JEUX DE GLACES d’ Agatha Christie

Lorsqu’ils arrivèrent à Stonygates, l’inspecteur Curry et ses hommes trouvèrent Miss Bellever seule dans le grand hall. Elle s’avança avec dignité.
— Je suis Juliette Bellever, la demoiselle de compagnie et la secrétaire de Mrs. Serrocold.
— C’est vous qui avez découvert le corps et qui nous avez téléphoné ?
— Oui. Presque tous les habitants de la maison sont rassemblés dans la bibliothèque dont voici la porte. Mais voulez-vous que je vous accompagne jusqu’à la chambre de Mr. Gulbrandsen ?
— S’il vous plaît, dit Curry. Et il la suivit dans le corridor.
Les vingt minutes qui suivirent furent consacrées aux formalités d’usage. Le photographe prit les clichés nécessaires. Le médecin légiste arriva. Une demi-heure plus tard une ambulance avait emporté la dépouille mortelle de Christian Gulbrandsen et l’inspecteur Curry commençait son enquête.
Lewis Serrocold l’emmena dans la bibliothèque où un examen rapide des personnes qui s’y trouvaient lui permit de les classer dans son esprit : une vieille dame à cheveux blancs, la jolie fille qu’il avait vue se promener dans le pays au volant de sa voiture, l’Américain un peu bizarre qu’elle avait épousé, deux jeunes gens qui s’intégraient d’une manière ou d’une autre dans le tableau, et Miss Bellever, la femme de tête qui lui avait téléphoné et qui l’avait accueilli.
L’inspecteur Curry avait préparé d’avance un petit discours. Il le prononça comme il se l’était proposé.
— Je sais que tout cela est très émouvant pour vous. J’espère ne pas vous retenir trop longtemps ce soir. Nous pourrons approfondir beaucoup de choses demain. C’est Miss Bellever qui a découvert le corps de Mr. Gulbrandsen, c’est elle que je vais prier de me faire un exposé général des événements afin d’éviter trop de redites. Mr. Serrocold, si vous désirez monter auprès de Mrs. Serrocold, faites-le, je vous en prie. Lorsque j’aurai terminé avec Miss Bellever, c’est vous que je verrai. Tout cela est bien clair, n’est-ce pas ? Peut-être y a-t-il une pièce plus petite où…
— Mon cabinet, Jolly, dit Serrocold.
— J’allais vous le proposer.
Elle traversa le grand hall, suivie de l’inspecteur et du sergent qui l’accompagnait.
Miss Bellever les installa et s’installa elle-même de façon commode. On aurait cru que c’était elle qu’on avait chargée de l’enquête et non l’inspecteur Curry.
Le moment vint pourtant où ce fut à lui de prendre l’initiative. Il avait une voix et des manières agréables.
C’était un homme calme et sérieux, un peu trop poli peut-être, et certaines personnes commettaient l’erreur de le sous-estimer.
— Mrs. Serrocold m’a mis au courant des faits essentiels, dit-il. Mr. Christian Gulbrandsen était le fils de feu Mr. Éric Gulbrandsen, qui a créé la Fondation Gulbrandsen, les Bourses qui portent son nom et bien d’autres choses. Il était administrateur de cette institution et il est arrivé à l’improviste hier. C’est bien ça ?
— Oui.
L’inspecteur apprécia cette affirmation. Il poursuivit :
— Mr. Serrocold qui était à Liverpool, est rentré ce soir par le train de 6 h 30 ?
— Oui.
— Après le dîner, Mr. Gulbrandsen a déclaré qu’il avait à travailler dans sa chambre et, une fois le café servi, il s’est retiré, laissant le reste de la famille dans le hall ? C’est cela ?
— Oui.
— Maintenant, Miss Bellever, voulez-vous me dire exactement dans quelles conditions vous avez découvert sa mort ?
Juliette Bellever s’éclaircit bruyamment la gorge.
— Il y a eu ce soir un incident assez pénible, dit-elle. Un jeune homme, un des grands nerveux qu’on soigne ici, a eu une crise et a menacé Mr. Serrocold avec un revolver. Ils étaient enfermés à clef dans cette pièce-ci. Le jeune homme a fini par tirer… Vous pouvez voir les trous faits par les balles… là dans le mur. Par bonheur, Mr. Serrocold n’a pas été atteint. Après avoir tiré, ce jeune homme s’est littéralement effondré. Mr. Serrocold m’a envoyée chercher le docteur Maverick, le médecin de l’établissement. J’ai essayé de le joindre par le téléphone intérieur ; mais il n’était pas dans sa chambre. J’ai fini par le trouver chez un de ses collègues et je lui ai fait la commission. Il est arrivé tout de suite. En revenant, je suis passée par la chambre de Mr. Gulbrandsen pour lui demander s’il voulait prendre quelque chose avant de se coucher, du lait chaud, du whisky… J’ai frappé. N’obtenant pas de réponse, j’ai ouvert la porte, et j’ai vu que Mr. Gulbrandsen était mort. C’est alors que je vous ai téléphoné.
— Comment entre-t-on dans cette maison ? Comment en sort-on ? Et comment les portes sont-elles fermées ? Quelqu’un venant du dehors aurait-il pu pénétrer sans être vu ni entendu ?
— N’importe qui aurait pu entrer par la porte latérale qui donne sur la terrasse. C’est par là qu’on passe pour aller à l’institution ou en revenir, et elle n’est fermée à clef qu’au moment où tout le monde va se coucher.
— Et il y a, si j’ai bien compris, entre deux cents et deux cent cinquante jeunes délinquants dans cet établissement ?
— Oui. Mais les bâtiments de l’institution sont bien fermés et bien surveillés. Je considère comme invraisemblable que quelqu’un ait pu en sortir sans qu’on s’en aperçoive.
— C’est ce que nous aurons à vérifier. Mr. Gulbrandsen n’aurait-il pas éveillé… dirons-nous… une certaine hostilité, ou un certain mécontentement par des mesures disciplinaires ?
Miss Bellever secoua la tête.
