Histoire d’un paysan – 1792 – La Patrie en danger

Chapitre 8

 

C’est dans ce mois d’octobre 1791, aucommencement de l’Assemblée législative, que Chauvel montra quelhomme de commerce il était. En moins de trois semaines il avaitvendu sa maison des Baraques au grand Létumier, qui mariait safille Christine avec un garçon de Mittelbronn. Il avait loué lerez-de-chaussée du vieux Baruch Aron, en face de la halle, àPhalsbourg ; il avait arrangé des rayons à l’intérieur pourses gazettes, ses livres et ses brochures ; il recevait degros ballots que Marguerite défaisait et rangeait en bon ordre dansleur boutique ; ses deux colporteurs, Toubac et Marc Divès,couraient l’Alsace et la Lorraine, la balle au dos ; enfintout allait en diligence, jamais on n’avait vu de commerce pareilau pays.

C’est même par Chauvel qu’arriva la mode despetits fichus tricolores où se trouvaient imprimés les droits del’homme et du citoyen ; toutes les femmes patriotes enportèrent. Alors les autres en eurent avec des versets del’Apocalypse et cette inscription sur la bordure : « Quesi les acheteurs n’étaient pas contents, on leur rendrait leurargent, quand la nation rembourserait ses assignats. »

Chauvel vendait de tout : autant depetits livres des capucins que de catéchismes politiques ;autant de gazettes d’émigrés que de numéros de l’Ami dupeuple, de lettres bougrement patriotiques du pèreDuchêne ; et maître Jean s’étant permis un jour de luidire qu’il avait tort, il lui répondit avec malice :

– Laissez faire, maître Jean, nosprinces, nos seigneurs et nos évêques, nos petits abbés et nosdévotes nous rendent un fameux service d’imprimer leursidées ; ils éclairent le peuple ; ils font notre ouvragemieux que nous-mêmes.

Mais en même temps, pour donner aux patriotesle moyen de connaître à bon marché les dernières nouvelles, ilétablit à côté de sa boutique, sur la rue du Cœur-Rouge, une sortede maison d’école avec une grande table et des bancs ; latable était couverte de gazettes arrivées le matin, et chacunentrait là, s’asseyait et lisait à son aise, pour un sou, tantqu’il voulait.

Quelle belle invention ! Depuis longtempselle existait à Paris, mais il fallait un homme de bon sens commeChauvel, pour en faire profiter notre petite ville et sesenvirons.

Tout cela ne l’empêchait pas de menerrondement notre club : car il avait été nommé président à laplace de Raphaël Manque, et trois fois par semaine, après septheures, la halle se remplissait de monde.

Chauvel arrivait ; il montait à l’étal,s’asseyait dans le fauteuil, posait sa tabatière et son mouchoir àdroite, après avoir pris une bonne prise, et s’écriait :

– Messieurs ! la séance estouverte.

Aussitôt il déployait le Moniteur etse mettait à lire les discussions de l’Assemblée législative etquelquefois aussi celles des Jacobins, dans le Journal desDébats. Il expliquait ce qu’un grand nombre n’aurait pas pucomprendre, et puis, les nouvelles finies, il disait :

– Voilà, messieurs, où nous ensommes ! Quelqu’un veut-il parler ?

Tantôt l’un, tantôt l’autre avait quelquechose à dire. On écoutait… on répondait. Non seulement lesouvriers, les bourgeois et les officiers municipaux de la villevenaient là ; mais encore le colonel Bazelaire envoyé parl’Assemblée nationale pour remplacer le sergent Ravette, qui neconnaissait pas assez les grandes manœuvres. Chacun disait son mot,et, sur le coup de dix heures, pendant que le couvre-feu sonnaitencore à la mairie, Chauvel se levait en s’écriant d’un air debonne humeur :

– Les affaires publiques sontexpédiées ; à lundi, mercredi ou samedi prochain !

Si je vous raconte ces choses, c’est parcequ’il faut que vous les sachiez ; mais vous pensez bienqu’alors d’autres idées me passaient par la tête. C’est le temps oùj’allais faire ma cour à Marguerite tous les dimanches, avec monchapeau à cornes, mes bottes cirées au blanc d’œuf, et mes grossesbreloques rouges pendues majestueusement sur l’estomac. Ah !je n’étais plus ce bon Michel Bastien, qui se croyait propre en sefaisant la barbe une fois par mois.

