Histoire d’un paysan – 1792 – La Patrie en danger

Chapitre 5

 

Vers ce temps, de grands changementsarrivèrent à la forge, et je dois vous les raconter en détail,parce qu’ils furent cause du bonheur de toute ma vie, malgré lechagrin que j’en eus les premiers jours.

Vous saurez donc que Valentin prenait sesrepas chez nos voisins Rigaud. Il se plaisait avec ces vieillesgens, qui le traitaient de M. Valentin par-ci,M. Valentin par-là. Son idée sur la différence des rangs luirendait ces égards très agréables. Tous les soirs il était assisdans le fauteuil de la maison, en face d’une bonne omelette au lardou d’un plat de viande, sa chopine de vin à droite, sa carafe d’eauà gauche, et les pieds dans ses savates, pendant que les deuxvieux, à l’autre bout de la table, pelaient leurs pommes de terreet mangeaient du lait caillé. Valentin trouvait cela toutsimple ; il était premier compagnon forgeron et se disait sansdoute :

« Je suis d’un autre rang que cesRigaud ; c’est pourquoi je mange de bons morceaux et qu’ilsn’en ont que l’odeur. »

Chaque fois qu’on cuisait le pain chez lesRigaud, tous les quinze jours ou trois semaines, il faisait mettreau four deux bonnes kisches [1], etm’invitait à venir m’en régaler avec lui. Il débouchait alors unebouteille de petit vin gris de Lorraine, qu’il avait à part dans lacave. Jamais l’idée ne lui serait venue d’en offrir un verre aupère Rigaud ! Cela m’ennuyait d’autant plus que le vieux et lavieille nous regardaient d’un œil d’envie ; mais je n’osais enparler à Valentin ; il se serait indigné de voir que j’étaiscapable de manquer à notre rang, et ne m’aurait peut-être plusinvité.

Quelquefois il me disait aussi d’amener monfrère Étienne, dont le petit nez luisant remuait d’avance à l’odeurdes kisches, et qui nous faisait rire à cause de son bonappétit. Valentin l’aimait beaucoup et lui montrait, les dimanchesaprès vêpres, tous ses secrets pour élever, nourrir et prendre lesoiseaux ; car il avait l’amour des oiseaux, soit pour lesmanger, comme les grives et les mésanges, soit pour les entendrechanter, comme les fauvettes et les rossignols : c’était sonbonheur. Vers la fin de juillet, son logement, au premier étage desRigaud, était plein d’oiseaux qu’il avait pris au bois, et lesvitres de ses fenêtres étaient toutes crottées. Il en avait parcentaines de toutes les espèces. Ceux qui chantent et senourrissent de vers et de mouches comme les rossignols et leslinots, il les relâchait avant l’hiver, et les autres qui vivent degraines, il les gardait. On avait de la peine à traverser la petiteallée de sa chambre en haut, tant elle était remplie de pavotsdesséchés, de chanvre et d’épis de millet pendus en l’air sur destraverses, et qu’il cultivait lui-même dans un petit coin de terre,derrière la baraque, pour leur nourriture.

Voilà sa vie ! Pendant l’hiver, en tempsde neige, il préparait ses sauterelles, ses trébuchets et seslacets, en ne faisant que parler de la passe des grives, del’arrivée des mésanges et de la quantité qu’il espérait en prendredans l’année.

Avant la révolution, il ne m’avait jamaisparlé d’autre chose, et toujours avec joie ; mais depuis lesétats généraux la mauvaise humeur était venue et l’aigreur aussi.Chaque fois que nous étions ensemble à causer le soir, tout entaillant ses baguettes pour la pipée, il ne faisait que se plaindrede l’orgueil et de la bêtise de maître Jean, et s’écriait en levantles épaules :

– Cet homme ne dit plus que dessottises ; il ne voit plus que des sabotiers colonels, desbûcherons princes, des maîtres Jean députés ! Rien n’est tropgrand pour un patriote de son espèce ; il croit déjà tenir lesforêts de monseigneur le cardinal-évêque, et les payer enassignats. Ni les excommunications, ni les armées innombrables duroi, ni les secours de la chrétienté ne l’inquiètent !

Il riait avec amertume, et même à la forge, aulieu de se taire, il lançait quelquefois des mots pointus trèsméchants contre l’Assemblée nationale, la garde citoyenne et tousceux qui tenaient avec la nation. C’était un grand ennui pourmaître Jean d’être forcé de l’entendre, et d’avoir un compagnon quil’empêchait de crier contre les nobles et les évêques à son aise.Il se retenait autant que possible ; mais les jours demauvaises nouvelles, après avoir bien soufflé dans ses joues, bienretourné sa langue, et rêvassé, il criait :

– Ah ! les gueux !… ah !la canaille !… sans dire qui.

