Histoire d’un paysan – 1792 – La Patrie en danger

Chapitre 7

 

C’est au pays qu’il aurait fallu voir la joiedes anciens justiciers, du prévôt, du lieutenant de police et deséchevins destitués, lorsqu’ils apprirent le malheur du Champ deMars. La satisfaction de ces gens était comme peinte sur leursfigures ; ils ne pouvaient la cacher. Le père Raphaël Manque,un respectable bourgeois de Phalsbourg, président de notre club,prononça sur ces choses un discours désolé, disant que Marat,Fréron, Desmoulins et d’autres gazetiers abominables, en dénonçanttout le monde, en représentant Lafayette, l’ami de Washington,comme un traître, et Bailly, le président des états généraux au Jeude paume, comme un imbécile, étaient cause de tout ; qu’àforce de vous exciter et de vous agacer, ces gens vous faisaientperdre la tête, et qu’il ne fallait qu’un instant de colère pourcauser les plus grands malheurs.

Voilà comment il expliquait l’affaire. Mais lajoie de nos ennemis nous montrait que c’était bien autrement graveet que cela partait de plus haut.

En même temps commençaient les assembléesprimaires pour nommer les députés de la législative ; la listedes citoyens actifs était affichée à la mairie ; et nousautres citoyens passifs, qui ne payions pas la valeur de troisjournées de travail en contributions directes, nousn’avions pas le droit de voter comme en 89 ! pourtant nouspayions vingt fois plus en contributions indirectes, surle vin, l’eau-de-vie, la bière, le tabac, etc. ; nous étionsdes citoyens plus actifs par notre travail et notre dépense que lesavares qui mettent toutes leurs économies en biens-fonds. Pourquoidonc cette différence ? Maître Jean lui-même disaitalors :

– Ça va mal ! nos députés font desfautes… Beaucoup de patriotes, et des meilleurs, réclamerontl’égalité par la suite.

Les élections eurent lieu tout de même ;on nomma des gens riches, qui payaient au moins cent cinquantelivres de contributions directes ; l’argent faisait toutmaintenant ; l’instruction, le bon sens, le courage,l’honnêteté, ne venaient plus qu’en seconde ligne, et l’on pouvaitmême s’en passer.

Quelque temps après, pendant les récoltes,Chauvel nous écrivit que la constitution était finie, que le roivenait de l’accepter, et qu’ils allaient revenir à Phalsbourg, parle coche de la rue Coq-Héron. Huit jours après, maître Jean et moi,nous les attendions dans la cour du Bœuf-Rouge, de bon matin ;sur les huit heures, le coche tout blanc de poussière arriva ;nous embrassâmes Chauvel et Marguerite, avec quels cris de joie, jen’ai pas besoin de vous le dire ; chacun doit se le figurer.Mon Dieu, que Marguerite était devenue grande !… C’étaitmaintenant une femme, une belle brune, les yeux vifs et l’airmalin. Ah ! c’était bien la fille du père Chauvel ; etquand elle sauta de la voiture en criant :« Michel ! » c’est à peine si j’osai la recevoirdans mes grosses mains de forgeron, et l’embrasser sur les deuxjoues, tant j’étais confondu d’admiration. Chauvel, lui, n’avaitpas l’air changé du tout ; on aurait dit qu’il venait de faireun tour en Alsace ou en Lorraine, pour vendre ses petitslivres ; il riait et disait :

– Eh bien ! maître Jean, nous voilàde retour, tout a marché. – Je suis content de toi, Michel, teslettres m’ont fait bien plaisir.