— Oh ! non. Mr. Gulbrandsen n’avait rien à voir dans le fonctionnement de l’établissement ni dans les questions administratives.
— Quel était l’objet de sa visite ?
— Je n’en ai aucune idée.
— L’absence de Mr. Serrocold l’a contrarié et il a pris tout de suite la décision d’attendre son retour ?
— Oui.
— C’est donc bien Mr. Serrocold qu’il venait voir ?
— Sans aucun doute. Et tout permet de croire que c’était pour une question concernant l’institution.
— Oui. C’est fort probable. A-t-il eu un entretien avec Mr. Serrocold ?
— Non. Il n’en a pas eu le temps. Mr. Serrocold n’est rentré que ce soir, juste avant le dîner.
— Mais après le dîner, Mr. Gulbrandsen s’est retiré en disant qu’il avait des lettres importantes à écrire. Il n’a pas cherché à voir Mr. Serrocold en particulier ?
Miss Bellever hésita avant de dire non.
— C’est assez curieux, puisqu’il avait attendu, bien que ça le gênât, le retour de Mr. Serrocold.
— Oui, c’est curieux.
L’étrangeté de ce fait semblait frapper Miss Bellever pour la première fois.
— Mr. Serrocold ne l’a pas accompagné dans sa chambre ?
— Non. Il est resté dans le hall.
— À quel moment Mr. Gulbrandsen a-t-il été tué ? En avez-vous une idée ?
— Il se peut que nous ayons entendu le coup de revolver. Dans ce cas, il était neuf heures vingt-trois.
— Vous avez entendu un coup de revolver et ça ne vous a pas affolés ?
— Nous nous trouvions dans des conditions singulières.
Miss Bellever raconta plus en détail la scène qui s’était déroulée à ce moment-là entre Edgar Lawson et Serrocold.
— De sorte que personne n’a imaginé que ce coup de feu pouvait être tiré dans la maison ?
— Non. Je ne crois vraiment pas. C’était un tel soulagement de penser que ce n’était pas dans cette pièce-ci qu’on avait tiré. Ensuite, je me dis que ce bruit avait dû venir de la voiture de Mr. Restarick, mais sur le moment…
— La voiture de Mr. Restarick ?
— Oui, Alex Restarick. Il est arrivé en auto, tout à l’heure… Juste après tous ces événements.
— Je vois. Lorsque vous avez découvert le corps de Mr. Gulbrandsen, avez-vous touché quoi que ce soit dans la chambre ?
Cette question parut offenser Miss Bellever.
— Bien sûr que non. Je savais que rien ne devait être touché ou déplacé.
— Et maintenant, quand vous nous avez amenés dans la chambre, est-ce que tout y était exactement dans le même état qu’au moment où vous avez découvert le corps ?
Miss Bellever se mit à réfléchir, elle se renversa dans son fauteuil, les yeux mi-clos. L’inspecteur supposa qu’elle avait une mémoire visuelle.
— Une chose était changée. Il n’y avait plus rien sur la machine à écrire.
— Voulez-vous dire que, lorsque vous êtes entrée pour la première fois, il y avait sur la machine une lettre que Mr. Gulbrandsen était en train d’écrire et que cette lettre a été enlevée depuis ?
— Oui. Je suis presque certaine d’avoir vu la feuille de papier blanc qui dépassait.
— Merci. Qui d’autre a pénétré dans la chambre avant notre arrivée ?
— Mr. Serrocold, Mrs. Serrocold et Miss Marple.
— Qui est Miss Marple ?
— C’est la vieille dame à cheveux blancs. Une amie de pension de Mrs. Serrocold. Elle est ici depuis trois ou quatre jours.
— Je vous remercie, Miss Bellever. Tout ce que vous m’avez dit est parfaitement clair. Maintenant, je vais parler à Mr. Serrocold. Mais, peut-être… Miss Marple est une personne âgée, m’avez-vous dit ? Je vais la voir en premier. Comme cela, elle pourra se coucher. Ce serait un peu cruel d’obliger une vieille dame comme elle à veiller, d’autant qu’elle a dû avoir une grosse émotion, dit l’inspecteur Curry d’un ton plein de considération.
Miss Bellever sortit. L’inspecteur se mit à regarder le plafond et dit :
— Gulbrandsen ?… Pourquoi Gulbrandsen ?… Deux cents gamins détraqués dans l’établissement… Pas de raison pour que ce ne soit pas l’un d’entre eux qui l’ait tué. C’est même probablement l’un d’entre eux qui l’a fait. Mais pourquoi Gulbrandsen ? L’étranger dans la maison ?
— Nous ne savons pas encore tout, dit le sergent Lake.
— Nous ne savons encore rien, répliqua Curry.
Il se leva galamment en voyant entrer Miss Marple.
Celle-ci semblait un peu émue et il s’empressa de la mettre à son aise.
— Ne vous tracassez pas, madame.
Dans son idée, les vieilles demoiselles aimaient bien qu’on les appelle « madame ». Pour elles, les officiers de police appartiennent incontestablement aux classes inférieures de la société et ils doivent se montrer respectueux envers leurs supérieurs.
— Je sais que tout cela est très douloureux, mais il faut que nous parvenions à éclaircir cette affaire.
— Oui ? Je sais, dit Miss Marple. Et c’est très difficile, n’est-ce pas, d’éclaircir quelque chose à fond. Nous ne pouvons pas regarder deux choses à la fois. Et, bien souvent, c’est celle qui ne présente aucun intérêt que nous regardons, soit par hasard, soit parce qu’on nous y contraint, nous aurions peine à le dire. On dirige notre attention sur tel point pour la détourner de tel autre. Les prestidigitateurs appellent ça « fausse direction ». Ils sont, tellement habiles, ces gens-là ! Vous ne trouvez pas ? Je n’ai jamais compris comment ils s’y prennent avec le bocal à poissons rouges… Il n’y a vraiment pas moyen de le plier.
L’inspecteur cligna légèrement des paupières et dit d’un ton conciliant :
— C’est bien vrai, madame, Miss Bellever m’a fait le récit des événements de cette soirée. Tout cela a été fort éprouvant pour vous tous, j’en suis sûr.