Valentin comprenait bien qu’il pensait auxseigneurs, ou bien aux évêques, et lui répondait aussi sans direqui :

– Vous avez bien raison, les gueux detoute sorte et la canaille ne manquent pas dans ce monde !

Alors maître Jean, le regardant de travers,disait :

– Ni les imbéciles non plus !

Et Valentin répondait :

– Ah ! je crois bien ; surtoutceux qui se figurent être des malins, ce sont les pires !

Et cela continuait de la sorte. Je voyaissouvent maître Jean devenir tout rouge et Valentin tout pâle decolère, et je me disais : « Ils vonts’empoigner ! »

Mais jusqu’au serment de M. le curéChristophe, toutes ces petites disputes s’étaient apaisées, quand,durant le mois de janvier 1791, il arriva chaque jour dunouveau : tantôt on apprenait que le curé de tel village avaitprêté serment, tantôt celui de tel autre ; et puis queM. le curé Dusable, de Mittelbronn, venait remplacerM. Ott à Phalsbourg ; que tous les curés de l’Assembléenationale, M. l’abbé Grégoire en tête, avaient renouvelé leserment, etc.

Maître Jean riait et s’enthousiasmait ;il se rengorgeait et chantait : « Ça ira !… çaira ! » pendant que Valentin devenait plus sombre. Jecommençais même à croire qu’il avait peur de maître Jean et qu’iln’osait pas se fâcher, lorsqu’un matin arriva la nouvelle queM. l’évêque d’Autun, Talleyrand-Périgord, allait sacrer lesévêques assermentés, malgré la défense du pape.

Maître Jean en eut une joie si grande, qu’ilse mit à crier que monseigneur Talleyrand-Périgord était unvéritable apôtre du Christ ; qu’il avait déjà proposé la ventedes biens du clergé ; qu’il avait célébré la messe au Champ deMars, sur l’autel de la patrie, le jour de la fédération ;qu’il allait élever sa gloire jusqu’aux nues en sacrant lesévêques ; que cet homme de bon sens méritait l’estime de tousles honnêtes gens, et que les évêques réfractaires étaient des ânesauprès de lui.

Mais tout à coup Valentin, qui l’écoutait d’unair tranquille, en continuant de forger, se redressa nez à nezcontre lui, criant :

– C’est pour moi que vous dites ça, c’estpour moi que vous dites ça, n’est-ce pas ? Eh bien,écoutez : votre Talleyrand-Périgord est le plus lâcheJudas ! Vous entendez, un Judas ! Et ceux qui leglorifient sont aussi des Judas !

Et comme maître Jean avait reculéd’étonnement, il lui dit encore :

– Des ânes !… nos évêques desânes !… C’est vous qui êtes un âne !… un être vaniteux,rempli d’orgueil et de bêtise.

En entendant cela, maître Jean étendit lesdeux mains pour l’étrangler, mais Valentin, levant son marteau,cria :

– Ne me touchez pas !

Sa figure était terrible, et, si je ne m’étaispas précipité comme un éclair entre eux, le plus grand malheurserait arrivé.

– Au nom du ciel ! maître Jean,Valentin, leur dis-je, songez à ce que vous faites !

Alors tous les deux devinrent pâles. MaîtreJean voulut parler, il ne pouvait pas, l’indignationl’étouffait ; et Valentin, jetant son marteau dans un coin,dit :

– Maintenant c’est fini ! J’en aibien assez supporté depuis deux ans… Vous n’avez qu’à vous chercherun autre compagnon.

– Oui, dit maître Jean en bégayant decolère, j’en ai bien assez aussi d’un aristocrate de votreespèce !

Mais Valentin, sur cela, luirépondit :

– Vous allez me faire mon compte !Et vous me donnerez un certificat pour les quinze ans que j’aitravaillé chez vous ; vous m’entendez ? Un certificat bonou mauvais ! Je veux voir ce qu’un patriote comme vous peutdire contre un aristocrate comme moi.

En même temps il sortit, emportant sa veste,dont il passa les manches dehors, en entrant chez les Rigaud.

Maître Jean était bouleversé.

– Mauvais gueux, dit-il.

Et quelques instants après il medemanda :

– Qu’est-ce que tu penses d’un animalpareil ?

