JEUX DE GLACES d’ Agatha Christie

— N’est-ce pas splendide ? N’est-ce pas exactement la note qui convient ? Il ne s’agit pas de les gronder, ces pauvres gosses, ni de les punir ! Le châtiment !… On ne pense qu’à cela, en général. Nous, au contraire, nous voulons leur donner le sentiment de leur valeur.
— À des garçons comme Edgar Lawson ? demanda Miss Marple.
— Un cas intéressant. Vous lui avez parlé ?
— Il m’a parlé, dit Miss Marple, et elle ajouta avec une nuance de confusion : je me suis demandé si… peut-être… il n’était pas… un peu fou ?
Le docteur Maverick éclata de rire.
— Mais, chère mademoiselle, nous sommes tous un peu fous, dit-il en s’effaçant pour la laisser entrer. C’est là le secret de l’existence ! Nous sommes tous un peu fous.
Cette journée fut, dans l’ensemble, épuisante pour Miss Marple. Elle en garda le sentiment que l’enthousiasme même peut être extrêmement fatigant. Elle éprouvait un vague mécontentement d’elle-même, de ses réactions. Elle n’arrivait pas à se faire une idée nette de ce qui se passait à Stonygates. Des images se superposaient dans son esprit. Elle était inquiète. Et c’est autour de la personnalité pitoyable et terne, tout à la fois, d’Edgar Lawson, que se concentrait son inquiétude. Mais, elle avait beau chercher, elle ne voyait rien qui pût constituer une menace pour son amie. Elle croyait voir se heurter, dans la vie qu’on menait à Stonygates, les misères et les aspirations de chacun, mais encore une fois, autant qu’elle pouvait en juger, rien de tout cela ne semblait dangereux pour Carrie-Louise.
Le lendemain matin, Mrs. Serrocold vint, en marchant péniblement, s’asseoir sur le banc du jardin à côté de son amie, et lui demanda à quoi elle pensait. Miss Marple répondit sans hésiter :
— À toi, Carrie-Louise.
— Et alors ?
— Réponds-moi sincèrement… Y a-t-il ici quelque chose qui te préoccupe ?
Mrs. Serrocold parut surprise. Elle leva vers son amie deux yeux bleus pleins de candeur.
— Moi ? Mais, Jane, qu’est-ce qui pourrait bien me préoccuper ?
— Je ne sais pas, ma chérie, mais tu dois avoir, comme tout le monde, tes petits soucis. Tu vois bien ce que je veux dire.
Carrie-Louise hésita un moment.
— Mais, non, Jane, pas très bien. En somme je n’ai pas de soucis et c’est surtout à Jolly que je le dois. Chère Jolly, elle prend soin de moi comme si j’étais un bébé et incapable de me tirer d’affaire. Pour moi, elle ferait n’importe quoi. Par moments, j’en ai honte. Jane, je crois véritablement que Jolly n’hésiterait pas à assassiner quelqu’un pour moi. C’est affreux de dire ça, n’est-ce pas ?
— Elle est certainement très dévouée, répondit Miss Marple.
Le rire argentin de Mrs. Serrocold retentit.
— Et les indignations qu’elle peut avoir ! À son idée, tous nos pauvres garçons ne sont que des criminels que nous dorlotons et qui ne valent pas la peine qu’on s’occupe d’eux. Elle est persuadée que cette propriété est humide et mauvaise pour mes rhumatismes, que je devrais aller en Égypte ou dans un autre climat sec et chaud.
— Tes rhumatismes te font beaucoup souffrir ?
— Ça s’est beaucoup aggravé depuis quelque temps. Je marche avec peine. J’ai d’horribles crampes dans les jambes… Bah ! que veux-tu ? Il faut bien avoir des misères avec l’âge, conclut Mrs. Serrocold en regardant de nouveau son amie avec son délicieux sourire.
Miss Bellever parut à l’une des portes-fenêtres et vint en courant jusqu’au banc où les deux vieilles dames étaient installées.
— Un télégramme, Cara. On vient de le téléphoner : « Arriverai cet après-midi. Christian Gulbrandsen. »
— Christian ! Je ne me doutais pas qu’il était en Angleterre.
