Histoire d’un paysan – 1792 – La Patrie en danger

Chapitre 9

 

Dans ce temps, les idées de guerre reprirentle dessus : car la hardiesse de nos ennemis grandissait chaquejour ; non seulement les prêtres réfractaires soulevaient laVendée, mais les archevêques de Trêves et de Mayence, et leci-devant évêque de Strasbourg, cet honnête cardinal de Rohan,cause de tant d’autres scandales, faisaient recruter tous lesvagabonds de la frontière, pour nous envahir. Les recruteurs,d’anciens gabelous, des percepteurs aux barrières et d’autresemployés de la régie, des aides, supprimés, distribuaient del’argent pour racoler les gueux de notre pays contre la révolution.Cela se passait ouvertement ; mais alors l’indignation éclata.Chauvel d’abord, ensuite Lallemand, de Lixheim, et tous les chefsdes clubs affiliés aux Jacobins, dénoncèrent ce traficabominable ; et malgré le silence des ministres du roi, quifermaient les yeux sur les manœuvres des émigrés, CamilleDesmoulins, Fréron, Brissot, crièrent si fort, qu’il fallut bienenvoyer des ordres pour arrêter le débordement.

À Lixheim, un des recruteurs logeait àl’auberge du Grand-Cerf ; tout le monde savait qu’il racolaitdes soldats pour le compte de l’émigration ; car les noblesvoulaient tous commander, pas un n’aurait eu l’idée de prendre unfusil ; il leur fallait des paysans, même pour défendre leurpropre cause ; eux, ils naissaient lieutenants, capitaines oucolonels par la grâce de Dieu.

Et comme un matin le racoleur était en traind’embaucher des garçons que lui envoyaient les prêtres réfractairesdu pays, tout à coup les gendarmes nationaux frappent à la porte.Il regarde à la fenêtre et voit dehors les grands chapeaux àcornes ; aussitôt le gueux se sauve par derrière, dans ungrenier à foin. Mais on l’avait vu monter ; le brigadiergrimpe derrière lui ; et ne trouvant rien là-haut, ilenfonçait lentement son sabre dans les tas de foin, endisant :

– Où donc est le gueux ? Il n’estpas ici… non, il n’est pas ici !

Mais à la fin un grand cri montra qu’il étaitlà tout de même, et le brigadier, en retirant son sabre tout rouge,dit :

– Ah ! je me suis trompé… Je croisqu’il est sous la paille.

Alors on sortit ce misérable, qui s’appelaitPassavent et qui était borgne ; le sabre l’avait traversé parles reins, de sorte qu’il en mourut le même soir, et bienheureusement encore : car on avait trouvé dans sa chambre deslettres de nobles qui lui fournissaient des sommes pour exciter laguerre civile, et d’autres lettres de prêtres réfractaires d’Alsaceet de Lorraine, qui lui envoyaient des garçons à racoler ; ilaurait été pendu sans miséricorde.

On l’enterra donc, et, durant tout ce mois, onfit des arrestations en nombre ; c’étaient des recruteurs, desprêtres réfractaires et des vagabonds de toute sorte. Le pèreÉléonore disparut pour un temps ; ma mère s’en désolait, nesachant plus où remplir ses devoirs religieux. Ces malheureux nepensaient qu’à mettre le trouble chez nous, et beaucoup de ceuxqu’on a massacrés plus tard à la prison de l’Abbaye étaient decette espèce, sans foi ni loi, capables de vendre la patrie àl’étranger pour de l’argent et des privilèges.

On savait qu’il existait trois rassemblementssur le Rhin : celui de Mirabeau-Tonneau, prèsd’Ettenheim ; celui de Condé, près de Worms ; et le plusgrand à Coblentz, où se trouvaient nos seigneurs le comte d’Artoiset le comte de Provence.

Un seul prince du sang, le duc d’Orléans, quis’est appelé depuis Philippe-Égalité, restait en France ; sonfils, colonel des dragons de Chartres, servait dans l’armée duNord.

Qu’on se représente maintenant d’après celal’inquiétude de notre pays ; tout ce tas d’émigrés pouvaitarriver chez nous à marche forcée en une seule nuit. Il ne fautpourtant pas croire qu’ils nous faisaient peur ; s’ils avaientété seuls, on se serait moqué d’eux ; mais le roi de Prusse etl’empereur d’Autriche les soutenaient ; et puis ils avaientdésorganisé nos armées en abandonnant leurs drapeaux. On savait dumoins alors que toute leur force venait de nos ennemis ; onvoyait de plus en plus combien nous avions été bêtes de leur donnernotre argent pendant tant de siècles, puisqu’ils ne pouvaient rienentreprendre contre nous par eux-mêmes.

