Histoire d’un paysan – 1792 – La Patrie en danger

Chapitre 3

 

Après notre retour aux Baraques, l’agitationet l’inquiétude augmentèrent de jour en jour ; maître Jean,Létumier, Claude Huré, tous les acquéreurs de biens du clergécommençaient à craindre qu’on ne voulût les traiter comme lessoldats de Château-Vieux, et garder leur argent, en reprenant lesterres. Ces hommes prudents devinrent alors les plus terriblessoutiens de la révolution. On les appelait citoyens actifs, parcequ’ils payaient en contributions foncières, mobilières ou patentes,la valeur de trois journées de travail. C’étaient presque tous despères de famille, et seuls ils avaient le droit de voter auxélections des députés, des officiers municipaux, des juges, descurés et même des évêques.

Nous autres, qui n’avions que nos bras etnotre sang à donner pour le service de la patrie, on nous appelaitcitoyens passifs, et nous n’avions aucune voix aux élections.L’Assemblée nationale, au lieu de réunir les citoyens par lajustice et l’égalité, venait de faire comme nos anciens rois, quiles divisaient en classes, pour les opposer les uns aux autres etles tenir ainsi tous ensemble sous le joug. Tous nos malheursdurant soixante ans sont venus de là ; mais on ne voyait pasencore le mal que devait produire un pareil décret, et nous tenionstous, riches ou pauvres, à la révolution, parce que ceux qui nepossédaient rien avaient l’espoir de posséder un jour, par lecourage, le travail et l’économie.

C’est alors qu’il fallut voir la bonne mineque les citoyens actifs faisaient aux citoyens passifs ; commemaître Jean me tapait sur l’épaule, en m’appelant un solidedéfenseur de la liberté ; comme les plus pauvres diables duvillage étaient salués par les acquéreurs de biens de l’Église, etcomme on leur serrait la main, en disant :

– Nous sommes tous ensemble, nous devonsnous soutenir les uns les autres. Ces gueux de nobles et d’évêquesveulent nous dépouiller, rétablir les anciens droits… maisgare ! tous les citoyens se feront hacher pour lapatrie !

Ainsi de suite.

Tous les soirs, à l’auberge, on n’entendaitque cela. Maître Jean se rendait familier avec tout le monde ;il faisait crédit aux plus grands ivrognes, et leur marquait surson ardoise des cinq et six bouteilles de vin, sans espérer d’enrecevoir un liard. Voilà ce qu’un mauvais décret forçait d’honnêtesgens à faire, pour s’attirer des amis. Combien de batailles sontgagnées par les soldats, malgré les fautes des chefs ; et quede bon sens il faut avoir en masse, pour réparer des fautespareilles ! Quand maître Leroux parlait de défense, bien desgens ne se gênaient pas pour lui répondre :

– C’est bon, maître Jean, c’estbon ! nous n’avons rien à garder, nous autres ; nous nesommes rien, nous ne votons sur rien, pas même sur ce qui nousregarde. Les bourgeois font tout, ils ont tout pris pour eux… Quechacun se soutienne en proportion de ce qu’il a !

D’autres alors prenaient sa défense etcriaient :

– Maître Jean a raison, nous sommes tousfrères ; nous soutiendrons nos droits… Allons, dame Catherine,encore une bouteille ! … À la santé des bonspatriotes !

Et l’on n’osait pas refuser, dans un moment oùLafayette faisait voter des remerciements à son cousin Bouillé,pour les massacres de Nancy ; quand les amis du trôneannonçaient que Sa Majesté Louis XVI allait faire un tour au pays,pour rétablir l’ordre dans ses provinces. Naturellement les moineset les capucins relevaient la tête ; ils couraient etprêchaient, ils excommuniaient et damnaient ; on les voyait àla porte de toutes les baraques, en train d’exhorter les femmes àsoutenir le bon Dieu contre leur mari ; et le bon Dieu,c’étaient leurs couvents, leurs abbayes, leurs étangs, leursforêts, qu’ils auraient voulu ravoir en mettant le trouble parminous, jusque dans l’intérieur des familles.

Je n’avais pas dit à la maison que j’étaisallé voir Nicolas ; il aurait fallu raconter en détail saconduite dans le massacre, ses idées sur la noblesse, sur ladiscipline, et le reste ; le père en aurait eu du chagrin, etje savais que la mère lui donnerait raison ; elle ne pouvaitplus me voir sans crier :

– Toi, tu te feras casser les os pourmaître Jean ; tu recevras les coups, et lui gardera les biensvolés, à moins qu’on ne te pende avec dame Catherine et leur amiChauvel. Tu renieras ta religion, tu seras damné pour le compte desbandits !

– Allons, allons, lui disait le père avecdouceur, ne crie pas si fort !

Mais elle redoublait ; et l’on voyait quec’était mot à mot la leçon du père Bénédic.

Encore si j’avais eu du repos à la forge, maisValentin, qui n’osait pas se réjouir ouvertement devant maîtreJean, ne cessait de me répéter :

– Nos seigneurs ont eu maintenant leurrevanche de la Bastille ; cela devait arriver tôt ou tard, carle droit est le droit ! Et ceux qui descendent de nosseigneurs ne doivent pas être confondus avec des misérables denotre espèce. Bientôt, je t’en préviens, Michel, l’Assembléenationale sera mise à la porte ; Sa Majesté le roi casseratout, et chacun sera châtié selon ses crimes. Quant à maître Jean,il a beau faire crédit à Christophe Magloire et à PierreTournachon, quand les armées de Sa Majesté viendront, tout seranettoyé ; les biens seront rendus à notre sainte Église ;et le mal sera réparé sur la personne et les biens des coupables.Plaise à Dieu seulement qu’on nous laisse continuer notre métier,car nos fautes sont grandes, et nous avons mis le comble à nosiniquités ! Plaise à Dieu qu’on ferme les yeux sur le passé,car nous avons tous mérité la corde, par nos votes et nosélections !

Ainsi raisonnait cet animal. S’il n’avait pasété si bête, nous nous serions empoignés plus d’une fois ;mais je l’écoutais comme on écoute braire un âne, sans luirépondre.

Cela se passait ainsi dans toutes les maisons,dans tous les villages ; si Bouillé avait pu faire son coup àParis, la révolution était peut-être perdue, tant les gens avaientpeur, tant les moines se remuaient.

Mais vous allez voir que si le découragementétait au milieu de nous, les patriotes là-bas ne se laissaient pasfacilement abattre, et qu’ils avaient du courage, non seulementpour résister à la cour, mais encore aux vendus de l’Assembléenationale.