— Oui… Et c’était aussi très dramatique.
— En premier lieu, cette scène entre Mr. Serrocold et… (il regarda les notes qu’il avait prises) cet Edgar Lawson.
— Un jeune homme très bizarre, dit Miss Marple.
J’ai tout le temps l’impression qu’il y a chez lui quelque chose qui cloche.
— Je n’en doute pas. Et ensuite, une fois cette émotion passée, la mort de Mr. Gulbrandsen. J’ai cru comprendre que vous aviez été, avec Mrs. Serrocold… voir… le corps ?
— C’est exact. Elle m’a priée de l’accompagner. Nous sommes de très vieilles amies.
— Oui. Vous êtes donc allées ensemble dans la chambre de Mr. Gulbrandsen. Avez-vous remarqué, par hasard, s’il y avait une lettre ou un papier sur la machine à écrire ?
— Il n’y en avait pas, dit sans hésiter Miss Marple. Je l’ai remarqué tout de suite et ça m’a paru bizarre. Mr. Gulbrandsen était assis devant la machine à écrire, par conséquent il devait taper quelque chose. Oui… Ça m’a paru tout à fait bizarre.
L’inspecteur la regarda attentivement.
— Avez-vous beaucoup causé avec Mr. Gulbrandsen depuis son arrivée ?
— Fort peu.
— Il ne vous a rien dit de particulier ou de significatif ?
Miss Marple réfléchit un instant.
— Il m’a interrogée sur la santé de Mrs. Serrocold et, notamment sur l’état de son cœur.
— De son cœur ? A-t-elle quelque chose de ce côté-là ?
— Pas que je sache.
Après un moment de silence, l’inspecteur reprit :
— Vous avez entendu un coup de feu, ce soir, pendant la querelle de Mr. Serrocold avec Lawson ?
— Je ne l’ai pas entendu moi-même. Je dois vous avouer que je suis un peu dure d’oreille, mais Mrs. Serrocold l’a entendu et a dit que c’était dehors, dans le parc.
— J’ai cru comprendre que Mr. Gulbrandsen avait quitté le hall tout de suite après le dîner.
— Oui. Il avait des lettres à écrire.
— Il n’a pas manifesté le désir d’avoir une conversation d’affaires avec Mr. Serrocold ?
— Non. Mais, voyez-vous, ils avaient déjà causé un moment.
— Vraiment ? Quand cela ? Je croyais que Mr. Serrocold n’était rentré que juste avant le dîner ?
— C’est exact, mais il est rentré à pied, à travers le parc. Mr. Gulbrandsen est allé à sa rencontre et ils se sont promenés ensemble sur la terrasse.
— Qui sait cela, en dehors de vous ?
— Personne, je crois, dit Miss Marple, à moins bien sûr, que Mr. Serrocold ne l’ait dit à sa femme. J’étais justement à ma fenêtre en train de regarder… des oiseaux.
— Des oiseaux ?
— Des oiseaux, répéta Miss Marple.
Et elle ajouta presque aussitôt :
— Je me demandais si ce n’étaient pas des tarins.
Les tarins n’intéressaient pas l’inspecteur Curry.
— Et… au hasard de leur promenade, demanda l’inspecteur avec diplomatie, rien de leur conversation n’est parvenu jusqu’à vous ?
Un regard candide répondit au sien.
— Quelques bribes, tout au plus, dit doucement Miss Marple.
— Et ces bribes ?
Miss Marple resta un moment silencieuse et finit par dire :
— Je ne sais pas quel était le sujet précis de leur conversation, mais leur principal souci était de garder Mrs. Serrocold dans l’ignorance de quelque chose. De « l’épargner », c’est le mot qu’a employé Mr. Gulbrandsen. Et Mr. Serrocold disait : « Je suis d’avis que c’est à elle qu’il faut penser avant tout. » Ils ont parlé également d’une grosse responsabilité et ils ont été d’accord pour estimer qu’ils devraient peut-être prendre un autre avis.
Elle se tut, puis ajouta :
— Je crois que vous devriez parler à Mr. Serrocold lui-même.
— C’est ce que nous ferons, madame. N’y a-t-il rien d’autre qui vous ait frappée ce soir ? Quelque chose d’extraordinaire ?
Miss Marple réfléchit.
— Tout était tellement extraordinaire… Vous voyez ce que je veux dire ?…
— Je vois très bien.
Un détail revint à l’esprit de Miss Marple.
— Il y a eu un incident un peu singulier : Mr. Serrocold a empêché sa femme de prendre son médicament… mais c’est un détail insignifiant.
— Évidemment. Eh bien, Miss Marple, je vous remercie.
Lorsque la porte se fut refermée sur Miss Marple, le sergent Lake déclara :
— Elle est vieille, mais elle est astucieuse.
Lewis Serrocold entra et tout changea d’aspect. Il se retourna pour fermer la porte, et ce seul geste semblait assurer à l’entretien qui allait se dérouler dans cette pièce le secret le plus absolu. Il traversa le cabinet de travail et vint s’asseoir non dans le fauteuil qu’avait occupé Miss Marple, mais dans son fauteuil à lui, derrière son bureau. Miss Bellever avait tiré pour l’inspecteur un siège à côté de ce bureau, comme si, inconsciemment, elle réservait le fauteuil de Serrocold pour lui seul.
Une fois assis, Lewis regarda les deux policiers d’un air absent. Il avait les traits tirés, la figure fatiguée ; la figure d’un homme qui traversait une dure épreuve. L’inspecteur Curry en fut un peu surpris. La mort de Gulbrandsen pouvait indubitablement émouvoir Serrocold, mais il n’y avait entre eux ni intimité, ni parenté : Christian n’était que le beau-fils de sa femme.
Les rôles semblaient renversés d’une façon assez curieuse. On aurait cru que Lewis Serrocold était venu là pour présider une commission d’enquête et non pour répondre aux questions de la police. Cette impression n’était pas sans irriter Curry. Il dit, d’un ton sec :
— Voyons, Mr. Serrocold…
Lewis, toujours perdu dans ses pensées, soupira en disant :
— Comme il est difficile de savoir ce que l’on doit faire !