Je me souviens que le 6 décembre, jour de laSaint-Nicolas, notre club se fit du bon sang à propos de cesémigrés. Joseph Gossard, un marchand de vins des environs de Toul,grand, sec, la figure rouge et la tête frisée, un vrai Lorrain,joyeux comme un merle, nous racontait la tournée qu’il venait defaire à Coblentz, avec des échantillons dans sa malle.

Je crois encore le voir, penché sur l’étal,nous peindre la confusion de tous ces nobles, de tous ces moines,de ces supérieurs de couvent, de ces chanoines, de ceschanoinesses, de ces grands seigneurs, de ces grandes dames et decette quantité de servantes et de domestiques qui les suivaientpour les peigner, pour les laver, pour les brosser, pour leur fairela barbe, pour leur couper les ongles, pour les habiller et lesdéshabiller comme des enfants, et qui ne pouvaient plus vivre àleurs dépens, puisqu’ils n’avaient plus le sou.

Jamais on n’a rien entendu de pareil !Gossard contrefaisait leurs grimaces au milieu des pauvresAllemands, qui ne comprenaient pas un mot de ce qu’ils disaient. Ilreprésentait une vieille marquise avec ses falbalas, sa grandecanne et ses affiquets dans une auberge de Worms. Cette vieilleavait encore de l’argent, elle commandait, elle voulait ci, ellevoulait ça, et les servantes la regardaient en sedemandant :

– Wass ? Wass ?[2]

– Wass ? Wass ? criaitla vieille. Je vous dis de bassiner mon lit, grossesbuses !

Tout notre club en mourait de rire.

Et puis il imitait les vieux seigneurs quifaisaient des rigodons, pour se donner l’air d’être dissipés etsans soucis comme à Versailles ; les jeunes dames quicouraient après leur mari perdu ; les capucins qui montaientla garde sur la place de Trêves, avec d’autres prêtres engagés dansles compagnies rouges ; l’étonnement de ceux qui couraient àla poste, croyant recevoir des billets sur Amsterdam ou Francfort,et qui recevaient des lettres vides, où l’intendant leur apprenaitque le château, les bois et les terres de monseigneur étaient sousle séquestre de la nation.

Gossard arrondissait ses yeux, ses jouess’allongeaient : on voyait ces gens, habitués à vivre auxdépens des autres, que le kellner [3]tourmentait depuis six semaines pour être payé. Et puis, à l’hôteldu Rhin, il représentait le terrible général Bender, – qui devaitnous mettre à la raison, – racontant sa dernière campagne deBelgique ; il avait fait pendre et fusiller les patriotes, desorte que le pays jouissait maintenant de la plus grandetranquillité. Mais le plus fort c’était la désolation del’électeur, apprenant que les émigrés avaient logé nos princes dansson palais, sans s’inquiéter de sa permission, comme s’ils avaientété maîtres chez lui ; maître Jean s’en tenait les côtes, etChauvel lui-même disait qu’il n’avait jamais eu de plus grandplaisir.

Joseph Gossard répétait le même spectacle danstous les clubs sur sa route ; on le recevait partout avec descris de joie, et, pour dire la vérité, cet homme aurait gagné del’argent en masse par la représentation de son voyage àCoblentz ; on aurait volontiers payé pour le voir jouer cetteespèce de comédie ; mais il faisait tout cela par patriotisme,se contentant de réjouir les patriotes et de leur vendre duvin.

Je vous raconte cette histoire, pour vousfaire voir quelle espèce de gens la France nourrissait de sontravail avant 89 ; et ce qui montre encore mieux leur peu debon sens, c’est la réponse de Monsieur, devenu plus tardLouis XVIII, à l’Assemblée nationale législative, qui l’invitait àrentrer s’il voulait conserver ses droits éventuels à larégence.

Voici ce qu’il répondit :

– Gens de l’Assemblée française se disantnationale, la saine raison, en vertu du titre Ier,chapitre Ier, article Ier des loisimprescriptibles du sens commun, vous prescrit de rentrer envous-mêmes dans le délai de deux mois à compter de ce jour, fautede quoi, et après l’expiration dudit délai, vous serez censés avoirabdiqué votre droit à la qualité d’êtres raisonnables, et ne serezplus considérés que comme des fous dignes des petites-maisons.