Maître Jean m’avait dit d’écrire à Chauveltout ce qui s’était passé sous nos yeux à Nancy ; commej’avais toujours une lettre en train, cela m’était facile. Le soir,après le travail, j’entrais dans la bibliothèque où Margueritem’avait conduit, et là, tout seul avec ma petite lampe, j’écrivaischaque chose en ordre. Quand il me restait du temps, je me mettaisà lire encore une heure ou deux ; et puis je m’en allaisrêvant à travers le village, regardant les Baraques au milieu dusilence et me faisant mille idées de toutes choses : de la vieet des hommes, du grand savoir des uns et de l’ignorance desautres.

Mon bonheur était toujours de lirel’Encyclopédie ; je ne passais rien, tout meparaissait admirable, et les articles de M. Diderot plusencore que tout le reste. Au lieu d’être aveugle comme autrefois,tout m’étonnait et m’attendrissait, depuis le plus petit brind’herbe jusqu’aux étoiles. J’aurais aussi voulu savoir calculer,mais c’était hors de mes moyens ; je n’avais pas de maîtrepour m’apprendre les commencements.

Enfin, en allant ainsi, l’idée de Margueriteme venait et celle de mon père, tantôt avec tristesse, tantôt avecsatisfaction. Je songeais aussi aux grandes batailles, que lesvrais représentants de la nation livraient pour les droits dupeuple. Cela m’élevait le cœur, et je ne rentrais souvent que forttard, après minuit, sans m’être ennuyé seulement une minute.

Voilà ma vie ! Les dimanches, au lieu decommencer à lire le soir, j’étais dans la bibliothèque de Chauveldès sept heures du matin. Cette vie me paraissait la plus belle,surtout après avoir tant souffert dans mon enfance, tant souhaitéd’apprendre, sans avoir un instant pour m’instruire, puisque toutmon temps était au maître ; je m’estimais très heureux.

Quand maître Jean me dit d’écrire les malheursde Nancy, dans les premiers jours de septembre, ma lettre tirait àsa fin, et je remplis les dernières pages de cette triste histoire.Or, cette nuit-là, quand ce fut fini, sur les onze heures, étantcontent d’avoir tout raconté, selon ce que nous savions au juste,j’ouvris une fenêtre pour rêver à mon aise. La nuit était douce etblanche. En regardant le petit jardin rempli d’ombre, où descendaitla lune, je vis que les grosses pommes de reinette étaientmûres ; et, songeant au plaisir que Marguerite et son pèreauraient eu de voir et de goûter ces beaux fruits juteux, tout àcoup je me dis en moi-même :

« Pourquoi n’en goûteraient-ilspas ? Je n’aurais qu’à cueillir les plus beaux, et les mettredans des feuilles, au fond d’un panier solide, les uns sur lesautres, par couches, et puis à les envoyer à Paris par le roulierJean Maire ; il reste quinze jours en route, mais les pommesse conservent plus de quinze jours. »

Cette idée me parut tellement agréable, quej’y pensai toute la nuit dans notre baraque, et que le lendemain,en allant lire ma lettre à maître Jean, je lui parlai de cela.

– Ma foi ! Michel, dit-il, ton idéeest très bonne. Rien ne fait plus de plaisir que de recevoirquelque chose de la maison, quand on est loin du pays. Pendant montour de France, en 1760, du côté de Mézières, un compagnon quis’appelait Christian Weber arriva d’Alsace ; il avait dessaucisses fumées et des andouilles dans son sac ; jamais je neme suis mieux régalé que cette fois-là ; l’odeur du sapinm’entrait dans le nez ; je voyais en quelque sorte lamontagne, et, sans les camarades qui riaient et chantaient en segobergeant, j’aurais été capable d’en pleurer d’attendrissement.C’est pourquoi, demain dimanche, tu cueilleras les plus bellespommes du verger de Chauvel, en montant sur les arbres avec un sacautour des reins, car les fruits tombés ne se conservent paslongtemps ; et non seulement tu en empliras un panier choisiparmi les plus grands et les plus solides de ton père, mais nous ymettrons encore une bajoue fumée, que l’on peut considérer comme lemorceau le plus délicat du cochon, avec cinq ou six bonnessaucisses, deux bouteilles de vin blanc d’Alsace et deux bouteillesde vin rouge de Lorraine, ce que j’ai de meilleur dans ma cave. Etsurtout il ne faudra pas oublier quelques douzaines de mes grossesnoix vertes, car Chauvel, tu dois te le rappeler, aime beaucoup lesnoix ; nous l’entendions toujours croquer derrière le fourneaucelles qu’il apportait dans sa poche. Tout y sera, seulement ilfaut un grand et fort panier.

Ainsi parla maître Jean, qui se complaisaitdans mon idée et s’écriait :

– C’est le plus grand plaisir que nouspuissions leur faire !

Je pensais comme lui, de sorte qu’en le voyantm’approuver, ma joie en fut encore plus grande.

Je ne me rappelle pas de jour plus heureux quece dimanche où, de bon matin, après avoir choisi notre panier enforme de hotte parmi ceux de mon père, qui les empilait comme deschapeaux derrière l’escalier, je l’emportai sur mon épaule auxTrois-Pigeons ; et puis quand, debout dans les branches, jecueillis les plus belles pommes en les glissant dans mon sac. Non,je n’ai jamais eu de moment plus agréable, à cause de la beauté deces fruits, et du bonheur de me représenter Marguerite mordrededans avec ses petites dents blanches.

Après cela, j’allai derrière l’auberge abattredes noix sous le grand noyer, et quand mon rondin les faisaitrouler par douzaines, je me disais en moi-même :

« Le père Chauvel va-t-il êtrecontent ! va-t-il s’en donner ! »

Il me semblait le voir en train de les croqueret de penser :

« Michel est pourtant un bongarçon ! »

Ce qui m’attendrissait et me faisait crier enmoi-même :

« Oui, père Chauvel, oui, c’est un bongarçon et qui vous aime. Croyez-moi, il donnerait sa vie pourvous ! Marguerite ne trouvera jamais quelqu’un capable del’aimer autant et de la rendre plus heureuse ; ce n’est paspossible ! »

Voilà les idées que je me faisais, les yeuxpleins de larmes. Et je n’ai pas besoin de vous parler maintenantde la manière dont nous arrangeâmes tout cela dans notre panier,car tout se fit comme maître Jean l’avait dit : la bajoue etles andouilles furent au fond ; les pommes dans du foin, aumilieu ; par-dessus les noix, sans avoir été épluchées, pourconserver leur fraîcheur ; tout en haut les bouteilles ;puis encore de la paille ; et enfin la toile d’emballagesolidement cousue avec de la grosse ficelle, et, sur une carteretournée : À Monsieur Chauvel, député à l’Assembléenationale, rue du Bouloi, n. 11, à Paris.

