JEUX DE GLACES d’ Agatha Christie

Gina se redressa et rejeta en arrière ses cheveux qui lui retombaient sur le front. Elle avait de la peinture sur la figure et sur son pantalon. Aidée de quelques collaborateurs choisis, elle travaillait à une toile de fond représentant « Le Nil au coucher du soleil », en vue de leur prochaine manifestation dramatique.
— Eh ! mademoiselle ! C’est vrai, ce qu’on dit ?… Qu’y a par là une crapule qui travaille dans le poison ? chuchota derrière elle une voix un peu rauque.
C’était la voix de son jeune assistant Ernie Gregg, celui qui lui avait donné de si précieuses leçons sur le maniement des serrures. Ernie était universel : excellent machiniste, acteur à l’occasion, il se révélait collaborateur également enthousiaste pour tout ce qui concernait le théâtre, et, maintenant, l’idée d’une belle histoire faisait étinceler ses yeux ronds.
— Où diable avez-vous été chercher ça ? demanda Gina avec indignation.
Ernie ferma un œil.
— Ça se raconte dans tous les dortoirs. Qu’est-ce qu’on fait ici, Bon Dieu ! Hier, on fait son affaire au vieux Gulbrandsen, maintenant on empoisonne en douce ! Ils disent que c’est le même client qui a envoyé les bonbons et qui a descendu le vieux. Qu’est-ce que vous direz, mademoiselle, si je vous dis que je sais qui c’est ?
— Vous ne pouvez rien savoir du tout.
— J’peux rien savoir ? Une supposition que j’étais dehors hier soir et que j’ai vu des choses ?…
— Comment auriez-vous été dehors ? On ferme les portes de l’institution à sept heures, après l’appel.
— L’appel ! Moi, mademoiselle, j’peux sortir quand ça me plaît. C’est pas les serrures qui me gênent. Sortir, se balader dans le parc… histoire de se marrer, quoi. Je l’fais souvent.
— Allons, Ernie, assez de mensonges comme ça !
— Des mensonges ? Qui c’est qui en dit ?
— Vous. Vous mentez, vous vous vantez d’un tas de choses que vous n’avez jamais faites.
— Que vous dites ! Attendez seulement que les flics s’amènent et qu’i’ m’demandent qu’est-ce que c’est que j’ai vu hier soir.
— Et alors, qu’est-ce que vous avez vu ?
— Vous voudriez bien le savoir !
Gina marcha d’un air menaçant sur Ernie qui exécuta une retraite stratégique. Stephen, qui travaillait de l’autre côté du théâtre, vint au bout de quelques minutes rejoindre Gina et, après avoir discuté certains détails techniques, ils rentrèrent à la maison côte à côte.
— Les garçons sont tous au courant de l’histoire des chocolats de grand-maman, dit Gina. Comment l’ont-ils su ?
— Ils savent tout, croyez-moi.
— Ce qui m’épate le plus, c’est cette carte d’Alex. C’est idiot d’avoir mis une carte de lui précisément le jour où il venait ici. Vous ne trouvez pas ?
— Si. Mais personne ne savait qu’il allait venir. Il s’est décidé en deux minutes et il a envoyé un télégramme. À ce moment-là, on avait déjà fait partir la boîte. S’il n’était pas venu, l’idée aurait été excellente. Il lui arrive d’envoyer des chocolats à Caroline.
Stephen se tut un instant, puis il reprit :
— Mais ce qui me dépasse, c’est que…
Gina lui coupa la parole.
— C’est qu’il y ait quelqu’un qui veuille empoisonner grand-maman. Je sais. C’est inconcevable ! Elle est si adorable !… Et tout le monde l’adore, absolument tout le monde.
Stephen ne répondit pas. Gina le regarda vivement.
— Je sais ce que vous pensez, Steve.
— Vous croyez ?
— Vous pensez que… Wally… ne l’adore pas. Mais jamais Wally n’empoisonnerait quelqu’un. C’est une idée burlesque.
— Quelle épouse loyale !
— Ne dites pas ça sur ce ton railleur.