Depuis l’arrivée de Marguerite, j’avais vu quecela ne pouvait plus aller ; que bien d’autres la trouvaientjolie et regardaient ses grands yeux bruns et ses beaux cheveuxnoirs avec plaisir, et que je n’étais pas le seul non plus à penserqu’elle avait de l’esprit et du bon sens. Non ! beaucoupd’autres avaient mes idées ; et ce n’étaient pas seulement desouvriers ou des paysans, c’étaient des mirliflores, de jeunesofficiers d’Auvergne, des ci-devant, en perruques poudrées, quiremplissaient la boutique de leurs bonnes odeurs, achetaient desgazettes, riaient et roucoulaient pour s’attirer seulement unsourire. J’avais vu cela bien vite. Aussi, comme je me lavais,comme je me rasais ! Dieu du ciel ! il fallait me voir ledimanche matin devant mon petit miroir pendu à la lucarne, en trainde me faire la barbe deux ou trois fois de suite. Mes joues enreluisaient comme une hache neuve ; et je ne me trouvais pasencore assez beau, je me passais dix fois la main autour du menton,pour voir si rien n’y manquait. Et puis, après neuf heures, quandla mère venait de partir dans la neige pour aller entendre la messedu prêtre réfractaire à Henridorff, le vieux père arrivait toutdoucement ; il grimpait l’escalier et regardait par lasoupente au niveau du plancher, en me disant tout bas :

– Michel, elle est partie !… Est-ceque tu veux que je te fasse la queue ?

Car c’est lui qui m’arrangeait la queue, unequeue noire grosse comme le bras, et que j’étais forcé pendant lasemaine d’enfoncer sous ma chemise, parce qu’elle me battait lesépaules en forgeant et me gênait pour le travail. C’est lui,l’excellent homme, qui me la tressait lentement, avec soin. Je mevois encore à cheval sur la chaise, et ce bon père, qui me peigne,tout heureux. Il était fier de mes épaules et de mes reins, etdisait :

– Ah ! ce n’est pas parce que jesuis ton père, mais dans tout le pays il n’y a pas d’aussi forthomme que toi !

Je m’attendrissais et j’aurais voulu luiparler de mon amour, mais je n’osais pas ; je respectais tropmon père. Et puis il savait bien que j’aimais Marguerite ;j’en étais sûr. La mère aussi s’en doutait ; elle s’apprêtaitpour la bataille ; et, le père et moi, sans nous rien dire,nous nous apprêtions de notre côté. Cela devait être terrible, maisnous pensions l’emporter tout de même.

Enfin, dans ce petit grenier, sous le chaume,nous rêvions à de beaux jours. Lorsque j’étais bien rasé, bienhabillé, et que le bon père m’avait encore donné un coup de brosse,il disait :

– C’est bon !… va maintenant, tupeux partir !… Amuse-toi bien, mon enfant…

Il ne s’était pas beaucoup amusé, lui, dans salongue vie de travail, il n’avait pas eu beaucoup de bonsmoments ; et maintenant encore que la mère abandonnait labaraque pour courir au loin entendre la messe d’un prêtre quiviolait les lois de son pays, le pauvre homme était forcé de pelerles pommes de terre et de préparer lui-même le dîner. Voilà ce quec’est d’être trop bon !…

Alors je l’embrassais, et je partais le cœurcontent ; il me regardait en souriant de sa porte, et toutesles vieilles restées aux Baraques se penchaient dans leurs lucarnespleines de givre, pour me voir passer. J’entrais à l’auberge desTrois-Pigeons, où je dînais au galop, et je me sauvais ensuite àtravers le petit jardin derrière, dans la crainte d’êtreretenu ; car souvent dans cette saison des premières gelées,des voituriers de passage avaient leurs chevaux à ferrer, etnaturellement il aurait fallu ôter son bel habit et retrousser sesmanches.

Au bout d’un quart d’heure j’arrive en ville,au coin de l’apothicaire Tribolin, mort depuis soixante ans ;il me fait un signe de tête, pour me souhaiter le bonjour, mais jene le regarde pas… Je vois plus loin la boutique de Chauvel, avecsa porte ronde, le petit toit en planches au-dessus, et les paquetsde brochures en étalage sur les supports des fenêtres. Des gensentrent et sortent avec leur journal : des patriotes, destraîneurs de sabre, des ci-devant ; et puis je suis sur laporte ; Marguerite, en petit bonnet blanc, vive, alerte, estlà, derrière le comptoir ; elle parle, elle donne à chacun cequ’il demande.

– Voici, monsieur, les Révolutions deParis, c’est six liards. – Monsieur demande le Journal dela cour et de la ville ? les derniers numéros sontpartis.