Cela se fit dans la grande salle, maître Jean,dame Catherine, Nicole et moi réunis.

Beaucoup d’autres patriotes, ayant appris quenous envoyions des provisions à Chauvel, vinrent nous prier demettre aussi quelque chose pour eux dans notre panier : dulard fumé, du miel en rayon, quelques-uns de beaux fruits ou dukirschenwasser ; malheureusement ce n’était pas possible, etnous les remerciâmes tous ; le panier était bien assez lourd,il pesait peut-être cent cinquante livres ; mais c’est égal,le gros roulier, Jean Maire, qui chargeait des milliers sur sagrande voiture à six chevaux, le prit tout de même ; il passala bâche par-dessus et partit le lundi soir.

Depuis ce jour nous attendions des nouvellesde Paris, mais elles n’arrivèrent qu’à la fin de septembre, et,pendant ce temps, combien de disputes nous eûmes encore auxTrois-Pigeons !

C’est en ce temps que le livre rouge, imprimépar ordre de l’Assemblée nationale, arriva pour la première foisaux Baraques. Le vieux Rigaud, étant allé recueillir un petithéritage à Toul, le rapporta de là-bas, et tous les soirs nousétions en train de l’éplucher, de crier et de nous indigner. Alorsnous sûmes que non seulement les officiers nobles dépouillaientleurs soldats, mais que nous étions tous grugés depuis longtempspar des seigneurs de la cour qu’on appelait courtisans, et quirapinaient de leurs dix doigts d’une façon abominable. Voicicomment les principaux vols se faisaient : chaque fois que ledéficit forçait les ministres du roi de faire un nouvel emprunt,leurs amis, ceux du comte d’Artois, de la reine et des princes,jusqu’aux valets, étaient comptés comme prêteurs d’une somme autrésor ; ils recevaient quittance de cette somme, – ce qu’onappelait un coupon, – chacun en proportion de sa bassesse, et sansverser un liard. Après cela, nous autres malheureux, nous étionsforcés, par de nouveaux impôts, de payer la rente perpétuelle dessommes que ces gueux n’avaient pas prêtées à la nation. Qued’argent on nous avait volé par ce moyen ! Ce n’est pas àcalculer.

Camille Desmoulins disait, dans sa gazette,que ces courtisans méritaient d’être vingt-quatre millions de foispendus, parce qu’ils avaient volé vingt-quatre millions demalheureux, comme dans leur poche ; et plus honteusementencore, puisqu’on les croyait honnêtes, puisqu’ils se disaientnobles, qu’on leur confiait tout, et qu’ils ne risquaient pasd’être arrêtés.

J’ai le livre rouge et je voudrais bien vousen donner le détail, mais ce serait trop long ; une fois surce chapitre, on ne finirait plus.

Valentin criait que Chauvel et ses amisavaient inventé le livre rouge pour déshonorer nos seigneurs. Quevoulez-vous ? Quand un homme est naturellement aveugle, on luimettrait le soleil sous le nez, qu’il ne le verrait pas ;toutes les explications du monde ne lui serviraient à rien pourvoir clair.

C’est aussi dans ce mois de septembre 1790 queLouis XVI renvoya Necker ; après la victoire deM. de Bouillé, le roi pensait ne plus avoir besoin delui. Les uns traitaient Necker de gueux, parce qu’il avait aussifait des pensions à ses amis, et qu’il avait longtemps refusé delivrer le livre rouge ; les autres, comme maître Jean,disaient qu’il faut toujours mettre le bien et le mal dans labalance ; que Necker ne s’était pas enrichi lui-même, commemonseigneur le cardinal de Brienne ; que sans le compte rendude Necker en 1778, la révolution ne serait pas venue de sitôt, etque les honnêtes gens devaient s’en souvenir.

Je crois qu’il avait raison, mais dans tousles cas, depuis le renvoi de Necker, Louis XVI n’écouta plus queles ennemis de la révolution ; ils le poussèrent sur la pentetellement vite, qu’au bout de deux ans c’était le bord dufossé.

Mais tout cela se trouvera plus tard ; jen’ai pas besoin d’en parler maintenant.

J’en reviens à ce mois de septembre 1790, oùnous reçûmes enfin, avec un gros paquet de journaux, la réponse deMarguerite. La voici, je vais la copier mot à mot, car, outre lebonheur que j’aurai de me rappeler le bon temps de ma jeunesse,chacun verra bien mieux ce qui se passait alors à Paris ;comme on vivait là-bas, et ce qu’on pensait du roi, de Bouillé, desémigrés, des clubs et de l’Assemblée nationale. Moi-même je nepourrais pas en dire autant.

« Mon bon Michel,

» Nous avons reçu ta lettre et ton panierde bons fruits, de bonnes saucisses et de bons vins. Tout nous afait plaisir, malgré la tristesse de ce que tu nous racontes. Il nefaut pas vous décourager, au contraire ; plus les aristocratesen feront, plus vite nous serons débarrassés d’eux. La nation ouvreles yeux de jour en jour, et, quand elle le voudra bien, sesmisères seront finies.

» Mon père a tant d’ouvrage à l’Assembléeet aux Jacobins, qu’il me charge de vous remercier, toi, maîtreJean, dame Catherine, et tous ceux qui voulaient mettre quelquechose dans le panier. J’en suis bien contente, car depuis longtempsj’avais l’idée de vous écrire ; lui, dans ses grandes lettresde six pages, ne vous parle jamais que des affaires de l’Assembléenationale et du pays ; pour maître Jean, Létumier et tous lespatriotes de là-bas, c’est bien le meilleur, je ne dis pas lecontraire ; mais dame Catherine, Nicole, et même toi, j’ensuis sûre, vous ne seriez pas fâchés non plus de savoir aussi commenous vivons, dans quel endroit nous logeons, ce que je fais lematin et le soir ; ce que coûtent le beurre et les œufs aumarché ; si on se lève de bonne heure ; si l’on se réunità la veillée ; enfin, comme on vit.

» Eh bien ! voilà justement ce quime trotte dans la tête, et maintenant je vais tout vous raconter,pour que vous soyez en quelque sorte avec nous, et que vous voyiezla différence des Baraques et de Paris. Cela va me coûter du temps,car j’en ai vu depuis quinze mois, et je m’en suis fait des idéessur ce bas-monde ! Mais c’est égal, tu m’écouteras, mon bonMichel, et je vais me figurer que nous sommes à causer ensemble,derrière le grand fourneau des Trois-Pigeons.