— C’est à nous, Mr. Serrocold, qu’il appartiendra, je crois, d’en décider. Parlons de Mr. Gulbrandsen. Si j’ai bien compris, son arrivée était imprévue ?
— Tout à fait imprévue.
— Vous ne saviez pas qu’il allait venir ?
— Je ne m’en doutais pas.
— Et vous ne vous doutez pas de la raison qui l’a amené ?
— Mais si, dit tranquillement Lewis Serrocold. Je la connais très bien. Il m’en a fait part.
— Quand cela ?
— Ce soir. Je suis rentré de la gare à pied. Il me guettait depuis la maison, et il est venu à ma rencontre. C’est alors qu’il m’a expliqué pourquoi il était venu.
— Pour une affaire relative à l’institution Gulbrandsen, sans doute ?
— Oh ! non. Ça n’avait rien à voir avec l’institution.
— Pourtant, Miss Bellever le croyait.
— Cela va de soi. C’était l’explication normale, et Gulbrandsen n’a rien fait pour la démentir, ni moi non plus.
— Pourquoi cela, Mr. Serrocold ? Lewis répondit, en pesant ses mots :
— Parce qu’il nous semblait important, à l’un et à l’autre, que rien ne transpirât de l’objet véritable de sa visite.
— Quel en était le véritable objet ?
Pendant un instant Lewis Serrocold resta silencieux, puis il dit avec gravité :
— Je comprends fort bien qu’en raison de la mort… de l’assassinat de Gulbrandsen, car on ne peut douter de l’assassinat, je sois obligé de vous révéler tous les faits. Mais, franchement, j’en suis navré, pour le bonheur de ma femme et pour sa tranquillité d’esprit. Je n’ai pas de conseil à vous donner, inspecteur, mais si, dans la mesure du possible, vous voyez un moyen de lui laisser ignorer certaines choses, je vous en serai reconnaissant. Voyez-vous, Christian est venu ici tout exprès pour m’avertir que quelqu’un cherchait de propos délibéré à empoisonner ma femme.
Curry eut un haut-le-corps.
— Quoi ? s’écria-t-il.
Serrocold hocha la tête.
— Eh oui ! Vous devinez quel coup terrible cette révélation a été pour moi. Je n’avais aucun soupçon, mais, en écoutant Christian, j’ai réfléchi à certains symptômes éprouvés depuis peu par ma femme ; ils corroborent tout à fait cette révélation. Ce qu’elle prenait pour des rhumatismes, ces crampes dans les jambes, ces douleurs, ces malaises passagers, correspondent exactement aux symptômes de l’empoisonnement par l’arsenic.
— Miss Marple nous a dit que Mr. Gulbrandsen l’avait interrogée sur la santé de Mrs. Serrocold et, en particulier, sur l’état de son cœur.
— Vraiment ? C’est intéressant. Il devait croire qu’on employait un toxique dont l’action sur le cœur entraîne, à la longue, une mort subite sans éveiller de soupçons. Je crois plutôt à l’emploi de l’arsenic.
— Vous estimez que les soupçons de Mr. Gulbrandsen étaient fondés ?
— Oui. D’abord, Gulbrandsen ne serait pas venu me faire part de son inquiétude s’il n’avait pas été sûr de ce qu’il avançait. C’était un homme prudent, têtu, difficile à convaincre, mais très perspicace.
— Quelles preuves avait-il ?
— Nous n’avons pas eu le temps d’en parler. Je ne comprends d’ailleurs pas comment, étant en Amérique, il avait pu l’apprendre. Notre entretien a été court. Il m’a tout juste expliqué pourquoi il était venu, et nous avons décidé que ma femme devait tout ignorer jusqu’à ce que nous soyons sûrs des faits.
— Qui administrait le poison, d’après lui ?
— Il ne me l’a pas dit. Et je crois vraiment qu’il ne le savait pas. Peut-être avait-il un soupçon, et, à la réflexion, je serais porté à le croire… Autrement, pourquoi l’aurait-on assassiné ?
— Il n’a prononcé aucun nom devant vous ?
— Aucun. Nous avons résolu d’approfondir la question et il m’a suggéré de demander l’avis et l’assistance du docteur Galbraith, l’évêque de Cromer. Le docteur Galbraith est un très vieil ami des Gulbrandsen et un des administrateurs de l’institution. Il a beaucoup d’expérience. C’est un homme d’une profonde sagesse et qui apporterait à ma femme une grande aide et un grand réconfort si… s’il devenait nécessaire de lui faire part de nos craintes. Nous comptions prendre son avis sur l’opportunité de prévenir la police.
— C’est extraordinaire ! dit Curry.
— Gulbrandsen nous a quittés après dîner pour aller écrire au docteur Galbraith. Il tapait sa lettre lorsqu’il a été tué.
— Comment le savez-vous ?
— Parce que j’ai retiré cette lettre de la machine à écrire. Je l’ai sur moi.
De la poche intérieure de son veston, il sortit une feuille de papier pliée en quatre et la tendit à l’inspecteur.
Celui-ci dit sèchement :
— Vous n’auriez pas dû prendre cette lettre, ni toucher à quoi que ce soit dans cette chambre.
— Je n’ai rien touché d’autre. Je sais qu’à vos yeux j’ai commis une faute impardonnable en enlevant cette lettre, mais j’étais persuadé que ma femme tiendrait à venir dans la chambre et je craignais qu’elle ne lût tout ou partie de ce qui est écrit sur cette feuille. Je reconnais mes torts, mais je crois qu’à l’occasion je recommencerais. Je ferais n’importe quoi… n’importe quoi pour éviter un chagrin à Mrs. Serrocold.
L’inspecteur n’insista pas et lut la lettre.
Cher docteur Galbraith,
Puis-je vous prier de venir à Stonygates au reçu de cette lettre, si cela ne vous est pas impossible ? Je me trouve aux prises avec des événements d’une extraordinaire gravité et j’avoue ne pas savoir comment y faire face. Je connais l’affection profonde que vous portez à notre chère Carrie-Louise et le grand souci que vous cause tout ce qui peut l’affecter. Que doit-elle savoir ? Que convient-il de lui laisser ignorer ? Telles sont les questions auxquelles je trouve si difficile de répondre.