Elle est dans le feu de la vente ; maisaussitôt qu’elle me voit, sa figure change, et d’un air tout joyeuxelle me crie :

– Entre à la bibliothèque, Michel, monpère est là ; je vais venir.

Je lui serre la main en passant ; ellerit et me dit :

– Va ! va ! je n’ai pas letemps de causer.

Et j’entre dans la bibliothèque, où le pèreChauvel, assis à son bureau, écrit dans son registre ; il seretourne :

– Ah ! ah ! c’est toi,Michel ? Bon… assieds-toi… Laisse-moi finir ces quatrelignes.

Tout en écrivant, il me demande des nouvellesde maître Jean, de dame Catherine, de la forge et de tout endétail. Ses quatre lignes continuent. À la fin je me lève endisant :

– Il faut que j’aille voir lesnouvelles.

– Oui, va… va…, je suis en train derégler un compte. Alors je passe à gauche, dans la grande salle, oùles patriotes lisaient les gazettes arrivées le matin. Le grandThévenot, membre du conseil général de la commune ; le grosDidier Hortzou, chapelier de la place d’Armes, auquel Broussousse asuccédé plus tard ; le jeune médecin Steinbrenner, que nousavons eu pendant vingt ans pour maire ; le cabaretierRottenbourg, le petit tapissier Laffrenez, l’apothicaire en chef del’hôpital militaire Dapréaux, sont là penchés d’un air grave.Quelques-uns écrivent leurs lettres, et moi je fais semblant delire, en regardant par la porte vitrée Marguerite, qui va et vientdans la boutique, et qui regarde aussi dans les petites vitres ensouriant. Quelquefois elle entre comme un éclair et me donne unjournal en me disant à l’oreille :

– Lis ça, Michel, ça te fera plaisir.

Je passais là des heures entières, mais quantà vous dire ce que je lisais, j’en serais bien embarrassé. Jeprenais du bonheur pour toute la semaine en regardant Marguerite,et je n’aurais pas changé cette vie contre cent mille autres.

Le père Chauvel, me voyant si bien rasé, laqueue si bien faite, et les habits tirés, comme on dit, à quatreépingles, se mettait à rire avec malice en m’appelant muscadin.J’en devenais tout rouge. Souvent aussi il me tendait sa grossetabatière en s’écriant :

– Allons, une prise, citoyenMichel !

Mais d’aller me barBouillér le nez sansraison, qu’est-ce que Marguerite en aurait pensé ? Je disaisau père Chauvel que le tabac me faisait mal à la tête, et luiriait, en me traitant d’aristocrate qui ne veut pas salir sonjabot. C’était un moqueur, mais dans le fond il m’aimaitbien ; il savait aussi que je ne restais pas là tous lesdimanches depuis une heure jusqu’à six et sept heures du soir, àfaire semblant de lire et de politiquer pour lui seul. Il avaitl’œil trop malin pour ne pas voir les choses clairement, et s’il melaissait sourire à Marguerite, c’est qu’il me trouvait un honnêtegarçon ; sans cela je suis sûr qu’il m’aurait mis dehors, etsans gêne. Il me voyait donc avec satisfaction, et mes idées luiconvenaient aussi ; seulement, chaque fois que l’occasion s’enprésentait, il me recommandait toujours de lire de bons livres. Ilme prêtait tous ceux que je voulais de sa bibliothèque, et il n’enavait que de sérieux.

Comme je ne pouvais plus entrer dans la maisonqu’il avait vendue, c’est dans mon grenier que je lisais le soir,et la dépense d’huile que cela coûtait pour ma lampe indignait mamère. C’était une cause de dispute à la baraque ; si jen’avais pas eu soin d’enfermer les livres dans mon coffre, chaquefois que je sortais, je suis sûr qu’elle aurait été capable de lesbrûler ; depuis des années, les capucins avaient prêché queles livres étaient la perdition des âmes, qu’ils étaient commel’arbre de la science du bien et du mal, où le serpent avaitcueilli la pomme d’Adam pour nous faire chasser du paradis, etd’autres sottises pareilles. Les livres qu’ils défendaient le plus,c’étaient la Bible et les Évangiles, parce que le peuple auraitreconnu que les gueux faisaient le contraire de ce que le Sauveuravait ordonné. On peut se figurer, d’après cela, dans quelleignorance profonde le monde vivait avant 89. Au club, Chauvel necessait pas d’engager les gens à s’instruire ; il avait bienraison : car si la misère est une plaie horrible,l’aveuglement de la bêtise en est une plus grande.