» Et d’abord, vous saurez que nouslogeons au cinquième d’une maison aussi haute que la grande tour duHaut-Bar ; et que même au-dessus de nous loge encore unefamille de cordonniers, avec les fenêtres dans le toit, en forme detabatière ; ils ne font que rouler, aller, venir et trébucher,avec leurs trois enfants. Tous les étages sont garnis de la mêmemanière : l’un tisse, l’autre coud, l’autre racle de lamusique, l’autre arrange les affaires des particuliers ; il asur sa porte un écriteau : Maître Jacques Pichaud, huissier auChâtelet. Un escalier descend en vrille du haut en bas, toutglissant et sombre ; et tous ces gens vivent ensemble sans seconnaître, sans s’inquiéter les uns des autres, ni même seregarder, ou se dire bonjour en passant. Toutes les maisons deParis sont comme cela ! En bas, dans la rue, les boutiques,les ateliers, les magasins se suivent avec leurs enseignes à pertede vue : cordonniers, épiciers, ferblantiers, fruitiers,etc.

Les rues sont grises, pleines de bouenoire ; et les voitures : coucous, soufflets, landaus,berlines, carrosses, charrettes, les unes rondes, les autrescarrées, ou longues, avec des tas d’ordures dessus, ou de grandslaquais debout derrière, roulent du matin au soir comme un torrent,au milieu des cris d’une foule d’ambulants, qui regardent en l’airpour voir si la pratique ne leur fait pas signe de monter : cesont des marchands d’eau, de vieux habits, de légumes, avec depetites charrettes à bras qu’ils poussent ; des vendeurs dejouets d’enfant et de tout ce qu’il est possible d’inventer pourtirer votre argent. Ici tout se vend et tout se crie ; desgazetiers, avec leurs paquets sous le bras, montent dans lesmaisons, entrent dans les cafés, et vous arrêtent au coin des rues,– couverts d’affiches de toutes les couleurs, – en vous mettantleur journal sous le nez.

» Vous entendez cela comme un grand bruitqui bourdonne sur toute la ville, depuis le petit jour et mêmeavant, jusqu’à minuit, une et deux heures du matin, à trois celarecommence. Entre deux et trois heures, en écoutant bien dans lanuit, vous avez un instant de silence, à moins que la voiture d’unmédecin ne passe, ou que la patrouille ne ramasse un ivrogne dansvotre rue. Oui, vous avez un peu de silence, mais il ne faut pascroire que ce soit le coq qui vous réveille, ou le chien du voisinRigaud, comme aux Baraques ; ce sont les charrettes despaysans qui vont au marché voisin, quelquefois le cri de leur ânequi se met à braire, ou les clochettes de leurs chevaux. Tous cesgens arrivent de deux ou trois lieues autour de Paris, les hommesavec leur voiture et les femmes assises sur leur bourrique, aumilieu des paniers de légumes, d’œufs, de beurre et d’autresprovisions. Il fait encore sombre, et vous les entendez déjà ;les fouets claquent ; les hommes enroués crient :« Hue ! » et cela ne fait qu’augmenter, jusqu’augrand bruit qui dure toute la journée.

» Et maintenant, vous n’avez encorequ’une petite idée de ce grand mouvement de Paris ! Il fautpenser que dans cette ville, où vivent plus de sept cent mille gensde toute espèce, depuis les plus riches jusqu’aux plus misérables,il en vient encore par jour près de cent mille de toute la Franceet des environs, pour remplir leurs halles, leurs marchés, leursboutiques et leurs caves. Voilà pourquoi les famines sont terriblesici, lorsque cela se ralentit seulement quelques jours : ceuxqui n’avaient que leur pain, un peu de bois, un peu d’huile et devin, n’ont plus rien du tout ; et la misère alors esttellement grande, que, même dans les plus rudes hivers de cheznous, on ne peut pas se la figurer ; les gens au-dessus devotre tête, sans que vous le sachiez seulement, hommes, femmes etenfants, sont en train de grelotter et de mourir. Ils ne seplaignent pas, car dans cette grande ville on ne se connaît pas, etles plus pauvres sont quelquefois les plus fiers.

» Mais j’aime mieux ne pas te parler decela, mon bon Michel ; nous savons aussi ce que c’est d’êtrepauvre, de souffrir et de travailler ; et quand on ne peut pasvenir en aide aux malheureux, cela vous fait trop de peine.

» Tu vois maintenant le gros d’une villecomme Paris. Vous pouvez marcher des heures à droite et à gauche,de tous les côtés, et c’est toujours la même chose : toujoursles mêmes maisons grises, les mêmes rues sales, un peu plus larges,un peu plus étroites, voilà tout ; les mêmes files deboutiques ; les mêmes voitures et les mêmes ambulants quicrient. Vous rencontrez seulement de loin en loin une place pluslarge, avec une fontaine où les femmes et les marchands d’eaufourmillent ; ou bien une grande bâtisse comme celle ducardinal de Rohan, à Saverne ; ou bien un pont, un marché, unthéâtre, et tout a l’air misérable. Les jours d’hiver on est dansla boue jusqu’aux chevilles ; la neige fond d’une minute àl’autre, le brouillard couvre tout, la tristesse vous gagnejusqu’au coin du feu. Ce n’est pas comme chez nous, la belle neigesur les haies et les bois, la grande lumière blanche qui vouséblouit, et le froid vif qui vous donne la force de courir, de voussecouer, et de vous réchauffer en marchant sur la terre dure. Toutest brouillard : il coule sur les vitres, il vous entre jusquesous la peau, et la lumière est si grise qu’on se croirait àl’entrée de la nuit, en plein midi. L’été, on étouffe de poussièreet de mauvaises odeurs.

» Ce que je vous dis est la pure vérité.Sans le courage qu’il faut avoir pour défendre et soutenir sesdroits, on ne pourrait pas vivre dans une ville pareille, au moinsmoi ! Le père, lui, ne fait attention qu’aux décrets del’Assemblée, aux motions, aux discours des clubs et aux articlesdes gazettes. Il se soucie d’une maison autant que d’une autre, dela neige que de la pluie ou du soleil, et trouve tout bien, pourvuque les affaires marchent à la Constituante et aux Jacobins. Aussi,depuis que nous sommes à Paris, c’est moi qui fais tout à lamaison, qui paye tout, qui touche l’argent, qui vais au marché, quiraccommode, qui donne à laver, qui compte ; et, quand je luiparle de cela, il me dit :

» – C’est bon… c’est bon !… Je n’aipas le temps de penser à tout… Tu me diras cela plus tard… Ce soirnous avons réunion ; il faut que je voie les gazettes, que jepense à l’institution du jury, ou bien à la création desassignats-monnaie ; laisse-moi, Marguerite. » Et je voisà sa figure qu’il ne faut plus rien lui dire, car lorsque leschoses ne vont pas à ses idées dans l’Assemblée, il se fâche etpourrait se rendre malade de colère.