Voilà ce qu’un prince royal répondait à lanation qui l’appelait à la régence, dans le cas où son frèreviendrait à mourir ! C’était bien la peine d’écraser un grandpeuple d’impôts terribles et de lui laisser encore des milliards dedettes, pour élever des êtres si bornés ! Le dernier garçon denotre village aurait mieux profité de l’argent qu’on auraitsacrifié pour l’instruire.

Tous ces émigrés ensemble n’auraient pas faitune bouchée pour la nation ; mais les souverains de l’Europe,effrayés de voir s’élever un peuple de bon sens, qui pouvait donnerl’exemple du courage aux autres, nous menaçaient toujours. On neparlait plus que de guerre, et c’est au club des Jacobins, entreBrissot et Robespierre, que la dispute commença. Brissot voulait laguerre tout de suite contre les émigrés, le roi de Prusse etl’empereur d’Autriche. Robespierre disait que le véritable dangerpour nous était à l’intérieur, qu’il fallait d’abord combattre lestraîtres prêts à livrer la patrie pour ravoir leurs privilèges.Voilà le fond de ces discours, dont Chauvel vendit parmilliers : bourgeois, soldats et paysans, tout le monde endemandait ; la boutique ne désemplissait jamais ;Marguerite avait à peine le temps de les servir.

Cette bataille s’aigrit ; le club sedivisa : Danton, Desmoulins, Carra, Billaud de Varennes,tenaient pour Robespierre ; ils disaient que le roi, la reine,la cour, les émigrés, avaient besoin de la guerre pour se relever,qu’ils nous y poussaient, que c’était la dernière ressource dudespotisme vaincu ; qu’il fallait donc être sur ses gardes etne pas exposer ce que nous avions gagné. Brissot persistait ;il était de l’Assemblée législative qui, dans ce temps, separtagea, comme le club des Jacobins, en deux partis : lesgirondins et les montagnards. Les montagnards voulaient tout finirà l’intérieur d’abord, les girondins voulaient commencer par ledehors.

Louis XVI penchait pour les girondins ;il n’avait rien à perdre de ce côté : si nous étionsvainqueurs, la victoire lui donnait une grande force pour arrêterla révolution, car les armées tiennent toujours avec un roi quigagne des batailles et qui donne les grades ! Si nous étionsbattus, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche devaient toutrétablir chez nous, comme avant les états généraux. C’est ce que lareine Marie-Antoinette espérait ; elle voulait devoir sontrône à nos ennemis.

Les girondins Brissot, Vergniaud, Guadet,Gensonné, etc., faisaient donc les affaires de la cour, et lesjacobins Robespierre, Danton, Couthon, Billaud de Varennes,Desmoulins, Merlin (de Thionville), faisaient les affaires de lanation. C’est tout ce que je puis vous dire sur cela.

Plus la guerre approchait, plus l’exaltationdevenait terrible, plus on se méfiait du roi, de la reine, de leursministres, de leurs généraux. On voyait bien que l’intérêt de cesgens n’était pas le nôtre ; et ce qui fit le plus grand tortaux girondins dans l’esprit du peuple, c’est que Louis XVI finitpar choisir ses ministres parmi eux.

Mais ces choses sont connues, et je ne veuxvous parler que de notre pays, de ce que j’ai vu moi-même.

Les idées d’invasion depuis le 1erjanvier 1792 jusqu’en mars ne firent que grandir. On armaitPhalsbourg, on montait les canons sur les remparts ; onfaisait des embrasures dans le gazon et du clayonnage le long desrampes ; le ministre de la guerre, Narbonne, visitait lesplaces fortes de la frontière, pour les mettre en état dedéfense ; enfin tous les hommes de bon sens voyaient que ledanger était proche.

En même temps nos ennemis à l’intérieurredoublaient d’audace ; la société des citoyens catholiques,apostoliques et romains s’était renforcée ; on assassinait lesprêtres constitutionnels au détour des chemins, on pillait leursmaisons, on ravageait leurs jardins. Un député de Strasbourg seplaignit hautement aux Jacobins de ce que le directoire du Bas-Rhinne prenait aucune mesure pour arrêter ces crimes ; déjà plusde cinquante prêtres patriotes avaient été assommés ; et lescitoyens qui réclamaient étaient arrêtés par ceux-là mêmes quidevaient les soutenir et les défendre. Le maire Dietrich étaitaccusé dans toute la basse Alsace de manquer à ses devoirs ;les assignats, à la suite de ces troubles, perdaient déjà soixanteet dix pour cent : c’était ce que voulaient lesaristocrates.