Encore notre pays d’Alsace et de Lorrainen’était-il pas le plus arriéré de France, et je me rappelle quetout le club fut indigné, lorsque Chauvel nous lut le rapport queGensonné, commissaire civil envoyé dans les départements de laVendée et des Deux-Sèvres, venait de faire à l’Assembléelégislative, touchant les troubles religieux. Alors nous reconnûmesque l’ignorance était plus extraordinaire là-bas que chez nous, etqu’elle pouvait même devenir très dangereuse pour la nation.

Dans ce rapport, il était dit que les paysanspoursuivaient les prêtres constitutionnels à coups de bâton le jouret à coups de fusil la nuit ; que les prêtres réfractairescontinuaient leurs fonctions ; qu’ils disaient la messe,confessaient et faisaient l’eau bénite dans leurs maisons ;que la difficulté des chemins et la simplicité des pauvres êtresélevés dans le culte des images rendaient leur conversion auxdroits de l’homme très difficile et même presque impossible ;d’autant plus qu’une lettre circulaire du grand vicaire Beauregardprescrivait aux curés de la Vendée de ne pas dire la messe dans leséglises paroissiales, de crainte que les fidèles ne fussent gâtéspar les prêtres schismatiques, mais de réunir leurs paroissiensdans des lieux écartés, sous une roche, au fond d’une grange, avecun simple autel portatif, une chasuble en indienne ou de quelqueautre étoffe grossière, des vases d’étain, etc. ; les assurantque cette pauvreté pour la célébration des saints mystères feraitplus d’impression sur le peuple que des vases d’or, et leurrappelant les persécutions de la première Église chrétienne, oùl’on avait vu tant de martyrs.

Oui, nous comprîmes alors combien c’étaitdangereux ; et ce même jour, Chauvel, en finissant de lire cerapport, nous expliqua que les prêtres réfractaires devaient avoirreçu l’ordre de mettre la guerre civile en France, pendant que lesémigrés, à la tête des Allemands, essayeraient de nous envahir. Ilnous dit que c’était sûrement le plan de nos ennemis, et qu’ilfallait nous tenir de plus en plus ensemble, si nous voulions leurrésister.

Tous les voyageurs de commerce qui revenaientde l’autre côté du Rhin nous apprenaient qu’à Worms, à Mayence, àCoblentz, plus de quinze mille gentilshommes étaient prêts à guiderles armées de Léopold et de Frédéric-Guillaume, lorsque le momentd’entrer en Lorraine serait venu. Il fallait donc absolumentprendre des mesures : l’Assemblée nationale décréta le 9novembre 1791 que les Français rassemblés sur la rive droite duRhin étaient suspects de conjuration ; que, s’ils restaient enétat de rassemblement jusqu’au 1er janvier, ils seraientpoursuivis comme coupables et punis de mort, et que leurs revenusseraient confisqués au profit de la nation.

Le roi mit son veto sur cedécret.

Aussitôt les agitations redoublèrent enBretagne, dans le Poitou et le Gévaudan ; les moines envoyésen mission élevaient des calvaires à l’embranchement de tous leschemins ; ils distribuaient aux passants des chapelets, desmédailles et des indulgences ; ils déclaraient nuls lesmariages célébrés par les prêtres constitutionnels et tous leurssacrements abominables ; ils excommuniaient les officiersmunicipaux qui les avaient installés à l’église et donnaientl’ordre aux fidèles de n’avoir aucune communication avec lesintrus.

On vit alors des femmes se séparer de leurmari, des enfants abandonner leur père, et la plupart des paysansde ces provinces renoncer au service de la garde nationale. C’estle temps où Jean Chouan se mit en route dans le bas Maine, commeSchinderhannes et sa bande dans nos pays ; ils commencèrentpetitement par piller les écuries et les granges ; mais, aubout de deux ou trois ans, ils devinrent célèbres, surtout JeanChouan, que la noblesse et le clergé reconnaissaient comme un fermesoutien du trône et de l’autel, et qui donna son nom aux armées dela Vendée.

L’Assemblée législative, voulant arrêter cesdébordements, décréta le 29 novembre que les prêtres nonassermentés seraient privés de leur pension ; qu’ils nepourraient plus dire la messe, même dans des maisons particulières,et que s’il s’élevait des troubles dans leur commune, à propos dereligion, le département les forcerait d’aller demeurerailleurs.