Pour être plus clair, j’ai tout lieu de croire que quelqu’un cherche à empoisonner lentement cette femme innocente et bonne. J’ai eu un premier soupçon lorsque…
La lettre s’arrêtait là.
— C’est à ce point qu’en était arrivé Christian Gulbrandsen quand on l’a tué, dit Curry. Mais pourquoi diable a-t-on laissé cette lettre sur la machine ?
— Je ne vois que deux raisons. Ou bien le meurtrier ignorait à la fois la personnalité du destinataire et l’objet de la lettre, ou bien il n’a pas eu le temps de l’enlever. Il a entendu venir quelqu’un et a tout juste pu s’échapper sans être vu.
— Et Gulbrandsen ne vous a pas dit qui il soupçonnait ? Et même, sans vous dire de nom, il ne vous a pas dit qu’il soupçonnait quelqu’un ?
Il s’écoula peut-être une seconde avant que Lewis répondît :
— Non !
Et il ajouta ces mots un peu obscurs :
— Christian était un homme très juste.
— Comment croyez-vous que ce poison, arsenic ou autre, ait été administré ou le soit encore ?
— J’y ai réfléchi pendant que je m’habillais pour le dîner. Il me semble que le procédé le plus vraisemblable est le mélange avec un médicament. Le reconstituant que prend ma femme, par exemple. Il serait facile à n’importe qui d’ajouter de l’arsenic dans le flacon qui le contient.
— Nous emporterons ce flacon pour en faire analyser le contenu.
— J’en ai recueilli un échantillon avant le dîner, dit tranquillement Serrocold.
Il sortit d’un des tiroirs du bureau une petite bouteille pleine d’un liquide rouge.
L’inspecteur Curry eut un regard étrange pour dire :
— Vous pensez à tout, Mr. Serrocold.
— Je crois à l’utilité d’agir rapidement. Ce soir, j’ai empêché ma femme de prendre sa dose habituelle. Le verre est encore sur le bahut du hall. Le flacon est dans la salle à manger.
Curry mit ses coudes sur le bureau et, baissant la voix, dit sur un ton confidentiel et presque familier :
— Excusez-moi, Mr. Serrocold, mais pourquoi, au juste, tenez-vous tant à cacher tout cela à Mrs. Serrocold ? Avez-vous peur de l’effrayer ? Pour son bien, il vaudrait certainement mieux qu’elle fût avertie.
— Oui… Oui… C’est possible. Mais je ne crois pas que vous vous rendiez exactement compte… Si on ne connaît pas ma femme, c’est assez difficile. Elle est la confiance même. On peut affirmer, en toute vérité, qu’elle ne voit, n’entend, ni ne dit jamais rien de mal. Pour elle, il serait inconcevable que quelqu’un voulût la tuer. Mais nous devons aller plus loin. Il ne s’agit pas seulement de « quelqu’un ». Il s’agit peut-être, et vous le comprenez sûrement, d’un être qui la touche de près… qui lui est très cher.
— C’est là ce que vous croyez ?
— Nous sommes bien obligés d’accepter les faits. Nous avons, à deux pas d’ici, environ deux cents garçons mal développés, pervertis, qui se sont trop souvent rendus coupables d’actes de violence brutaux et dépourvus de sens. Mais, dans le cas présent, la nature même des circonstances fait qu’aucun d’entre eux ne peut être soupçonné. Celui qui emploie un poison lent participe forcément à l’intimité de la vie familiale. Pensez à ceux qui vivent dans cette maison avec ma femme : son mari, sa fille, sa petite-fille, son beau-fils, qu’elle considère comme son fils, Miss Bellever, sa dévouée compagne et amie depuis de longues années. Tous très proches, très chers. Et, pourtant, le soupçon s’impose. Est-ce l’un d’entre eux ?
— Il y a des étrangers, dit lentement Curry.
— Oui… Évidemment. Il y a le docteur Maverick. Quelques membres du haut personnel, aussi, sont souvent avec nous. Il y a les domestiques. Mais, franchement, quel pourrait être leur mobile ?
— Et il y a ce jeune… comment l’appelez-vous déjà ?… Edgar Lawson.
— Oui. Mais il n’est là qu’en passant. Il est arrivé tout récemment. Pourquoi aurait-il fait ça ? De plus, il est profondément attaché à Caroline… Comme tout le monde, d’ailleurs.
— D’accord, mais il est déséquilibré. Qu’est-ce que c’est que cette attaque à laquelle il s’est livré sur vous ce soir ?
Serrocold eut un geste d’impatience.
— Un enfantillage ! Il n’avait aucune intention de me faire du mal.
— Les deux trous qu’ont laissés les balles dans le mur semblent pourtant prouver le contraire. Il a tiré sur vous ?
— Il n’a pas essayé de m’atteindre. Il jouait la comédie, rien de plus.
— C’est une manière plutôt dangereuse de jouer la comédie, Mr. Serrocold.
Lewis Serrocold poussa un profond soupir.
— Je crains, inspecteur, que vous ne compreniez pas de quoi il s’agit. Il faut que vous causiez avec notre psychiatre, le docteur Maverick. Edgar est un enfant naturel… Pour en moins souffrir, et pour se consoler de son origine très modeste, il s’est persuadé à lui-même qu’il est le fils d’un homme célèbre. C’est, croyez-moi, un phénomène très connu. Il était en progrès, en très grand progrès, et puis, il a eu une rechute dont j’ignore la cause. Il s’est imaginé que j’étais son père et il s’est livré à cette manifestation mélodramatique : menaces, attaque au revolver… Cela ne m’a pas inquiété le moins du monde. Après avoir tiré, il s’est effondré et s’est mis à sangloter… Le docteur Maverick l’a emmené et il lui a fait prendre un sédatif. Demain matin, il sera sans doute tout à fait normal.
— Vous ne désirez pas porter plainte contre lui ?