Qu’on juge de la désolation du peuple et de lafureur qui le prenait ! Si plus tard le vicaire général del’évêché de Strasbourg, Schneider, pour venger les prêtresconstitutionnels massacrés lâchement, a fait guillotiner desréfractaires par douzaines, faut-il s’en étonner ? C’estterrible de faire le métier de bourreau, mais on ne peut pas nonplus toujours tendre la gorge comme des moutons. Ce serait tropcommode pour les êtres féroces de n’avoir rien à craindre ;ceux qui tuent doivent s’attendre au même sort.

Pendant que l’on assassinait les patriotes surtous les chemins, des espions étrangers couraient le pays,répandant de mauvaises nouvelles et de faux assignats, que lesémigrés fabriquaient à Francfort. On ne se fiait plus auxétrangers, on ne se donnait plus les nouvelles, et même au club onétait sur ses gardes ; ceux qui voulaient en être devaient sefaire inscrire à l’avance.

Le travail continuait pourtant à la forge.Maître Jean espérait toujours reprendre sa culture dePickeholtz ; il n’avait plus que deux mois à patienter :car les petites semailles commencent chez nous au mois demars ; mais en pensant qu’alors la guerre pourrait éclater,que les émigrés avec leurs amis les Prussiens et les Autrichienspourraient venir brûler la grange qu’il avait bâtie et le beau toitneuf qu’il avait fait mettre sur sa ferme, dévaster ses champs etmême essayer de le pendre à quelque branche de son verger !cette idée l’indignait tellement que tous les soirs, la figurerouge et son gros poing sur la table, il ne finissait pas demaudire les aristocrates, et de s’écrier qu’au lieu d’attendre leurarrivée, il vaudrait beaucoup mieux aller sur le Rhin disperserleurs rassemblements et mettre le feu dans les fermes, les grangeset les moissons de l’Électorat, que de voir la mauvaise raceallumer les nôtres, piller nos grains, boire notre vin et seréjouir à nos dépens ! Il tenait avec les girondins etsoutenait que les patriotes volontaires ne manqueraient pas pourune telle expédition, déclarant que lui-même, en cas de besoin,marcherait à la tête de sa compagnie et descendrait la vallée de laSarre, en bousculant tout ce qui ferait résistance.

Les paysans alsaciens et lorrains qui setrouvaient de passage aux Trois-Pigeons l’écoutaient crier avecplaisir ; leurs figures s’éclairaient de satisfaction ;ils tapaient sur les tables, se faisaient apporter des bouteilleset chantaient en chœur : « Ça ira !… çaira !… »

Ainsi tout s’envenimait de jour en jour.

Le temps s’était mis à la pluie en février.Plusieurs disaient que les semailles pourrissaient dans la terre,que l’année serait mauvaise. Des bruits de disette couraient ;tout était rare ; et, dans le Midi, la peur de la famine,jointe aux prédications des prêtres réfractaires annonçant la findu monde, jetait partout le désespoir et préparait ces oragesépouvantables que nous avons vu depuis.

Le mot d’ordre au club était : « Pasde guerre ! » Chauvel n’en voulait pas ; ilsoutenait que ce serait notre plus grand malheur ; qu’ilfallait laisser aux bonnes idées le temps de prendre racine, etsurtout profiter du temps qui nous restait, pour arracher lamauvaise herbe qui nuisait au bon grain en l’étouffant et en luiprenant sa nourriture. Il nous prêchait sans cesse la concorde etl’union, que les ennemis du genre humain essayaient de nous raviren nous divisant le plus possible, et se tenant toujours eux-mêmesbien ensemble pour avoir bon marché de nous.

– C’est le seul moyen, s’écriait-il, nel’oubliez pas ! Tant que les patriotes, ouvriers, bourgeois etpaysans, se donneront la main, ils n’auront rien à craindre ;aussitôt divisés, ils seraient perdus ; les vieux privilègesreviendraient ; les uns auraient toutes les jouissances de lavie et les autres toutes les misères !