— Je n’ai aucune intention railleuse. J’estime que vous êtes loyale, et je ne vous en admire que davantage. Mais, ma petite Gina, ça ne pourra pas durer.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous le savez parfaitement. Vous êtes mal assortis, Wally et vous. Ça ne peut pas marcher, et il le sait, lui aussi. Un de ces jours, ça cassera et vous serez beaucoup plus heureux tous les deux une fois que ça y sera.
— Ce que vous êtes bête, dit Gina.
— Allons ! Vous n’allez pas me raconter que vous êtes faits l’un pour l’autre ni que Wally est heureux ici ?
— Oh ! je ne sais pas ce qu’il a. Il fait tout le temps la tête. C’est à peine s’il desserre les dents. Je ne sais pas ce qu’il faudrait que je fasse pour lui. Pourquoi n’arrive-t-il pas à se plaire ici ? Nous avons été si heureux à un moment ! Ce que nous avons pu nous amuser !… Et, maintenant, c’est un autre homme. Pourquoi faut-il que les gens changent comme ça ?
— Est-ce que je change, moi ?
— Non, mon vieux Steve. Vous êtes toujours le même… Autrefois, pendant les vacances, je ne vous quittais pas d’une semelle, vous vous en souvenez ?
— Et ce qu’elle pouvait me raser, cette petite Gina ! Maintenant, tout est bien différent ! Vous êtes arrivée à vos fins. N’est-ce pas, Gina ?
— Idiot ! dit vivement la jeune femme, et elle se hâta de passer à un autre sujet. D’après vous, est-ce qu’Ernie mentait ? À l’en croire, il se promenait hier soir dans le brouillard et il prétend qu’il en aurait long à dire sur le crime. Croyez-vous que c’est vrai ?
— Vrai ? Sûrement pas. Vous savez à quel point il est hâbleur. Pour se rendre important, il dirait n’importe quoi.
— Je sais bien. Seulement, je me demandais…
Ils marchèrent en silence pendant le reste du trajet.

***

Le soleil couchant illuminait la façade ouest de la maison. L’inspecteur Curry regarda de ce côté-là.
— Est-ce par ici, demanda-t-il, que vous avez arrêté votre voiture, hier soir ?
Alex Restarick fit un pas en arrière et répondit après avoir réfléchi :
— À peu de chose près. Il m’est difficile de préciser, étant donné qu’il y avait du brouillard. Oui, je crois bien que c’est ici.
— Dodgett ! dit l’inspecteur.
L’agent de police Dodgett, qui attendait, prêt à se mettre en mouvement, partit comme une flèche. Il s’élança vers la maison, traversa en diagonale la pelouse qui l’en séparait, arriva sur la terrasse et entra par la porte latérale. Au bout de quelques secondes, une main invisible agita violemment les rideaux d’une des fenêtres, puis l’agent Dodgett reparut à la porte qui donnait sur le jardin et courut pour rejoindre les autres. Il soufflait comme un phoque.
— Deux minutes quarante-deux secondes, dit l’inspecteur en faisant tinter la montre à arrêt avec laquelle il venait de chronométrer cette course, et il ajouta, sur le ton aimable qu’il aurait pris dans une conversation mondaine : Ça prend peu de temps, ces choses-là.
— Vous avez sans doute voulu vous rendre compte du temps qu’il m’aurait fallu pour courir là-bas et revenir ? dit Alex.
— Je constate simplement qu’il vous a été possible de commettre ce crime. C’est tout, Mr. Restarick. Je n’accuse personne… pour le moment.
Pour la première fois, Alex parut déconcerté.
— Voyons, inspecteur ! Vous ne pouvez pas croire sincèrement que c’est moi l’assassin, ou que c’est moi qui ai envoyé une boîte de chocolats empoisonnés à Mrs. Serrocold avec ma carte dedans ?
— C’est peut-être ce qu’on veut nous faire croire. Un double bluff, Mr. Restarick.
— Ah ! je comprends. Vous êtes rudement astucieux !
Très calme, l’inspecteur Curry jeta un regard de côté au jeune homme. Il remarqua la forme légèrement pointue de ses oreilles, le caractère si peu anglais de sa figure de Mongol, l’expression malicieuse de ses yeux. Il ne devait pas être facile de savoir ce que pensait ce garçon.
