JEUX DE GLACES d’ Agatha Christie

LE SUSPECT IDÉAL
L’inspecteur Curry s’assit en face de Miss Marple et la regarda avec un sourire assez particulier.
— Ainsi, Mr. Serrocold vous a priée de jouer le rôle du chien de garde ?
— Eh bien, oui, répondit Miss Marple.
Et elle ajouta en souriant, elle aussi, d’un air un peu confus :
— J’espère que ça vous est égal.
— Non seulement ça m’est égal, mais encore, je crois que c’est une très bonne idée. Mr. Serrocold sait-il à quel point vous êtes qualifiée pour tenir cet emploi ?
— Je ne vous comprends pas très bien, inspecteur.
— Il ne voit en vous qu’une dame d’un certain âge, tout à fait charmante, qui a été en classe avec sa femme. Mais nous, dit l’inspecteur avec un hochement de tête significatif, nous savons que vous êtes bien autre chose que cela, Miss Marple. D’après ce que m’a raconté hier soir le superintendant Blacker, les affaires criminelles sont un peu votre spécialité. Cela posé, quel est votre point de vue ? Quelle est, d’après vous, la personne qui, depuis quelque temps, a entrepris systématiquement d’empoisonner Mrs. Serrocold ?
— Étant donné ce qu’est la nature humaine, on est toujours tenté, dans un cas comme celui-ci, de penser au mari, ou inversement, à la femme. Il me semble que c’est la première hypothèse qui vient à l’esprit lorsqu’il s’agit d’un empoisonnement. Vous ne croyez pas ?
— Je suis tout à fait d’accord, déclara Curry.
— Mais vraiment, dans ce cas particulier, c’est différent. En toute franchise, je ne peux pas soupçonner Mr. Serrocold. Voyez-vous, inspecteur, il aime profondément sa femme.
— Sans compter le fait qu’il n’a aucun motif. Elle lui a déjà donné son argent. Et, en tout état de cause, il ne peut pas avoir tué Gulbrandsen. Pour moi, il existe un rapport entre les deux crimes, c’est indubitable. La personne qui est en train d’empoisonner Mrs. Serrocold a tué Gulbrandsen pour l’empêcher de la dénoncer. Ce qu’il nous faut découvrir maintenant, c’est ce mystérieux X… qui a eu la possibilité de tuer Gulbrandsen hier soir. Et, il n’y a pas d’erreur, notre suspect numéro un, c’est ce jeune Walter Hudd. C’est lui qui, en allumant une lampe, a fait sauter un plomb, ce qui lui a donné l’occasion de sortir du hall pour aller le remplacer. C’est pendant son absence qu’on a entendu le coup de revolver. C’est donc lui le suspect numéro un, celui qui s’est trouvé dans des conditions parfaites pour commettre le crime.
— Et le suspect numéro deux ? demanda Miss Marple.
— C’est Alex Restarick, qui était seul dans sa voiture et qui a mis trop de temps pour aller de la loge à la maison.
— Et les autres ?
Miss Marple s’était penchée en avant, pleine de curiosité, et elle eut soin d’ajouter :
— C’est très aimable de votre part de me révéler tout cela.
— Ce n’est pas de l’amabilité, dit Curry. J’ai besoin de votre concours. Et vous avez mis le doigt dessus en disant : « Et les autres ? » Parce que, là, c’est à vous que je suis forcé de m’en remettre. Vous étiez dans le hall, hier soir, et vous pouvez me dire exactement qui en est sorti…
— À vrai dire, je n’en sais rien. Vous comprenez, nous avions tous très peur. Mr. Lawson avait absolument l’air d’un fou. Il vociférait, il hurlait des choses affreuses, et je vous assure que nous n’en perdions rien. Avec ça, la plupart des lampes étaient éteintes. Je n’ai rien remarqué d’autre.
— En somme, à votre avis, pendant la grande scène, n’importe qui aurait pu se glisser hors du hall, aller par le corridor jusqu’à la chambre de Mr. Gulbrandsen, le tuer et revenir ?
— Je crois que c’était possible.
— Y a-t-il une personne dont vous puissiez dire qu’elle est restée toute la soirée dans le hall sans en bouger ?
Miss Marple réfléchit.
— Je peux le dire de Mrs. Serrocold, parce que je l’observais. Elle était assise tout près de la porte du cabinet de travail, et pas une fois elle n’a quitté son siège. J’étais même surprise de la voir aussi calme.
— Et les autres personnes ?
— Miss Bellever est sortie. Mais je crois… je suis presque sûre, que c’est après le coup de revolver. Mrs. Trete ?… Je n’en sais vraiment rien. Elle était assise derrière moi. Gina était à l’autre bout de la pièce, près de la fenêtre. Je crois qu’elle est restée là tout le temps, mais je n’en suis pas certaine. Stephen était au piano. Il s’est arrêté de jouer quand la querelle s’est envenimée.