Eh bien ! le roi mit encore leveto sur ce décret. Il approuvait donc tout ce qui pouvaitnous nuire, et rejetait tout ce qui pouvait nous sauver. On atrouvé plus tard des lettres qu’il écrivait dans ce même temps auroi de Prusse, pour le supplier de se presser ! on avu qu’il s’entendait avec nos ennemis et qu’il ne s’inquiétait quede lui-même et de ses ordres privilégiés. S’il est arrivé de grandsmalheurs, peut-on nous les reprocher ? Fallait-il nous laisserpiller par des gens qui n’avaient fait que cela de père en fils,depuis des siècles, et qui nous appelaient la race desvaincus ?

L’Assemblée législative, où Brissot,Vergniaud, Guadet, Mathieu Dumas, Bazire, Merlin (de Thionville),etc., ne pouvaient s’entendre sur rien, s’accordait au moins surcela que Sa Majesté Louis XVI ne méritait pas notre confiance, etla reine Marie-Antoinette encore moins.

La nation entière pensait comme eux. On étaitdans la plus grande inquiétude, et durant cet hiver de 91 à 92, quifut très rude au pied de nos montagnes, les gens assis autour deleur âtre, tout pensifs, se disaient :

« Nous ne récolterons pas nossemailles ; la guerre arrivera pour sûr au printemps. Cela nepeut pas durer ; il vaut encore mieux se massacrer que desupporter une existence pareille ; le plus tôt vaudra lemieux ! »

Ah ! le roi, la reine, les belles damesde la cour, les grands seigneurs et les évêques réfractaires, qu’onn’a pas cessé de plaindre depuis soixante et dix ans et dereprésenter comme des martyrs, auraient bien dû venir chez nous,dans les baraques de nos bûcherons, de nos schlitteurs, pour setrouver très heureux d’avoir des millions à dépenser par an, tandisque tant d’honnêtes gens laborieux n’avaient pas seulement despommes de terre en suffisance. Ils auraient dû penser qu’encherchant à tout ravoir, comme autrefois, injustement et sansraison, en écrivant à nos ennemis, en excitant la guerre civiledans le royaume, en s’opposant aux décrets qui pouvaient rétablirl’ordre, en trompant et mentant tous les jours, en calomniant lespatriotes, en regardant leurs semblables comme des animaux ets’efforçant de les tenir sous leurs pieds, au nom de celui-là mêmequi s’était sacrifié pour les sauver ! ces gens auraient dûpenser qu’ils n’étaient pas des modèles de vertu et que Dieului-même les punirait d’une façon terrible.

Quelquefois, lorsque les mauvaises nouvellesse répandaient, soit au marché, soit autour des casernes, ou dansnos villages, on sentait comme un frémissement de colère dans lafoule ; les patriotes se regardaient et devenaient pâles uneseconde, et puis tout avait l’air de se calmer ; c’était unegoutte de plus dans ce vase de douleurs, qui se remplissaitlentement et qui devait déborder un jour.

Une chose plus agréable, et qui me revienttoujours avec plaisir, c’est le mariage de Christine Létumier et deClaude Bonhomme, le fils du charron de Mittelbronn, en janvier1792. C’était le premier mariage constitutionnel des Baraques.Létumier, qu’on appelait le riche depuis sa bonne affaire sur lesbiens nationaux, avait invité plusieurs de ses parents du paysMessin. Ils ne vinrent pas tous ; mais son cousin MauriceBrunet, président du club de Courcelles, et sa cousine SuzanneChassin, fille d’un armurier du même endroit, arrivèrent. Cettepauvre Christine, sans rancune de ce que j’en aimais une autre,m’avait choisi pour être le Valentin de Marguerite. Ah ! labonne créature, et que j’aurais voulu pouvoir l’aimer à cause deça ! Lorsqu’elle vint me prendre par la main et qu’elle medit : « Voici votre Valentine ! » mes yeux seremplirent de larmes ; je la regardais le cœur toutgros ; elle me souriait d’un air un peu triste et medemanda :

– Êtes-vous content, Michel ?

– Oh ! oui, bien content, luirépondis-je. Soyez aussi heureuse, Christine ; ayez tous lesbonheurs de ce monde.

Chauvel, maître Jean en uniforme de lieutenantde la garde citoyenne, Cochard, Huré, Raphaël Manque, notre ancienprésident, et bien d’autres, étaient de la noce. La mairiefourmillait de patriotes ; et quand Joseph Boileau, sonécharpe autour du ventre et l’air majestueux, prononça les parolesde la constitution : « La loi vous unit, » un cri de« Vive la nation ! » fit grelotter toutes les vitresde la haute salle et s’étendit jusque sur la place d’Armes.