— Vous voudrez sans doute lui donner l’appartement aux boiseries de chêne ?
— Oui. C’est ça, Jolly. Il n’aura pas d’escalier à monter et il aime bien les pièces qui donnent sur la terrasse.
Miss Bellever fit un signe d’acquiescement et retourna vers la maison.
— Christian est mon beau-fils, le fils aîné d’Éric. En réalité, il a deux ans de plus que moi. Il habite l’Amérique. C’est un des administrateurs de la Fondation, le principal, d’ailleurs. Comme c’est ennuyeux que Lewis soit absent ! Christian passe rarement plus d’une nuit ici. Il est très occupé.

***

Christian Gulbrandsen arriva dans le courant de la journée, un peu avant l’heure du thé. C’était un homme de haute taille, aux traits lourds, qui s’exprimait lentement et avec méthode. Il témoigna, en la retrouvant, la plus grande affection à Mrs. Serrocold.
— Comment va ma petite Carrie-Louise ? demanda-t-il en souriant. Vous n’avez pas pris un jour, chère amie. Pas un seul !
Quelqu’un le tirait par la manche.
— Christian ! Il se retourna.
— Ah ! c’est Mildred. Comment vas-tu ?
— Pas bien du tout, depuis quelque temps.
— C’est ennuyeux ça… C’est très ennuyeux !
Christian Gulbrandsen et sa demi-sœur se ressemblaient beaucoup. Il y avait près de trente ans de différence entre eux et on les aurait facilement pris pour le père et la fille. Mildred, elle-même, paraissait heureuse de cette arrivée. Elle bavardait, le teint animé. À plusieurs reprises ce jour-là il avait été question de « mon frère » de « mon frère Christian », de « mon frère Mr. Gulbrandsen ».
— Et comment va la petite Gina ? demanda Gulbrandsen en se tournant vers la jeune femme. Alors, vous êtes encore ici, ton mari et toi ?
— Oui. Nous sommes tout à fait installés. N’est-ce pas, Wally ?
— Ça en a l’air, déclara Walter.
Il avait, comme d’habitude, l’air boudeur et hostile. Un regard rapide de ses petits yeux avisés sembla suffire à Gulbrandsen pour apprécier le jeune homme.
— Et me voici de nouveau réuni avec toute la famille.
Il parlait gaiement, mais Miss Marple eut l’impression que sa bonne humeur était voulue et ne correspondait pas à ce qu’il éprouvait. Il serrait les lèvres et on le sentait préoccupé.
Lorsqu’on le présenta à Miss Marple, Gulbrandsen la considéra attentivement comme s’il voulait prendre la mesure de cette nouvelle venue, l’évaluer, en quelque sorte.
— Nous ne nous doutions pas que vous étiez en Angleterre, Christian, dit Mrs. Serrocold.
— Naturellement. Je suis parti tout à fait à l’improviste.
— Je suis désolée que Lewis soit absent. Combien de temps pouvez-vous rester ?
— J’avais l’intention de repartir demain. Quand votre mari doit-il rentrer ?
— Demain. Dans l’après-midi ou dans la soirée.
— Je vais donc être obligé de passer deux nuits à Stonygates.
— Si seulement vous nous aviez prévenus…
— Ma petite Carrie-Louise, je me suis décidé au dernier moment…
— Vous allez rester pour voir Lewis ?
— Oui. Il est indispensable que je le voie.
Miss Bellever dit à Miss Marple :
— Mr. Gulbrandsen et Mr. Serrocold sont l’un et l’autre administrateurs de l’Institution. Les autres administrateurs sont l’évêque de Cromer et Mr. Gilfoy.
Il y avait tout lieu de croire que c’était pour une question relative à l’institution que Christian Gulbrandsen venait à Stonygates. Miss Bellever et les autres en semblaient persuadés et, pourtant, Miss Marple avait des doutes.
À plusieurs reprises, lorsqu’elle ne pouvait pas s’en apercevoir, le vieux monsieur avait posé sur Carrie-Louise un regard attentif et perplexe qui intriguait l’amie vigilante de Mrs. Serrocold. Puis, ce regard, passant aux autres, leur avait fait, sans en avoir l’air, subir un examen critique plutôt étrange.