— Il ne faut pas attacher trop d’importance au moment où vous avez entendu ce coup de revolver. C’est un truc que nous connaissons, dit l’inspecteur. Un coup de revolver tiré au moment où on veut faire croire que le crime a été commis. Si Miss Bellever avait mijoté quelque chose de ce genre… c’est peu probable, mais on ne sait jamais… elle aurait quitté le hall ouvertement, comme elle l’a fait, une fois que tout le monde aurait entendu la détonation. Non. Ce n’est pas le coup de feu qui peut nous fixer. Nous sommes limités par le moment où Christian a quitté le hall et celui où Miss Bellever l’a trouvé mort, et nous ne pouvons éliminer que les personnes dont nous savons pertinemment qu’elles n’ont eu aucune possibilité d’agir. Ça nous laisse Lewis Serrocold et le jeune Lawson dans le cabinet de travail et Mrs. Serrocold, dans le hall. C’est très malencontreux que Mr. Gulbrandsen ait été assassiné précisément le soir où a eu lieu cette altercation entre Serrocold et ce petit Lawson.
— Malencontreux, seulement, vous croyez ? murmura Miss Marple.
— Que voulez-vous dire ?
— Qu’à mon idée, cela peut ne pas être l’effet du hasard.
— Tiens, tiens ! C’est là ce-que vous pensez ?
— N’est-ce pas, tout le monde a l’air de trouver extraordinaire qu’Edgar Lawson ait eu subitement une rechute. Il est affligé de cet étrange complexe, appelez ça comme vous voudrez, au sujet de son père inconnu. Winston Churchill, lord Montgomery, sont aussi vraisemblables l’un que l’autre dans son état d’esprit actuel, comme le serait d’ailleurs n’importe quel homme célèbre. Mais supposez que quelqu’un lui mette dans la tête que c’est en réalité Lewis Serrocold son père, que c’est Lewis Serrocold qui l’a persécuté, qu’il devrait, en toute justice, être le prince héritier de Stonygates, pour ainsi dire. Dans l’état mental déficient où il est, il l’admettra tout de suite. Il se montera le coup, cette idée le rendra frénétique et, tôt ou tard, il fera un éclat comme celui d’hier soir. Et quelle admirable diversion ! Tout le monde affolé, absorbé par la scène tragique qui se déroule, surtout si on a eu la précaution de lui mettre un revolver entre les mains.
— Le revolver de Walter Hudd, par exemple.
— Oui, dit Miss Marple, j’y ai pensé. Mais voyez-vous, Walter est renfermé, il est grognon, peu sociable, mais je ne crois vraiment pas qu’il soit bête.
— Par conséquent, vous ne croyez pas que ce soit Walter l’assassin ?
— Si c’était lui, tout le monde en éprouverait sans doute un grand soulagement. Réaction cruelle, mais qui vient de ce qu’il est l’étranger.
— Et sa femme ? Serait-elle soulagée, elle aussi ?
Miss Marple ne répondit pas. Elle revoyait Gina et Stephen l’un à côté de l’autre auprès de la pièce d’eau, tels qu’elle les avait aperçus le premier jour. Elle pensait à Alex Restarick, cherchant avant tout Gina du regard lorsqu’il était arrivé la veille au soir. Où Gina elle-même en était-elle ?
Deux heures plus tard, l’inspecteur Curry, enfoncé dans un bon fauteuil, déclarait, après s’être étiré en soupirant :
— Eh bien ! voilà pas mal de terrain déblayé ! C’était également l’avis du sergent Lake.
— Les domestiques ne sont pas dans le coup, dit-il. Tous ceux qui couchent dans la maison étaient ensemble au moment critique. Les autres étaient rentrés chez eux.
Curry approuva d’un signe de tête. Il avait le cerveau fatigué après avoir interrogé des psychiatres, des professeurs, sans compter les trois jeunes « bagnards », comme il les appelait, dont c’était le tour, le soir du crime, de dîner avec la famille. Toutes les dépositions concordaient et se complétaient. Il avait gardé pour la fin le docteur Maverick, qui semblait être, autant qu’il en pût juger, le personnage le plus important de l’institution.
— Nous allons le voir maintenant, dit-il à Lake. Le jeune médecin entra, très affairé. Il était élégant, tiré à quatre épingles, et avait l’air un peu inhumain derrière son pince-nez. Maverick confirma les déclarations de son personnel et se trouva d’accord avec Curry sur tous les points.
— Maintenant, docteur, votre emploi du temps ? Pouvez-vous m’en rendre compte ?
— Très facilement. J’ai noté, à votre intention, tout ce que j’ai fait avec les heures approximatives.
Le docteur Maverick avait quitté le hall à 21 h 15, en même temps que Mr. Lacy et le docteur Baumgarten. Ils étaient allés directement chez ce dernier, et y étaient restés, tous les trois, jusqu’au moment où Miss Bellever était arrivée en courant et avait prié le docteur Maverick de retourner dans le hall. Il était alors 21 h 30, environ. Il s’y était rendu aussitôt et avait trouvé Edgar dans un état de prostration complète. L’inspecteur Curry fit un mouvement.
— Un instant, docteur. Ce jeune homme a-t-il vraiment une maladie mentale ?
Le docteur Maverick sourit avec une supériorité désobligeante.
— Nous avons tous notre maladie mentale, inspecteur.
Réponse stupide, pensa l’inspecteur. Il savait fort bien que, pour lui, personnellement, il n’en était rien, quoi qu’il pût en être pour le docteur Maverick.
— Est-il responsable de ses actes ?
— Entièrement.
— Il a donc commis de propos délibéré une tentative de meurtre en tirant sur Mr. Serrocold.