– Eh ! sans doute, c’est un fou, luidis-je ; mais c’est tout de même un brave homme, un honnêtecompagnon et un bon ouvrier. Vous avez eu tort, maître Jean, del’ennuyer depuis si longtemps.

– Comment, j’ai eu tort ?s’écria-t-il.

– Oui, lui répondis-je, vous perdez unbon compagnon, un homme qui vous aimait, vous le perdez par votrefaute, il ne fallait pas le pousser à bout.

Il parut tout surpris, et finit par medire :

– J’étais le maître !… Si je n’avaispas été le maître, il en aurait vu de dures !… C’est égal,Michel, tu me dis ce que tu penses, et c’est bien. Je suis fâché dece qui vient d’arriver… oui, j’en suis fâché… mais c’est fait.Est-ce que je pouvais croire qu’il existait un être aussibête ?

Voyant qu’il se repentait, sans rien dire deplus je mis ma veste et je courus chez les Rigaud, pour tâcher detout raccommoder ; car j’aimais Valentin, il me semblait quenous ne pouvions pas vivre les uns sans les autres. Maître Jeancomprit bien ce que je voulais faire, et me laissant partir, ilentra dans son auberge.

Comme j’ouvrais la porte des Rigaud, Valentinétait là, racontant aux deux vieux ce qui venait de sepasser ; ils l’écoutaient dans la consternation. Jel’interrompis en criant :

– Valentin, vous ne pouvez pas nousquitter, ce n’est pas possible, il faut oublier tout cela !…maître Jean ne demande pas mieux… Ne croyez pas qu’il vous enveuille ; au contraire, il vous estime et vous aime, j’en suissûr.

– Oui, dit le vieux Rigaud, il me l’araconté cent fois.

– Qu’est-ce que cela me fait ?répondit Valentin. Avant les états généraux, j’aimais aussi cethomme ; mais depuis qu’il a profité des malheurs du temps pours’attirer les biens de l’Église, je le regarde comme un bandit. Etpuis, s’écria-t-il en s’asseyant et frappant du poing sur la table,c’est cet orgueil de croire que les hommes sont égaux, c’est cetorgueil qui m’indigne. Son esprit de rapine le perdra, je vous enpréviens, et ce sera bien fait. Toi, Michel, tu n’es coupable derien ; le malheur a voulu que tu tombes dans la société d’unmaître Jean et d’un Chauvel ; ça n’est pas ta faute ! Siles choses étaient restées dans l’ordre, d’ici quatre ou cinq anstu pouvais acheter une maîtrise ; je t’aurais aidé, j’ai seizecents livres d’économies chez maître Boileau à Phalsbourg. Tu teserais marié chrétiennement ; nous aurions travaillé ensemble,et le vieux compagnon aurait toujours eu le respect des petitsenfants et de la famille !

En parlant, il s’attendrissait, et moi je luirépétais :

– Valentin, non, vous ne partirez pas, çan’est pas possible.

Mais aussitôt il se passa la main sur lesyeux, et dit d’une voix ferme, en se levant :

– Nous sommes au jeudi ;après-demain, samedi, de grand matin, je pars, il faut qu’un hommeremplisse ses devoirs ; de rester dans une caverne où l’onrisque de perdre son âme, c’est coupable, c’est même criminel. J’aidéjà couru trop de risques ; depuis longtemps j’aurais dûpartir, mais la faiblesse de l’accoutumance m’a retenu. Maintenanttout est fini, et j’en suis bien content. Tu diras à maître JeanLeroux que tout soit en règle demain soir, tu m’entends ? Jene veux plus lui parler ; il se figurerait encore pouvoir meconvertir.

Alors il entra dans l’allée et grimpal’escalier de meunier, au fond, qui montait à sa chambre. Moi jetraversai la rue pleine de neige, et j’entrai fort triste dans lagrande salle des Trois-Pigeons, où Nicole était en train de dresserla table pour dîner. Dame Catherine l’aidait, toute pensive ;maître Jean venait de lui raconter sans doute sa dispute avecValentin ; il se promenait de long en large, les mainscroisées sur le dos et la tête penchée.

– Eh bien ! fit-il.

– Eh bien, maître Jean, il partaprès-demain samedi, de bon matin ; il m’a dit de vousprévenir, que tout soit en règle.