Quelle joie de les revoir ! quel bonheurde retourner aux Baraques, en portant le panier de Marguerite etmarchant à côté d’elle ! Et là-bas, dans la grande salle desTrois-Pigeons, de l’aider à déballer les cadeaux qu’elle nousapportait de Paris : un grand bonnet à cocarde pour dameCatherine, des aiguilles en acier avec un bel étui pour Nicole, aulieu des anciennes aiguilles en bois ; et, pour la montre deMichel, de belles breloques rouges à la dernière mode, que jeconserve dans mon secrétaire comme des louis d’or. Elles sont làdans une boîte… C’est vieux, c’est devenu jaune, et ça n’a pas mêmedû coûter cher en son temps ; Marguerite avait bien tropd’esprit pour me rapporter une chose de valeur ; elle savaitque le moindre objet d’elle aurait du prix pour moi. Eh bien !toutes fanées, toutes usées que sont aujourd’hui ces pauvresvieilles breloques, il faudrait encore un homme solide pour me lesprendre ; je les défendrais comme un vieux sauvage : –c’est le premier cadeau de Marguerite ! – Elle avait alorsdix-huit ans, j’en avais vingt et un ; nous nous aimions…Qu’est-ce que je pourrais vous dire de plus ?

Mais une chose que je dois vous raconter endétail, c’est le discours que prononça Chauvel, le lendemain soir,à notre club. Il était bien fatigué, il venait de passer six joursdans le coche ; maître Jean s’écriait :

– Mais, Chauvel, vous n’y pensezpas !… vous n’en pouvez plus… Il sera toujours temps demain,après-demain.

Malgré tout, cet honnête homme ne voulut pasattendre ; il voulut rendre compte de son mandat tout desuite. Une quantité de gens vinrent des villages des environs, etvoici ce que dit Chauvel ; j’ai conservé son discours :car je comprenais qu’il en valait la peine et que je serais contentde le retrouver plus tard :

– Messieurs, la constitution que vousnous avez chargés d’établir est finie. Le roi l’accepte, il jure del’observer. Cette constitution va donc nous gouverner tous :c’est la première loi de notre pays. J’ai fait mon possible pour larendre bonne ; j’ai soutenu vos intérêts de toutes mes forces,et maintenant je viens vous rendre compte de mes votes àl’Assemblée nationale, comme c’est mon devoir ; car je n’aijamais oublié que j’étais responsable envers vous du mandat quevous m’avez confié.

» Sans responsabilité, rien d’honnête nepeut s’accomplir. Quiconque nous charge de ses affaires a droit denous demander des comptes. Je viens donc vous rendre les miens. Sivous, vous êtes satisfaits, vous m’accorderez votre estime ;si je vous ai trompés, vous ne me devez que votre mépris.

Alors plusieurs se mirent à crier :« Vive notre député Chauvel ; vive notrereprésentant ! » Mais lui parut contrarié ; seslèvres se serrèrent, il étendit la main, comme pour dire :« Assez !… assez… » et quand on se tut ils’écria :

– Mes amis, méfiez-vous de cetenthousiasme sans réflexion, qui vous empêcherait de faire ladifférence d’un honnête homme avec un coquin. Si vous applaudisseztout le monde sans réfléchir, à quoi me sert d’avoir rempli mondevoir ? Vous feriez de même pour le premier intrigantvenu.

Mais, au lieu de l’écouter, lesapplaudissements redoublèrent, et lui, levant les épaules, dut enattendre la fin.

– Allons, fit-il, vous êtessatisfaits ; vous avez approuvé ma conduite sans la connaître.Qu’est-ce que vous direz ensuite, si vous n’êtes pascontents ?

Il continua :

– Quand je vous quittai, le 10 avril1789, la France était divisée en trois ordres : la noblesse,le clergé et le peuple, ou tiers état. Les deux premiers ordresavaient tous les biens, tous les bénéfices et tous les honneurs, etvous, le dernier ordre, cent fois plus nombreux que les deuxensemble, vous aviez toutes les charges et toutes les misères.

» Chacun de vous se souvient de ce qu’ilsouffrait en ce temps ; des masses d’impôts qui l’accablaient,des avanies qu’il était forcé de supporter, et des horriblesfamines qui venaient le désoler tous les deux ou trois ans. C’étaitla honte, la ruine du pays ; vous le savez, il est inutiled’en parler.

