enseveli sous une couche de neige.

Un tintement de grelots domina le bruit de la tempête ; ilannonçait l’approche d’un chariot couvert dont le roulement étaitamorti par la neige épaisse, à ce point qu’on eût pu douter de saprésence, si une lanterne, placée à l’intérieur, n’eût répandu auloin sa brillante lumière. La voiture atteignit en peu de minutesl’endroit où Carl était étendu ; le cheval se cabra à l’aspectde cette forme humaine étendue à terre ; le voyageurdescendit, releva l’étranger gelé, et, après quelques vigoureuxefforts, il le déposa sain et sauf dans son chariot, et gagna àtoute vitesse le plus prochain hameau, dont on apercevait au loinles lumières. Là, des soins actifs rappelèrent Carl à la vie, et lepremier visage qui s’offrit à ses regards fut celui de sonexcellent beau-frère Wilhelm, qui n’avait pu reconnaître, dans levoyageur mourant, isolé et déguenillé, son frère Carl, si riche etsi égoïste ; celui-ci, après une explication de quelques mots,découvrit qu’il avait voyagé, avec le gnome, pendant plus d’uneannée, ce qui lui parut inconcevable ; toutefois, Wilhelm luiaffirma que rien n’était plus réel, et l’assura en même temps qu’ilétait disposé à le recevoir dans sa maison, et à lui accorder, avecl’oubli complet de ses fautes passées, tout ce que l’affectionsincère est toujours prête à donner. Cette assurance fut un baumesalutaire pour les blessures physiques et morales de Carlrepentant. Wilhelm partit, le laissant reposer ses membresendoloris dans le lit doux et commode des villageois.

Le matin du jour suivant, la honte au visage, Carl s’acheminavers le seuil bien connu de son ancienne demeure ; mais sonpied avait à peine touché la première marche de l’escalier, que sasœur accourut se jeter dans ses bras et l’embrasser ; il cachasa figure dans le sein de cette généreuse femme et pleuraabondamment.

Le gnome, qui n’avait pas cessé de le suivre, avec l’espoirqu’il retomberait en son pouvoir, s’arrêta soudain à ce touchantspectacle ; et, tandis qu’il les contemplait tous deux d’unair de dépit, il devint graduellement de moins en moins visible àl’oeil, jusqu’à ce qu’il s’évanouît tout à fait.

Le démon de l’égoïsme était parti pour jamais, et Carl rendit desincères actions de grâces à Dieu, pour la terrible épreuve quiavait causé ce changement, et lui avait démontré qu’en s’occupantcharitablement des intérêts et du bien-être des autres, iltravaillait pour lui-même, et concourait le plus efficacement à sonpropre bonheur. Il avait donc, en réalité, découvert un trésormille fois plus précieux que tout l’or de la terre.

FIN DE L’ÉGOÏSTE.

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