— Mais non, inspecteur. Il ne s’agit pas de ça. Lawson n’avait pas l’intention de lui faire le moindre mal. Il aime beaucoup Mr. Serrocold.
— C’est une singulière façon de le lui prouver.
Maverick sourit de nouveau. Ce sourire était éprouvant pour Curry.
— Je voudrais causer avec ce jeune homme, dit-il.
— Rien n’est plus facile. Son éclat d’hier a eu un effet cathartique. Aujourd’hui, il va beaucoup mieux. Mr. Serrocold va être très satisfait.
Curry regarda fixement le docteur Maverick, mais celui-ci était, comme toujours, d’un sérieux imperturbable.
— Avez-vous de l’arsenic ? demanda l’inspecteur à brûle-pourpoint.
La question prit Maverick au dépourvu. Visiblement, il ne s’y attendait pas.
— De l’arsenic ? Pourquoi de l’arsenic ?
— Répondez-moi, tout simplement.
— Non. Je n’ai pas d’arsenic. Je n’en ai sous aucune forme.
— Mais vous avez des médicaments ?
— Bien sûr. Des calmants, des somnifères, de la morphine…, des choses courantes.
— Est-ce vous qui soignez Mrs. Serrocold ?
— Non. C’est le docteur Gunther, de Market Kimble, le médecin de la famille. Je suis docteur en médecine, naturellement, mais je n’exerce que comme psychiatre.
— Je comprends. Eh bien ! docteur, je vous remercie.
Maverick referma la porte, et Curry déclara aussitôt à Lake que les psychiatres lui donnaient le torticolis.
— À la famille, maintenant, s’écria-t-il. Je vais voir tout d’abord le jeune Walter Hudd.
Walter Hudd était sur ses gardes. Il considéra l’officier de police avec une certaine méfiance, mais se montra tout prêt à collaborer avec lui.
— Il expliqua que l’installation électrique de Stonygates était très ancienne, que beaucoup de fils étaient en mauvais état et que jamais on ne conserverait une installation pareille aux États-Unis. Le plomb dont dépendaient presque toutes les lampes du hall avait sauté et il était allé voir ce qui en était. Une fois le plomb remplacé, il était revenu dans le hall.
— Combien de temps cela vous a-t-il pris ?
— Ça… je ne peux pas le préciser. Les plombs sont dans un endroit incommode. J’ai dû chercher un escabeau, une bougie… J’ai peut-être mis dix minutes, peut-être un quart d’heure.
— Avez-vous entendu un coup de revolver ?
— Non. Je n’ai rien entendu de tel. Mais la porte qui donne dans le couloir de la cuisine est double et l’un des battants est capitonné.
— Bien. Et quand vous êtes revenu dans le hall, que se passait-il ?
— Ils étaient tous entassés devant la porte du cabinet de Mr. Serrocold. Mrs. Trete criait que Mr. Serrocold était mort. Mais ce n’était pas vrai. Il l’avait raté, le cinglé !
— Vous avez reconnu le revolver ?
— Je vous crois ! C’était le mien !
— Quand l’aviez-vous vu pour la dernière fois ?
— Il y a deux ou trois jours.
— Où le rangiez-vous d’habitude ?
— Dans un tiroir de ma chambre.
— Qui savait qu’il était là ? demanda Curry.
— On ne sait jamais ce que les gens savent ou ne savent pas, dans cette maison.
— Qu’entendez-vous par là, Mr. Hudd ?
— Ils sont tous dingos.
— Oui, complètement. Mais, d’après vous, qui a pu tuer Mr. Gulbrandsen ?
— Moi, à votre place, je miserais sur Alex Restarick.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Il en a eu la possibilité. Il était dans le parc, tout seul dans sa voiture.
— Pourquoi aurait-il tué Christian Gulbrandsen ? Walter haussa les épaules.
— Je suis un étranger. Je ne connais pas les histoires de la famille. Peut-être que le vieux avait appris sur le compte d’Alex des choses qu’il aurait pu raconter aux Serrocold.
— Et à quoi cela aurait-il abouti ?
— Ils lui auraient peut-être refusé leur galette. Et pour ce qui est de faire valser les picaillons, il s’y entend !
— Vous pensez que c’est pour ses productions théâtrales ?
— Il appelle ça comme ça.
— Voulez-vous insinuer que c’est pour autre chose ?
Walter haussa de nouveau les épaules.
— Je n’en sais rien.
Alex Restarick se montra volubile. Il parla en faisant beaucoup de gestes avec ses mains.
— Je sais, je sais ! Je suis le suspect idéal. J’arrive ici, seul, dans ma voiture et, dans l’avenue qui traverse le parc, j’ai une vision, une vision créatrice. Je ne peux pas vous demander de le comprendre. C’est impossible.
— J’y parviendrai peut-être, dit ironiquement Curry.
Mais Alex enchaîna.
— Ce sont des trucs qui vous arrivent. Il n’y a pas à chercher ni pourquoi ni comment… Un effet, une idée… et tout le reste disparaît comme les nuages. La semaine prochaine, je mets en scène Les Nuits de Limehouse. Et, tout d’un coup, hier soir, j’ai vu un décor étonnant… La lumière rêvée. Le rayonnement des phares semblait renvoyé par le brouillard qu’il traversait, en rejaillissant sur un amoncellement de bâtisses. Tout y était : les coups de feu, les pas précipités, le martèlement du moteur électrique… Ça pouvait aussi bien être un remorqueur sur la Tamise. L’inspecteur l’interrompit :
— Vous avez entendu des coups de feu ? Où ça ?