L’agent Dodgett, qui avait retrouvé sa respiration, prit la parole.
— J’ai agité les rideaux comme vous me l’aviez commandé, monsieur. Et j’ai compté jusqu’à trente. Un des crochets de ces rideaux a été arraché dans le haut. On ne peut pas les fermer complètement, et, quand la pièce est éclairée, ça doit se voir du dehors.
— Avez-vous vu filtrer de la lumière par cette fenêtre hier soir ?
— Il m’était impossible de voir la maison à cause du brouillard. Je vous l’ai déjà dit.
— Il arrive que la densité du brouillard varie. Parfois, il se dissipe sur un point pendant quelques minutes.
— Hier soir, il ne s’est jamais dissipé suffisamment pour me permettre de voir la maison, la façade principale, tout au moins. Celle du gymnase, qui était plus près de moi, se dessinait vaguement. Elle avait quelque chose d’immatériel qui m’a ravi. On aurait dit un entrepôt sur les quais. L’illusion était parfaite. Comme je vous l’ai dit, je suis en train de monter un ballet qui a Limehouse pour décor…
— Oui. Vous m’en avez parlé, dit Curry.
— On prend l’habitude, vous savez, de regarder les choses comme un décor et on oublie la réalité.
— C’est possible. Et pourtant, un décor, c’est quelque chose de bien réel. N’est-ce pas, Mr. Restarick ?
— Je ne vois pas exactement ce que vous voulez dire, inspecteur.
— C’est fait avec des matériaux qui n’ont rien d’irréel… de la toile, du bois, de la peinture, du carton. L’illusion est dans l’œil du spectateur et non dans le décor lui-même. C’est cela que je veux dire, le décor est quelque chose de réel, qu’on le regarde de la salle ou des coulisses.
— Alex regarda Curry, les yeux écarquillés.
Savez-vous, inspecteur, que cette remarque est particulièrement profonde ? Elle me donne une idée…
— Pour un autre ballet ?
— Non. Il s’agit de bien autre chose qu’un ballet ! Je me demande si nous n’avons pas tous fait preuve d’un certain aveuglement.

CINQUIÈME PARTIE
ALEX FAIT UNE PROPOSITION
Alex Restarick remontait lentement l’avenue en se demandant ce que pourrait donner sa nouvelle idée ; mais il aperçut Gina dans le sentier qui longeait la pièce d’eau et interrompit sa méditation. La maison se dressait sur une légère éminence, et le terrain descendait en pente douce depuis les marches sablées de la terrasse jusqu’à la pièce d’eau qu’entouraient des rhododendrons et d’autres arbustes.
Alex se mit à courir pour rejoindre Gina.
Il plissa les yeux d’un air dégoûté en montrant la maison du doigt.
— Si on supprimait cette monstruosité victorienne, dit-il, on se croirait au bord du lac des Cygnes. Et vous, Gina, vous seriez « la jeune Fille aux Ailes de Cygne »… Mais non… Quand j’y pense, vous ressemblez plutôt à la « Reine des Neiges ». Insensible et bien décidée à n’en faire qu’à votre tête. Vous ne vous doutez même pas de ce que peuvent être la bonté, la pitié ou même la charité la plus élémentaire… Vous êtes très, très féminine, ma chère Gina !
— Et vous, vous êtes très méchant, mon cher Alex !
— Parce que je me refuse à me laisser rouler par vous ? Vous êtes très satisfaite de votre petite personne, n’est-ce pas, Gina ? Vous avez fait de nous ce que vous avez voulu, qu’il s’agisse de moi, de Stephen ou de votre benêt de mari.
— C’est idiot ce que vous dites là !
— Non, ce n’est pas idiot. Stephen est amoureux de vous, je suis amoureux de vous, et Wally est désespéré. Qu’est-ce qu’une femme peut souhaiter de plus ?
Gina le regarda et se mit à rire. Alex hocha vivement la tête.
— Je constate avec plaisir qu’il vous reste un fond d’honnêteté. C’est le sang latin qui reparaît ! Vous ne vous donnez pas la peine de prétendre que vous n’attirez pas les hommes, ou que vous êtes désolée s’ils sont attirés par vous. Vous êtes contente, cruelle Gina, que les hommes qui vous entourent soient amoureux de vous, même quand il s’agit de ce misérable petit Edgar Lawson ?