– Bon, les soixante livres du mois sontlà ; le certificat sera bientôt dressé puisqu’il veut s’enaller. Mais va le prévenir que je n’ai pas de rancune contrelui ; dis-lui que je l’invite à dîner, et qu’on ne parlera nide seigneurs, ni de capucins, ni de patriotes ; va lui dire çade ma part ! Et dis-lui bien que deux vieux compagnons commenous peuvent se serrer la main et boire une bonne bouteilleensemble avant de se quitter, sans être d’accord sur lapolitique.

Je voyais qu’il avait le cœur gros ; jen’osais lui dire que son compagnon ne voulait plus même luiparler !

Dans ce moment, Valentin passait justementdevant nos fenêtres, un bâton à la main, en allongeant le pas ducôté de la ville. Il allait sans doute retirer son argent de chezle notaire ; maître Jean, ouvrant une fenêtre, luicria :

– Valentin !… Hé !Valentin !

Mais il ne tourna pas la tête et continua sonchemin. Alors l’indignation reprit maître Jean :

– Le gueux ne veut pas m’entendre, dit-ilen refermant la fenêtre ; c’est un être plein de rancune.J’avais des torts… Je me repentais d’avoir été trop vif ; ehbien, à cette heure, je suis content. Ah ! mauvaisaristocrate, tu ne veux pas seulement m’écouter !

En même temps il ouvrit son petit secrétaireau coin de la salle et me dit :

– Assieds-toi là, Michel, que je te dicteson certificat.

Je croyais qu’il allait lui donner un mauvaiscertificat, et je me permis de lui dire qu’après dîner il seraitplus tranquille et que cela vaudrait mieux.

– Non, non, fit-il brusquement, j’aimemieux en finir tout de suite, et puis après cela n’y pluspenser.

Je m’assis donc, et maître Jean, malgré sacolère, me dicta pour Valentin le plus beau certificat qu’il soitpossible de se figurer, disant que c’était un excellent ouvrier, unbrave homme, fidèle, probe et dévoué ; qu’il le regrettaitbeaucoup, mais que des affaires particulières le privaient de cevieux compagnon, et qu’il le recommandait à tous les maîtresforgerons comme un modèle. Après quoi, m’ayant fait relire sadictée :

– C’est bien, dit-il en signant ; tului porteras cela ce soir, ou demain. Prends aussi l’argent ;qu’il voie si c’est juste, et te donne une quittance. S’il tedemande de lui faire la conduite, comme c’est naturel entrecompagnons, je t’accorde toute la journée de samedi. Et maintenantasseyons-nous et dînons.

La soupière était sur la table, et l’ons’assit.

Toute cette journée, il ne se passa rien denouveau ; Valentin ne reparut pas aux Baraques, et lelendemain seulement j’allai le voir dans sa chambre ; il étaiten train de mettre de l’ordre dans ses cages, ses sauterelles etses lacets. Je lui donnai le certificat, qu’il lut et mit dans sapoche, sans rien dire, et puis il compta l’argent et me donnaquittance.

– Tout est en règle maintenant, dit-il.Seulement je te donne à toi et à ton petit frère Étienne tous mesoiseaux, toutes mes cages et toutes mes graines. Vous en ferez toutce qu’il vous plaira.

Je le remerciai, les larmes aux yeux, pourÉtienne et pour moi. Ensuite il me dit encore :

– Tu m’accompagneras demain à huit heuresjusque sur la côte de Saverne. C’est là que nous nousembrasserons ; maître Jean ne peut pas te refuser cela.

– Non, lui dis-je, il m’a même donnétoute la journée.

– C’est l’habitude entre compagnons,répondit-il. Ainsi nous partirons à huit heures, sans faute.

Alors je le quittai, et, le lendemain samedi,nous partîmes ensemble comme il avait été convenu. Je portais sonsac ; lui marchait derrière, dans mes traces, appuyé sur sonbâton de compagnon, car s’il était très fort des bras, ses jambesse fatiguaient vite.

Je n’oublierai jamais ce jour, non seulement àcause des masses de neige qu’il nous fallut traverser, et del’Alsace que nous vîmes du haut de la côte, toute blanche à plus devingt lieues jusqu’au Rhin, avec ses petits villages, ses lignesd’arbres et ses forêts, mais encore à cause de ce que Valentin medit au bouchon de l’Arbre Vert, où nous arrivâmes sur lesneuf heures.

Les rouliers s’arrêtaient là dans les tempsordinaires, mais aucun n’aurait osé se mettre en route dans cechemin au mois de janvier.