» Eh bien ! nous allons voir ce quel’Assemblée nationale a mis à la place ; les avantages quenous avons remportés, et les quelques défauts qu’il a fallu laissersubsister dans cette constitution, bien malgré nous.

» Je ne puis pas vous parler en détaildes deux mille cinq cents lois ou décrets que nous avons votés envingt-huit mois ; mais je puis vous en donner les pointsprincipaux. Et d’abord les ordres sont abolis ; c’est lepremier article de la constitution : « Art.Ier. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux endroits. L’Assemblée nationale, voulant établir la constitutionfrançaise sur les droits de l’homme, abolit irrévocablement lesinstitutions qui blessent l’égalité des droits. Il n’y a plus ninoblesse, ni distinctions héréditaires, ni distinction d’ordres, nirégime féodal, ni justices patrimoniales, ni aucun titre, ni aucundes ordres de chevalerie, corporations ou décorations, pourlesquels on exigeait des titres de noblesse, ni aucune supérioritéque celle des fonctionnaires publics dans l’exercice de leursfonctions. Il n’y a plus ni vénalité, ni hérédité d’aucun officepublic. Il n’y a plus ni jurandes ni corporations de professions,arts et métiers.

» La loi ne reconnaît plus de vœuxreligieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire au droitnaturel. Elle déclare que tous les citoyens sont admissibles auxplaces et emplois publics, sans autre distinction que celle desvertus et des talents ; que toutes les contributions serontréparties entre tous les citoyens également, en proportion de leursfacultés ; que les mêmes délits seront punis des mêmes peines,sans aucune distinction de personnes.

» Tout cela, je l’ai voté : car àmes yeux l’égalité et la justice sont une seule et même chose.C’est le premier point ; et vous voyez que sous ce rapportvous n’avez plus rien à désirer.

» Le deuxième point, c’est la liberté.Tous les droits se tiennent ; ils s’appuient les uns sur lesautres : si les citoyens n’avaient pas la liberté de parler,d’écrire, d’imprimer et de répandre leurs idées, à quoi leurservirait d’avoir des droits, puisqu’ils ne pourraient se plaindre,réclamer et forcer par la justice de leurs réclamations, entendusde la nation entière, les violateurs de leurs droits, de lesrespecter et même de réparer le tort commis à leur égard ?Toutes les lois seraient des lettres mortes ; le plus fortaurait toujours raison ; en vous mettant la main sur labouche, il pourrait vous voler et vous égorger impunément dans uncoin. Aussi la constitution garantit-elle à chacun, comme droitsnaturels et civils, la liberté de parler, d’écrire, d’imprimer sespensées et de les répandre par tous les moyens.

» Après cela viennent les autreslibertés : celle d’aller, de venir, de rester, de partir, sanspouvoir être arrêté, accusé, ni détenu, que dans les cas déterminéspar la loi et selon les formes qu’elle prescrit ; celled’exercer le culte religieux qui nous convient ; la libertéd’adresser aux autorités constituées des pétitions signéesindividuellement ; la liberté de se réunir pour discuter lesaffaires de la nation ; enfin, la liberté de faire tout ce quine peut pas nuire au droit d’autrui ni à la sécurité publique.

» J’ai voté tout cela sans aucuneexception : car si l’égalité est la justice même, la libertéest la garantie de la justice ; l’une n’existe pas sansl’autre.

» Le troisième point, c’est lafraternité. La constitution déclare qu’il sera créé et organisé unétablissement général de secours publics, pour le soulagement despauvres infirmes et des pauvres valides manquant de travail. Cen’est plus à l’aumône qu’elle s’en rapporte ; la mendicitédégrade l’homme, elle lui fait perdre le sentiment de sadignité ; elle l’abaisse, en le forçant de se courber devantson semblable : cela dégénère en bassesse ; laconstitution ne veut plus de cela, c’est nuisible à la grandeur dela nation. Elle déclare donc que la bienfaisance n’est plusseulement une vertu individuelle, mais un devoir social.