» Mais les jours où tout va bien, il meconduit au théâtre, ou bien au club des Jacobins, à l’Assembléenationale, dans les tribunes. Je suis forcée de bien me mettre,avec ma petite cornette à barbe de mousseline, et la cocardenationale sur l’oreille ; il me mène à son bras et me présenteaux patriotes, en disant : « Voici ma fille. » Jeconnais tous les patriotes : M. Danton, M. CamilleDesmoulins, M. Fréron, M. Robespierre, M. Antoine(de Metz), tous !… mais ces choses viendront plus tard. J’enreviens à mon ménage ; pour dame Catherine et Nicole, c’est lepremier chapitre, et je ne veux rien oublier, puisque nous ysommes.

» D’abord pour le logement, nous avonsdeux petites chambres, une petite salle à manger et une cuisinegrande de trois pas. La salle à manger et la chambre à coucher demon père donnent sur la rue ; la cuisine et ma chambre à moisont derrière, sur une cour où je n’ose presque pas regarder, mêmeà travers les vitres, parce que je crois toujours y tomber la têteen avant, et qu’elle est grise, pleine de fenêtres au-dessous, etprofonde comme un puits. Eh bien ! savez-vous combien celanous coûte ? Soixante livres par mois ; dix fois plus quenous ne pourrions louer notre maison aux Baraques. Je sais bien quedame Catherine et Nicole vont lever les deux mains en criant :« Est-ce possible ? » Mais c’est comme cela. Si monpère n’était pas député, nous pourrions avoir un plus petitlogement sous le toit, pour vingt ou trente francs ; mais undéputé du tiers reçoit la visite d’une foule de monde, il doit êtrebien logé ; ce ne serait pas bien de faire des économies surce qu’on reçoit de la nation pour la représenter ; ce n’estpas une place qu’on a, c’est un devoir que les électeurs vousdonnent, et qui ne doit pas vous enrichir.

» Mais voilà toujours soixante livrespour commencer. Maintenant vous allez voir le reste.

» Le matin je me lève à six heures, parceque le père est forcé de partir à huit heures et demie au plustard, pour aller à l’Assemblée nationale, et que le déjeuner doitêtre prêt avant. Je m’habille, je prends mon panier sous le bras,et je vais au marché des Innocents, au bout de notre rue. C’est unancien cimetière encombré de vieilles baraques moisies, avec unehaute fontaine très jolie au milieu, et quelques tombes autour,derrière des palissades. Lorsque les ménagères arrivent, entre huitet neuf heures, on ne s’entend plus, car alors les paysansfinissent de vendre ce qu’ils ont apporté ; les revendeuses,qu’on appelle les dames de la halle, viennent reprendre leursbaraques louées ; il faut que les autres détalent vite, qu’ilscèdent à bas prix ce qui leur reste ; on se bouscule, et cesont des cris bien autres que sur la grande foire de Saverne.

» Moi, j’achète toujours d’une vieillegrand-mère en capuchon piqué, le menton garni d’une petite barbegrise, une bien bonne femme, qui m’appelle « la petitepatriote » et qui me garde une tête de chou, quelques carotteset un navet pour mon pot-au-feu. Tu penses bien, Michel, qu’il mefaut souvent autre chose, un poisson, une volaille, des œufs, dubeurre ; et puis il faut encore passer à la boucherie.Ah ! que cela coûte, et qu’on a besoin d’être sur ses gardes,pour ne pas acheter trop cher ! Par exemple, le beurre deChartres est à seize sous, celui de Lonjumeau à vingt-cinq sous,celui de Gournay à trente et quatre deniers, celui d’Isigny àtrente-deux sous, et tous se ressemblent ; si l’on allaitprendre l’un pour l’autre, on serait bien trompé pourtant !Mais tout de suite, dans les premiers jours, je me suis mise aucourant, et je pourrais vous dire le prix de tout : du fromagequi se vend ici à la douzaine, des œufs, qui sont aussi dedifférentes qualités, lorsqu’ils viennent de Mortagne ou dePicardie ; des huiles, du lard, du savon, enfin de tout.

» La viande est bon marché cette année,le bœuf à quinze sous cinq deniers ; le mouton à seize sousneuf deniers ; le veau à seize sous cinq deniers ; leporc à quinze sous deux deniers.

» Ces choses intéresseront dameCatherine ; la différence est grande avec les prix desBaraques, j’en suis sûre.

» Pour vous donner une idée de ce que lavie coûte, je n’aurais qu’à vous dire que le bois, que le charbonde bois et le charbon de terre se vendent à la livre. Ce sont desAuvergnats qui font ce commerce ; ces gens laborieux vousvendent tout, jusqu’à l’eau, qu’ils vous apportent sur leursépaules, au cinquième et sixième étage, à deux liards lebaquet ; et, rien que pour allumer le feu, on a de petitsfagots qui s’appellent cottrets et qui se vendent dix-neuf livressix sous huit deniers les deux cent huit. Mais comme deux cent huitde ces fagots vous rempliraient la cuisine, il faut les payer deuxsous la pièce. Encore les cottrets de quartier et ceux de taillissont-ils bien différents ; si l’on n’y regardait pas, cesAuvergnats, qu’on appelle les plus honnêtes gens du monde, vousdonneraient souvent des uns pour des autres.

» Et ce n’est pas tout, sans parler dulait, qu’on appelle ici de la crème, et du petit bouillon qu’onappelle des consommés ; une fois la cuisine faite, il fautsonger à la chandelle, au sucre, au poivre, au sel ; après lemarché et la boucherie, il faut compter avec l’épicier, et puisavec la blanchisseuse, le cordonnier, le tailleur, cela ne finitpas ; il faut acheter, acheter ! Les trois quarts del’indemnité qu’on nous donne y passent, et le reste, le père ledépense jusqu’au dernier liard en achats de livres, de gazettes, eten souscriptions pour les patriotes malheureux.

» Enfin tout marche, c’est le principal.Malgré les députés de l’Assemblée nationale qui se sont vendus à lacour, le peuple aura ses droits ; et nous pouvons dire qu’illes aura bien gagnés. Seulement, si les vrais représentants de lanation, les honnêtes gens de l’Assemblée et les patriotes avaientlaissé faire ces vendus, ils nous auraient déjà remis labricole ; nous pourrions travailler, peiner et souffrir poureux, comme avant la convocation des états généraux. Heureusementles clubs se sont mis en travers ; le premier de tous, c’estle club Breton, séant ici près de nous, au cloître des Jacobins. Lepère y va tous les soirs. Là se réunissent les meilleurs patriotes,dans une vieille bibliothèque vide, depuis que les Jacobins ontémigré. C’est avec le club des Cordeliers, à la cour du Commerce,de l’autre côté de l’eau, le meilleur de Paris.