— Ce serait la pire chose à faire… pour lui, s’entend.
— Sincèrement, Mr. Serrocold, il me semble qu’il devrait être interné. Un garçon qui tire à tort et à travers des coups de revolver sur ses semblables !… Il faut aussi penser à la société.
— Parlez-en au docteur Maverick. Il vous donnera le point de vue médical. En tout cas, ce pauvre Edgar n’a certainement pas tué Gulbrandsen. Il était enfermé dans cette pièce, et c’est moi qu’il menaçait de tuer !
— Voilà qui nous amène précisément au point que je voulais aborder, Mr. Serrocold. Nous avons examiné l’extérieur de la maison. N’importe qui pouvait entrer et tuer Mr. Gulbrandsen, puisque la porte qui donne sur la terrasse n’était pas fermée. Mais il y a, dans la maison même, un champ d’investigation plus étroit, et, d’après ce que vous venez de me dire, il semble qu’il y ait lieu de l’examiner avec une extrême attention. Qui, parmi les habitants de la maison, a bien pu tuer Mr. Gulbrandsen ?
— Vous me voyez fort en peine pour vous répondre, dit lentement Serrocold. Il y a des domestiques, les membres de ma famille et nos invités. Je suppose qu’à votre point de vue, aucun d’entre eux n’est à l’abri du soupçon. Je ne puis vous dire qu’une chose : à ma connaissance, tout le monde, sauf les domestiques, était dans le grand hall lorsque Christian l’a quitté, et tant que j’y étais, personne n’en est sorti.
— Absolument personne ?
Lewis fronça les sourcils dans l’effort qu’il faisait pour se souvenir.
— Ah ! si. Un plomb a sauté et Walter Hudd est allé le changer.
— Mr. Hudd, c’est le jeune Américain ?
— Oui. Naturellement, je ne sais pas ce qui s’est passé quand nous avons été dans mon cabinet, Edgar et moi.
L’inspecteur Curry réfléchit un instant, puis poussa un soupir.
— Dites-leur, à tous, qu’ils peuvent aller se coucher. Je leur parlerai demain.
Lorsque Serrocold les eut quittés, l’inspecteur se tourna vers Lake :
— Qu’est-ce que vous en dites ?
— Il sait… ou croit savoir… qui a fait le coup.
— C’est ce que je pense aussi… Et il n’en tire aucun plaisir.

***

Comme Miss Marple descendait pour le petit déjeuner le lendemain matin, Gina se précipita vers elle.
— Les policiers sont encore là, dit-elle. Cette fois, c’est dans la bibliothèque qu’ils se sont installés. Wally est littéralement fasciné par eux. Il ne comprend pas comment ils peuvent rester si calmes, si lointains. Je crois qu’il trouve tout ça passionnant. Pas moi ! Ça me fait horreur ! C’est abominable ! Mais expliquez-moi pourquoi je suis bouleversée à ce point. Est-ce parce que je suis à moitié Italienne ?
— C’est possible, dit Miss Marple, avec un gentil sourire. En tout cas, cela explique qu’il vous soit égal de laisser voir vos sentiments.
Gina l’avait prise par le bras et l’entraînait vers la salle à manger, tout en continuant de parler.
— Jolly est d’une humeur de chien. C’est sûrement parce que les policiers ont pris les choses en main et qu’elle ne peut pas les mener tambour battant, comme elle le fait pour toute la maison. Quant à Alex et à Stephen, ils s’en fichent.
Elle prononça ces derniers mots en entrant dans la salle à manger où les deux frères finissaient de déjeuner.
— Gina, mon cœur, c’est de la méchanceté pure ! s’écria Alex. Bonjour, Miss Marple. Je ne m’en fiche absolument pas. C’est à peine si je connaissais votre oncle Christian, mais c’est moi le suspect numéro un. J’espère que vous vous en rendez compte ?
— Suspect ? Pourquoi ?
— Eh bien ! voilà. Mon arrivée a coïncidé avec le moment critique, paraît-il. On a contrôlé l’heure à laquelle je suis passé devant la loge, et il paraît que j’ai mis trop de temps pour aller de là à la maison… On prétend que j’aurais très bien pu courir jusqu’à la terrasse, entrer par la porte latérale, tuer Christian et revenir au galop jusqu’à ma voiture.
— Et, en réalité, qu’est-ce que vous avez fait ?
— Eh bien ! croyez-moi si vous voulez, je suis resté dans ma voiture à contempler l’effet de la lumière des phares dans le brouillard en me demandant comment on pourrait réaliser cet effet-là sur la scène.
— Moi, je suis bien tranquille, dit Stephen avec son petit sourire un peu cruel. Je n’ai pas quitté le hall de toute la soirée.
Gina le regarda fixement et ses grands yeux noirs étaient pleins d’effroi.
— Mais ils ne peuvent pas supposer que c’est l’un d’entre nous le coupable ! Ce n’est pas possible !
— Surtout ne dites pas que c’est le crime d’un rôdeur, dit Alex en se servant copieusement de confiture d’oranges. C’est par trop banal.
Miss Bellever entrouvrit la porte.
— Miss Marple, dit-elle, quand vous aurez fini de déjeuner, voudriez-vous aller à la bibliothèque ?
— Encore vous ? Avant nous tous ? s’écria Gina, et elle semblait un peu vexée.
— Hein ? Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Alex. On aurait dit un coup de revolver…
— Ils tirent dans la chambre où oncle Christian a été tué, et dehors aussi. Je ne sais pas pourquoi, dit Gina.
La porte s’ouvrit de nouveau et Mildred Strete entra. Elle portait une robe noire, avec un collier de perles d’onyx. Sans regarder personne, elle dit : « Bonjour ! » et s’assit.
— Du thé, s’il te plaît, Gina, dit-elle à mi-voix. Je ne mangerai qu’un peu de pain grillé.
Elle porta délicatement son mouchoir à son nez et à ses yeux et regarda les deux frères fixement, comme si elle ne les voyait pas. Stephen et Alex commençaient à se sentir mal à l’aise. Ils ne parlèrent plus qu’en chuchotant et quittèrent la pièce au bout de quelques instants.
— Pas même une cravate noire ! soupira Mildred Strete, prenant aussi bien l’univers que Miss Marple à témoin.
— Ils n’avaient sans doute pas prévu qu’un meurtre allait être commis, dit Miss Marple.
Gina étouffa un gloussement et Mildred lui jeta un regard sévère en demandant :
— Où est Walter, ce matin ?
Gina rougit.
— Je ne sais pas, dit-elle. Je ne l’ai pas vu.
Elle restait raide sur sa chaise, comme un enfant pris en faute.
Miss Marple se leva.
— Je vais à la bibliothèque, déclara-t-elle.
Il n’y avait dans la bibliothèque que Lewis Serrocold. Il était debout devant la fenêtre. En entendant entrer Miss Marple, il se retourna, vint la saluer et lui tendit la main.
— J’espère, dit-il, que toutes ces émotions ne vous ont pas trop affectée. Un assassinat est une épreuve terrible pour quelqu’un qui ne s’est jamais trouvé mêlé à pareille horreur.
La modestie seule empêcha Miss Marple de lui confier qu’elle était, depuis longtemps, familiarisée avec le crime. Elle se contenta de répondre que, dans son petit village de St. Mary Mead, on était moins à l’abri du mal qu’on n’aurait pu le croire de l’extérieur.
— Il se passe des choses effroyables dans un village, je peux vous l’assurer. On a là des occasions d’étudier la nature humaine qu’on ne trouverait jamais dans une ville.
Lewis Serrocold l’écoutait avec courtoisie, mais d’une oreille seulement, et, à peine eut-elle achevé qu’il lui dit avec simplicité :
— J’ai besoin de votre aide.
— Elle vous est tout acquise, Mr. Serrocold.
— C’est pour une question qui concerne ma femme… qui concerne Caroline, je crois que vous lui êtes sincèrement attachée.
— C’est vrai. D’ailleurs, tout le monde aime Caroline.
— Je le croyais aussi. Or, il semble bien que j’avais tort. Avec l’autorisation de l’inspecteur Curry, je vais vous révéler quelque chose que personne ne sait encore, ou pour mieux dire, dont une seule personne est au courant.
Il résuma pour elle ce qu’il avait raconté à l’inspecteur la veille au soir.
Miss Marple en fut horrifiée.
— Je ne peux pas le croire, Mr. Serrocold ! Je ne peux vraiment pas le croire !
— C’est le sentiment que j’ai éprouvé lorsque Christian me l’a dit.
— J’aurais juré que notre chère Carrie-Louise n’avait pas un ennemi au monde.
— Il est inconcevable qu’elle puisse en avoir. Mais vous comprenez tout ce que cela implique ? Le poison… le poison lent… cela relève du cercle familial le plus intime. Il faut que ce soit un membre de notre petit groupe, quelqu’un qui vit dans la maison.
— Si c’est vrai… Êtes-vous certain que Mr. Gulbrandsen ne se soit pas trompé ?
— Christian ne s’est pas trompé. C’était un homme trop prudent pour faire une révélation de cette nature sans avoir de preuves. En outre, la police a emporté le flacon du médicament que prenait Caroline et un échantillon séparé de son contenu. Il y avait de l’arsenic dans les deux, et l’ordonnance n’en prescrivait pas. Le dosage exact prendra un certain temps mais la présence de l’arsenic est prouvée.
— Alors, ses rhumatismes… la difficulté qu’elle éprouve à marcher… tout cela… ?
— Eh oui ! Les crampes dans les jambes sont typiques, paraît-il. Avant votre arrivée, déjà, Caroline a souffert cruellement de l’estomac à plusieurs reprises… Antérieurement à la visite de Christian, je ne m’étais jamais figuré… Vous voyez, Miss Marple, dans quelle situation je me trouve… Dois-je en parler à Carrie-Louise ?
— Oh ! non, dit vivement Miss Marple.
Puis elle rougit et regarda Serrocold d’un air incertain.
— Vous êtes donc de mon avis, comme Christian Gulbrandsen d’ailleurs. En serait-il de même s’il s’agissait d’une femme ordinaire ?
— Carrie-Louise n’est pas une femme ordinaire. Toute sa vie est fondée sur la confiance, sur la foi dans la nature humaine. Oh ! mon Dieu, je m’exprime bien mal ! Mais j’ai l’impression que tant que nous ne saurons pas…
— Précisément… Tout est là. Mais vous concevez, Miss Marple, qu’il est dangereux de garder la chose secrète.
— Et alors, vous voudriez que je… comment dire ? que je veille sur elle ?
— Vous êtes, voyez-vous, la seule personne à qui je puisse me fier, dit simplement Lewis Serrocold. Tout le monde ici semble lui être dévoué, mais on peut en douter. Votre amitié remonte à de nombreuses années.
— Et, de plus, je ne suis arrivée que depuis quelques jours, fit observer Miss Marple avec sagacité.
Lewis sourit.
— Justement !
— Je vais vous poser une question bien vile, dit Miss Marple avec une certaine confusion. À qui la mort de notre chère Carrie-Louise pourrait-elle profiter ?
— L’argent ! dit Serrocold d’un ton amer. C’est toujours à l’argent qu’on en revient, n’est-ce pas ?
— Dans le cas présent, c’est tout indiqué. Carrie-Louise est une femme exquise, elle a beaucoup de charme, et il est inimaginable que quelqu’un puisse la détester. J’entends par là qu’elle ne peut pas avoir d’ennemi. Par conséquent, comme vous le dites, c’est toujours à l’argent qu’on en revient ; vous savez, comme moi, Mr. Serrocold, que, bien souvent, les gens sont prêts à faire n’importe quoi pour se procurer de l’argent.
— Je le sais. Naturellement, l’inspecteur Curry s’occupe déjà de ce point. Mr. Gilfoy vient aujourd’hui de Londres. Il pourra donner quelques éclaircissements. James et Gilfoy, ce sont des avocats-conseils bien connus. Le père de celui-ci était un des premiers administrateurs de la Fondation. Ils ont rédigé le testament de Caroline et celui d’Éric Gulbrandsen. Je vais vous expliquer ça en termes clairs.