Gina le regarda bien dans les yeux et dit sur un ton sérieux et tranquille :
— Ça ne dure pas très longtemps, vous savez. La femme est bien plus malheureuse que l’homme. Elle est plus vulnérable. Elle a des enfants et elle se tourmente terriblement à leur sujet. Aussitôt que sa beauté disparaît, l’homme qu’elle aime ne l’aime plus. On la trompe, on l’abandonne, on l’écarte. Je ne blâme pas les hommes. Je ferais comme eux. Je déteste les gens qui sont vieux, ou laids, ou malades, ou qui geignent parce qu’ils ont des ennuis, ou qui sont ridicules, comme Edgar. Il se pavane et se prend pour quelqu’un d’important dont il vaut la peine qu’on s’occupe… Vous dites que je suis cruelle ? Le monde est cruel ! Un jour ou l’autre, il me traitera avec cruauté. Pour le moment, je suis jeune et jolie et on me trouve séduisante… (Son sourire éblouissant fit ressortir l’éclat de ses dents.) Oui, je trouve ça très agréable, Alex. Pourquoi pas ?
— Pourquoi pas ? Je me le demande, répondit Alex. Mais ce que je veux savoir, c’est ce que vous allez faire. Allez-vous épouser Stephen ou moi ?
— J’ai déjà épousé Wally.
— Provisoirement. Qu’une femme se trompe une fois en se mariant, c’est normal… Mais rien ne l’oblige à en rester là. Après avoir débuté en province, il est temps de jouer la pièce dans le West-End.
— Et c’est vous le West-End ?
— Sans aucun doute.
— Avez-vous vraiment envie de m’épouser ? Je ne vous vois pas marié.
Le rire frais et clair de Gina retentit.
— Que vous m’amusez, Alex !
— C’est le meilleur atout. Stephen est bien mieux que moi. Il est extrêmement beau et très sérieux. Les femmes aiment ça. Mais un mari trop sérieux fatigue à la longue. Avec moi, Gina, vous trouverez la vie amusante.
— N’allez-vous pas me dire que vous m’aimez à la folie ?
— Même si c’est vrai, je ne le dirai certainement pas. Vous marqueriez un point à mon détriment. Non. Tout ce que je suis disposé à faire, c’est à vous offrir prosaïquement de m’épouser.
— Il va falloir que j’y réfléchisse, dit Gina.
— Bien sûr. D’ailleurs, vous avez d’abord à vous occuper de Wally. Ce malheureux Wally ! Il m’est très sympathique. Sa vie doit être un véritable enfer depuis qu’il vous a épousée et que vous l’avez traîné, enchaîné à votre char, dans cette atmosphère irrespirable de philanthropie familiale.
— Alex, vous n’êtes qu’une brute !
— Une brute clairvoyante.
— Par moments, dit Gina, j’ai l’impression que Wally ne tient pas à moi le moins du monde. Il ne s’aperçoit même plus que j’existe.
— Vous avez essayé de l’exciter avec un bâton et il ne bouge pas. C’est très ennuyeux !
Gina leva vivement la main et appliqua une gifle sonore sur la joue lisse d’Alex.
— Touché ! s’écria le jeune homme.
D’un mouvement rapide et adroit, il la prit dans ses bras et, avant qu’elle ait pu résister, ses lèvres s’attachèrent aux siennes en un long et ardent baiser. Elle se débattit un moment, puis cessa de résister.
— Gina !
Brusquement, ils s’écartèrent l’un de l’autre, Mildred Strete, rouge et les lèvres tremblantes, les foudroyait du regard. Elle était dans un tel état qu’elle pouvait à peine parler.
— Quelle horreur !… Fille perdue ! Créature ignoble !… Tu es bien la fille de ta mère… Une traînée !… Adultère… et criminelle par-dessus le marché ! Oui. C’est vrai. Je sais ce que je sais !
— Et qu’est-ce que vous savez ? Ne soyez pas ridicule, tante Mildred !