» Dans les premiers temps, lesreprésentants seuls y allaient ; mais depuis quelques moisbeaucoup de patriotes, qui ne sont pas de l’Assemblée nationale, yvont, et tous les jours on en parle de plus en plus.MM. Danton, Legendre, Fréron, Pétion, Brissot, CamilleDesmoulins sont là comme chez eux. Quand les nobles font trop leursembarras ; quand ils crient à l’Assemblée, en s’appelant lesuns les autres : « Hé ! vicomte un tel,allons-nous-en ! N’êtes-vous pas ennuyé d’entendre cegalimatias ? » ou bien : « Ah ça ! voustairez-vous, braillards ? Il faut tomber à coups de sabre surcette canaille ! » comme ils ont l’habitude de le faire,ceux des Jacobins et des Cordeliers se réunissent le lendemain. Onsonne le tocsin partout ; les patriotes, les gens des marchés,hommes et femmes, s’en vont ensemble à l’Assemblée nationale, avecdes chaudrons, des casseroles, tout ce qui peut faire du bruit, encriant : « À la lanterne ! à la lanterne, lesaristocrates ! ça ira ! » Et les autres tremblent,ils se cachent. C’est maître Jean et Létumier qui riraient de voircette débâcle !… On appelle ça une manifestation. Lesaristocrates disent que c’est une insurrection. M. Lafayettemonte sur son cheval blanc ; il réunit les gardes nationales,il fait des discours, il se démène avec M. Bailly, le maire dela ville. Mais le lendemain tout le monde rit, et l’on dit :« Les aristocrates ont eu peur ! ils vont avoir du bonsens pour quinze jours ; après ça ils recommenceront, et nousrecommencerons. »

» Lafayette est toujours là, qui faitbattre le tambour, qui salue le roi, la reine, et qui parle à lanation ; mais de temps en temps il essaye aussi d’arrêter lespatriotes, et, sans les femmes qui tiennent pour la révolution etqui défendent à leur mari de lui obéir, depuis longtemps il auraitfait de mauvais coups.

» Je vous raconte cela, mon bon Michel,parce qu’aux Baraques vous ne pourriez pas comprendre tous cesmouvements. Chez nous, on ne connaît que la milice et lesimpôts ; mais si les Parisiens ne tenaient pas tête à tous cescomtes, ces marquis et ces évêques, la révolution serait arrêtée etla France grugée par quelques nobles. L’ami du peuple, Marat, estle plus fort pour découvrir leurs complots ; il dénonce toutle monde : le roi, la reine, les princes, le clergé, lanoblesse, les anciens parlements, la municipalité, le châtelet, lesdistricts, l’état-major de la garde soldée, et M. Mottié, songénéral, comme il dit ; les procureurs, les financiers, lesagioteurs, les déprédateurs, les sangsues de l’État, etl’innombrable armée des ennemis du bien public.

» Quelquefois il va même un peu loin, etmon père dit que c’est pourtant trop fort ; qu’on doit penserqu’il existe d’honnêtes gens parmi nos ennemis : des êtres malélevés qui se trompent, parce qu’on leur a fait croire dèsl’enfance qu’ils valaient plus que les autres hommes, qu’ilsétaient d’une autre race, et que, par ce moyen, la bêtise leur estvenue tout doucement, et qu’ils se figurent des choses contrenature, en quelque sorte de bonne foi. Il dit qu’une quantitéd’ambitieux parmi nous, de faux patriotes, ne demanderaient qu’àfaire les grands, à renier leur père, à se couvrir de décorationsdu haut en bas, à toucher des pensions sans les avoir gagnées, àtraiter leurs semblables comme des valets, et même à se vendre aupremier venu, s’ils valaient la peine d’être achetés ! qu’on atort de flagorner le peuple, en lui disant qu’il a toutes lesvertus, parce que ce n’est pas vrai ; qu’il existe dans lepeuple et les bourgeois beaucoup de filous, et qu’on verrapeut-être par la suite, après la victoire du peuple, de misérablesva-nu-pieds devenir aussi fiers et plus insolents que les anciensnobles ; et que ce sera d’autant plus triste qu’ils serontavares, ignorants, et grossiers, et qu’on se rappellera qu’ils ontrenié leur propre sang pour grimper à la place des autres, et faireoublier par leur arrogance que leur mère était vachère et leur pèregarçon d’écurie ! Pourvu que nous ne voyions pas de pareillesabominations, mon bon Michel, car ce serait la honte et ladésolation du genre humain !

» Mon père a souvent de ces moments decolère, l’exemple des Maury l’indigne ; mais il se calme vite,et finit toujours par dire : « Tout cela ne signifierien ; la grande affaire est d’établir de bonnes lois pourempêcher les filous, qu’ils soient du peuple, de la bourgeoisie oude la noblesse, de s’élever au-dessus des honnêtes gens, de lesmaîtriser et de leur tenir le pied sur la gorge, afin de vivre àleurs dépens. Le principal aujourd’hui, c’est d’avoir des hommescomme Danton, Robespierre, Grégoire, Desmoulins, etc., pouréclairer la nation et lui faire voir que notre salut est dansl’union. Ces hommes sauveront la France ; ils bousculeronttous ces vendus aux premières élections, et d’ici quelques mois onne parlera plus que d’eux. Les autres emploieront la calomnie etl’injure pour les détruire, mais la vérité finit toujours parl’emporter ; et quand le peuple souffre, il reconnaît sesfautes et met les gueux à leur place. »

» Tu penses bien, Michel, que tout letemps où nous demeurions avec le curé Jacques, les patriotes duclub des Jacobins ne venaient jamais chez nous ; mon pèren’aurait pas osé les inviter, car sur beaucoup de questions on seserait pris aux cheveux ; mais depuis ils viennent quelquefoiss’entendre avec mon père sur les mesures à prendre dans leursréunions, et tu ne pourrais pas croire combien ces gens sontsimples et naturels ; autant les intrigants jouent la comédieet se redressent pour se donner de l’importance, autant ils semontrent ouverts et vous mettent de suite à votre aise.

» Aux fêtes de la Fédération, le mercredi14 juillet, M. Danton, qui marchait en garde national avec sasection, m’a fait avoir une bonne place près de l’autel de lapatrie ; il est venu me prendre lui-même au cortège, et m’aconduite auprès de sa jeune femme, en nous disant :« Asseyez-vous, causez, vous serez bien ensemble. » C’estune belle personne. Nous causions comme d’anciennes amies ;elle paraissait bien heureuse, malgré la pluie qui tombait àverse ; et quand M. Danton revint la prendre et l’emmenerdans une voiture, elle me fit promettre d’aller la voir, en medonnant la main. M. Camille Desmoulins, qui venait derencontrer mon père au champ de Mars, monta dans notrevoiture ; il criait contre le roi, qui avait profité de lapluie pour se cacher dans son pavillon, au lieu de prêter sermentsur l’autel de la patrie, comme c’était son devoir. Mais enentendant les cris de : Vive la nation ! s’éleverjusqu’au ciel, il riait et disait : « C’est égal,Chauvel, le peuple est avec nous. Tous les cœurs battent ensemblepour la patrie, la justice et la liberté ! » Ses yeuxbrillaient ; moi j’aurais voulu pleurer d’attendrissement.Chaque bande qui passait poussait de nouveaux cris, agitait desbranches de peuplier, levait les chapeaux et les bonnets garnis decocardes ; cela ne finissait pas, et les mille cloches de laville sonnaient ensemble.

» Le soleil était revenu.

» Nous étions descendus vers cinq heuresdevant les Tuileries, où demeure le roi. M. Camille Desmoulinsme prit à son bras pour aller nous rafraîchir au café Holiot, enbas de la terrasse des Feuillants. Beaucoup de patriotes et degardes nationaux, avec leur femme et leurs enfants, étaient là quiriaient et se réjouissaient. M. Desmoulins, avant d’allerfaire son journal, vint encore nous saluer et nous remercier. Tuvois, Michel, comme ces gens-là sont bons et peu fiers. Chez nous,le dernier bagnard vous regarde du haut de sa grandeur, et croiraits’abaisser en se montrant poli. C’est bien pitoyable, mais tousceux qui ne sont rien par eux-mêmes et qui n’ont un peu de valeurque par leur place tiennent la même conduite ; à Paris, jusquedans les derniers villages, on les reconnaît à leur air de majestéqui vous fait rire.

» Il est vrai que nous connaissonsM. Camille Desmoulins depuis notre arrivée ici ; monpère, qui le regarde comme un des meilleurs patriotes, avait placéson journal dans tous les coins de l’Assemblée, et lui nous avaitenvoyé tout de suite des billets pour aller au théâtre de laNation, à celui de Mlle Montansier, dans lePalais-Royal, et aux Comédiens de Beaujolais. C’était mon bonheurd’entendre le Siège de Calais ou bien le ChênePatriotique. Ces grands cris des acteurs, qui s’en allaient etvenaient en levant les mains et gémissant, me touchaient lecœur ; et j’avais aussi du plaisir à voir jouer Ésope à lafoire, ou les Deux fermiers, au Palais-Royal. Cespaysans habillés en soie et ces bergères en petits souliers rougesme réjouissaient la vue. Mais j’ai bien changé depuis, car monpère, qui s’ennuyait de perdre son temps, et qui bâillait à chaqueinstant dans sa main en voyant ces choses, me dit unsoir :

» – Tiens, Marguerite, voilà comme SaMajesté le roi connaît les paysans ; c’est là qu’il les avus ! ils sont tous gros et gras, bien portants, bienhabillés, bien nourris ; et les soldats aiment tous mieux lagloire du roi que leur baraque. Ça doit l’étonner quand on parle defamine ; et les Parisiens doivent aussi s’indigner d’entendredire que nous ne sommes pas contents, car nous avons de tout enabondance : nos greniers sont remplis de blé, d’orge,d’avoine ; nos crémeries sont pleines de lait et de fromage,et nos caves de bons vins. Nous allons danser régulièrement tousles jours dans l’herbe, au bord de l’eau, avec nos bergères ;et de temps en temps un jeune seigneur, un prince, nous enlève unefille qu’il finit par épouser. Je n’aurais jamais cru que nousétions si heureux ! Et si l’on juge maintenant de leurs rois,de leurs seigneurs, de tout leur grand monde, d’après leurspaysans, ce que ces gens-là leur font dire doit être aussi vrai quece que chante cette gardeuse d’oies qui pense à devenir reine, etqui le sera pour sûr à la fin de la pièce. Les soldats du siège deCalais, qui plaisantent au milieu de la boue, sans recevoir leurration, sont aussi vrais que le reste ; et la conférence duParnasse aussi, où nous voyons les dieux, avec des couronnes encarton doré, raisonner comme des imbéciles. Je mets tout cela dansle même panier ; ces gens parlent de tout comme ils parlent denos villages ; ils en savent autant sur le chapitre des roisou d’Apollon, que sur notre chapitre. C’est agréable de regarderdes spectacles pareils et de s’instruire de cette manière.

» Alors je reconnus qu’il avait raison,et depuis j’aime beaucoup mieux rester dans notre chambre, àrepasser mon linge ou raccommoder mes bas, que d’aller voir deschoses contraires au bon sens.

» Mais à cette heure, mon bon Michel, jevois que le papier tire à sa fin, et je ne voudrais pourtant pasoublier une chose qui te fera plaisir, ainsi qu’à tous lespatriotes des Baraques. Quand ta dernière lettre nous est arrivée,on parlait des affaires de Nancy, et l’on ne savait pas ce qu’ilfallait croire de tous les éloges que M. Lafayette donnait àson cousin Bouillé : l’Assemblée nationale l’élevait jusqu’auxnues, et le roi demandait aux gardes citoyennes de lui voter desremerciements. Mon père, en lisant ta lettre, fut rempli d’unegrande joie : « Voilà la vérité ! dit-il, Michel estun brave garçon, qui nous raconte clairement ce qu’il a vu ;ce n’est pas de la comédie cela, ce n’est pas l’Ésope à lafoire ; c’est le bon sens qui parle. Michel fait desprogrès tous les jours ; il lit Diderot, il en profite, tantmieux ! »

« Pense si j’étais contente del’entendre ! Ensuite il replia la lettre et la mit dans sapoche en disant : « Le député Régnault, de Lunéville, aparlé hier au club ; il s’est plaint de ce qu’on ne remerciaitpas les gardes nationales de la Meurthe de leur dévouement, et dece que l’on voulait faire une enquête avant de se décider. Eh bien,je vais leur lire cela, moi ; nous verrons ce que Régnaultrépondra. »

» J’étais allée déjà plusieurs fois auclub sans m’y amuser beaucoup ; mais quand le père dit qu’ilallait lire ta lettre aux patriotes, tout de suite je lui demandaide l’accompagner.