La petite auberge, au milieu des sapins, surle bord du talus, était comme enterrée dans la neige ; on nevoyait que le sentier, où deux ou trois personnes avaient marchédepuis la veille, et les petites fenêtres, déblayées devant parquelques coups de balai. Sans la fumée qui montait du toit, onaurait cru que tout était mort aux environs.

En entrant, nous vîmes une vieille femme quidormait près de l’âtre, le pied à son rouet ; il fallutl’éveiller, et seulement alors le Spitz à longs poilsblancs, la queue en panache, le nez pointu et les oreilles droites,se mit à japper sous la table. Il avait eu peur de nous entendreapprocher dehors, et s’était caché là.

La vieille ne parlait qu’allemand ; elleavait de grands rubans noirs sur la tête ; son mari venait departir pour chercher des provisions à Saverne. Elle nous apporta duvin, une miche de pain bis et du fromage.

Valentin posa son sac sur le banc et s’assitauprès, le dos à la petite fenêtre, le bâton entre les genoux etles mains croisées dessus ; moi je m’assis en face, et lavieille se rendormit, en ayant l’air de vouloir filer.

– Nous allons nous quitter ici, ditValentin, à ta santé, Michel !

– À la vôtre ! lui répondis-jetristement.

– Oui, fit-il après avoir bu d’un airgrave, maintenant je suis content, ma conscience esttranquille ; j’ai jeté par-dessus mes épaules la terre duscandale, j’ai pris le bâton de voyage et je suis sur la route demon salut. Depuis longtemps j’aurais dû partir ; je suiscoupable d’être si longtemps resté dans les liens de cetteBabylone ; je suis coupable, et je m’en accuse : c’est mafaute… c’est ma très grande faute !… Les habitudes et lafaiblesse en sont cause !

Il continua quelques instants de la sorte, jecroyais entendre ma mère lorsqu’elle revenait de la messe desprêtres réfractaires, dans la montagne : c’était le capucinÉléonore qui parlait par sa bouche ! Finalement levant lesyeux, il étendit ses grands bras en disant :

– L’heure de la miséricorde est venue… Àtout péché miséricorde !… J’arrive dans les derniers, mais iln’est jamais trop tard. Ta miséricorde, ô mon Dieu ! estinfinie.

– Mais, Valentin, où doncallez-vous ? lui dis-je.

– Toi, fit-il, en me regardant comme pourvoir s’il devait me répondre, je puis te dire où je vais ; –ton cœur est avec nous, sans le savoir ; ton égarement vientdes autres ; – tu n’en diras rien à personne ! Et quandmême tu le dirais, qu’est-ce que cela pourrait faire ? Ce quiest écrit est écrit, la ruine de Babylone a sonné ; avant quecette neige soit fondue, chacun sera récompensé selon ses œuvres…Toi, tu seras épargné… oui, tu seras épargné ! Mais cesarbres, regarde ces arbres, Michel, ils ploieront sous le poids despatriotes pendus après, et leurs branches casseront à force d’êtrechargées.

Toutes ces vieilleries me rendaienttriste.

– Sans doute, Valentin, lui dis-je, jevous crois, c’est bien possible ; mais, en attendant, vousallez quelque part ?

– Je vais à Mayence, dit-il, en regardantla vieille qui dormait ; je vais rejoindre nos bons princes,et d’abord l’homme selon Dieu, Mgr le comte d’Artois. C’est en luique repose notre confiance. Et de Mayence nous irons à Lyon, quideviendra la capitale du royaume, car l’autre est souillée, il n’enrestera pas pierre sur pierre. Le général Bender a déjà mis lespatriotes des Pays-Bas à la raison ; maintenant c’est le tourdes patriotes de la France profanée. Tu verras ça, Michel, tu leverras ! La cavalerie, l’infanterie, les canons, les uhlans etles pandours, tout va marcher ensemble ! Il en entrera par laSavoie ; il en entrera par le pays de Liège ; il enentrera par la Suisse et du côté des Espagnes ; et nosseigneurs marcheront devant nous, à la délivrance du pauvre martyrqui souffre pour nos péchés. Alors, paix aux hommes de bonnevolonté ! paix aux soumis !… paix aux humbles !…paix aux sujets fidèles !… mais guerre aux orgueilleux quidressent la tête, aux antéchrists, aux acquéreurs de biensvolés ! pas de pitié pour eux, pas de pitié pour les JeanLeroux, les Létumier, les Élof Collin !… leur cravate dechanvre est déjà prête. Toi, tu n’auras rien à craindre ; tues un bon fils qui nourrit ses père et mère, c’est bien !… Laraison te reviendra. Seulement, quand nos princes seront en Alsaceou du côté de Metz, il ne faudra pas courir à leur rencontre avecles autres, pour soutenir la révolte. Pas un seul n’en réchappera,je te le dis ; monseigneur le comte d’Artois a toutarrangé ! Ne bouge pas, laisse aller Létumier, Cochart, maîtreJean. Les soldats tourneront contre eux, ils sont tous pour nosprinces. On ira d’abord exterminer la Babylone d’iniquité, lesgueux de Parisiens !