— Je ne suis pas ta tante, Dieu merci ! Le même sang ne coule pas dans nos veines ! Tu ignores qui était ta mère. Tu ne sais pas d’où elle sortait ! Mais tu sais ce qu’était mon père et tu connais ma mère. Quel enfant pouvaient-ils adopter ? Celui d’une criminelle ou d’une prostituée, bien sûr. Ils auraient dû se souvenir que les vices sont héréditaires. Mais je me doute que c’est ton sang italien qui a fait de toi une empoisonneuse !
— Comment osez-vous dire ça ?
— Je dirai ce qui me plaira ! Quelqu’un a essayé d’empoisonner ma mère, tu ne peux pas dire le contraire. Et qui était capable de le faire ? Qui héritera d’une énorme fortune à la mort de ma mère ? C’est toi, Gina. Et je te garantis que la police ne l’oublie pas !
Toujours frémissante, Mildred s’éloigna rapidement.
— C’est pathologique, dit Alex. C’est nettement pathologique. Et c’est très intéressant. Après ça, on peut se demander ce que pouvait bien être le chanoine Strete… Un dévot trop scrupuleux, peut-être ? Ou un impuissant ?
— Alex, vous êtes dégoûtant !… Oh !… Je la déteste ! Je la déteste !
Les poings crispés, Gina tremblait de rage.
— Heureusement que vous n’aviez pas un poignard caché dans votre bas. Cette chère Mrs. Trete aurait fait connaissance avec le crime du point de vue de la victime !
— Comment peut-elle oser dire que j’ai essayé d’empoisonner grand-maman ?
— Réfléchissez, chérie. Pour ce qui est du mobile, vous êtes particulièrement servie, il me semble.
Gina le regarda, consternée, les yeux fixes.
— Oh ! Alex… Est-ce aussi l’avis de la police ?
— C’est très difficile de savoir ce que pensent les gens de la police. Ils gardent fort bien leurs secrets et ce ne sont pas des imbéciles. Ça me rappelle que…
— Où allez-vous ?
— Voir ce que vaut une idée qui m’est venue.

***

Carrie-Louise, ahurie et sceptique, regardait son mari. Elle finit par dire :
— Tu prétends que quelqu’un a essayé de m’empoisonner. Je ne peux pas… Il m’est absolument impossible de le croire.
— J’aurais tant voulu t’épargner cela, ma chérie ! dit doucement Lewis.
Miss Marple, qui s’était assise auprès de son amie, hochait la tête avec sympathie.
— Est-ce bien vrai, Jane ?
— Je le crains, ma pauvre amie.
— Alors, tout…
Mrs. Serrocold s’interrompit pour reprendre aussitôt :
— J’ai toujours cru que je savais distinguer le vrai du faux. Il y a là une réalité… et elle me semble irréelle… Je peux donc me tromper sur tout… Mais qui peut bien vouloir m’infliger une mort aussi affreuse ? Personne, dans cette maison, ne peut désirer ma mort…
Le ton demeurait incrédule.
— C’est ce que je pensais aussi, dit Lewis. J’avais tort.
— Et Christian le savait. Cela explique bien des choses.
— Qu’est-ce que ça explique ?
— Son attitude. Je l’ai trouvé bizarre, très différent de ce qu’il était d’habitude. Il était bouleversé, et je sentais que c’était à cause de moi… J’avais l’impression qu’il voulait me parler, et il ne disait rien. Il m’a demandé si mon cœur était solide, si je m’étais bien portée ces temps derniers. Peut-être essayait-il de me mettre en garde. Mais pourquoi ne m’a-t-il pas parlé clairement ?
— Il ne voulait pas te faire de peine.
Les yeux de Caroline parurent s’agrandir.
— De la peine ? Mais pourquoi… Oh ! je comprends… Alors, c’est donc cela que tu crois ! Mais tu te trompes, Lewis. Tu te trompes complètement, je peux te l’affirmer.
Lewis évitait son regard.
— Je m’en excuse, mais je ne peux pas croire que tout ce qui est arrivé ces jours-ci soit vrai, dit Mrs. Serrocold après un court silence. Qu’Edgar ait tiré sur toi… Que Gina et Stephen… Et cette ridicule histoire de chocolats ! Rien de tout cela n’est vrai.