» – C’est bien, dépêche-toi det’habiller, fit-il, car nous ne voulons pas arriver en retard.

» Nous venions de souper ; je n’eusque le temps de laver mes assiettes, de passer ma belle robed’indienne à petits bouquets, et de mettre ma cornette. Après cela,comme il me criait de la chambre : « En route,Marguerite, en route ! » j’arrivai prendre son bras, etnous sortîmes sur les sept heures et demie.

» Le club breton n’est pas loin de cheznous, à deux minutes au plus. La porte du vieux cloître, avec songrand drapeau tricolore qui pend au-dessus et ses deux peupliers àl’intérieur de la cour, donne sur la rue Saint-Honoré. La bâtissedu club est à droite, en entrant dans cette cour ; sa portereste toujours ouverte, excepté quand il pleut ; et ceux quisont en retard écoutent du dehors, au milieu du roulement desvoitures.

» En arrivant, nous vîmes que les bancsétaient déjà presque tous remplis. M. Robespierre, leprésident, un jeune homme pâle et maigre, en frac bleu de ciel àgrands revers, la veste et la cravate blanches, sonnait pouravertir que la séance était commencée. J’entrai tout de suite sousles arcades, où les femmes sont assises, au-dessus de la salle, etje vis MM. Prieur et Danton, qui nous suivaient, donner unepoignée de main à mon père avant de s’asseoir. Le vieux greffierLafontaine lisait le procès-verbal de la veille ; comme ilfinissait, mon père se leva dans son banc, et dit :

« J’aurais à répondre aux plaintes dudéputé Régnault, de Lunéville, qui réclame des remerciements pourM. Bouillé, et pour les gardes nationales de la Meurthe quimarchaient sous ses ordres. Je demande à vous lire la lettre d’ungarde national de mon bailliage, qui m’écrit à ce sujet ;c’est un homme dont je réponds comme de moi-même, et qui s’esttrouvé dans l’action.

– Vous avez la parole, dit leprésident.

» Cela se fait toujours ainsi àParis ; par ce moyen, au lieu de parler à deux ou troisensemble, en criant toujours plus haut pour forcer les autres de setaire, chacun parle à son tour, et tout le monde est content.

» Le père se mit donc à lire ta lettre,au milieu du plus grand silence, et je n’ai pas besoin de te diresi mon cœur battait. Il commença dans l’endroit où vous avezentendu le premier coup de canon, sur la route, en arrière deSaint-Nicolas, jusqu’à votre rencontre des hussards quimassacraient les malheureux. Sa voix claire allait dans tous lescoins. Jamais vous ne pourrez vous figurer l’indignation de cettemasse de monde, en apprenant que les gardes nationales patriotesavaient été renvoyées avant l’attaque, pour laisser les Allemandspiller et massacrer à leur aise ; non ! c’est quelquechose qu’on ne peut pas se représenter : de tous les côtés onse dressait à la fois dans les tribunes, dans les bancs, et l’onn’entendait plus qu’un grand bourdonnement, pendant queM. Robespierre agitait sa sonnette de toutes ses forces ;cela dura plus de dix minutes. À la fin pourtant les gens serassirent, et mon père continua de lire ta lettre ; mais il neput aller jusqu’au bout, car, au moment où tu racontes lesabominations que vous avez vues à la porte Neuve, l’indignationéclata de nouveau tellement, qu’il s’interrompit lui-même, encriant, pâle comme un mort :

» – Est-ce que j’ai besoin decontinuer ? Vous connaissez maintenant les affaires deNancy ; maintenant vous voyez si les gardes nationales deLorraine réclament quelque chose de la gloire de Bouillé, vousvoyez si les patriotes de chez nous veulent avoir trempé la maindans le sang de leurs frères ! Je le savais, j’en étais sûr,tous répandent des larmes sur ces malheurs. Ah ! qu’on nousretire cette coupe des lèvres ; que les Allemands de Bouilléla vident tout seuls ; elle nous soulève le cœur !

» Alors il s’assit au milieu d’unetempête de cris, où la grande voix de M. Danton put seule sefaire entendre : il remerciait mon père d’avoir éclairé leclub sur cet épouvantable massacre ; il disait que lesprovinces patriotiques de l’Est sont incapables de prêter la mainaux manœuvres de l’étranger, et que la calomnie ne peut lesatteindre.

» Et tu sauras, Michel, que malgrél’approbation de l’Assemblée nationale, trompée par lesvendus ; malgré les intrigues de Bailly et de Lafayette ;malgré tous les journaux royalistes, vingt-huit bataillons de lagarde citoyenne ont refusé de voter les remerciements que le roidemandait pour M. Bouillé ; et que celui du Val-de-Grâcea protesté contre, en disant : « que loin d’être un hérosanimé par le patriotisme, Bouillé peut n’être qu’un homme avide desang et de carnage, et que la victoire peut lui mériter, après unexamen impartial, plutôt des supplices que deslauriers ! »

» Vous serez contents d’apprendre cesbonnes nouvelles. Ah ! nous ne sommes pas seuls pour lajustice et la liberté, les braves Parisiens tiennent avec nous, etl’on peut dire que tous les honnêtes gens se donnent la main.

» Mais j’arrive au bout de mon papier, etj’aurais encore tant d’autres choses à vous dire sur la mort de cebon Loustalot, sur les éloges qu’on fait de son courage et de sondévouement. Vous auriez été bien touchés ; mais je n’ai plusde place, il faut donc finir ! Bientôt… l’année prochainej’espère, nous causerons de tout cela, tranquillement assis au coindu feu de maître Jean. Alors la constitution sera finie, et lesdroits de l’homme seront gagnés ! Ah ! que nous seronsheureux ; mais il faut encore de la patience. En attendant, tuvas toujours bien soigner notre petit jardin, Michel. Rien que d’ypenser, je crois sentir la bonne odeur du fruitier dans la chambreen haut, en automne ; je sens toutes ces bonnes poires et cesbelles reinettes, et je les vois sur le plancher. Quel bon pays,mon Dieu ! Ma seule consolation est de penser que tu montestous les soirs, et que tu y mènes aussi le petit Étienne. Vous vousen donnez… tant mieux ! j’en suis bien contente.

» Et maintenant c’est fini. Adieu, tous,adieu… Je vous embrasse. Dites aux bons amis des Baraques quivoulaient mettre quelque chose dans le panier, que c’est comme sinous avions reçu leurs présents, et que nous les en remercionsmille et mille fois. Adieu, maître Jean, dame Catherine, Nicole,Michel, adieu !

» MargueriteChauvel. »
Paris, le 24 septembre 1790. »

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