Il nous disait de grandes vérités, et l’on avu plus tard que nous en avions profité ; car tous lespatriotes sont restés unis ; ils ont fait de grandes chosesnon seulement dans l’intérêt de la France, mais de tous lespeuples.

On ne parlait plus de Lafayette ni de ses amisBailly, Duport, les frères Lameth, qu’on appelait autrefois lesfeuillants et qu’on disait vendus à la cour. Lafayette, aprèsl’acceptation de la constitution par le roi, avait donné sadémission de général de la garde nationale ; ensuite il avaitvoulu se faire nommer maire de Paris, mais les électeurs ayantchoisi Pétion, il était parti pour l’Auvergne.

Le Courrier, l’Orateur du Peuple, lesDébats des Jacobins et les autres gazettes, que recevaitChauvel, ne s’en inquiétaient plus, lorsque l’Assemblée nationalelégislative ayant sommé les électeurs de Trêves et de Mayence dedissiper chez eux les rassemblements d’émigrés, ces électeurs s’yrefusèrent et demandèrent le rétablissement des princes allemandspossessionnés en Alsace. L’empereur Léopold d’Autriche déclara mêmeque, si ces électeurs étaient attaqués, il viendrait à leursecours. Alors le roi répondit que si les rassemblements n’étaientpas dispersés le 15 janvier, il emploierait la force des armes, etl’Assemblée décréta d’accusation les frères du roi, le prince deCondé et Mirabeau le jeune, pour crime de conjuration. On formatrois armées de cinquante mille hommes chacune, sous lecommandement de Luckner, de Lafayette et de Rochambeau : deDunkerque à Philippeville, de Philippeville à Lauterbourg, deLauterbourg à Bâle.

Tout le monde croyait que la guerre allaitéclater ; mais cela traîna jusqu’en mars, et pendant ce tempsla fureur des royalistes se déchaînait contre le club desJacobins ; leurs gazettes criaient que c’était une caverne debrigands. Celles des feuillants, écrites par Barnave, André Chénieret quelques autres, répétaient les mêmes injures. Mais les jacobinsne leur répondaient plus : ils n’en valaient plus la peine. Lavraie bataille était entre les montagnards et les girondins. C’estdans ce mois de février 1792 qu’elle commença, et l’on sait qu’ellene pouvait finir que par la mort des uns ou des autres.

Depuis que le monde existe, on n’a peut-êtrejamais lu tant de beaux discours sur la guerre ; chaque hommede cœur était forcé de prendre parti pour ou contre, parce qu’ils’agissait de ses propres droits, de sa vie, de son sang, de safamille et de son pays. Mais tout est encore là, chacun peut voirsi j’en dis trop sur le génie de ces hommes.

Notre exaltation était devenue si grande, lepeuple de Paris et des provinces voulait tellement se débarrasserde ce qui le gênait, de ce qui l’ennuyait et le menaçait ; ilétait si résolu à garder ses biens et ses droits, et détestaittellement ceux qui, par l’adresse, la ruse ou la force, essayaientde lui reprendre ce qu’il avait gagné, qu’on aurait finipar tomber sur eux en masse, comme des loups, lorsque Léopold,l’empereur d’Autriche, qui venait d’envoyer quarante mille hommesdans les Pays-Bas et vingt mille sur le Rhin, mourut de sesdébauches. Il avait avalé des poisons pour soutenir ses forces, etla gangrène s’était mise dans son corps.

Alors quelques braves gens crurent que sonfils François, roi de Bohême et de Hongrie, en attendant d’êtrecouronné empereur d’Allemagne, serait plus raisonnable et qu’ilretirerait ses troupes de nos frontières, puisque nos démêlés ne leregardaient pas. Mais au contraire, à peine sur le trône, ce jeuneprince, conseillé par les aristocrates et les prêtres de son pays,somma l’Assemblée nationale, non seulement de rendre leursseigneuries d’Alsace aux princes allemands, mais encore de rétablirles trois ordres dans toute la France et de restituer tous sesbiens au clergé.

C’était trop fort ! Il avait l’air denous traiter comme des valets, auxquels on n’a qu’à parler de hautpour se faire obéir. Pas un seul patriote, en apprenant cela, neresta calme, notre sang bouillonnait, et, le 23 avril, malgré larésistance de Chauvel, qui nous répétait sans cesse que la guerreest toujours dans l’intérêt des princes et jamais dans celui despeuples, tout le monde voulait se battre. Maître Jean devait faireune motion au club pour demander la guerre à l’Assembléenationale ; il voulait combattre Chauvel lui-même et luireprocher de ne pas assez tenir à l’honneur du pays, le premier detous les biens.