» Mais, au point de vue de la charité,ou, pour mieux dire, de la solidarité des hommes réunis en société,il est un bienfait plus grand que tous les autres :l’instruction publique ; car, a dit le Christ, notre modèle àtous, « l’homme ne vit pas seulement de pain, il vitd’esprit ! » La constitution, comprenant cette belleparole, déclare qu’il sera créé et organisé une instructionpublique commune à tous les citoyens ; gratuite à l’égard desparties d’enseignement indispensables à tous, telles que lalecture, l’écriture et les éléments de calcul, et dont lesétablissements seront distribués dans un rapport combiné avec ladivision du royaume.

» Ainsi, messieurs, vous voyez que cettepremière partie de la constitution se résume en trois mots :Égalité, liberté, fraternité. C’est là le droit des personnes. Ilrestait à compléter les droits de notre pays pour les choses. Vousn’avez pas oublié qu’avant 89, de même qu’il existait des ordres degens, il existait aussi des ordres de biens, des propriétés detoutes sortes : apanages, pairies, grands fiefs, fiefssimples, arrière-fiefs ou bénéfices communaux, censives, etc. Pluson était pauvre et misérable, plus votre morceau de terre étaitsurchargé d’impôts ; plus vous étiez puissant, moins vosterres en étaient grevées. La constitution abolit toutes cesdistinctions ; les impôts seront répartis également, et toutesles propriétés seront inviolables au même titre.

» De plus, la constitution attribue lesbiens ci-devant destinés à des services publics, tels que lesglacis des places fortes, les rues, les promenades publiques et lesmonuments, à la nation et non plus au roi. Elle met à ladisposition de la nation, pour les vendre et payer ses dettes, ceuxqui étaient affectés aux dépenses du culte commun, savoir :les prieurés, les abbayes, couvents et biens de toute sorte qui endépendent. Donc, maintenant tout est en ordre ; et l’un de nosderniers décrets porte qu’il sera formé un code civil de lois, pourrégler les rapports des personnes et des biens dans tout leroyaume. Ce code civil complétera notre œuvre, en effaçant lesdernières traces du droit romain et du droit coutumier, qui varientencore d’une province à l’autre et jettent la confusion au milieude nous.

» Je ne vous parlerai pas aujourd’hui denotre droit public, de la nouvelle division du royaume, de la tenuedes assemblées primaires et électorales, de la réunion desreprésentants en assemblée législative ; de la royauté, de larégence et des ministres ; des relations du Corps législatifavec le roi, de l’exercice du pouvoir exécutif ; des relationsextérieures de la France : toutes ces parties sont réglées endétail par la constitution. Mais ce qui nous regardeparticulièrement, nous autres, ce qui nous intéresse ; non pasune fois tous les deux ans, mais toutes les heures de notre vie,c’est l’argent ! Aussi, pendant toute la durée de l’Assembléenationale, je me suis toujours inquiété de votre argent et du mien,pour savoir ce qu’il deviendrait, qui le demanderait, qui letoucherait, qui l’aurait dans sa caisse, et comment on ledépenserait. J’étais de toutes les commissions pour examiner cechapitre, et je savais aussi que cela vous ferait plaisir, parcequ’on n’aime pas travailler pour des fainéants ; on n’aime pasque des pique-assiettes mangent ce que vous avez gagné ; celavous révolte et vous dégoûte. »

Alors, malgré les recommandations de Chauvel,toute la vieille halle éclata d’applaudissements, et lui-même neput s’empêcher de sourire : car il avait touché la vraiecorde, la corde sensible des paysans. Maître Jean riait comme unbienheureux, et disait.

– Ah ! qu’il a raison, et qu’il nousconnaît bien tous !