Après le thé, Miss Marple se retira discrètement et alla s’installer, avec son tricot, dans un des fauteuils de la bibliothèque. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque Christian Gulbrandsen entra et vint s’asseoir à côté d’elle !
— Vous êtes, je crois, une très ancienne amie de notre chère Carrie-Louise ? demanda-t-il.
— Nous avons été au couvent ensemble en Italie. Il y a de ça bien des années, Mr. Gulbrandsen.
— Vraiment ? Et vous avez beaucoup d’affection pour elle ?
— Oui, beaucoup, dit Miss Marple avec chaleur.
— Je crois que tout le monde l’aime. Oui, j’en suis convaincu. Et c’est naturel, car c’est une femme adorable et charmante. Depuis son mariage avec mon père, nous l’avons toujours tendrement aimée, mes frères et moi. Elle a été pour nous comme une sœur très chère et, pour mon père, une épouse parfaite. Elle avait complètement adopté ses idées et n’a jamais cessé de faire passer le bien des autres avant tout.
— C’est une idéaliste, dit Miss Marple. Elle l’a toujours été.
— Une idéaliste ? Oui. Oui. C’est ça. Et, par conséquent, il peut se faire qu’elle ne se rende pas exactement compte du mal qui existe dans le monde.
Le visage de Gulbrandsen était grave, Miss Marple le considéra avec étonnement.
— Et sa santé ? reprit-il. Parlez-moi de sa santé.
Ce fut une nouvelle surprise pour Miss Marple.
— Elle me paraît bonne… à part les rhumatismes… ou l’arthritisme.
— Des rhumatismes ? Ah ! oui. Et son cœur ? Son cœur est-il solide ?
— Oui. Autant que je puisse le savoir, répondit Miss Marple, de plus en plus étonnée. Mais je ne l’ai retrouvée qu’hier après être restée de longues années sans la voir. Si vous voulez des précisions sur son état de santé, vous feriez mieux d’en parler à quelqu’un de la maison, à Miss Bellever, par exemple.
— À Miss Bellever… Oui. À Miss Bellever ou à Mildred.
— Ou à Mildred, en effet.
Miss Marple était un peu embarrassée. Christian la regardait fixement.
— Il n’y a pas une très grande sympathie entre la mère et la fille, à votre avis ?
— Non. Je ne le crois pas.
— Moi non plus. C’est dommage… sa seule enfant. Enfin, c’est comme ça. Mais vous croyez que Miss Bellever lui est véritablement attachée ?
— Je le crois.
Christian fronça les sourcils. C’est plus à lui-même qu’à Miss Marple qu’il parut s’adresser en disant :
— Il y a cette petite Gina… Elle est bien jeune. Je ne sais que faire.
Il se tut, puis reprit très simplement :
— Il est parfois bien difficile de savoir comment agir pour le mieux. Je souhaite y réussir. Je désire, particulièrement éviter à Carrie-Louise, cette femme qui m’est si chère, toute souffrance et tout chagrin. Mais ce n’est pas facile… pas facile du tout.
À ce moment, Mrs. Trete entra.
— Ah ! te voilà, Christian. Nous nous demandions où tu étais passé. Le docteur Maverick voudrait savoir si tu n’as rien à examiner avec lui.
— Maverick ? C’est ce jeune docteur qui est arrivé récemment ? Non, non. J’attendrai le retour de Lewis.
— Il est dans le cabinet de travail de Lewis. Dois-je le prévenir ?
— Non. Je vais lui dire un mot. Gulbrandsen sortit vivement. Mildred Strete le suivit d’un regard ahuri puis se tourna vers Miss Marple.
— Je me demande ce qui va de travers. Christian n’est pas comme d’habitude. Vous a-t-il dit quelque chose ?
— Il s’est seulement enquis de la santé de votre mère.
— De sa santé ? Pourquoi diable vous a-t-il parlé de ça ?
Le ton de Mildred était aigre et une rougeur peu seyante s’était répandue sur sa grosse figure.
— Je n’en sais vraiment rien.
— La santé de ma mère est parfaite, surprenante même pour une femme de son âge… Bien meilleure que la mienne, en tout cas.
Elle se tut un instant avant d’ajouter :
— J’espère que vous le lui avez dit.