Moi, tantôt la colère me faisait pencher pourmaître Jean, et tantôt le bon sens pour Chauvel.

Tout ce jour, un lundi, il ne fit quepleuvoir ; la tristesse et l’indignation nous rendaientsombres ; à chaque instant on s’arrêtait de travailler, pourmaudire les misérables qui nous attiraient ces insultes. Enfin,après souper, vers sept heures et demie, à la nuit on se mit enroute à travers la boue : maître Jean avec son grand parapluierouge, la tête penchée ; Létumier, avec son vieux carrick, etle reste des patriotes derrière à la file.

En arrivant à Phalsbourg, nous reconnûmes quel’agitation était partout ; les gens couraient d’une maison àl’autre, comme dans les moments extraordinaires ; on lesvoyait se parler vivement dans les petites allées sombres ;nous pensions que c’était à cause des motions qu’on allait faire auclub ; mais une fois sur la petite place, nous vîmes bienautre chose : la boutique de Chauvel ouverte au large, ettellement pleine de monde que la foule débordait comme un essaimjusque dans la rue ; et, dans la boutique, au milieu de cettemasse de gens penchés les uns sur les autres, Marguerite debout surune chaise, un journal à la main.

Tant que je vivrai, j’aurai Marguerite devantmes yeux, telle que je la vis ce soir-là : sa petite têtebrune sous la lampe, près du plafond, les yeux brillants, la figureanimée et lisant avec enthousiasme.

Elle venait de finir un passage, comme lesBaraquins arrivaient en courant dans la boue, et qu’ils cherchaientà se faire place dans la foule avec les coudes ; naturellementil s’éleva du tumulte ; alors se retournant, elle s’écria desa petite voix claire et ferme :

– Écoutez ! Voici maintenant ledécret de l’Assemblée nationale ; c’est la France quiparle !

Puis elle se remit à lire :

« Décret de l’Assemblée nationalelégislative.

– L’Assemblée nationale, délibérant surla proposition formelle du roi ; considérant que la cour deVienne, au mépris des traités, n’a cessé d’accorder sa protectionouverte aux Français rebelles ; qu’elle a formé un concertavec plusieurs princes de l’Europe contre l’indépendance et lasûreté de la nation française ; que François II, roi deHongrie et de Bohême, après ses notes du 18 mars et du 7 avrildernier, a refusé de renoncer à ce concert ; que, malgré laproposition qui lui en a été faite par la note du 11 mars 1792, deréduire de part et d’autre à l’état de paix les troupes sur lesfrontières, il a continué et augmenté ses préparatifshostiles ; qu’il a formellement attenté à la souveraineté dela nation française, en déclarant vouloir soutenir les prétentionsdes princes allemands possessionnés en France, auxquels la nationfrançaise n’a cessé d’offrir des indemnités ; qu’il a cherchéà diviser les citoyens français et à les armer les uns contre lesautres, en offrant aux mécontents un appui dans le concert despuissances ; considérant enfin que le refus de répondre auxdernières dépêches du roi des Français ne lui laisse plus l’espoird’obtenir par la voie d’une négociation amicale le redressement deces différents griefs et équivaut à une déclaration deguerre ;

» Décrète qu’il y a urgence. »

Dans ce moment l’enthousiasme me prit d’uncoup, et, le chapeau en l’air, je criai :

– Vive la nation !

Tous les autres derrière moi répétèrent cecri, qui s’étendit sur la petite place. Marguerite, se retournant,me regarda toute joyeuse, et puis elle dit en levant lamain :

– Écoutez !… ce n’est pasfini !