Enfin, le tumulte s’étant apaisé, Chauvelcontinua :

– Autrefois, le pays entier était sous lamouvance du roi, notre seigneur et maître suprême, chefirresponsable de l’État ; nos terres et nos personnes étaientà lui ; ce qu’il voulait d’argent, les assemblées provincialesle votaient, quelquefois en faisant la grimace, mais elles levotaient ; les intendants et les collecteurs faisaient larépartition ; les conseils de paroisse, avec le sieur syndic,estimaient la part de chaque héritage roturier ; le pauvrepeuple payait, et Sa Majesté n’avait pas de comptes à nous rendre.Eh bien, la constitution établit aujourd’hui que les contributionspubliques seront délibérées et fixées chaque année par le Corpslégislatif, et qu’elles ne pourront subsister au-delà du dernierjour de la session suivante. Vous voyez donc que c’est vous-mêmesqui fixerez à l’avenir les contributions que vous voudrez bienpayer, puisque vous nommez les gens chargés de les consentir pourvous. Si vous envoyez des paysans, soyez sûrs qu’ils neconsentiront pas facilement à s’imposer eux-mêmes, avec vous, auprofit des courtisans ; si vous en envoyez d’autres, ça vousregarde. Il existe d’honnêtes gens dans tous les états, mais ilfaut bien les connaître avant de les envoyer.

» Le Corps législatif devant êtrerenouvelé tous les deux ans, les impôts ne peuvent subsister aprèsce terme, et, s’ils n’ont pas été votés de nouveau, personne n’a ledroit de vous demander un liard. – Voilà ce qui fait la force denotre constitution ; du moment que le Corps législatif refuseles impôts, tout s’arrête, il faut que le roi cède.

» En outre, pour que vous autres,contribuables, vous puissiez bien voir si vos députés sont fidèles,s’ils ne sont pas trop coulants à donner votre argent, les comptesdétaillés de la dépense devront être rendus publics, par la voie del’impression, au commencement de chaque législature. Il en sera demême des états de recettes des diverses contributions et de tousles revenus publics. Ainsi, tout citoyen qui voudra s’inquiéter deses propres affaires n’aura qu’à lire la gazette une fois paran ; il verra si son député défend bien les intérêts descontribuables, s’il vote les yeux fermés, ou s’il ne se soucie pasassez de ce chapitre… Alors, à moins d’être un imbécile, le citoyensaura ce qu’il doit faire.

» Je crois qu’il était impossibled’organiser un meilleur contrôle. Reste à savoir si vous devez êtrecontents des dépenses : car la constitution porte que, sousaucun prétexte, les fonds nécessaires à l’acquittement de la dettenationale et au payement de la liste civile ne pourront êtrerefusés ou suspendus. Pour la dette nationale, rien de plus juste,et j’ai voté oui ; une grande nation comme la France ne peutse laisser mettre en faillite, et ceux qui lui prêtent doiventsavoir qu’il n’existe pas de meilleur placement dans lemonde ; chacun de nous en répond jusqu’à son dernier liard, etnous serions indignés si nos représentants voulaient fairebanqueroute pour nous, c’est clair !

» Mais, quant à la liste civile, pourquoidoit-elle passer avant tous les services de l’État ? Est-ceque nos juges, nos magistrats, nos administrations, nos soldats, nedoivent pas être aussi sûrs de leur payement que le roi ?Pourquoi le roi doit-il recevoir ses appointements avant ceux quifont l’existence de la nation ? Je n’en vois pas la raison.J’ai voté contre, et je regarde cela comme un défaut de notreconstitution ; mais ne nous arrêtons pas là-dessus, c’est unpetit défaut. Et d’ailleurs la constitution réserve à l’Assembléelégislative le droit de fixer, à la fin de chaque règne, le montantde la liste civile pour le règne suivant. C’est un grand remède, etnous ne devons pas douter que nos représentants n’en fassent usage,lorsque par la suite les vieilles habitudes d’entretenir une foulede laquais, de valets et de courtisans, sera passée de mode à lacour, et que l’on comprendra combien il est triste d’appauvrircelui qui travaille, pour entretenir l’orgueil et la fainéantisedes gens qui ne sont bons à rien, qu’à déshonorer l’espècehumaine.