C’était autre chose qu’une simple inscriptionà la maison de cure, sur des feuilles qui se perdaient souvent, desorte qu’on ne savait plus le jour de sa naissance ou de sonmariage. J’en ai connu plusieurs qui se sont trouvés dans cecas ; et, lorsqu’il fallut mettre en ordre les vieux papiersde la cure, pour les inscrire au registre de l’état civil, notresecrétaire de la commune, Freylig, eut de l’ouvrage.

Enfin cette nouvelle cérémonie fit plaisir àtout le monde. Après cela, Jean Rat, son tricorne garni de rubanstricolores, nous reconduisit aux Baraques en jouant de laclarinette.

Une fois dehors, en plein champ, malgré lefroid qu’il faisait, on riait, on courait pour se réchauffer.Marguerite, à mon bras, trottait ; Christine, devant nous,paraissait toute consolée avec Claude Bonhomme, et les vieux,derrière, bavardaient en se dépêchant. Chauvel lui-même était gaicomme un pinson ; le grand Létumier, une main sur son chapeaupour l’empêcher d’être emporté par le vent, criait :

« On se rappellera qui nous étions le 3janvier 1792, et qu’il ne faisait pas chaud ! »

Pour dire la vérité, nous pleurions tous defroid en arrivant aux Trois-Pigeons. Aussi quel plaisir d’entrerdans la grande salle bien chauffée, où la table était déjàmise ! car c’était aux Trois-Pigeons que se faisait la noce,la mère Létumier n’ayant jamais fait chez elle que son pot-au-feules dimanches. Quelle fête ! et comme je vous peindrais cesgrands plats de choux garnis de saucisses, ces magnifiques jambons,ce buffet couvert de tartes, de fruits, de bouteilles ; etl’attendrissement de la mère Létumier ; et le bon appétit desgens ; le discours de Chauvel touchant les nouvellescérémonies patriotiques, qui devaient remplacer bientôt lescoutumes des sauvages de la Gaule ; les propos de toute sorte,les santés à la mariée, les éclats de rire et les grossesplaisanteries des anciens, que la jeunesse avait le bon sens de nepas comprendre. Quel temps ! Et comme tout s’en va, comme toutpasse !

Rien que d’y penser, Marguerite est assise àcôté de moi, son petit bonnet blanc noué sous le menton rose, et lapetite cocarde sur l’oreille ; nous rions, nous causons, jeregarde ses yeux bruns, et je lui demande :

– Veux-tu de ceci ? veux-tu de ça,Marguerite ? Encore un peu de vin… ? encore un morceau detarte ?

Quel bonheur de lui parler sans gêne, de laservir, de l’appeler ma Valentine, de voir qu’elle me regarde aveccomplaisance et qu’elle ne fait attention qu’à moi ! Voilà deschoses qu’on ne peut raconter.

Et puis quand, vers le soir, la maison seremplit de garçons et de filles des Baraques, qui viennent danser(car de mon temps, sans la danse on ne connaissait pas de bellesnoces), quelle joie d’entendre la clarinette de Jean Rat commencerla valse d’Esterhazi-Houzard, dans la grande salle derrière, sur lejardin ; de prendre le bras de Marguerite et de luidire :

– Allons, ma Valentine, c’est laclarinette de Jean Rat !

Marguerite était toute surprise ;elle me demandait :

– Où donc allons-nous, Michel ?

– Eh ! nous allons à ladanse !

– Mais je ne sais pas danser…

– Bah ! bah ! toutes les fillessavent danser !

Beaucoup d’autres dansaient déjà comme desbienheureux, et je voulus enlever Marguerite dans le tourbillon,mon cœur en sautait de joie ; mais figurez-vous monétonnement, elle ne savait pas danser, elle ne savait pas dutout ! ses petits pieds s’embarrassaient ; je ne pouvaispas le croire.

– Allons, essayons encore, lui disais-je,un peu de courage ! tiens, regarde, ce n’est pasdifficile !

Et je lui montrais la marche dans un coin.Nous essayions, elle ne pouvait pas !… Quel malheur !j’en étais dans la désolation. On avait fini par nous entourer, lesgens riaient ; Marguerite en était ennuyée, et tout à coupelle me dit un peu fâchée :

– Je ne peux pas… c’est fini… tu voisbien que je ne peux pas ! Danse, toi, moi je vais aider dameCatherine.

Et malgré mon chagrin, elle partit. Plus d’unejolie fille regardait Michel, comme pour lui dire :

– Nous savons danser, nous, Michel,arrive !