— Je ne pouvais vraiment rien lui répondre. Il me demandait quel était l’état de son cœur…
— De son cœur ?
— Oui.
— Mais mère n’a rien au cœur, absolument rien.
— Je suis ravie de vous l’entendre dire, ma chère amie.
— Qu’est-ce qui a bien pu mettre ces idées extraordinaires dans la tête de Christian ?
— Je n’en sais rien, dit Miss Marple.
Le jour suivant parut s’écouler sans incident, mais Miss Marple eut l’impression que l’atmosphère s’était tendue. Christian Gulbrandsen passa la matinée à visiter l’institution avec le docteur Maverick et à examiner avec lui les résultats des mesures qu’on y appliquait. Au début de l’après-midi, Gina l’emmena faire une promenade en auto et Miss Marple remarqua qu’au retour il avait décidé Miss Bellever à venir lui montrer quelque chose dans le jardin.
Miss Marple pouvait se dire qu’elle se laissait emporter par son imagination. Le seul incident troublant de la journée se produisit vers 4 heures. Elle avait plié son tricot et était partie dans le jardin faire un petit tour avant le thé. En contournant un buisson de rhododendrons, elle se trouva nez à nez avec Edgard Lawson qui arpentait l’allée avec agitation. Il parlait tout seul et faillit la faire tomber.
— Je vous demande pardon, dit-il précipitamment, et elle fut frappée par son regard étrange et fixe.
— Vous ne vous sentez pas bien, Mr. Lawson ?
— Bien ? Comment pourrais-je me sentir bien ? J’ai reçu un coup… Un coup terrible.
— Un coup ? Mais comment cela ?
Le jeune homme jeta autour de lui un coup d’œil si inquiet que Miss Marple éprouva un certain malaise. Il la regarda, perplexe.
— Est-ce que je vous le dis ?… Je me le demande… Oui, je me le demande… on m’a tant espionné…
Miss Marple n’hésita pas. Elle le prit résolument par le bras en disant :
— Venez dans cette allée. Vous pouvez voir qu’il n’y a là ni arbres ni buissons. Personne ne nous entendra.
— Oui. Vous avez raison.
Il poussa un profond soupir, baissa la tête et c’est presque en chuchotant qu’il dit :
— J’ai fait une découverte… Une découverte affreuse.
— Quelle genre de découverte ?
Le jeune homme se mit à trembler des pieds à la tête, il pleurait presque.
— Avoir eu confiance… avoir cru en quelqu’un !… Et c’étaient des mensonges ! Rien que des mensonges ! Des mensonges inventés pour m’empêcher de découvrir la vérité. Je ne peux pas supporter cette idée. C’est trop de méchanceté. Voyez-vous, cet homme… Je n’avais confiance qu’en lui… Et, maintenant, je m’aperçois que, depuis longtemps, c’est lui qui était à la base de tout ! C’était lui l’ennemi, lui qui me faisait suivre et espionner ! Mais il ne s’en tirera pas comme ça. Je parlerai. Je lui dirai que je suis au courant de ses machinations.
— De qui s’agit-il ? demanda Miss Marple.
Edgar Lawson se redressa de toute sa taille. Il aurait pu paraître digne et même émouvant, mais il n’était que ridicule.
— Je parle de mon père.
— Lord Montgomery ou Mr. Winston Churchill ?
Edgar Lawson lui jeta un regard dédaigneux.
— Ils m’ont fait croire ça pour m’empêcher de deviner la vérité. Mais, je sais maintenant. J’ai un ami, un vrai : un ami qui ne me trompe pas. Il m’a fait comprendre à quel point j’ai été bafoué. Mon père sera bien forcé de compter avec moi. Je lui montrerai que je sais la vérité. Je lui jetterai ses mensonges à la face ! Nous verrons bien ce qu’il aura à répondre !
Soudain, Edgar partit à toutes jambes et disparut dans le parc.
Miss Marple reprit lentement le chemin de la maison. Une expression grave s’était répandue sur ses traits. « Nous sommes tous un peu fous, chère mademoiselle », avait déclaré le docteur Maverick.
Il lui semblait que, dans le cas d’Edgar, cette affirmation ne suffisait pas.

***

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