» Oui, cela viendra avec le progrès dubon sens et de la justice ; mais, en attendant, je croisqu’après avoir traversé tant de misères, le peuple aurait tort dese plaindre. Nos conquêtes sont immenses ; nous avons enfin ceque nos malheureux pères ont demandé les mains au ciel pendant dessiècles : nous avons des droits solidement établis et desarmes pour les défendre ; au lieu d’être de pauvres animauxcourbés sur la terre, nous sommes devenus des hommes.

» Et maintenant que nous avons pris ledessus, malgré les cris, malgré les injures et les calomnies de larace qui vivait à nos dépens, malgré ses ruses pour nous opposerles uns aux autres ; maintenant que ces honnêtes gens partentpar milliers et qu’ils vont soulever le ciel et la terre contrenous, en Allemagne, en Angleterre, en Russie ; pendant que lesautres, restés en France, abusent de la protection des lois etd’une religion de charité et de fraternité, pour soulever lespopulations ignorantes du Midi et de l’Ouest contre laconstitution ; maintenant que ces bons Français préparent à lafois la guerre civile et l’invasion, pour rattraper leursprivilèges coûte que coûte ! mes amis, je vous en conjure,tenons ferme ensemble ; mettons de côté nos divisions ;qu’il ne soit jamais question entre nous de citoyens actifs et decitoyens passifs ; c’est la seule loi tout à fait mauvaise quenos ennemis aient fait passer à l’Assemblée nationale, le seulgrand défaut de notre constitution ; mais elledisparaîtra : les bourgeois comprendront bientôt que, seuls,ils seraient écrasés par le clergé et l’aristocratie ; et que,pour recueillir et surtout pour conserver les fruits de la victoirecommune, il faut absolument qu’ils s’allient avec le peuple, etqu’ils effacent de leurs propres mains ces distinctions injustes decitoyens actifs et de citoyens passifs.

» Un dernier mot.

» Nous avons gagné, tâchons de conservernotre gain ; et pour cela, messieurs, que chacun se mette biendans la tête qu’il est souverain, entendez-vous,souverain ! que tous les fonctionnaires, depuis lepremier jusqu’au dernier, depuis le roi jusqu’au garde champêtre,sont établis, non pour leurs intérêts particuliers ou pourl’intérêt d’une dynastie, mais pour le nôtre, à nous qui les avonsnommés et qui travaillons pour les payer. Celui que je paye estmon serviteur. Voilà ce qu’il faut bien comprendre, voilà cequ’il faut mettre dans l’esprit de nos enfants, voilà ce qui ferala force et la grandeur de notre pays. Et puis, disons aussi quechacun soit pour tous et que tous soient pour chacun. Ne laissonsjamais violer les droits d’un de nos concitoyens ; s’il crie,s’il réclame, courons à sa défense comme on court au feu ; etsi quelque fonctionnaire aristocrate veut violer notre droit ànous, protestons, réclamons, appelons nos concitoyens à notresecours.

» Je vous le déclare franchement, celuiqui laisse violer la loi dans sa personne est un lâche ; ilmérite d’être foulé aux pieds et rattaché à la glèbe ; etcelui qui ne vient pas au secours d’un citoyen qu’on opprime est untraître à la nation. Nous avons assez souffert de l’injustice et dubon plaisir pendant des siècles ; il est temps d’établir entrenous une grande assurance, de prendre la constitution pour base, etde regarder quiconque la viole comme notre plus dangereux ennemi.De cette façon nous serons heureux ; et quand toute l’Europemarcherait pour nous détruire, nous pourrons la regarder en faceavec calme : un grand peuple qui défend ses droits fondés surla justice et le bon sens est invincible, il peut défierl’univers. »

Après ce discours de Chauvel, dont tous lesanciens de notre pays ont gardé le souvenir, on peut se figurerl’enthousiasme des patriotes. Le président Raphaël lui fit desremerciements publics ; on le reçut par acclamation membre duclub ; et puis nous repartîmes pour les Baraques, vers dixheures, au moment où l’on sonnait le couvre-feu aux deuxcasernes.

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