Mais d’aller en prendre une autre, j’auraismieux aimé me casser le cou. Je sortis donc aussi dans la petiteallée. Marguerite entrait alors dans la cuisine, où toutes lesfemmes, la mère Létumier, Nicole, dame Catherine, la cousineSuzanne Chassin étaient en train de s’indigner, criant :

– C’est une abomination !… chanterdes chansons pareilles… des chansons contre la reine… ! Leshommes n’ont pas de bon sens… les meilleurs ne valentrien !…

Ainsi de suite.

Et dans la grande salle à côté, j’entendais enmême temps les patriotes qui riaient comme de véritables fous, quitrépignaient et qui chantaient une chanson sur MadameVeto. C’était le cousin Maurice qui chantait, les autresfaisaient le refrain.

Naturellement, j’allai voir ; commej’ouvrais la porte, je vis un spectacle extraordinaire : lecousin Maurice, avec son habit bleu de ciel à larges rebords, sesdeux montres à breloques sur sa culotte jaune, sa chemise à jabot,sa grosse cravate tricolore et son grand chapeau en forme defaucille en travers de la tête, dansait une danse du diable, lepied en l’air, le genou près du menton ; il se balançait, ilsautait, et faisait des mines, des grimaces de corps qu’on ne peutpas se figurer ; en même temps il chantait la chanson deMadame Veto, une chanson pleine d’horreurs contre lareine ; et tous les patriotes autour de la table, le nezrouge, les yeux ronds de plaisir, riaient quelquefois tellement,qu’ils en tombaient en arrière sur le dos de leur chaise, les braspendants, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles ; les murs entremblaient ! et le cousin Maurice allait toujours son train,baissant la tête, jetant ses jambes en l’air et chantant :

Madame Veto a faitceci !
Madame Veto a faitcela !

Cette chanson commençait depuis l’affaire ducardinal ; elle avait des couplets par douzaines, tous piresles uns que les autres ; moi-même j’en étais en quelque sortehonteux. Mais tous ceux qui se trouvaient là, et qui depuislongtemps avaient souffert des dépenses de la cour, s’en donnaientà leur contentement et ne trouvaient rien trop fort.

Le grand Létumier lui-même, à la fin, futentraîné par cette danse enragée, jusqu’à vouloir suivre le cousin,et puis maître Jean, et puis l’ancien président Raphaël.

Comme pourtant les choses changent en cemonde ! Cette auberge des Trois-Pigeons, où les officiers deRouergue, de Schœnau, de La Fère, tous d’anciens nobles, descomtes, des ducs, des marquis, étaient venus danser avec les damesde la ville, noblement, gravement, en se penchant et s’enlaçantcomme des guirlandes de fleurs, avec leurs petits violons, leur vinqui rafraîchissait dans la source, et les pâtés dans des panierssur le dos d’un vieux soldat, cette auberge maintenant voyait unedanse nouvelle, la danse des patriotes. Ce sont ces nobles quiauraient ouvert les yeux et les oreilles de voir cette danse oùl’on sautait, où l’on se démenait comme des possédés de Saint-Guy,où l’on se moquait de tous les vieux menuets ensemble ; etd’entendre cette chanson qui continuait toujours :

Madame Veto a faitceci !
Madame Veto a faitcela !

Non, jamais on n’a vu de scandale pareil. Lesfemmes qui criaient dehors avaient bien raison ; mais çan’empêchait pas les patriotes de rire comme des fous.

Chauvel, lui, ne dansait pas. Assis au bout dela table, il regardait en clignant de l’œil, tout pâle desatisfaction. Il marquait la mesure, en tapant sur la table avec lemanche de son couteau, et criant de temps en temps d’un airironique :

– Courage, Létumier !… Vous y êtes…c’est ça !… Maître Jean, en avant ! hardi !… À labonne heure ! Président Raphaël, vous faites desprogrès !

C’est là qu’on voyait sa malice ; c’étaitbien celui qui nous écrivait qu’il aurait dû venir au monde àParis.

Et maintenant, si vous voulez savoir quellesétaient cette danse et cette chanson apportées chez nous pour lapremière fois par le cousin Maurice Brunet, je vous dirai quec’était la fameuse Carmagnole, dont tout le monde doitavoir entendu parler depuis ; cette danse que les Parisiensdansèrent plus tard sur la place de la Révolution et même enmarchant sur les canons des ennemis.

Dansons la carmagnole,

Vive le son, vive leson,

Dansons la carmagnole,

Vive le son du canon.

Toute la révolution était dans cettecarmagnole ; on y ajoutait un couplet chaque fois qu’ilarrivait quelque chose de nouveau ; les anciens coupletss’oubliaient et les derniers faisaient rire le monde.

