JEUX DE GLACES d’ Agatha Christie

Ouverte à tous les vents, la gare de Market-Kimble était vaste et vide. C’est à peine si on y voyait un ou deux voyageurs et quelques employés. Elle se glorifiait pourtant de ses six quais et de sa marquise, sous laquelle, lorsque Miss Marple y arriva, un petit train, composé d’un seul wagon, crachait avec importance des torrents de fumée.
Miss Marple regardait autour d’elle, un peu incertaine, lorsqu’un jeune homme l’aborda.
— Miss Marple ? demanda-t-il.
Sa voix avait une intonation dramatique inattendue. On aurait cru que le nom qu’il venait de prononcer était le premier mot de son rôle dans une comédie d’amateurs.
— Je suis venu vous chercher… de Stonygates. Miss Marple le gratifia d’un sourire reconnaissant.
Ce n’était qu’une vieille dame charmante et sans défense, mais ses yeux bleus, s’il les avait remarqués, auraient pu sembler à son interlocuteur étrangement pénétrants. L’extérieur du jeune homme s’accordait mal avec sa voix. Il était beaucoup moins frappant. On aurait presque pu le qualifier d’insignifiant. Un tic nerveux lui faisait sans cesse cligner les paupières.
— Je vous remercie, dit Miss Marple, je n’ai que cette valise.
Elle remarqua que le garçon se gardait bien de prendre lui-même la valise. Il fit claquer ses doigts pour appeler un porteur qui passait en poussant un chariot chargé de bagages.
— Prenez cette valise, je vous prie, dit-il. Et il ajouta :
— C’est pour Stonygates.
— Ça va ! cria le porteur avec bonne humeur. J’en ai pas pour longtemps !
Miss Marple eut l’impression que le jeune homme n’était pas très satisfait. C’était un peu comme si on n’avait pas attaché plus d’importance à Buckingham Palace qu’à un kiosque à musique.
— Oh ! ces cheminots ! s’écria-t-il. Ils deviennent de plus en plus impossibles !
En guidant Miss Marple vers la sortie, il se présenta :
— Je m’appelle Edgar Lawson. Mrs. Serrocold m’a prié de venir au-devant de vous. Je suis l’assistant de Mr. Serrocold.
Miss Marple perçut dans ces paroles une insinuation subtile : un homme occupé, important, avait laissé fort aimablement des affaires importantes, par galanterie pour la femme de son employeur. Il y avait dans sa façon de s’exprimer une nuance théâtrale qui sonnait un peu faux.
Miss Marple commença à se demander ce qu’était Edgar Lawson.
Ils sortirent de la gare et Lawson dirigea la vieille demoiselle vers une Ford V8, d’un modèle un peu suranné.
— Voulez-vous vous asseoir devant, à côté de moi, ou préférez-vous la banquette du fond ? demanda-t-il.
Mais, au même moment, une Rolls étincelante entra en ronronnant dans la cour de la gare et vint s’arrêter devant la Ford. Une très jolie jeune femme en descendit et s’approcha d’eux. Le fait qu’elle portait un pantalon de velours côtelé fort sale et une simple chemisette de toile au col déboutonné, mettait en relief, non seulement sa beauté, mais aussi son luxe.
— Ah ! vous voilà, Edgar. J’ai cru que je n’arriverais jamais à temps ! Je vois que vous avez trouvé Miss Marple. Je viens la chercher.
Le sourire éblouissant qu’elle adressa à Miss Marple découvrit des dents blanches comme des perles dans un visage méridional bronzé par le soleil.
— Je suis Gina, la petite-fille de Carrie-Louise, déclara-t-elle. Comment s’est passé votre voyage ? Abominable, je pense ? Vous avez un sac ravissant. J’adore les sacs en ficelle. Donnez-le-moi, avec vos manteaux. Je tiendrai tout. Vous monterez plus facilement.
Edgar avait rougi. Il protesta :
— Écoutez, Gina. Je suis venu au-devant de Miss Marple… Tout était combiné.
Gina tourna vers lui son beau sourire insouciant.
— Je sais bien, Edgar. Mais, tout d’un coup, je me suis dit que ce serait plus gentil si je venais aussi. Je vais prendre Miss Marple dans ma voiture. Attendez un moment, comme ça vous pourrez ramener ses bagages.
Elle ferma, en la claquant, la portière qui se trouvait du côté de Miss Marple, courut à l’autre, sauta derrière le volant et démarra.
En se retournant, Miss Marple remarqua l’expression du visage de Lawson.
— Ma chère enfant, dit-elle, je ne crois pas que vous ayez fait grand plaisir à Mr. Lawson.
Gina éclata de rire.
— Il est trop bête aussi, avec ses manières pompeuses. On dirait vraiment qu’il a de l’importance !
— N’en a-t-il aucune ? demanda Miss Marple.
— Edgar !
Il y avait dans le rire méprisant de Gina une note de cruauté inconsciente. Elle ajouta :
— En tout cas, il est cinglé !
— Cinglé ?
— Il n’y a que des cinglés à Stonygates. Je ne parle pas de Lewis, de grand-maman, de moi, des garçons… ni de Miss Bellever, bien sûr. Mais tous les autres !… Je me demande, par moments, si je ne deviens pas un peu cinglée, moi aussi, à force de vivre là.
Elles avaient quitté les abords de la gare et la voiture prenait de la vitesse sur le ruban lisse d’une route déserte. Gina jeta un petit coup d’œil de côté à sa compagne.
— Êtes-vous déjà venue à Stonygates ? demanda-t-elle.
— Non. Jamais. Vous devez vous douter que j’en ai beaucoup entendu parler.
— La maison est purement affreuse, déclara Gina en riant. Une monstruosité dans le genre gothique. Ce que Stephen appelle « la meilleure époque bains-douches-reine-Victoria ». Mais elle est tout de même cocasse. Seulement, là-dedans, tout est terriblement sérieux. On tombe sur des psychiatres à tous les pas. Lewis est dans le bain jusqu’au cou. Il doit aller la semaine prochaine à Aberdeen, pour une affaire qui passe en correctionnelle. Il s’agit d’un garçon qui a déjà eu cinq condamnations.
— Ce jeune homme qui est venu me chercher à la gare, Mr. Lawson, il aide Mr. Serrocold, d’après ce qu’il m’a dit. C’est son secrétaire ?
— Edgar ? Il n’est pas capable de faire un secrétaire. En réalité, c’est un malade. Il s’installait dans les hôtels et tapait les clients en se faisant passer pour un héros de la guerre, un pilote de chasse, et, après, on ne le revoyait plus. Pour moi, c’est un vaurien. Mais Lewis le soumet, comme les autres, à certaines méthodes. On leur donne à tous l’impression qu’ils font partie de la famille, on leur confie des tâches à accomplir pour développer leur sens de la responsabilité. Je pense qu’un de ces jours, l’un d’entre eux nous assassinera.
Gina acheva sa phrase dans un grand éclat de rire, auquel Miss Marple ne se joignit pas.
Comme Gina l’avait dit, Stonygates était un édifice gothique de l’époque victorienne. Une espèce de temple de la ploutocratie. La philanthropie y avait ajouté des ailes et des dépendances de toute sorte qui, sans jurer absolument avec l’ensemble, lui avaient ôté toute cohésion et toute signification.
— Est-ce assez hideux ? dit Gina avec une nuance d’attendrissement, en montrant cette maison où elle avait grandi. Grand-maman est sur la terrasse. Je vais vous arrêter ici, vous serez plus vite auprès d’elle.
Miss Marple longea la terrasse pour rejoindre sa vieille amie. De loin, cette femme petite et mince paraissait étonnamment jeune en dépit de la canne sur laquelle elle s’appuyait et de sa démarche lente et visiblement pénible. On aurait cru voir une jeune fille imitant, avec un peu d’exagération, la démarche d’une vieille personne.
— Jane ! s’écria Mrs. Serrocold.
— Ma chère Carrie-Louise !
En effet, c’était bien Carrie-Louise, étrangement pareille à ce qu’elle était autrefois. Étrangement jeune. Elle n’usait pourtant d’aucun des artifices dont se parait sa sœur. Ses cheveux gris, jadis d’un blond cendré, avaient à peine changé de couleur. Son teint conservait la blancheur rosée d’une rose un peu fanée. Ses yeux gardaient encore le regard innocent et vif de la jeunesse et sa tête, comme autrefois, s’inclinait un peu sur le côté, comme celle d’un oiseau attentif.
— Je m’en veux, dit Carrie-Louise de sa voix très douce, d’avoir laissé passer tant d’années sans te voir. Jane, ma chérie, il y a des siècles que nous ne nous sommes retrouvées !
Bras dessus, bras dessous, les deux vieilles dames se dirigèrent vers la maison. Une personne d’un certain âge les attendait sur le seuil d’une porte latérale. Elle avait un nez arrogant sous des cheveux coupés court et portait un tailleur de tweed solide et bien coupé.
— C’est de la folie, Cara, de rester dehors aussi tard, dit-elle d’un ton agressif. Vous ne serez donc jamais raisonnable ?
— Ne me grondez pas, Jolly, implora Carrie-Louise.
Elle présenta Miss Bellever à Miss Marple.
— Miss Bellever est tout pour moi : infirmière, dragon, chien de garde, secrétaire, intendante et très fidèle amie.
Juliette Bellever renifla, le bout de son nez devint tout rose, ce qui était chez elle un signe d’émotion.
— Je fais ce que je peux, dit-elle d’un ton bourru, mais, ici, c’est une maison de fous. Il n’y a pas moyen d’organiser quoi que ce soit de régulier.
— Bien sûr que non, ma petite Jolly. Je me demande pourquoi vous essayez encore. Où installez-vous Miss Marple ?
— Dans la chambre bleue. Voulez-vous que je l’y accompagne ?
— C’est ça, Jolly, s’il vous plaît. Ensuite vous la ramènerez pour le thé. C’est, je crois, dans la bibliothèque qu’on le sert aujourd’hui.
Lorsqu’elle redescendit, Miss Marple trouva Carrie-Louise devant une des fenêtres de la bibliothèque.
— Quelle demeure imposante ! dit Miss Marple. Je m’y sens tout à fait perdue. Avez-vous été obligés d’y apporter beaucoup de transformations pour l’installation de l’institution ?
— Oh ! oui, énormément. Il n’y a, en somme, que la partie centrale qui est restée ce qu’elle était : le grand hall, les pièces attenantes et celles qui sont au-dessus. Mais les deux ailes, est et ouest, ont été complètement refaites. On a élevé des cloisons pour installer des bureaux, les chambres des professeurs et tout le reste. Les garçons habitent dans le bâtiment de l’école. On le voit d’ici.
Miss Marple aperçut, à travers un rideau d’arbres, de grandes bâtisses en briques ; puis son regard s’arrêta sur un couple et elle sourit en disant :
— Comme Gina est jolie !
Le visage de Carrie-Louise s’éclaira.
— N’est-ce pas ? murmura-t-elle. Et c’est si bon de l’avoir de nouveau ici ! Je l’ai envoyée en Amérique, chez Ruth, au début de la guerre. Cette petite s’était figuré que ça l’intéresserait de travailler pour l’armée. Et puis, elle a rencontré ce jeune homme. Ils se sont mariés au bout d’une semaine.
Miss Marple contemplait les deux jeunes gens debout au bord de la pièce d’eau.
— Ils forment un couple exceptionnel, dit-elle. Rien d’étonnant qu’elle soit tombée amoureuse de lui.
Mrs. Serrocold eut soudain l’air embarrassé.
— C’est-à-dire… Ce n’est pas celui-là son mari… C’est Stephen, le plus jeune fils de Johnnie Restarick. Il dirige notre section dramatique. Car nous avons un théâtre, nous donnons des représentations… pour encourager toutes les dispositions artistiques. Stephen est tellement enthousiaste ! On n’imagine pas la vie qu’il a donnée à tout cela.
— Je vois, dit lentement Miss Marple.
Ses yeux étaient excellents et, même de loin, elle voyait fort bien le beau visage de Stephen Restarick. Il regardait Gina et parlait avec animation. Elle ne voyait pas la figure de Gina, mais il n’y avait pas à se tromper sur l’expression de celle du jeune homme.
— Ça ne me regarde pas, chère amie, dit Miss Marple, mais je pense que tu te rends compte qu’il est amoureux d’elle.
Carrie-Louise parut troublée.
— Oh ! non… Oh ! non… J’espère bien que non.
— Carrie-Louise, tu as toujours été dans les nuages ! Ça ne fait pas l’ombre d’un doute.
Mrs. Serrocold n’eut pas le temps de répondre. Lewis entrait, venant du hall. Il tenait à la main des lettres ouvertes.
Le mari de Carrie-Louise était un petit homme qui n’avait rien d’imposant, mais dont la personnalité frappait tout de suite. Ruth avait déclaré un jour qu’il ressemblait davantage à une dynamo qu’à un être humain.
Ses préoccupations immédiates l’absorbaient d’habitude si complètement qu’il n’accordait pas la moindre attention ni aux objets ni aux personnes qui l’entouraient.
— Un coup dur, ma chérie. Ce garçon, Jack Flint, a encore fait des siennes. Tu sais que nous avions découvert chez lui la passion des trains. Nous avions pensé, Maverick et moi, que, si on lui procurait une place dans les chemins de fer, il s’y tiendrait et ferait du bon travail. Mais c’est toujours la même histoire. Il a recommencé à voler… de petits larcins, dans le bureau des expéditions. Il ne s’agit même pas d’articles qu’il pourrait garder pour lui ou vendre. Ça prouve bien que c’est psychologique.
— Lewis, voici ma vieille amie, Jane Marple.
— Oh ! enchanté… Comment allez-vous ? bredouilla Mr. Serrocold d’un air absent. On va certainement le poursuivre. Un gentil garçon, avec ça. Pas beaucoup de plomb dans la cervelle, mais un très gentil garçon. Il faut voir de quel taudis invraisemblable il sort. Je…
Il s’interrompit brusquement et la dynamo se trouva branchée sur l’invitée.
— Miss Marple ! Je suis si content que vous soyez ici pour un vrai séjour ! La présence d’une amie d’autrefois va transformer l’existence de Caroline. Avec vous, elle pourra rappeler mille souvenirs. La vie qu’elle mène ici est austère à bien des points de vue… Il y a tant de tristesse dans l’histoire de ces malheureux enfants. J’espère que vous allez nous rester très longtemps.
Miss Marple était sensible au charme de cet homme et se rendait compte de la séduction qu’il avait dû exercer sur son amie. Pour Lewis Serrocold, les causes passaient évidemment avant les individus. Certaines femmes s’en seraient irritées. Mais Carrie-Louise n’était pas de celles-là.
Lorsque Lewis eut trié ses autres lettres, il dit d’un ton distrait à sa femme :
— Le thé est prêt, ma chérie.
— Je croyais que nous le prenions ici, aujourd’hui.
— Non. Il est prêt dans le hall. Les autres nous attendent.
Carrie-Louise passa son bras sous celui de Miss Marple et ils se dirigèrent vers le grand hall. Une femme d’un certain âge, un peu boulotte, trônait derrière la table à thé.
— Jane, voici Mildred, ma fille Mildred. Tu n’as pas dû la voir depuis qu’elle était une toute petite fille.
De toutes les personnes que Miss Marple avait rencontrées jusqu’alors, Mildred Strete était celle qui s’harmonisait le mieux avec la maison. Elle avait l’air respectable et un peu ennuyeux qui sied à la veuve d’un chanoine. Une femme ordinaire, avec une grosse figure inexpressive et des yeux ternes. Miss Marple se souvint qu’elle avait été une petite fille affreuse.
— Et voici Wally Hudd, le mari de Gina. Wally était un jeune colosse, coiffé en brosse, avec un visage renfrogné. Il salua gauchement, tout en continuant à se bourrer de plum-cake.
Gina arriva bientôt avec Stephen Restarick et plusieurs autres personnes. Miss Marple était un peu ahurie et c’est avec plaisir qu’après le thé elle monta s’étendre un moment dans sa chambre.
Les convives étaient encore plus nombreux pour le dîner que pour le thé. Il y avait d’abord le jeune docteur Maverick, psychiatre ou psychologue (Miss Marple ne faisait pas très bien la différence), qui ne s’exprimait guère que dans le jargon de sa spécialité et dont la conversation était pratiquement inintelligible pour la vieille demoiselle. Ensuite, deux jeunes gens à lunettes, plus ou moins professeurs. Puis un Mr. Baumgarten, « thérapeute », attaché à l’institution, et enfin trois adolescents, horriblement intimidés, les trois pensionnaires dont c’était le tour, cette semaine-là, d’être les « invités de la maison ».
Après dîner, Lewis Serrocold disparut pour aller discuter certains points de service avec le docteur Maverick, dans le bureau de celui-ci. Le thérapeute et les moniteurs regagnèrent leur antre. Les trois « invités » retournèrent à l’institution. Gina et Stephen allèrent au théâtre, afin de voir si on pouvait tirer parti d’une idée qu’avait eue Gina pour un sketch. Mildred se mit à tricoter un objet indéfinissable et Miss Bellever à raccommoder des chaussettes. Wally, immobile dans un fauteuil qui ne reposait que sur ses pieds de derrière, fixait l’espace droit devant lui. Carrie-Louise et Miss Marple bavardaient en évoquant le passé et leur conversation semblait étrangement irréelle.
Seul, Edgar Lawson paraissait incapable de trouver un coin à sa convenance. Il s’asseyait, puis se relevait aussitôt. Il finit par dire assez haut :
— Je me demande s’il faut que j’aille retrouver Mr. Serrocold. Il pourrait avoir besoin de moi.
Carrie-Louise le rassura.
— Je ne le crois pas. Ce soir, il a quelques questions à examiner avec le docteur Maverick.
— Alors, je n’irai certainement pas. Il ne me viendrait jamais à l’esprit de m’imposer là où on ne désire pas ma présence. J’ai déjà perdu assez de temps aujourd’hui en allant à la gare. J’ignorais que Mrs. Hudd avait l’intention d’y aller elle-même.
— Elle aurait dû vous prévenir, dit Carrie-Louise. Mais je crois qu’elle ne s’est décidée qu’à la dernière minute.
— Vous ne vous rendez pas compte, Mrs. Serrocold, qu’elle s’est dérangée pour que j’aie l’air d’un imbécile… oui, d’un imbécile !
— Mais non, dit Carrie-Louise en souriant. Il ne faut pas vous faire des idées pareilles. Gina est impulsive, elle prend toujours ses décisions au dernier moment. Elle n’a sûrement pas eu l’intention de vous faire de la peine.
— Bien sûr que si ! Elle l’a fait exprès… pour m’humilier…
— Voyons, Edgar…
— Vous ne savez pas la moitié de ce qui se passe, Mrs. Serrocold. Enfin, pour l’instant, je ne dirai rien de plus que « bonsoir » !
Edgar sortit en claquant la porte. Miss Bellever tordit le nez.
— Quelles jolies manières !
— Il est tellement sensible ! dit Carrie-Louise. Mildred Strete posa ses aiguilles et déclara d’un ton aigre :
— C’est un garçon parfaitement odieux. Vous avez tort, mère, de tolérer cette attitude de sa part.
Wally Hudd ouvrit la bouche pour la première fois de la soirée.
— Il est cinglé, ce type-là. Il n’y a pas à chercher autre chose. Il est complètement cinglé !
Le lendemain matin, Miss Marple s’arrangea pour échapper, sans en avoir l’air, à son hôtesse et se rendit au jardin. Elle savait, par expérience, que ceux qu’un souci tourmente trouvent du soulagement à se confier à des étrangers et vont même jusqu’à les chercher pour leur parler. C’est avec cette idée qu’elle alla se promener tout tranquillement entre deux pelouses, dans une allée bien en vue. Le résultat de son petit stratagème ne se fit pas attendre ; à peine cinq minutes s’étaient-elles écoulées qu’Edgar Lawson apparut, fort agité. Elle l’accueillit gaiement.
— Bonjour, Mr. Lawson. Figurez-vous que j’adore les jardins. Jardiner, c’est à peu près la seule activité qui reste permise à une vieille femme inutile comme moi, n’est-ce pas ? Et vous, aimez-vous cela ?… Mais j’imagine que vous n’y pensez même pas, responsable comme vous l’êtes pour tant de choses envers Mr. Serrocold. Vous avez tant de travail, et du travail réel et important ! Ce doit être très intéressant, d’ailleurs.
Il répondit avec animation, presque avec enthousiasme :
— Oh ! oui !… Oui… C’est très intéressant.
— Vous devez beaucoup aider Mr. Serrocold ? Le visage du jeune homme se rembrunit.
— Ça, je n’en sais rien. Je n’ai aucun moyen de m’en assurer. Il faudrait…
Miss Marple réfléchissait tout en l’observant. Elle avait devant elle un garçon pitoyable et malingre, vêtu d’une veste de sport correcte ; un de ces garçons qu’on ne remarque pas, ou qu’on oublie vite…
Ils étaient près d’un banc, Miss Marple alla s’y asseoir. Edgar resta planté devant elle, les sourcils froncés.
— Je suis persuadée que Mr. Serrocold s’en remet à vous pour bien des choses, dit Miss Marple avec bonne humeur.
— Je n’en sais rien, répéta Edgar. Franchement, je n’en sais rien. (Il plissa le front et s’assit auprès d’elle, l’air absent.) Je me trouve dans une situation très délicate.
— Vraiment ?
Edgar regardait fixement devant lui.
— Tout ce que je vous raconte est strictement confidentiel, dit-il soudain.
— Cela va de soi.
— Si je jouissais de mes droits…
— Eh bien ?
— Après tout, je peux bien vous le dire… Ça n’ira pas plus loin, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non.
Elle remarqua qu’il n’avait pas attendu sa réponse pour continuer.
— Mon père… En réalité, mon père est un homme très important.
Cette fois, elle n’avait plus besoin de rien dire. Il lui suffisait d’écouter.
— Seul Mr. Serrocold le sait. Vous comprenez, dans la situation qu’il occupe, ça pourrait être gênant pour mon père si l’histoire s’ébruitait.
Il se tourna vers elle avec un sourire, un sourire très triste et très digne.
— Voyez-vous… Je suis le fils de Winston Churchill.
— Oh !… Je comprends, dit Miss Marple. Edgar parlait toujours et ce qu’il disait rappelait, à s’y méprendre, une réplique de comédie.
— Il y avait des raisons sérieuses. Ma mère n’était pas libre. Son mari était dans un asile. Il ne pouvait être question ni de divorce, ni de mariage. À vrai dire, je ne les blâme pas… Du moins, je le crois… Mon père a toujours fait ce qu’il a pu ; discrètement, bien sûr. Et voici d’où sont venues les difficultés. Il a des ennemis… qui sont aussi contre moi. Ils ont réussi à nous séparer. Ils me surveillent. Où que j’aille, ils m’espionnent. Même ici, je ne suis pas en sûreté. Ils sont là, eux aussi, travaillant contre moi, s’arrangeant pour que les autres me détestent. Mr. Serrocold dit que ce n’est pas vrai… Mais il ne sait pas… À moins que… J’ai cru parfois…
Il se tut et se leva.
— Vous comprenez certainement que tout cela est confidentiel ? Mais, si vous vous apercevez que quelqu’un me suit… ou plutôt, m’espionne, vous pourriez peut-être me dire qui c’est.
Et il s’éloigna… Correct, tragique, insignifiant. Perplexe, Miss Marple le suivit du regard.
Quelqu’un, qui parlait auprès d’elle, l’arracha à ses réflexions.
— Cinglé ! Tout bonnement cinglé.
Les mains enfoncées dans ses poches, les sourcils froncés, Walter Hudd avait les yeux fixés sur le jeune homme qui s’éloignait.
— En tout cas, dit-il, nous sommes dans une drôle de boîte. Ils sont tous sonnés, tous autant qu’ils sont.
Miss Marple se taisait. Walter continua :
— Ce type-là… Edgar. Qu’est-ce que vous en pensez ? Il raconte que son père est lord Montgomery. Ça ne me paraît pas probable. Monty ! D’après ce que je sais de lui, ça m’étonnerait.
— Non, dit Miss Marple. Ça ne paraît pas très probable.
— Il a raconté à Gina une tout autre histoire… Une blague comme quoi il était le véritable héritier du trône de Russie, le fils d’un grand-duc quelconque. Mais, bon sang ! ce type-là ne sait donc pas qui était son père ?
— Je pense que non. Et c’est de là, sans doute, que vient tout le mal, dit simplement Miss Marple.
Walter se laissa tomber sur le banc à côté d’elle et répéta ce qu’il avait dit un instant auparavant :
— Ils sont tous sonnés.
— Vous ne vous trouvez pas bien à Stonygates ?
Il haussa les épaules.
— Moi ? Bien ? Je suis jeune, fort, je ne demande qu’à travailler, j’ai un peu d’argent, Gina aussi, d’après ce qu’elle m’a dit. Nous étions sur le point d’installer un poste d’essence, là-bas chez moi. Gina était d’accord. Nous vivions comme une paire de gosses heureux, fous l’un de l’autre, Gina a désiré venir en Angleterre pour voir sa grand-mère, ça paraissait naturel, c’était son pays, et moi-même j’avais envie de connaître l’Angleterre dont on me rebattait les oreilles. Alors, nous sommes venus juste pour un séjour, c’est du moins ce que je croyais. Mais ça a tourné tout autrement. Nous sommes pris maintenant dans cette affaire absurde. Pourquoi ne restons-nous pas ici ? Pourquoi ne nous y installons-nous pas ? On nous répète ça à longueur de journée. J’aurai ici des postes intéressants autant que j’en voudrai, je n’ai qu’à choisir ! Joli travail ! Je n’en veux pas !… Ça ne me plaît pas de donner des bonbons à ces galopins qui ne sont que des gangsters, et de les faire jouer à des jeux d’enfants. Ça n’a pas de sens ! Dans cette maison, j’ai l’impression d’être pris dans une toile d’araignée géante… Et Gina… Je ne comprends pas ce qui se passe en elle… Ce n’est plus la femme que j’ai épousée en Amérique. Je ne peux même plus lui dire un mot, sacré nom !
— Je conçois parfaitement votre point de vue, dit Miss Marple avec douceur.
Wally la regarda vivement et se leva en s’excusant.
— Je suis confus de vous avoir parlé comme je viens de le faire.
Pour la première fois, Miss Marple le vit sourire. Son sourire était charmant et transformait ce Walter Hudd, gauche et maussade, en un jeune homme à la fois touchant et beau.
— Il fallait que j’éclate. Seulement, c’est malheureux que je sois tombé sur vous.
— Mais pas du tout, mon pauvre garçon !
— Tenez, voici quelqu’un d’autre pour vous tenir compagnie, dit Walter. C’est une dame qui ne m’aime pas, aussi je m’en vais. À bientôt. Merci de m’avoir écouté.
Il s’éloigna à grands pas et Miss Marple vit Mildred qui traversait la pelouse pour venir la rejoindre.
— Je vois que cet horrible jeune homme vous a prise pour victime, dit Mrs. Trete d’une voix un peu essoufflée, en s’effondrant sur le banc. Quelle tragédie, le mariage de Gina ! Et tout cela vient de ce qu’on a jugé à propos de l’expédier en Amérique. À l’époque, j’ai assez dit à ma mère que c’était ridicule ! Mais elle n’a jamais pu raisonner lorsqu’il s’agissait de Gina. Cette enfant a toujours été abominablement gâtée à tous les points de vue. D’abord, il n’y avait aucune nécessité de lui faire quitter l’Italie…
Elle sembla chercher par où elle allait continuer. Miss Marple dit doucement :
— Gina est délicieuse.
— Pas comme tenue, en tout cas ! Ma mère est seule à ne pas remarquer la façon dont elle fait marcher Stephen Restarick. Je trouve cela ignoble. Je veux bien admettre qu’elle a fait un mariage déplorable, mais le mariage est le mariage et, du moment qu’on l’a accepté, on doit en supporter les exigences. Après tout, c’est elle qui l’a choisi, cet abominable garçon.
— Est-il tellement abominable ?
— Oh ! ma chère tante Jane ! À moi, il me fait absolument l’effet d’un gangster. Et si hargneux ! Si mal élevé ! C’est à peine s’il daigne ouvrir la bouche. Il est grossier, il a toujours l’air sale…
— Je crois surtout qu’il est malheureux, dit simplement Miss Marple.
— Je ne vois pas vraiment pourquoi… À part la tenue de Gina, bien sûr. Tout ce qu’on a pu imaginer pour lui être agréable, on l’a fait depuis qu’il est ici. Lewis lui a proposé je ne sais combien de moyens qui lui permettraient de se rendre utile, mais il aime mieux traîner en faisant la tête et ne pas travailler… D’ailleurs, la vie ici est intenable… intenable, il n’y a pas d’autre mot. Lewis ne pense qu’à ses jeunes délinquants, ces affreux gamins… Et mère ne pense qu’à Lewis. Tout ce que fait Lewis est parfait. Voyez l’état de ce jardin ; rien n’est taillé, des mauvaises herbes partout ! Et la maison !… Le service bâclé. Je sais bien que, de nos jours, il est difficile d’avoir du personnel, mais on peut y arriver quand même. Ce n’est pas comme si on manquait d’argent. Personne ne s’en soucie, voilà tout. Si c’était ma maison… Elle n’en dit pas davantage.
— Je crains, déclara Miss Marple, que nous ne soyons tous bien forcés d’admettre que les conditions ont changé. Ces grandes demeures posent des problèmes insolubles. Dans un sens, ce doit être triste pour vous de revenir à Stonygates et de tout y trouver changé… Vous préférez vraiment vivre ici plutôt que… enfin, plutôt que dans un endroit où vous seriez chez vous ?
Mildred Strete rougit.
— Mais je suis chez moi ici. C’est mon vrai foyer. C’était la maison de mon père. On ne peut rien changer à cela. J’ai le droit d’y être si ça me fait plaisir. Et ça me fait plaisir. Si seulement mère n’était pas tellement impossible ! Elle ne veut même pas s’acheter des vêtements convenables. C’est un gros souci pour Jolly.
— J’allais vous parler de Miss Bellever, justement.
— Sa présence nous donne une telle sécurité ! Elle adore mère. Il y a des années maintenant qu’elle est auprès d’elle… Elle est entrée à son service du temps de John Restarick et je sais qu’elle s’est montrée parfaite pendant toute cette lamentable histoire. Je ne sais pas ce que mère ferait sans elle.
Mrs. Trete en aurait certainement dit beaucoup plus long, mais Lewis Serrocold apparut et elle se contenta d’ajouter :
— Tiens, voici Lewis. Comme c’est singulier ! Il ne vient presque jamais dans le jardin.
Miss Marple, qui commençait à se blaser sur le succès de sa tactique, estima, au contraire, que ça n’avait rien de singulier du tout.
Mr. Serrocold s’avançait vers elle avec cet air de poursuivre un but unique qu’il avait en toutes circonstances. Miss Marple, seule, occupait sa pensée, et il ne voyait même pas Mildred.
— Je suis désolé, dit-il. Je voulais vous faire faire le tour de notre établissement et tout vous montrer. Caroline m’en avait prié, et, malheureusement, je suis obligé d’aller à Liverpool, à cause de l’affaire de ce garçon qui a volé des colis à la gare où il était employé. Je ne rentrerai qu’après-demain. Ce sera merveilleux si nous obtenons qu’on ne le poursuive pas.
Mildred se leva et s’éloigna en hochant la tête et en pinçant les lèvres. Serrocold ne s’aperçut même pas de son départ, il observait Miss Marple à travers d’épaisses lunettes.
— Voyez-vous, le juge se trompe presque toujours. Une condamnation à la prison ne répondrait en rien à la situation… Le redressement par l’apprentissage, voilà ce qu’il faut. Mais un apprentissage constructif comme celui qu’on trouve ici.
— Mr. Serrocold, dit résolument Miss Marple, êtes-vous vraiment tranquille sur le compte de ce jeune Lawson ? Est-il tout à fait normal ?
Une expression inquiète parut sur les traits de Serrocold.
— J’espère qu’il ne va pas faire une rechute. Que vous a-t-il dit ?
— Il m’a dit qu’il était le fils de Winston Churchill…
— Bien sûr, bien sûr… Les histoires habituelles. C’est-un enfant naturel, comme vous l’avez sans doute deviné. Pauvre gars ! Il sort d’un milieu tout à fait modeste. Son cas m’a été recommandé par une œuvre de Londres. Il avait attaqué dans la rue un homme qui, prétendait-il, l’espionnait. C’est typique… Le docteur Maverick vous le dira. J’ai repris son histoire depuis le début. Sa mère appartenait à une famille pauvre, mais respectable, de Plymouth. Quant au père, un marin, elle ne savait même pas son nom… L’enfant a grandi dans des conditions pénibles. Il a échafaudé un roman, d’abord sur son père, ensuite sur lui-même. Il y a quelque temps, il se promenait en uniforme et arborait des décorations auxquelles il n’avait aucun droit. Tout cela est absolument typique. Mais Maverick estime que la prognose est encourageante, si nous parvenons à lui donner confiance en lui-même. Je lui ai laissé certaines responsabilités dans la maison ; j’ai essayé de lui faire comprendre que ce qui compte pour un homme, ce n’est pas sa naissance, mais ce qu’il est. Il faisait des progrès appréciables. J’étais si content ! Et maintenant, vous me dites…
Il hocha la tête.
— Mais, Mr. Serrocold, est-ce qu’il ne risque pas de devenir dangereux ?
— Dangereux ? Je ne crois pas qu’on ait jamais constaté chez lui de tendances au suicide.
— Ce n’est pas au suicide que je pensais. Il m’a parlé d’ennemis, de persécutions. Excusez-moi, mais n’est-ce pas là un symptôme dangereux ?
— Je ne crois pas qu’il en soit arrivé à ce point, mais j’en parlerai à Maverick. Jusqu’ici, il nous avait donné de l’espoir… Beaucoup d’espoir…
Serrocold regarda sa montre.
— Il faut que je m’en aille, mais d’abord, je vais vous présenter le docteur Maverick qui vous fera visiter l’institution.
Ils traversèrent le jardin, passèrent par une porte à claire-voie et arrivèrent à la grille d’entrée de l’institution ; le bâtiment, en brique rouge, était massif et hideux.
Le docteur Maverick vint à leur rencontre. Serrocold laissa Miss Marple avec lui et la vieille demoiselle estima que ce médecin avait, lui-même, l’air positivement anormal.
— Miss… heu… oh ! pardon… Miss Marple, je suis persuadé que vous allez trouver ce que l’on fait ici prodigieusement intéressant… Notamment, la façon magistrale dont nous abordons le problème. Mr. Serrocold est un homme d’une intuition profonde… et qui voit très loin. Nous avons affaire à un problème médical, et c’est là ce que nous devons arriver à faire comprendre à ceux qui appliquent la loi.
Après un silence, il reprit :
— Je voudrais, en premier lieu, vous faire concevoir dans quel esprit nous abordons ce problème dès sa phase initiale. Regardez !
Miss Marple leva les yeux dans la direction qu’il lui indiquait et lut les mots que l’on avait gravés dans la pierre au-dessus du large cintre de l’entrée :

VOUS TOUS QUI ENTREZ ICI, REPRENEZ ESPOIR

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