Personne ne parlait. Carrie-Louise soupira.
— J’imagine que j’ai dû vivre pendant très longtemps en dehors de la réalité. Pardonnez-moi. Je voudrais être seule. Il faut que j’essaie de comprendre !
Miss Marple descendit dans le hall. Près de la grande porte cintrée qui donnait sur l’extérieur, elle trouva Alex Restarick, les bras tendus, dans une attitude un peu théâtrale.
— Entrez ! Entrez ! dit-il d’un ton joyeux et comme si c’était lui le propriétaire du grand hall. J’étais en train de réfléchir à ce qui s’est passé hier soir.
Lewis Serrocold, qui avait suivi Miss Marple, traversa le hall pour aller dans son cabinet dont il referma la porte aussitôt.
— Vous essayez de reconstituer le crime ? demanda Miss Marple en s’efforçant de ne pas laisser voir à quel point cette idée l’intéressait.
— Pas exactement. Je considérais tout d’un point de vue entièrement nouveau. Je voyais cette maison comme un théâtre. Je transportais la vie du plan réel sur le plan artificiel. Venez par ici. Imaginez que ce qui nous entoure est un décor : l’éclairage, les entrées, les sorties, les personnages, les bruits de coulisse, tout y est. C’est extrêmement intéressant. Cette idée n’est pas de moi, d’ailleurs, elle me vient de l’inspecteur. Une simple remarque qu’il a faite devant moi. Les effets de scène ne sont une illusion que pour le spectateur… Je crois qu’il est un peu cruel, cet homme. Ce matin, il a fait tout ce qu’il a pu pour m’effrayer.
— A-t-il réussi ?
— Je n’en suis pas sûr.
Alex raconta à Miss Marple l’expérience de Curry et le chronométrage de la performance accomplie par le pantelant Dodgett.
— Le temps est si trompeur ! dit-il. On croit qu’il en faut beaucoup pour faire les choses, mais ce n’est pas vrai du tout.
— Non. Ce n’est pas vrai, répéta Miss Marple. Pour représenter le public, elle changea de place.
Un mur élevé, recouvert d’une tapisserie, constituait maintenant le fond de la scène. À gauche un piano à queue, à droite une fenêtre avec un divan dans l’embrasure, tout près de la porte de la bibliothèque. Le tabouret du piano n’était guère qu’à deux mètres cinquante de la porte de l’antichambre carrée qui précédait le corridor. Deux sorties très commodes. Le public les voyait également bien l’une et l’autre.
Mais, la veille au soir, le public n’était pas là. C’est-à-dire que personne n’était assis face au décor que regardait Miss Marple. La veille au soir, le public tournait le dos à ce décor.
Miss Marple se demandait combien de temps il aurait fallu pour se glisser hors de la pièce, courir tout le long du corridor, tuer Gulbrandsen et revenir. Beaucoup moins qu’on ne le croirait : un très petit nombre de minutes et de secondes, sans doute.

***

À quoi pouvait bien penser Carrie-Louise lorsqu’elle avait dit à son mari : « C’est donc cela que tu crois ! Mais tu te trompes, Lewis ! »
La voix d’Alex tira Miss Marple de ses méditations.
— Cette remarque de l’inspecteur au sujet de la réalité d’un décor de théâtre était vraiment très profonde. Fait de bois et de carton fixés ensemble avec de la colle, il est aussi réel du côté qui est peint que de celui qui ne l’est pas. « L’illusion, a-t-il dit, est dans l’œil du spectateur. »
— C’est comme pour les tours de prestidigitation, murmura Miss Marple. L’illusion est produite par un « jeu de glaces ». Je crois que c’est là le terme consacré.
Stephen Restarick entra en coup de vent.
— Dis donc, Alex, tu te souviens d’Ernie Gregg, cette petite crapule ?
— Celui qui faisait Feste quand vous avez joué La nuit des Rois ? Il promettait d’avoir un certain talent, il me semble.
— Oui. Il ne manque pas de talent, et il est extrêmement adroit. Comme machiniste, il est épatant. Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Il s’est vanté auprès de Gina de sortir la nuit pour se balader dans le parc. À l’entendre, il était dehors hier soir et il prétend qu’il a vu quelque chose.