Alex fit un geste des deux mains, des mains potelées et soignées.
— Dans le brouillard, inspecteur. C’est ça, justement, qui était merveilleux !
— Et… il ne vous est pas venu à l’idée qu’il pouvait se passer quelque chose de grave ?
— De grave ? Pourquoi ?
— Les coups de revolver sont-ils donc si courants ?
— Je savais que vous ne comprendriez pas. Ces coups de feu ! Ils s’adaptaient à la scène que j’étais en train de créer. Il me fallait des coups de feu… du danger… des histoires d’opium… des trafics louches… Je me fichais bien de ce qu’ils pouvaient être dans la réalité !
— Combien de coups de feu avez-vous entendus ?
— Je ne sais pas ! s’écria Alex, que cette interruption agaçait. Deux, trois !… Deux très rapprochés ; ça, je m’en souviens.
L’inspecteur Curry hocha la tête.
— Et ces pas précipités dont vous venez de parler, de quel côté les entendiez-vous ?
— Je les percevais à travers le brouillard. Quelque part, du côté de la maison.
— Ce qui ferait supposer, dit doucement Curry, que le meurtrier de Christian Gulbrandsen venait de dehors ?
— Naturellement. Qu’est-ce qui vous fait hésiter ? Vous ne vous imaginez pas qu’il venait de l’intérieur de la maison, tout de même ?
Sans répondre, Curry demanda tranquillement :
— Les poisons vous intéressent-ils, Mr. Restarick ?
— Les poisons ? Mais, mon cher, on n’a sûrement pas empoisonné Gulbrandsen avant de lui tirer dessus ! Ce serait par trop roman policier !
— On ne l’a pas empoisonné, mais vous n’avez pas répondu à ma question.
— Le poison a quelque chose de séduisant. Il est moins brutal que la balle de revolver, plus subtil que le poignard. Je n’ai pas de connaissances spéciales à ce sujet, si c’est là ce que vous voulez savoir.
— Avez-vous jamais eu de l’arsenic en votre possession ?
— Sincèrement, dit Alex, je n’ai jamais beaucoup pensé à l’arsenic. On l’extrait, si je ne me trompe, des drogues qui servent à détruire les mouches et les mauvaises herbes.
— Venez-vous souvent à Stonygates, Mr. Restarick ?
— Ça dépend, inspecteur. Il m’arrive de ne pas venir pendant plusieurs semaines. Mais, chaque fois que je le peux, c’est ici que je passe le week-end. J’ai toujours considéré Stonygates comme mon véritable foyer.
— Et Mrs. Serrocold vous y a encouragé ?
— Jamais je ne pourrai rendre à Mrs. Serrocold ce que j’ai reçu d’elle. Sympathie, compréhension, affection…
— Et des sommes assez rondelettes, aussi, je crois ?
Alex prit un air un peu dégoûté :
— Mrs. Serrocold me traite comme un fils et elle a confiance dans mon art.
— Vous a-t-elle jamais parlé de son testament ?
— Certainement. Mais puis-je vous demander, inspecteur, pourquoi vous me posez toutes ces questions ? Il n’y a pas d’inquiétude à avoir pour Mrs. Serrocold ?
— J’espère que non, dit Curry avec gravité.
— Que diable voulez-vous dire ?
— Si vous ne le savez pas, tant mieux pour vous, et… si vous le savez, vous voilà prévenu.
Lorsque Alex fut sorti, Lake se tourna vers l’inspecteur :
— En voilà des foutaises !
Curry secoua la tête.
— C’est difficile à dire. Peut-être a-t-il un véritable talent. Peut-être aime-t-il simplement la vie facile et les grands mots. On ne sait pas. Il a entendu courir ; est-ce vrai ? Je parierais qu’il l’a inventé.
— Pour une raison définie ?
— Oui. Pour une raison très définie. Nous n’en sommes pas encore là, mais ça viendra.
— Après tout, chef, un de ces jolis cocos aurait très bien pu s’échapper en douce de l’institution. Dans le tas, il y a sûrement un ou deux monte-en-l’air, et alors…
— On voudrait nous le faire croire. C’est rudement commode. Mais, voyez-vous, Lake, je veux bien avaler mon chapeau neuf si c’est comme ça que ça s’est passé.
Stephen Restarick succéda à son frère et déclara :
— J’étais au piano, en train de tapoter en sourdine, lorsque la scène a éclaté entre Lewis et Edgar.
— Qu’en avez-vous pensé ?
— Eh bien ! pour être franc, je ne l’ai pas prise très au sérieux. Edgar est sujet à ce genre de crise. Le pauvre bougre, il n’est pas vraiment fou, vous savez. Toutes ces fariboles, c’est une façon de lâcher de la vapeur. La vérité, c’est que tous, tant que nous sommes, nous lui tapons sur le système… et Gina plus que les autres, naturellement.
— Gina ? Vous voulez dire Mrs. Hudd ? Pourquoi l’exaspère-t-elle ?