— Merci. Pour moi, tout ce qui touche au droit est si déconcertant !
Lewis Serrocold fit un signe de compréhension et dit :
— Éric Gulbrandsen, après avoir doté l’institution et les diverses associations qui en dépendent, et les innombrables œuvres de charité auxquelles il s’intéressait, a laissé une somme égale à sa fille Mildred et à sa fille adoptive, Pippa, la mère de Gina. Quant au reste de son immense fortune, il en a laissé l’usufruit à Caroline, les capitaux étant gérés par les administrateurs de la Fondation Gulbrandsen.
— Et après la mort de Caroline ?
— Après sa mort, la fortune devait être partagée entre Mildred et Pippa, ou leurs enfants, si elles mouraient avant leur mère.
— En somme, tout va à Mildred et à Gina.
— Caroline a également une fortune personnelle considérable, mais qui ne peut pas se comparer à celle des Gulbrandsen. Elle m’a fait donation de la moitié, il y a quatre ans. Sur l’autre moitié, elle laisse dix mille livres à Juliette Bellever et le reste sera partagé également entre Alex et Stephen Restarick.
— Oh ! mon Dieu, s’écria Miss Marple, tout cela est fâcheux, bien fâcheux.
— Eh oui !
— Il n’y a pas un être dans la maison qui ne puisse souhaiter sa mort pour un motif intéressé.
— C’est vrai. Et pourtant, voyez-vous, je ne peux pas croire qu’un seul d’entre eux serait capable de commettre un meurtre. Je ne peux pas le croire. Mildred est sa fille, et elle est déjà fort bien pourvue. Gina adore sa grand-mère. Elle est généreuse et extravagante, mais elle n’a pas l’amour de l’argent. Jolly Bellever est passionnément dévouée à Caroline. Les deux Restarick aiment Caroline comme si elle était véritablement leur mère. Ils n’ont de fortune ni l’un ni l’autre, mais de jolies sommes prélevées sur les revenus de Caroline sont passées dans leurs entreprises, dans celles d’Alex en particulier. Je ne peux pas croire que l’un de ces garçons l’empoisonnerait de sang-froid pour hériter d’elle. Pour moi, Miss Marple, c’est absolument impossible.
— Il y a bien aussi le mari de Gina.
— Oui, dit gravement Serrocold. Il y a le mari de Gina.
— Au fond, vous ne savez pas grand-chose de lui, et on ne peut pas ne pas voir que ce garçon est très malheureux.
Lewis soupira.
— Il ne s’est pas adapté à la vie de Stonygates. Il n’a ni intérêt ni sympathie pour la tâche que nous essayons d’accomplir. Je sais pourtant qu’il a fait une très belle guerre.
— Ça ne veut rien dire, observa naïvement Miss Marple. La guerre est une chose et la vie quotidienne en est une autre. En réalité, je crois que, pour commettre un crime, il faut être brave… à moins que, dans bien des cas, il suffise d’être vaniteux… oui, vaniteux.
— Mais j’aurais peine à admettre que Walter Hudd eût un motif suffisant pour commettre un pareil crime.
— Croyez-vous ? Il a Stonygates en horreur. Si c’est réellement de l’argent qu’il lui faut, il serait important pour lui que Gina recueillît tout ce qui doit lui revenir avant de… heu… de s’attacher définitivement à quelqu’un d’autre.
— De s’attacher à quelqu’un d’autre ? répéta Serrocold avec stupeur.
L’aveuglement de ce réformateur passionné émerveilla Miss Marple.
— C’est bien ce que j’ai dit. Les deux Restarick sont amoureux d’elle, vous savez.
— Je ne crois pas, dit Lewis d’un ton indifférent. Stephen nous est précieux à un point que vous n’imaginez pas. La façon dont il a su attirer ces gamins, les animer, les intéresser ! Le mois dernier, il a donné une représentation magnifique. Mise en scène, costumes, tout y était. Ça prouve, comme je l’ai toujours dit au docteur Maverick, que c’est l’absence d’élément dramatique dans leur existence qui conduit ces enfants au crime. L’instinct naturel d’un enfant le porte à se jouer la comédie à lui-même. Maverick prétend que… Ah ! oui… Maverick… Il s’interrompit, puis reprit :
— Je veux que Maverick voie l’inspecteur au sujet d’Edgar. Cette histoire est tellement ridicule !
— Mr. Serrocold, que savez-vous exactement sur Edgar Lawson ?
— Tout, répondit Lewis, d’un ton catégorique. C’est-à-dire ce qu’il est nécessaire de savoir… Ce qu’était son milieu, les conditions dans lesquelles il a grandi… Cette méfiance de soi si profondément enracinée en lui…
Miss Marple l’interrompit :
— Est-ce que Edgar Lawson n’aurait pas pu empoisonner Mrs. Serrocold ?
— C’est peu vraisemblable. Il n’est ici que depuis quelques semaines. Et, de toute façon, c’est absurde. Pourquoi Edgar empoisonnerait-il ma femme ? Qu’est-ce qu’il pourrait bien y gagner ?
— Rien de tangible, j’en conviens. Mais qui sait s’il n’obéit pas à quelque mobile invraisemblable ? Il est bizarre, vous savez.
— Vous voulez dire déséquilibré ?
— Peut-être… Mais non, ce n’est pas tout à fait ça… Je veux dire qu’il y a toujours chez lui quelque chose qui cloche.
Ce n’était pas une façon très claire d’exprimer ce qu’elle éprouvait, mais Serrocold accepta ses paroles pour ce qu’elles valaient, et répéta en soupirant :
— Il y a toujours chez lui quelque chose qui cloche ! Eh oui, pauvre gars ! Et il donnait l’impression de faire de tels progrès ! Je ne peux pas comprendre pourquoi il a eu cette rechute…
Miss Marple s’était penchée en avant avec intérêt.
— Oui. C’est ce que je me demandais. Si…
Elle fut interrompue par l’entrée de l’inspecteur Curry.

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