Et le silence étant rétabli dans la foule,elle continua : « L’Assemblée nationale déclare que lanation française, fidèle aux principes consacrés par saconstitution, de n’entreprendre aucune guerre de conquête et den’employer jamais sa force contre la liberté d’aucun peuple, neprend les armes que pour la défense de sa liberté et de sonindépendance ; que la guerre qu’elle est obligée de soutenirn’est point une guerre de nation à nation, mais la juste défensed’un peuple libre contre l’agression d’un roi ; que lesFrançais ne confondront jamais leurs frères avec leurs véritablesennemis ; qu’ils ne négligeront rien pour adoucir le fléau dela guerre, pour ménager et conserver les propriétés et pour faireretomber sur ceux-là seuls qui se ligueront contre la liberté, tousles malheurs inséparables de la guerre ; qu’elle adopted’avance tous les étrangers qui, abjurant la cause de ses ennemis,viendront se ranger sous ses drapeaux et consacrer leurs efforts àla défense de la liberté ; qu’elle favorisera même par tousles moyens qui sont en son pouvoir leur établissement enFrance ;

» Délibérant sur la proposition formelledu roi, et après avoir décrété l’urgence, décrète la guerre contrele roi de Hongrie et de Bohême. »

Alors des centaines de cris : « Vivela nation ! » partirent de tous les côtés ; ilsgagnèrent jusqu’aux casernes, et les soldats du régiment de Poitou,qui venait de remplacer celui d’Auvergne, parurent aux fenêtres,agitant leurs grands chapeaux en l’air. Les chandelles couraient dechambrée en chambrée ; les sentinelles, en bas, levaient aussileurs chapeaux à la pointe des baïonnettes ; on s’arrêtait, onse serrait la main en criant :

– C’est fini, la guerre est déclarée.

Tout le monde avait la fièvre, malgré la pluiefine qui remplissait l’air comme un brouillard.

Marguerite était descendue de sa chaise ;je m’avançai vers elle à travers la foule ; elle me tendit lamain et me dit, la figure encore tout animée :

– Eh bien, Michel, nous allons nousbattre ?

Et je lui répondis :

– Oui, Marguerite. Je pensais comme tonpère ; mais puisque les autres nous attaquent, nous défendronsnos droits jusqu’à la mort.

Je tenais sa main serrée, et je la regardaisdans l’admiration : car elle me paraissait encore plus belleavec ses joues un peu rouges et ses grands yeux noirs pleins decourage, quand Chauvel, la tête nue et ses cheveux plats collés surle front par la pluie, arriva du dehors avec cinq ou six autres desmeilleurs patriotes, qu’il était allé prévenir.

– Ah ! c’est vous, dit-il, en nousvoyant dans la boutique, la pluie ne vous a pas retenus… Bon… jesuis content… nous allons être réunis.

– Hé ! lui cria maître Jean, nousavons donc la guerre, cette fois, et malgré nous !

– Oui, dit-il brusquement. Je n’envoulais pas ; mais nous la ferons bien, puisque les autres laveulent. Arrivez !

Et nous allâmes au club, en face. Un grandbourdonnement remplissait la vieille bâtisse ; tous les coinsdans l’ombre fourmillaient de monde. Chauvel monta dans l’étal, et,sans s’asseoir, d’une voix frémissante et claire qu’on entendaitjusque sur la petite place, il se mit à parler, et nous dit qu’ilavait voulu la paix, le plus grand bien des hommes après laliberté ; mais que, à cette heure, la guerre étant déclarée,celui qui voudrait autre chose que la victoire de son pays, qui nesacrifierait pas sa fortune et son sang pour défendrel’indépendance de la nation, devrait être regardé comme le plusgrand des lâches et le dernier des misérables.

Il nous dit que ce ne serait pas une guerreordinaire ; que cette guerre signifiait la liberté de l’hommeou son esclavage, l’injustice éternelle, ou le droit pour chacun,la grandeur de la France ou son abaissement. Il nous dit de ne pascroire que tout finirait en un jour mais de recueillir nos forceset notre résolution pour des années ; que les despotesallaient jeter sur nous tous leurs pauvres soldats élevés dansl’ignorance et le respect des privilèges ; qu’au lieu des’embrasser, il faudrait verser des torrents de sang et combattrejusqu’à la mort.

– Mais, dit-il, celui qui défend sondroit par la force est juste ; celui qui veut s’éleverau-dessus du droit des autres est criminel ; la justice estdonc pour nous.

Ensuite il nous dit encore que cette guerre,de notre côté, ne serait pas une guerre de soldats, mais une guerrede citoyens ; que nous n’irions pas seulement chez nos ennemisavec des canons et des baïonnettes, mais avec la raison, le bonsens et le bon cœur ; que nous leur offririons toujours lebien en même temps que le mal, et que, si bornés qu’on pût lessupposer, ces peuples finiraient pourtant par comprendre qu’ilsdéfendaient leurs chaînes et leurs carcans contre nous qui venionsles briser ; qu’alors ils nous béniraient et s’uniraient ànous ; que le droit de tous serait fondé sur les bases del’éternelle justice. Il appelait cela « guerre depropagande », où les bons livres, les bons discours, lesoffres de paix, d’alliances, de traités avantageux, marchaient àl’avant-garde, avec les Droits de l’homme.

Mais à la fin, parlant de tous les misérablesqui cherchaient à nous prendre par derrière, il pâlit, et s’écriaque ce serait là le côté terrible de la guerre si ces genscontinuaient leurs manœuvres, parce que les patriotes seraientforcés, pour sauver la patrie, d’appliquer aux traîtres les lois desang qu’ils voulaient nous faire !

Alors cet homme si ferme, qui ne donnaitjamais que de solides raisons, s’attendrit, et tout notre clubfrémit en l’entendant crier d’une voix étouffée :

– Ils le veulent, les malheureux, ils leveulent ! Nous leur avons offert cent fois la paix ; nousleur tendons encore la main, nous leur disons : « Soyonségaux… oublions vos injustices… n’y pensons plus… mais n’encommettez pas de nouvelles ; renoncez à vos privilèges contrenature ! » Eux nous répondent : « Non !vous êtes nos esclaves révoltés ! c’est Dieu qui vous a faitspour ramper devant nous et nous entretenir de votre travail, depère en fils. Et nous ne reculerons ni devant l’alliance desennemis de la patrie, ni devant les soulèvements de l’intérieur, nidevant la trahison ouverte, ni devant rien, pour vous remettre sousle joug ! » – Eh bien, si nous ne reculons devant riennon plus pour rester libres, que pourront-ils nous reprocher ?Je finis, citoyens ; que chacun fasse son devoir ; quechacun soit prêt à marcher quand la France l’appellera. Restonsunis, et que notre cri de ralliement soit toujours :« Vivre libres ou mourir ! »

Il s’assit, et l’enthousiasme éclata comme unroulement de tonnerre. Ceux qui n’ont pas vu des scènes pareillesne peuvent pas s’en faire l’idée ; on s’embrassait avec sesvoisins ; ouvriers, bourgeois, paysans, devenaientfrères ; on ne voyait plus que des patriotes et desaristocrates, pour les aimer ou les haïr. C’était unattendrissement et en même temps une indignation terribles.

D’autres encore prononcèrent desdiscours : Boileau, notre maire ; Pernett, l’entrepreneurdes fortifications ; Collin, etc. ; mais aucun neproduisit autant d’impression que Chauvel.

Nous rentrâmes ce soir-là bien tard ; ilpleuvait toujours, et, sur le chemin des Baraques, au milieu de lanuit sombre, chacun faisait ses réflexions en silence. Maître Jean,seul, de temps en temps élevait la voix ; il disait que lapremière chose maintenant c’était d’avoir des généraux patriotes,et rien que cette idée vous donnait à réfléchir : car nouspouvions en avoir d’autres, puisque le roi les choisissait. Aprèsl’enthousiasme revenait la méfiance ; et l’on pensait malgrésoi que Chauvel avait eu raison de dire que notre plus grand dangerétait de nous livrer à des traîtres. Enfin les mille idées qui voustraversent l’esprit dans un pareil moment ne sont pas à peindre.Tout ce que je puis dire, c’est qu’alors déjà je voyais que ma vieallait changer ; qu’il faudrait partir sans doute, et quel’amour de la patrie devait remplacer pour moi, comme pour desmilliers d’autres, l’amour du village, de la vieille baraque, dupère, de la forge, de Marguerite !

Au milieu de ces réflexions, je rentrai dansmon grenier. Tout cela me paraissait grave ; mais pourtant,malgré ce que Chauvel nous avait dit sur la provision de patiencequ’il nous fallait faire, ni maître Jean, ni Létumier, ni moi, nousne pensions alors que nous en avions pour vingt-trois ans deguerre, et que tous les peuples de l’Europe, à commencer par lesAllemands, viendraient avec leurs rois, leurs princes et leursseigneurs pour nous écraser, parce que nous voulions faire leurbien en même temps que le nôtre, en proclamant les Droits del’homme ; non, une pareille stupidité est contre nature, etl’on a de la peine à la comprendre, même après l’avoir vue.

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