Alex pivota sur ses talons.
— Qu’est-ce qu’il a vu ?
— Il ne veut pas le dire. Je suis presque sûr qu’il essaie de faire de l’épate pour se rendre intéressant. C’est un menteur de premier ordre. Mais je me demande, tout de même, s’il ne faut pas qu’on l’interroge.
— Pour l’instant, il vaut mieux ne pas s’occuper de lui, dit vivement Alex. Il ne faut pas trop lui laisser croire que ce qu’il raconte nous intéresse.
— Peut-être… Oui, tu as raison… On verra ce soir.
Stephen passa dans la bibliothèque. Miss Marple, absorbée par son rôle de public ambulant, entra en collision avec Alex qui s’était reculé brusquement.
— Je vous demande pardon, dit-elle.
Alex fronça les sourcils et dit d’un air distrait :
— Excusez-moi… Tiens ! C’est vous ! ajouta-t-il comme s’il était stupéfait de la voir là.
Cette exclamation, venant de quelqu’un avec qui elle parlait depuis un bon moment parut singulière à Miss Marple.
— Je pensais à autre chose, dit Alex. Ce garçon, Ernie…
Un changement brusque s’était opéré en lui. Il fit un geste vague avec ses mains et alla rejoindre Stephen dans la bibliothèque.
On entendait le murmure de leurs voix derrière la porte fermée, mais c’est à peine si Miss Marple s’en apercevait. La remarque de l’inspecteur, qu’Alex lui avait rapportée, faisait naître dans son esprit quelque chose d’encore assez vague qui accaparait toute son attention. Cette remarque, qui avait déjà donné une idée à Alex, lui en donnait peut-être une à elle aussi. Était-ce la même ? En était-ce une autre ?
Elle alla se placer à l’endroit où s’était tenu Alex Restarick. « Ceci n’est pas un hall véritable, se dit-elle. Ce n’est que du bois, du carton, de la toile… C’est la scène d’un théâtre…» Des bouts de phrase lui traversaient l’esprit : « Illusion… Aux yeux du public… C’est un jeu de glaces…» Elle pensait aux bocaux à poissons rouges, aux pièces de ruban, aux femmes qui disparaissent… à tous les trucs, à tous les trompe-l’œil de l’art du prestidigitateur…
Une image se formait dans son esprit, suggérée par des mots qu’Alex avait dits, par une description qu’il lui avait faite… L’agent Dodgett haletant, soufflant, après sa course. Le déclenchement s’opéra dans son cerveau… et elle vit clair.
— Mais, naturellement, dit-elle à mi-voix. Ça ne peut être que cela…

***

— Oh ! Wally, que tu m’as fait peur !
La haute silhouette de Walter s’était subitement détachée de l’ombre et Gina qui venait du théâtre avait sursauté. Il ne faisait pas tout à fait nuit. Un demi-jour mystérieux régnait encore et les objets perdaient leur aspect réel pour prendre les formes fantastiques qu’ils ont parfois dans les cauchemars.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne viens jamais au théâtre d’habitude ?
— Je te cherchais peut-être, Gina. C’est l’endroit où on a le plus de chances de te trouver.
La voix douce et un peu traînante de Wally ne laissait deviner aucune arrière-pensée, pourtant Gina éprouva une légère inquiétude en l’entendant.
— Ce travail-là me plaît beaucoup, dit-elle. J’aime l’odeur de la peinture, de la toile, l’atmosphère des coulisses.
— Oui. J’ai bien compris que tu y tenais… Dis-moi, Gina, combien de temps crois-tu qu’il faudra pour éclaircir cette affaire ?
— L’enquête du coroner aura lieu demain, mais rien ne sera décidé avant une quinzaine de jours. C’est du moins ce que l’inspecteur nous a donné à entendre.
— Une quinzaine de jours, répéta Walter d’un air pensif. Disons trois semaines. Et après, nous serons libres… À ce moment-là je retournerai en Amérique.
— Oh !… Mais je ne peux pas m’en aller comme ça, sans prendre seulement le temps de me retourner. Je ne peux pas abandonner grand-maman… Et nous avons ces deux nouvelles représentations que nous sommes en train de préparer…
— Je n’ai pas dit « nous ». J’ai dit que « je » partais. Gina s’arrêta net et regarda son mari. Dans la pénombre, il lui paraissait énorme. Une sorte de géant tranquille, et… peut-être se l’imaginait-elle, un peu menaçant ?
Debout devant elle, et la dominant… de quoi la menaçait-il ?
— Alors, tu ne veux pas que je parte avec toi ?
— Pourquoi ? Non. Je n’ai pas dit ça.
— Tu t’en fiches, que je parte ou que je reste ? C’est bien ça ? demanda-t-elle avec une colère soudaine.
— Écoute, Gina. Nous en sommes au point où une explication est nécessaire. Quand nous nous sommes mariés, nous ne savions pas grand-chose l’un de l’autre, pas grand-chose non plus de nos familles, ni de nos milieux respectifs. Nous pensions que ça n’avait aucune importance. Nous pensions que la seule importance était de mener la belle vie à deux. Maintenant, le premier acte est fini. Ta famille n’a pas eu, et n’a toujours pas, l’air de beaucoup m’apprécier. Elle a peut-être raison. Je suis d’une autre espèce. Mais si tu crois que je vais rester ici à ronger mon frein en faisant des « travaux divers » dans ce que je considère comme une organisation de fous, tu te trompes. Je veux vivre dans mon pays, y faire le genre de travail que j’ai envie de faire et que je suis capable de faire. Tu ne corresponds en rien à l’idée que je m’étais créée de « ma femme ». Sans doute nous sommes-nous mariés trop vite. C’est moi qui l’ai voulu. Dans ces conditions, tu auras raison de te libérer et de recommencer ta vie sur des bases nouvelles. À toi d’en décider. Si tu préfères un de ces artistes, c’est ta vie à toi qui est en cause, tu n’as qu’à choisir. Mais moi, je rentre chez moi.
— Tu es le dernier des mufles ! répliqua Gina. Moi, je m’amuse beaucoup ici !
— Vraiment ? Eh bien ! pas moi ! Alors, tout t’amuse ? Même un meurtre ?
Gina sursauta.
— C’est cruel et injuste, ce que tu dis là ! J’aimais beaucoup l’oncle Christian ; et te rends-tu compte que depuis des mois, quelqu’un cherche à empoisonner grand-maman ? C’est horrible !
— Je t’ai assez dit que je n’aimais pas cet endroit. Je n’aime pas non plus ce qui s’y passe. Aussi, je m’en vais !
— Si on t’y autorise. Tu ne vois donc pas qu’on va sans doute t’arrêter ? On croit que c’est toi qui as tué l’oncle Christian. J’ai horreur de cette façon qu’a l’inspecteur Curry de te regarder. Il est exactement comme un chat qui guette une souris avec ses horribles griffes en avant, prêt à bondir. Je suis sûr qu’ils vont te coller ça sur le dos, uniquement parce que tu es sorti du hall pour remettre le plomb et parce que tu n’es pas anglais !
— Il faudra d’abord qu’ils aient des preuves.
— J’ai peur, Wally. J’ai peur pour toi dès le début.
— Ça ne sert à rien d’avoir peur. Je te dis qu’ils n’ont aucune preuve contre moi.
Ils se dirigeaient en silence vers la maison, lorsque Gina reprit :
— Je crois que tu n’as aucune envie que je retourne en Amérique avec toi.
Walter ne répondit pas.
Gina se tourna vers lui en tapant du pied.
— Je te déteste ! Je te déteste ! Tu es une brute ! Une brute odieuse et sans cœur ! Tu t’en fiches bien de ne plus jamais me revoir ! Eh bien ! je m’en fiche, moi aussi, de ne plus jamais te revoir ! J’ai été bien bête de t’épouser. Je vais divorcer aussi vite que je pourrai. Ensuite, j’épouserai Alex ou Stephen et je serai beaucoup plus heureuse que je ne pourrai jamais l’être avec toi !
— Bravo ! s’écria Walter. Comme ça nous savons où nous en sommes !

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