— Parce que c’est une femme… et une très jolie femme, et qu’elle le trouve grotesque. Vous savez que le père de Gina est italien. Les Italiens ont une espèce de cruauté inconsciente. Ils ignorent la compassion pour les êtres vieux, laids ou anormaux. Ils les montrent du doigt en rigolant. C’est ce que Gina a fait pour le jeune Edgar. Je parle au figuré, bien sûr. Elle ne peut pas le souffrir ! Il s’est montré ridicule, important, bien qu’au fond, il n’ait aucune confiance en lui-même. Il a voulu l’impressionner et il n’a réussi qu’à avoir l’air d’un imbécile. Et elle, même si ce pauvre type souffrait beaucoup, elle s’en ficherait comme d’une guigne.
— Voulez-vous insinuer qu’Edgar Lawson est amoureux de Mrs. Hudd ?
— Mais bien sûr, dit Stephen avec bonne humeur. Nous le sommes tous… plus ou moins. Ça lui fait plaisir.
— Et son mari ? Est-ce que ça lui fait plaisir à lui aussi ?
— Il se rend vaguement compte. Mais il souffre, certainement, le pauvre vieux ! Ça ne peut pas durer… je veux parler de leur ménage. Ça claquera avant longtemps. C’est une de ces histoires comme il y en a eu tant pendant la guerre.
L’inspecteur l’interrompit :
— Tout cela est fort intéressant, mais nous nous écartons de notre sujet qui est l’assassinat de Christian Gulbrandsen.
— C’est vrai. Seulement, je ne peux rien vous en dire. J’étais assis devant le piano, et je n’en ai pas bougé jusqu’au moment où cette chère Jolly s’est amenée avec un tas de vieilles clefs rouillées pour essayer d’en faire entrer une dans la serrure du cabinet de travail.
— Vous êtes resté au piano. Avez-vous continué à jouer ?
— Non. Je me suis arrêté quand le ton a commencé à monter. Non parce que j’étais inquiet sur l’issue de la bagarre. Lewis a l’œil dynamique. Je ne trouve pas d’autre expression. Il lui suffisait de regarder Edgar pour le faire rentrer sous terre.
— Vraiment ? Pouvez-vous me dire, Mr. Restarick, qui a quitté le hall hier soir pendant que vous… Pendant le temps qui nous intéresse ?
— Wally, pour remplacer le plomb… Juliette Bellever, pour chercher une clef qui s’adapte à la serrure du cabinet de travail… C’est tout, à ma connaissance.
— Si quelqu’un d’autre était sorti, l’auriez-vous remarqué ?
Stephen réfléchit.
— Probablement pas. Si quelqu’un était sorti et rentré sur la pointe des pieds, je ne l’aurais sans doute pas remarqué… Il faisait si sombre dans le hall ! Et notre attention était entièrement absorbée par cette bagarre.
— Quelles sont, d’après vous, les personnes qui n’ont pas quitté le hall de toute la soirée ?
— Mrs. Serrocold… Oui, et Gina. Pour ces deux-là, j’en jurerais.
— Merci, Mr. Restarick.
Stephen alla jusqu’à la porte. Là, il hésita et revint sur ses pas.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’arsenic ? demanda-t-il.
— Qui vous a parlé d’arsenic ?
— Mon frère.
— Ah ! Bien.
Stephen demanda :
— A-t-on essayé de faire absorber de l’arsenic à Mrs. Serrocold ?
— Pourquoi pensez-vous à Mrs. Serrocold ?
— J’ai lu, je ne sais où, un article où il était question des symptômes de l’empoisonnement par l’arsenic. On appelle ça névrite périphérique. Et ça correspond, plus ou moins, aux douleurs qu’elle éprouve depuis quelque temps. D’autre part, hier soir, Lewis lui a enlevé son reconstituant au moment où elle allait le prendre…
— Qui, à votre avis, serait capable d’administrer de l’arsenic à Mrs. Serrocold ?
Un sourire étrange et fugitif parut un instant sur le beau visage de Stephen Restarick.
— Pas celui que vous pourriez croire. Vous pouvez, sans hésiter, rayer le mari. Lewis Serrocold n’aurait rien à y gagner. Et, d’autre part, il adore sa femme. Il ne peut même pas supporter qu’elle ait mal au petit doigt.
— Qui, alors ? Avez-vous une idée ?
— Oh ! oui. Je peux même dire une certitude.
— Veuillez vous expliquer.
Stephen secoua la tête.
— C’est une certitude psychologique. Je n’ai aucune preuve d’aucune sorte. Et vous ne seriez probablement pas d’accord.
Après avoir prononcé ces mots sur un ton indifférent, Stephen Restarick sortit de la pièce.
L’inspecteur Curry dessinait des chats sur la feuille de papier qu’il avait devant lui. Trois idées différentes s’entrecroisaient dans son esprit :
a) Stephen Restarick avait une haute opinion de lui-même ;
b) Stephen Restarick et son frère présentaient un front unique ;
c) Stephen Restarick était un très beau garçon, tandis que Walter était laid.
Deux autres points laissaient l’inspecteur indécis : premièrement : qu’entendait Stephen par « certitude psychologique » ?… Et deuxièmement : assis sur le tabouret du piano, pouvait-il voir Gina ? Curry ne le croyait pas.
Dans la pénombre de la bibliothèque, Gina apportait un éclat exotique. L’inspecteur Curry lui-même cligna les yeux en voyant entrer cette radieuse jeune femme. Elle s’assit, mit ses deux coudes sur la table et dit, non sans curiosité :
— Et alors ?
Elle était vêtue d’une chemise rouge et d’un pantalon vert bouteille.
— Je vois que vous n’êtes pas en deuil, Mrs. Hudd, dit Curry un peu sèchement.
— Je n’ai pas de vêtements de deuil. Tout le monde est censé avoir une petite robe noire à porter avec des perles. Mais pas moi ! J’ai le noir en horreur. Je trouve ça hideux. Il n’y a que les caissières, les femmes de ménage et les gens comme ça qui devraient porter du noir. D’ailleurs, il n’y avait aucune parenté entre Christian Gulbrandsen et moi. Ce n’était que le beau-fils de ma grand-mère.
— Je pense que vous ne le connaissiez pas beaucoup ?
— Non. Il est venu ici trois ou quatre fois quand j’étais petite. Pendant la guerre, j’étais en Amérique, et il n’y a que six mois que je suis revenue vivre ici.
— Vous êtes revenue à Stonygates pour y vivre ? Ce n’est pas simplement un séjour que vous y faites ?
— Je n’y ai pas encore vraiment réfléchi.
— Cette scène d’hier soir, Mrs. Hudd… Qui était dans le hall pendant qu’elle se déroulait ?
— Nous y étions tous… excepté l’oncle Christian, bien sûr.
— Pas tous, Mrs. Hudd. On entrait… on sortait…
— Vous croyez ? dit Gina d’un ton vague.
— Votre mari, par exemple, est sorti pour remplacer un plomb.
— En effet, Wally est épatant pour tous les bricolages.
— Pendant son absence on a entendu un coup de feu, paraît-il, et vous avez tous cru que ça venait du parc.
— Je ne m’en souviens pas… Ah ! oui !… les lampes s’étaient rallumées et Wally était déjà revenu.
— Est-ce que quelqu’un d’autre a quitté le hall ?
— Je ne crois pas… Je ne m’en souviens pas.
— Où étiez-vous assise ?
— Au bout du hall, près de la fenêtre.
— À côté de la porte de la bibliothèque ?
— Oui.
— Vous-même, avez-vous quitté le hall ?
— Moi ?… Avec tout ce qui se passait ? Bien sûr que non.
Cette seule idée semblait scandaliser Gina.
— Les autres personnes, où étaient-elles assises ?
— Pour la plupart autour de la cheminée. Tante Mildred tricotait et tante Jane, c’est-à-dire Miss Marple, aussi. Grand-maman n’avait pas d’ouvrage.
— Et Mr. Stephen Restarick ?
— Au commencement, il jouait du piano. Après, je ne sais pas.
— Et Miss Bellever ?
— Elle tournicotait, comme d’habitude. Elle ne s’assoit pour ainsi dire jamais. Elle cherchait des clefs ou je ne sais quoi… Qu’est-ce que c’est que cette histoire du remède de grand-maman ? demanda brusquement Gina. Est-ce que le pharmacien s’est trompé en le préparant, ou quoi ?
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— La bouteille a disparu. Jolly en était malade. Elle a tout mis sens dessus dessous pour tâcher de la retrouver. J’ai cru qu’elle en deviendrait folle. Alex a dit que c’était la police qui l’avait prise. C’est vrai ?
Sans répondre à cette question, l’inspecteur en posa une autre.
— Vous dites que Miss Bellever était bouleversée ?
— Jolly fait toujours des chichis à n’en plus finir, dit Gina d’un ton insouciant. Elle aime ça. Je me demande parfois comment ma grand-mère peut la supporter.
— Une dernière question, Mrs. Hudd. Qui a bien pu tuer Christian Gulbrandsen ? En avez-vous la moindre idée ?
— Moi, je crois que c’est un des dingos. Les vrais durs ont du bon sens. Ils ne cassent la figure aux gens que pour pouvoir vider la caisse, se procurer de l’argent ou des bijoux, jamais pour le plaisir. Mais les dingos, vous savez, ceux qu’ils appellent les « mentalement inadaptés ». Ils seraient très capables de le faire pour s’amuser. Vous ne croyez pas ? Je ne vois pas pour quelle raison ils auraient tué l’oncle Christian, si ce n’est pas pour s’amuser mais…
— Vous voulez dire sans motif ?
— Oui. C’est ça. Merci. On n’a rien volé, n’est-ce pas ?
— Mais, vous savez, Mrs. Hudd, à cette heure-là les bâtiments de l’institution étaient fermés, les portes verrouillées ; personne ne pouvait sortir sans laissez-passer.
— Vous croyez ça ? s’écria Gina en éclatant de rire. Ces gars-là sortiraient de n’importe où ! Je vous assure qu’ils m’en ont appris des trucs !
— Elle est rigolote ! dit Lake lorsque Gina eut quitté la bibliothèque. C’est la première fois que je la vois de près… Elle est rudement, bien roulée ! Une silhouette d’étrangère… Vous voyez ce que je veux dire ?
Curry lui jeta un regard sévère. Lake se hâta de déclarer que Mrs. Hudd n’engendrait pas la mélancolie.
— On dirait qu’avec tout ça, elle ne s’est pas ennuyée une minute.
— J’ignore si Stephen a raison quand il parle de divorce, reprit l’inspecteur. Mais elle a pris soin de nous dire que Walter Hudd était revenu dans le hall lorsqu’on a entendu le coup de revolver.
— Et d’après tous les autres, c’est faux.
— Hé oui !
— Elle n’a pas dit non plus que Miss Bellever avait quitté le hall pour aller chercher les clefs.
— Non, c’est vrai, dit l’inspecteur après avoir réfléchi.
Mrs. Trete paraissait beaucoup plus à sa place dans la bibliothèque que Gina Hudd, quelques instants plus tôt. Sa robe noire, sa broche en onyx, le filet qui enveloppait ses cheveux gris bien tirés, n’avaient rien d’exotique. L’inspecteur Curry se dit qu’elle avait exactement l’air que doit avoir la veuve d’un chanoine de l’Église Établie… et c’était presque extraordinaire : si peu de gens ont l’air de ce qu’ils sont en réalité !
Même la ligne droite que dessinaient ses lèvres serrées avait quelque chose d’ascétique et de clérical. Curry estima que Mrs. Trete incarnait l’endurance chrétienne, peut-être la force d’âme chrétienne, mais non la charité chrétienne. De plus, il lui parut évident qu’elle était vexée.
— Je pensais que vous m’auriez fait dire vers quelle heure vous désiriez me voir, inspecteur. J’ai dû rester là, à attendre, toute la matinée.
Elle se faisait une haute idée de son importance et on la sentait blessée dans son orgueil. Curry le comprit et s’empressa de verser de l’huile sur la mer démontée.
— Veuillez m’excuser, Mrs. Trete. Vous n’êtes pas très au courant de nos méthodes en pareil cas. Nous commençons par recueillir les témoignages les moins importants… Nous nous en débarrassons, pour ainsi dire. Il est précieux pour nous de parler en dernier lieu à une personne qui sait observer, dont le discernement nous inspire une entière confiance. Cela nous permet de vérifier ce qu’on nous a dit jusque-là.
Mrs. Trete se radoucit.
— Oh ! je vois. Je ne m’étais pas très bien rendu compte.
— L’expérience a mûri votre jugement, Mrs. Trete. Vous connaissez la vie. De plus, vous êtes ici chez vous. Vous êtes la fille de Mrs. Serrocold et, par conséquent, à même de me renseigner sur son entourage.
— Certainement, répondit Mildred Strete. Mais vous devez savoir qui a tué mon frère. Ça crève les yeux !
L’inspecteur Curry s’appuya au dossier de sa chaise et passa la main sur sa petite moustache bien taillée.
— Il importe que nous soyons prudents, dit-il, Ça crève les yeux, dites-vous ?
— Mais oui. C’est ce terrible Américain, le mari de la pauvre Gina. Il est seul à ne pas faire partie de la famille. Nous ne savons absolument rien de lui. C’est sans doute un de ces redoutables gangsters, comme il y en a aux États-Unis.
— Est-ce que cela suffit à expliquer l’assassinat de Mr. Gulbrandsen ? Pourquoi l’aurait-il tué ?
— Parce que Christian avait découvert quelque chose sur lui. Et c’est la raison pour laquelle mon frère est revenu si peu de temps après son dernier séjour ici.
— En êtes-vous bien sûre, Mrs. Trete ?
— Pour moi, c’est l’évidence même. Il a voulu nous faire croire qu’il venait s’occuper de la Fondation… mais c’est absurde. Il était ici pour ça le mois dernier et, depuis, il n’y a rien eu d’important. Il est sûrement revenu pour des raisons personnelles. Il avait vu Walter la fois précédente. Peut-être l’a-t-il reconnu ? Peut-être a-t-il demandé des renseignements sur lui aux États-Unis ? On ne trompait pas facilement mon frère. Il est revenu, j’en suis sûre, pour mettre ordre à tout cela… pour démasquer Walter, pour le montrer tel qu’il est. Alors, naturellement, Walter l’a tué.
— Ou…i… C’est possible… répondit l’inspecteur en ajoutant une moustache démesurée à un des chats dessinés sur son buvard.
— Vous ne croyez pas, comme moi, que c’est sûrement ce qui s’est passé ?
— C’est possible… oui… répondit l’inspecteur. Mais, tant que nous ne pourrons pas prouver qu’il avait un motif pour tuer Mr. Gulbrandsen, ça ne nous avance guère.
— Pour moi, Walter Hudd ne pense qu’à l’argent. Voilà pourquoi il est venu en Angleterre et s’est installé ici, où il vit aux crochets des Serrocold. Mais il ne pourra pas s’emparer de grand-chose avant la mort de ma mère. À ce moment-là, Gina héritera d’une énorme fortune…
— Et vous aussi, Mrs. Trete.
Une vague rougeur colora les joues de Mildred Strete.
— Et moi aussi, comme vous le dites. Nous avons toujours mené une vie tranquille, mon mari et moi. Il ne dépensait presque rien, sauf pour ses livres… Il était très cultivé. Ma fortune personnelle a doublé, ou peu s’en faut. Elle est plus que suffisante pour mes seuls besoins, mais on peut toujours utiliser l’argent au profit des autres. Si jamais j’hérite d’une fortune, je la considérerai comme un dépôt sacré.
Curry fit semblant de comprendre de travers.
— Mais ce ne sera pas un dépôt, je crois ? Cette fortune vous appartiendra sans aucune réserve ?
— Oui… dans un sens. Oui, elle m’appartiendra sans aucune réserve.
Frappé par le ton sur lequel elle avait prononcé ces derniers mots, l’inspecteur releva vivement la tête, Mrs. Trete ne le regardait pas, et un sourire triomphant plissait ses lèvres minces.
L’inspecteur reprit respectueusement :
— Alors, d’après vous, et je sais que les occasions ne vous ont pas manqué pour établir votre opinion… Mr. Walter Hudd voudrait bien mettre la main sur la fortune qui doit revenir à sa femme quand Mrs. Serrocold mourra. À ce propos, avez-vous remarqué un changement dans la santé de votre mère ces derniers temps ?
— Elle souffre de rhumatismes, mais il faut bien avoir quelque chose quand on devient vieux. Les gens qui font des histoires pour des douleurs inévitables ne m’inspirent aucune sympathie.
— Est-ce que Mrs. Serrocold fait des histoires ?
Mildred Strete resta silencieuse pendant un moment.
— Non, dit-elle enfin, mais elle est habituée à voir les autres en faire à son sujet. La sollicitude de mon beau-père est excessive. Quant à Miss Bellever, elle se rend parfaitement ridicule. Son dévouement pour ma mère est admirable, mais est devenu une espèce de calamité. Elle tyrannise positivement la pauvre femme… C’est elle qui fait tout marcher ici, et elle se croit tout permis.
Curry hocha lentement la tête.
— Je comprends… je comprends… dit-il, et il ajouta en observant Mrs. Trete avec attention : Il y a un point que je ne saisis pas très bien. Que font ici les deux frères Restarick ?
— Encore de la sentimentalité puérile ! Leur père a épousé ma pauvre mère pour son argent et au bout de deux ans, il a levé le pied avec une chanteuse yougoslave d’une moralité déplorable. Ma mère a été assez faible pour prendre les deux garçons en pitié. Comme ils ne pouvaient pas passer leurs vacances avec une femme dont l’inconduite était notoire, elle les a plus ou moins adoptés, et, depuis, ils n’ont jamais cessé de traîner ici en parasites. Ce ne sont, certes, pas les pique-assiettes qui nous manquent, je peux vous le dire !
— Alex Restarick a eu la possibilité de tuer Christian Gulbrandsen. Il était seul dans sa voiture… entre la loge et la maison. Et Stephen ?
— Stephen était dans le hall avec nous. L’attitude d’Alex me déplaît. Il devient de plus en plus vulgaire, et j’imagine qu’il mène une vie irrégulière, mais je ne le vois vraiment pas assassinant quelqu’un. D’ailleurs, pourquoi aurait-il tué mon frère ?
— Nous en revenons toujours là, dit Curry. Qu’est-ce que Christian Gulbrandsen pouvait savoir sur X… pour que X… ait jugé nécessaire de le tuer ?
— Exactement ! s’écria Mrs. Trete avec une vivacité soudaine. Et c’est sûrement Walter Hudd l’assassin. Quelle horreur ! Quelle horreur ! Je suis seule à en souffrir. Qu’est-ce que ça peut leur faire, aux autres ? Aucune des personnes qui sont ici n’était vraiment parente de Christian. Pour ma mère, il n’était qu’un beau-fils devenu majeur. Il n’y avait aucun lien de parenté entre Gina et lui. Mais c’était mon frère.
— Votre demi-frère, insinua l’inspecteur.
— Oui, mon demi-frère, et il était beaucoup plus âgé que moi. Mais nous étions tous les deux des Gulbrandsen !
— Oui… Oui… Je comprends ce que vous éprouvez.
Mildred Strete sortit de la pièce. Elle avait les larmes aux yeux. Curry regarda Lake.
— Elle est convaincue que c’est Walter Hudd l’assassin et elle se refuse à admettre un seul instant que c’est peut-être quelqu’un d’autre.
— Qui sait si elle n’a pas raison ?
— Évidemment, Wally est tout indiqué. L’occasion favorable… le motif. S’il lui faut de l’argent, la mort de la grand-mère de sa femme est indispensable. Alors, Wally tripote son reconstituant et Christian Gulbrandsen le voit faire… ou l’apprend, je ne sais comment. Oui. Ça colle admirablement.
Il s’interrompit et ajouta, au bout d’un moment :
— Entre parenthèses, Mildred Strete aime l’argent. Elle a pour lui le sentiment passionné des avares. Mais irait-elle jusqu’à commettre un crime pour s’en procurer ?
— C’est complexe, n’est-ce pas ? dit le sergent Lake en se grattant la tête.
— Très complexe, oui, mais intéressant. Je suis vraiment curieux de savoir… Et Gina Hudd, Lake ? Elle m’intrigue plus que tous les autres. Elle a une mauvaise mémoire, ou, alors, elle ment comme elle respire.
— Il y a sans doute un peu des deux, déclara le sergent.
— Sans doute, dit Curry d’un air pensif.

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