En regardant la tête en pain de sucre deValentin, je pensais :

– Quel malheur !… te voilà devenufou, mon pauvre vieux !

Et je lui répondis tranquillement :

– Vous allez à Mayence, c’est bon !Mais qu’est-ce que vous allez faire là-bas ? Vous n’êtes pasun soldat, vous. Et puis, à votre âge !

– Ah ! s’écria-t-il, l’ouvrage nemanquera pas ; ma place est marquée d’avance, j’entrerai commeforgeron dans un régiment de cavalerie, et je travaillerai pourfaire mon salut.

Alors je ne dis plus rien ; et, commenous avions vidé la bouteille, je toquai pour en demander uneautre ; mais il ne voulut pas, et s’écria :

– Non, Michel, non, c’est assez ! Unverre de vin fait du bien, deux ce serait trop.

Il boucla son sac, paya la bouteille, et noussortîmes au milieu des jappements du spitz, qui reprenaitcourage.

Dehors Valentin étendit ses longs bras, etnous nous embrassâmes. Après cela, le pauvre diable descendit ducôté de Saint-Jean-des-Choux, pour gagner Wissembourg. Je leregardai quelques instants ; il enfonçait dans la neige et seredressait avec fierté, comme un homme de vingt ans.

Moi, je repris le chemin des Baraques. Tout ceque Valentin venait de me dire me paraissait de la folie ; jene savais pas encore en ce temps que les nobles et les rois del’Europe formaient une sorte de franc-maçonnerie entre eux ;qu’ils n’étaient ni Français, ni Allemands, ni Russes, mais noblesavant tout, et qu’ils se prêtaient aide, secours et assistance,pour tenir les peuples sous le joug.

Cette idée me paraissait trop horrible, je nepouvais pas y croire.

Il était près de midi quand je rentrai auxTrois-Pigeons.

– Ah ! te voilà ? me dit leparrain, tu reviens à temps pour dîner. L’autre estparti ?

– Oui, maître Jean.

– De quel côté ?

J’étais embarrassé de lui répondre, mais iln’avait pas besoin de cela.

– C’est bon, fit-il en clignant des yeux,il va rejoindre les émigrés à Coblentz ; je m’endoutais !

Et, s’asseyant, il s’écria :

– Mangeons et ne pensons plus à cetimbécile !

Pendant le dîner, il paraissait toutjoyeux.

– Nous voilà seuls, Michel,disait-il ; nous allons pouvoir chanter à notre aise. Mais,avant ça, le temps est venu de prendre d’autres mesures, je suiscontent de toi, tu m’as toujours donné de la satisfaction ; tune vaux pas encore Valentin comme ouvrier, car, il faut être juste,c’est un fameux ouvrier ; mais, pour le bon sens, tu vauxmille fois mieux que lui ; le reste viendra. Nous seronstoujours d’accord.

Et, le dîner fini, comme j’allais me lever, ilme posa sa main sur le bras, en disant :

– Reste, nous avons à causer. Catherine,va tirer une bouteille. Il faut qu’aujourd’hui tout soit mis auclair.

Dame Catherine sortit. J’étais étonné de labonne humeur de maître Jean ; je sentais qu’il voulait me direquelque chose d’agréable. Sa femme, ayant apporté la bouteille,rentra dans la cuisine pour aider Nicole à laver la vaisselle, etnous restâmes seuls dans la grande salle.

– Nous ne serons pas dérangés, dit leparrain en remplissant nos verres ; par ce temps de neige,personne ne vient à l’auberge.

Puis, après avoir bu, il reprit d’un airpensif :

– Tu sauras, Michel, que mes terres dePickeholtz sont les meilleures du ban de Lixheim ; j’ai vu çala dernière fois en me promenant autour, de tous les côtés. C’estune terre forte, entremêlée de chaux et de sable. Il devraitpousser de tout là-dessus en abondance ; mais ces fainéants deTiercelins ont tout laissé dépérir ; la rivière déborde enbas, les prairies sont un véritable marais, les flèches d’eau etles autres herbes tranchantes y viennent à foison ; le bétailn’en veut pas. Rien n’aurait été plus facile que de donner unepente à l’eau, en la débarrassant des saules tombés dedans depuisdes siècles ; mais les gueux ne s’en souciaient pas, ilsavaient assez de provisions dans leur sac, en rentrant matin etsoir au couvent ; les jambons pourrissaient sur leursgreniers ; Quelle race !… Sur les terres élevées, toutrestait en friche, tout desséchait, les vieux noyers et les vieuxpoiriers étendaient leurs branches au hasard et couvraient tout deleur ombre. La charrue aura de l’ouvrage pour retourner tout cela,et la hache aussi ; les fagots et le bois ne manqueront pas,j’en ferai pour trois ou quatre ans. Ce n’est pas une petiteaffaire de mettre cent cinquante arpents de terre en bon état, defumer, de labourer et d’ensemencer ce qui n’a pas reçu deux liardsd’engrais depuis des centaines d’années. Ces cent cinquante arpentsauraient dû me rapporter deux mille quatre cents livres cetteannée, et je n’en ai pas retiré seulement six cents. Voilà ce quefont la paresse et la lâcheté des gueux ; ça ruine unpays ! Enfin nous allons changer tout cela. J’ai déjà faitrelever le toit de la petite ferme, qui tombait en décombres ;j’ai fait remplacer les poutres vermoulues de la grange et paverl’écurie. Maintenant tout est à peu près bien ! mais il va mefalloir du fumier en masse, et pour avoir du fumier, il faut dubétail. J’en aurai. Le bien de Catherine, à Fleisheim, n’a pascessé de fructifier ; notre auberge n’a pas mal rapporté nonplus ; nous viendrons à bout de tout. Seulement je ne pourraipas toujours vivre ici ; la première chose d’un paysan, c’estd’être sur sa terre, de voir si chacun fait son ouvrage, si lebétail est bien soigné, la terre bien retournée, etc., etc. Il fautêtre là. Je passerai tout le printemps et l’automne là-bas ;je ne viendrai qu’une ou deux fois par semaine aux Baraques.Catherine n’a pas besoin de moi pour conduire l’auberge ; maisil me faut un homme à la tête de la forge et c’est toi que j’aichoisi. Tu seras maître forgeron à ma place. Tu te chercheras uncompagnon, car la responsabilité sera sur toi seul, et le compagnondoit convenir au maître. Dès aujourd’hui je te donne cinquantelivres par mois au lieu de trente. Et ce n’est pas tout ; avecle travail et la bonne conduite, tout s’embellira. Je t’aime, tu esun brave garçon ; je t’ai pour ainsi dire élevé ; je suiston parrain ; je n’ai pas d’enfants… tu comprends !

Il s’attendrissait à la fin ; moi,j’étais tellement heureux que je lui disais :

– Oh ! maître Jean, vous faites demoi un homme, et je sens que je le mérite ; oui, par l’amitiéque je vous porte, je le mérite.

– Et par ta bonne conduite, aussi, fit-ilen me serrant la main, par ton travail et ton attachement à tafamille. Si j’avais un fils, je le voudrais comme toi. Enfin c’estentendu, jusqu’au printemps nous allons encore travaillerensemble ; je t’apprendrai ce qui te reste à savoir ; tute chercheras, en attendant, un compagnon, et puis tout sera commec’est maintenant arrêté entre nous.

Il me donna la main. Ah ! on peut direque s’il y a de grandes misères dans la vie, il se rencontre ausside beaux jours ! Quand maître Jean m’eut fait passer maître,je sentis cette fierté d’être quelque chose par soi-même et de nepas toujours attendre un ordre pour obéir. L’idée du bonheur deMarguerite, lorsqu’elle apprendrait cette grande nouvelle, meremplit de joie. Mais ce qui me causait le plus de satisfaction,c’était de voir qu’avec mes cinquante livres par mois, j’allaispouvoir payer la pension de mon frère Étienne à Lutzelbourg, et lefaire instruire par M. le curé Christophe, jusqu’à le rendrecapable de devenir maître d’école. Ce bonheur dépassait tous lesautres, à cause de la crainte que j’avais eue de laisser mon frèreinfirme à la charge du village, s’il m’arrivait un malheur ;et tout de suite, en me représentant la joie du père je demandai lapermission à maître Jean de courir à la maison.

– Va ! dit-il, et soyez tousheureux !

Il ne me fallut pas une minute pour arriverchez nous ; le père, Étienne et Mathurine tressaient despaniers ; ils furent bien étonnés de me voir à cette heure, oùje travaillais toujours à la forge. La mère, près de l’âtre,finissait son ménage ; elle tourna la tête, et puiscontinua.

– Qu’est-ce qui s’est donc passé,Michel ? me dit le père.

Et moi dans mon bonheur, je criai :

– Maître Jean me donne cinquante livrespar mois. Valentin est parti ; maintenant je le remplace etj’ai cinquante livres ! Maître Jean m’a dit qu’à la fin del’hiver il irait à Pickeholtz pour soigner ses terres, et qu’alorsje resterais maître à sa place, que je ferais tout et que jepouvais déjà me choisir un compagnon moi-même.

Alors le père, levant les deux mains,s’écria :

– Ah ! mon Dieu ! est-cepossible ? Ah ! maintenant, mon enfant, on peut dire quetu reçois la récompense de ta bonne conduite envers nous !

Il s’était levé. Je courus dans ses bras et jelui dis en le serrant :

– Oui, c’est aussi bien heureux pourÉtienne ! Depuis longtemps je pensais à l’envoyer s’instruirechez M. le curé Christophe, pour devenir maître d’école ;l’argent manquait…

Mais la mère ne me laissa pas finir et mecria :

– Il n’ira pas !… Je ne veux pasqu’il devienne un païen !

Comme elle disait cela, le père s’étaitretourné d’un coup ; il la regardait tout pâle et lui réponditavec une voix de colère et d’indignation que nous n’avions jamaisentendue :

– Et moi je dis qu’il ira ! Qui doncest le maître ici ? Tu ne veux pas, toi ? Eh bien, moi,je veux… entends-tu ? je veux ! Ah ! quand ton fils,le meilleur ! vient sauver son pauvre frère de la misère, tune trouves que ça pour le remercier ! Ce sont les autres, lesNicolas, les Lisbeth, que tu aimes, n’est-ce pas ? Des êtresqui nous abandonnent, qui nous laisseraient périr de faim, toi,moi, les enfants, tout le monde !… Tu les aimesceux-là !

Sa colère était tellement épouvantable, quenous en frémissions tous. La mère, derrière l’âtre, le regardaitavec des yeux étonnés sans pouvoir lui répondre. Il s’approchad’elle tout doucement, et quand il fut à deux pas il lui dit d’unevoix sourde, en la regardant du haut en bas :

– Mauvais cœur ! tu n’as pas uneparole pour ton enfant, pour celui qui te donne du pain tous lesjours !

Alors, elle, à la fin des fins, se jeta dansmes bras en criant :

– Oui, c’est un bon garçon… un bonfils !

Et je sentis qu’elle m’aimait tout de même, cequi m’attendrit beaucoup. Les enfants aussi pleuraient ; maisle père un instant ne put s’apaiser, il restait là, pâle et lesyeux terribles, à nous regarder ; puis il vint me prendre parla main et dit :

– Arrive ! que je t’embrasse encore.C’est bon d’avoir un fils comme toi ; oui, c’estbon !

En même temps il sanglotait tout haut, et lamère gémissait ; de sorte que ce qui devait faire notre joienous rendit comme désolés.

Pourtant à la fin tout le monde se calma. Lepère s’essuya la figure ; il mit sa camisole, son bonnet desdimanches, et me dit en me prenant par le bras :

– Aujourd’hui je ne travaille plus !Sortons, Michel, il faut que j’aille remercier mon ami Jean, notrebienfaiteur. Ah ! quelle bonne idée j’ai eue de le choisirpour être ton parrain ! Cette idée-là m’est venue duciel !

Deux secondes après nous remontions la ruepleine de neige. Le père était appuyé sur mon bras ; la joiebrillait dans ses yeux ; il m’expliquait que j’étais baptiséJean-Michel ; cela lui paraissait un grand bonheur ! Etcomme nous entrions dans la salle des Trois-Pigeons, ilcria :

– Jean, je viens te remercier !

Maître Jean fut bien content de le voir. Ons’assit derrière le poêle jusqu’à la nuit, à causer joyeusement demoi, des projets de maître Jean et de toutes les choses de lafamille. Ensuite, l’heure du souper étant venue, le père se mit àtable avec nous ; et seulement bien tard, vers neuf heures etdemie, nous rentrâmes dans notre baraque, où tout le monde étaitdéjà couché.

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