Enfin, ce jour-là, je crois qu’il devait bienêtre dix heures lorsque Chauvel, voyant que les patriotes n’enpouvaient plus, et qu’ils venaient de se rasseoir pour serafraîchir avec du vin chaud, s’écria :

– Citoyens, vous avez bien dansé, nousnous sommes tous bien réjouis ; mais je crois qu’il seraittemps d’aller dormir, pour être à nos affaires demain matin.

– Bah ! s’écria maître Jean, nousavons le temps jusqu’à minuit.

– Non ! c’est assez comme cela,répondit Chauvel en se levant et décrochant son carrick.

Presque tous les patriotes de la villesuivirent son exemple.

– Vous prendrez bien encore un verre devin chaud ? disait maître Jean.

– Non, merci ; les meilleures chosesdoivent avoir un terme, répondit Chauvel, qui serrait déjà la mainde Létumier. Allons, bonne nuit, citoyen Maurice !

Moi je passais son casaquin à capuche sur lesépaules de Marguerite, en lui disant :

– Couvre-toi bien, il fait un froidterrible.

Elle était devenue toute pensive ; maisle père Chauvel, lui, paraissait content et criait déjà dansl’allée :

– En route !… Marguerite, enroute !

On pense bien que je ne voulais pas quitter maValentine si tôt. Elle me donnait le bras. J’avais enfoncé mon grosbonnet de loutre sur les oreilles, et, une fois dehors, nousmarchions en tête de la société, remontant le petit sentier toutblanc de neige. Il faisait une de ces belles nuits de janvier, oùl’on voit les collines blanches et bleues se suivre à perte de vue,et de loin en loin les petits clochers des villages, les toits desvieilles fermes, les longues allées de peupliers courbés sous legivre. Ces nuits-là sont les plus froides de l’année, et sous vospieds la glace crie comme du verre.

Mais que le ciel est beau avec ses étoiles quitremblotent, en bleu, en rouge, et les milliers d’autres toutesblanches, qu’on découvre plus loin, et toujours plus loin, comme dela poussière, tellement que votre âme s’élève, et qu’on s’attendritde pouvoir comprendre cette grandeur sans bornes et véritablementinfinie. Et quand la main chaude de celle qu’on aime repose survotre bras, quand on sent battre son cœur, près du vôtre, et queles mêmes pensées d’admiration et d’amour vous viennent ensemble,oh ! qu’est-ce que vous fait le froid, alors ? On n’ypense plus ; on est mille fois heureux, et l’on voudraitchanter un cantique, comme les anciens… Oui, l’église, le temple deDieu, c’est une de ces belles nuits d’hiver.

Derrière, Chauvel, Raphaël, Collin, tous lesautres patriotes de la ville bavardaient ; et tout à coup, enapprochant des glacis, comme malgré moi, je me mis à chanter unevieille chanson de paysan, qui me revenait de mon enfance ; mavoix s’étendait dans la nuit ; elle s’étendait dans le grandsilence de l’hiver. Je ne sais plus ce que c’était, c’était del’amour. La main de Marguerite se reposait avec plus de tendressesur mon bras ; elle me disait tout bas :

– Oh ! que ta voix est belle etforte, Michel, que tu chantes bien !

Les autres derrière s’étaient tus, tousm’écoutaient. Quand nous arrivâmes aux glacis, Marguerite medit :

– Il faut les attendre.

Et nous nous retournâmes.

Le père Chauvel me dit en arrivant :

– Je ne savais pas que tu chantais sibien, Michel ; je ne t’avais jamais entendu. C’est la voix deton père, mais plus forte et plus mâle, la vraie voix du paysan.Quand la chanson des Droits de l’homme sera faite, c’esttoi qui la chanteras dans notre club.

– Hé ! dit le président Raphaël, jevoudrais bien l’entendre chanter la Carmagnole.

– Bah ! répondit Chauvel, redevenugrave, la Carmagnole est une plaisanterie. C’est bon pourrire entre patriotes, après avoir vidé une bouteille, mais il nousfaut autre chose… quelque chose de grand et de fort comme lepeuple.

Alors on se souhaita le bonsoir, et puis ilsremontèrent à la file le petit sentier des glacis pour couper aucourt. Moi j’étais resté à ma place ; je regardais Marguerites’éloigner, et mon cœur se serrait. Elle marchait la dernière.Quand ils furent à l’endroit où le sentier entre dans l’avancée,elle se retourna.

Voilà cette journée et cette belle nuit ;elles sont restées dans mon cœur, et je vous les ai racontéesfidèlement.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer