JEUX DE GLACES d’ Agatha Christie

Lewis Serrocold rentra à 6 h 30.
Il arrêta sa voiture près de la grille et vint à pied jusqu’à la maison en traversant le parc. Par la fenêtre de sa chambre, Miss Marple vit Christian Gulbrandsen aller à sa rencontre, et les deux hommes, après s’être serré la main, se mirent à marcher de long en large sur la terrasse.
Miss Marple avait eu soin d’apporter à Stonygates ses jumelles pour observer les oiseaux. Elle alla les chercher… Il lui semblait voir un vol de tarins autour d’un bouquet d’arbres qu’elle apercevait dans le lointain.
Comme elle ajustait ses jumelles, des détails plus proches entrèrent dans son champ visuel. Les deux hommes, tout d’abord. Elle remarqua qu’ils paraissaient fort émus l’un et l’autre. En se penchant un peu, elle perçut les bribes de leur conversation. Mais, si l’un d’entre eux avait levé la tête, il lui aurait paru évident que l’attention de cette observatrice passionnée des oiseaux était fixée sur un point sans aucun rapport avec eux.
— … Comment épargner à Carrie-Louise cette révélation… ! disait Gulbrandsen.
Lorsqu’ils repassèrent sous la fenêtre, c’était Serrocold qui parlait :
— … Si on arrive à le lui laisser ignorer. Je suis d’avis que c’est à elle qu’il faut penser avant tout.
D’autres lambeaux de phrases parvinrent encore à l’oreille de l’écouteuse : « … Très sérieux… », « … injustifié… », « … une trop grosse responsabilité à prendre… », « nous devrions peut-être demander un autre avis… »
Finalement, elle entendit Christian Gulbrandsen déclarer :
— Il commence à faire frais. Rentrons.
Miss Marple quitta la fenêtre, fort perplexe. Ce qu’elle venait d’entendre était trop fragmentaire pour lui permettre de reconstituer un tout ; mais cela justifiait l’appréhension vague qu’elle sentait croître en elle et dont Ruth Van Aydock lui avait parlé pour l’avoir nettement éprouvée elle-même.
Quelle que fût la menace qui planait sur Stonygates, c’était bien Carrie-Louise qu’elle visait directement.
Une certaine contrainte pesa ce soir-là sur le dîner. Gulbrandsen, comme Lewis, était perdu dans ses pensées. Walter Hudd faisait plus que jamais la tête et, pour une fois, Gina et Stephen semblaient n’avoir pas grand-chose à se dire ou à dire aux autres convives. C’est le docteur Maverick qui entretint presque uniquement la conversation en soutenant une interminable discussion technique avec H. Baumgarten.
On passa dans le hall après le repas et Gulbrandsen s’excusa presque aussitôt de ne pas rester en expliquant qu’il avait une lettre importante à écrire.
— Avez-vous tout ce qu’il vous faut dans votre chambre ? demanda Carrie-Louise.
— Oui, oui, absolument tout. Il ne me manquait qu’une machine à écrire et on me l’a apportée tout de suite. Miss Bellever s’est montrée attentive et prévenante autant qu’on peut l’être.
Il quitta le hall par la porte de gauche. Cette porte ouvrait sur un petit vestibule d’où partait l’escalier principal. Ce vestibule se prolongeait par un corridor aboutissant à un appartement composé d’une chambre et d’une salle de bain.
— Alors, Gina, on ne va pas au théâtre, ce soir ? demanda Carrie-Louise lorsque Christian fut sorti.
La jeune femme secoua la tête et alla s’asseoir près de la fenêtre qui donnait sur la cour d’arrivée et sur l’avenue.
Stephen, après lui avoir jeté un coup d’œil, se dirigea vers le piano à queue. Il s’assit et se mit à jouer, en sourdine, un petit air bizarre et mélancolique. Les deux thérapeutes et le docteur Maverick prirent congé et se retirèrent. Walter tourna l’interrupteur d’une lampe de bureau, un craquement immédiat se produisit et presque toutes les lumières du hall s’éteignirent. Walter se mit à grogner.
— Ce sacré interrupteur est encore détraqué ! Je vais changer le plomb.
En le voyant s’éloigner, Carrie-Louise murmura :
— Wally est tellement adroit pour tous ces appareils électriques ! Vous vous rappelez comme il a bien réparé le grille-pain ?
— C’est tout ce qu’il est capable de faire, déclara Mildred Strete ; et elle ajouta : Mère, avez-vous pris votre fortifiant ?
Miss Bellever parut contrariée.
— J’avoue que je n’y pensais plus du tout, dit-elle.
Elle se précipita dans la salle à manger et en rapporta presque aussitôt un petit verre contenant un liquide rose. Carrie-Louise sourit et tendit docilement la main.
— Cette abominable drogue ! On ne me laissera donc jamais l’oublier ! dit-elle en faisant la grimace.
Mais Lewis intervint de façon assez inattendue :
— Tu ne devrais pas la prendre ce soir, ma chérie. Je ne suis pas sûr du tout qu’elle te réussisse.
Avec ce calme et cette autorité qu’on sentait toujours en lui, il prit le verre des mains de Miss Bellever et le posa sur un grand bahut gallois en chêne sculpté.
Miss Bellever se récria :
— Vraiment, Mr. Serrocold, je ne suis pas d’accord avec vous, cette fois-ci ! Mrs. Serrocold va beaucoup mieux depuis…
Elle s’interrompit et se retourna, l’air mécontent.
La porte d’entrée venait de s’ouvrir si violemment qu’elle alla heurter le chambranle avec fracas. C’était Edgar Lawson qui arrivait dans le hall presque obscur, avec l’allure de la grande vedette faisant son entrée triomphale sur la scène.
Il alla se planter au milieu du parquet et prit une attitude dramatique. C’était un peu ridicule… pas tout à fait pourtant.
Il déclama sur un ton théâtral :
— Je vous ai donc découvert, ô mon ennemi ! C’est à Lewis Serrocold qu’il s’adressait.
Celui-ci eut l’air légèrement surpris.
— Mais Edgar, qu’est-ce qui se passe, mon ami ?
— Inutile ! Vous ne pouvez pas me tromper. Vous êtes démasqué ! Vous m’avez menti. Vous m’avez espionné. Vous vous êtes ligué avec mes ennemis contre moi…
— Allons, allons, mon cher enfant, du calme. Vous allez me raconter tout cela tranquillement dans mon cabinet.
Lewis le prit par le bras, lui fit traverser le hall et ils sortirent tous deux par la porte de droite. Serrocold la referma derrière lui. À peine l’avait-il fait qu’on entendit le bruit net de la clef qui tournait dans la serrure.
Miss Bellever échangea un regard avec Miss Marple. Elles avaient la même idée : ce n’était pas Mr. Serrocold qui l’avait tournée.
— À mon avis, dit âprement Miss Bellever, ce jeune homme est en train de devenir fou. C’est très dangereux.
— Il avait dans sa poche quelque chose qu’il n’arrêtait pas de tâter, dit Gina.
Stephen s’arrêta de jouer et déclara :
— Dans un film, ce serait certainement un revolver. Miss Marple s’éclaircit la voix et dit, comme en s’excusant :
— Mais, vous savez… c’était bien un revolver.
À travers la porte close du cabinet de travail de Lewis, on avait d’abord entendu les voix, ensuite les paroles étaient devenues intelligibles, puis soudain, Edgar s’était mis à vociférer, tandis que Lewis continuait à parler sur un ton calme et raisonnable.
— Mensonges !… Mensonges !… Tout ça, ce sont des mensonges ! Vous êtes mon père, je suis votre fils ! Vous m’avez dépouillé. C’est à moi que cette maison devrait appartenir. Vous me haïssez ! Vous ne pensez qu’à vous débarrasser de moi !
On entendit le murmure apaisant de Lewis, puis, de nouveau, la voix du fou, dont le ton montait de plus en plus… Edgar hurlait des épithètes ordurières et ne se maîtrisait évidemment plus. On percevait çà et là, quelques mots prononcés par Lewis.
— … Du calme… Calmez-vous… Vous savez que rien de tout cela n’est exact.
Mais, loin d’apaiser le jeune homme, ces mots ne faisaient que l’exaspérer davantage.
Dans le hall, tous s’étaient tus et écoutaient, incapables de faire un mouvement, ce qui se passait derrière cette porte fermée.
— Je vous forcerai à m’écouter ! glapissait Edgar. Je vous le ferai perdre, cet air d’arrogance que je vois sur votre figure ! J’aurai ma revanche, c’est moi qui vous le dis. Vous me paierez tout ce que vous m’avez fait souffrir !
La voix de Lewis s’éleva tout à coup, cassante et sèche. Elle avait perdu son impassibilité habituelle.
— Posez ce revolver !
— Edgar va tuer Lewis ! cria Gina. On ne peut donc rien faire ? Appeler la police ? N’importe quoi ?
Carrie-Louise, que cette scène ne semblait pas troubler, dit avec douceur :
— Ne t’inquiète pas, Gina. Edgar adore Lewis. Il se joue un drame à lui-même. C’est tout.
À travers la porte, le rire d’Edgar retentit, et Miss Marple dut bien admettre que c’était le rire d’un dément.
— Oui, j’ai un revolver… et il est chargé ! Pas un mot ! Pas un geste ! Écoutez-moi jusqu’au bout. C’est vous qui avez ourdi ce complot contre moi et, maintenant, vous allez me le payer !
Il continua ainsi pendant quelques instants, comme un fou, d’une voix suraiguë.
Soudain, une détonation les fit sursauter. On aurait dit un coup de feu, mais Carrie-Louise déclara :
— Ce n’est rien… c’est dehors… dans le parc, je ne sais où.
Derrière la porte, Edgar divaguait toujours.
— Vous êtes assis là, à me regarder… à me regarder en faisant comme si ça vous était égal… Pourquoi ne vous mettez-vous pas à genoux pour me demander grâce ? Je vais tirer, je vous préviens. Je vais vous tuer ! Je suis votre fils, le fils méprisé que vous n’avez pas voulu reconnaître ! Vous voudriez que je sois caché… bien loin. Mort peut-être ? Vous m’avez fait suivre par vos espions, pourchasser par eux. Vous avez comploté contre moi… Vous, mon père !… Je ne suis qu’un bâtard, n’est-ce pas ? Rien qu’un bâtard ! Vous m’avez abreuvé de mensonges. Vous faisiez semblant d’être bon pour moi, et pendant ce temps… pendant ce temps… Vous n’êtes pas digne de vivre ! Je ne vous laisserai pas vivre…
Un flot d’obscénités suivit cette tirade.
Miss Bellever sortit brusquement de son impassibilité et bondit jusqu’à la porte. Elle se mit à frapper à grands coups de poing sur le panneau, mais la porte était massive et, voyant qu’il était impossible de l’ébranler, elle fit demi-tour et quitta le hall précipitamment.
Edgar, après s’être interrompu, pour reprendre haleine sans doute, s’était remis à vociférer :
— Tu vas mourir ! hurlait-il. Tu vas mourir maintenant ! Tiens, démon ! Attrape ça… et ça !
Deux détonations retentirent coup sur coup, non pas dans le parc cette fois, mais bien nettement derrière la porte fermée.
Quelqu’un, et Miss Marple eut l’impression que c’était Mildred, s’écria :
— Ô mon Dieu ! Qu’allons-nous faire ?
Dans le cabinet de Lewis, le bruit sourd d’une chute fut bientôt suivi d’un autre bruit, plus horrible encore que tout ce qu’on avait entendu jusque-là : celui d’un long et douloureux sanglot.
Quelqu’un passa devant Miss Marple et se mit à secouer la porte : c’était Stephen Restarick.
— Ouvrez ! cria-t-il. Ouvrez !
Miss Bellever revint dans le hall. Elle était hors d’haleine et tenait un gros trousseau de clefs.
— Essayez d’ouvrir avec ça… dit-elle.
Au même instant, les lampes se rallumèrent et le hall, sortant du clair-obscur où il était plongé, reprit son aspect réel. Derrière la porte du bureau, les sanglots fous, désespérés, semblaient ne jamais devoir finir.
Walter Hudd, qui revenait dans le hall sans se presser, s’arrêta net :
— Et alors ? dit-il. Qu’est-ce qui se passe ici ?
Mildred répondit en pleurant :
— Ce misérable a tué Mr. Serrocold !
— Oh ! Je t’en prie, Mildred !
C’était Carrie-Louise qui parlait. Elle se leva, s’approcha de la porte du cabinet de travail et écarta gentiment Stephen.
— Laissez-moi lui parler, dit-elle. Puis elle appela tout doucement :
— Edgar… Edgar… Ouvrez-moi, voulez-vous ?
On entendit la clef s’enfoncer et tourner dans la serrure.
Quelqu’un ouvrit lentement la porte. Ce n’était pas Edgar, mais Lewis Serrocold. Il respirait bruyamment, comme s’il avait couru. Rien, à part cela, ne trahissait en lui la moindre émotion.
— Tout va bien, ma chérie, dit-il. Tout va parfaitement bien.
— Nous vous croyions mort, dit Miss Bellever d’un ton bourru.
Lewis Serrocold fronça les sourcils.
— Mais non, je ne suis pas mort, dit-il avec une nuance d’âpreté dans la voix.
Dans le cabinet de travail, on voyait Edgar Lawson écroulé près du bureau. Il haletait et sanglotait tout à la fois. Son revolver était tombé sur le parquet à côté de lui.
— Mais nous avons entendu tirer, dit Mildred.
— Eh bien ! oui. Il a tiré deux fois.
— Et il vous a manqué ?
— Naturellement, il m’a manqué, dit Lewis avec humeur.
Miss Marple avait l’impression que ce n’était pas si naturel que ça. Les coups avaient dû être tirés à bout portant.
— Où est Maverick ? demanda Serrocold, visiblement irrité. C’est de Maverick que nous avons besoin.
— Je vais le chercher, dit Miss Bellever. Est-ce que j’appelle aussi la police ?
— La police ? Certainement pas !
— Mais bien sûr que si ! s’écria Mildred Strete. Il faut appeler la police. Cet homme est dangereux !
— Quelle sottise ! Regardez-le ! Regardez-le ! Pauvre gars ! Est-ce qu’il a l’air dangereux ?
Edgar n’avait, certes, pas l’air dangereux à ce moment-là. Jeune et pitoyable, il n’était qu’un peu écœurant.
— Jamais je n’ai voulu faire une chose pareille ! gémissait-il. (Et il n’y avait plus dans sa voix la moindre affectation.) Je ne sais pas ce qui m’a pris… J’ai dû perdre la tête pour dire toutes ces horreurs ! Pardon, Mr. Serrocold ! Je n’ai jamais eu l’intention…
Lewis lui tapota l’épaule.
— Ça va, mon pauvre garçon. Il n’y a rien de cassé.
— Mais j’aurais pu vous tuer…
Walter Hudd traversa la pièce et alla examiner le mur derrière la table.
— Les balles sont entrées là, dit-il.
Il regarda comment étaient placés le bureau et le fauteuil, puis ajouta :
— Il ne s’en est pas fallu de beaucoup ! Soudain, il aperçut le revolver sur le parquet.
— Où diable avez-vous pris ce revolver ? demanda-t-il.
— Un revolver ?
Edgar considéra l’arme avec des yeux hagards.
— Ça m’a tout l’air d’être le mien, dit Walter en ramassant le revolver. C’est bien ça ! Sacré nom ! Espèce de vermine ! Vous êtes allé le chercher dans ma chambre !
Lewis Serrocold s’interposa entre le lamentable Edgar et cet Américain à l’aspect menaçant.
— Nous aurons tout le temps d’éclaircir ça plus tard, dit-il. Ah ! voici Maverick… Examinons-le, je vous prie, docteur.
Maverick s’approcha d’Edgar avec l’expression satisfaite du spécialiste devant un cas intéressant.
— Ça suffit, Edgar ! dit-il avec autorité. Ça suffit, n’est-ce pas ?
— C’est un fou dangereux, s’écria Mildred sur un ton acerbe ; il n’y a qu’un instant, il tirait des coups de revolver et proférait des insanités. Il a failli tuer mon beau-père.
Edgar poussa un gémissement et Maverick jeta à Mildred un regard chargé de reproches.
— Faites attention, Mrs. Trete. Suivez-moi, Edgar. Le lit, un calmant, et nous reparlerons de tout ça demain matin.
Edgar se releva encore tout tremblant. Il enveloppa d’un regard incertain le jeune médecin et Mildred. Mais au même moment, Miss Bellever entra bruyamment dans le hall, les lèvres serrées, la figure congestionnée.
— Je viens de téléphoner, déclara-t-elle d’un air sombre. La police sera ici dans quelques instants.
Edgar gémit de nouveau.
— Oh ! Jolly ! dit Carrie-Louise d’un ton navré.
Quant à Lewis Serrocold, il était furieux.
— Jolly, je vous avais dit que je ne voulais pas qu’on appelle la police. Il s’agit d’un cas pathologique.
— C’est possible, mais j’ai mon opinion, moi aussi, répondit Miss Bellever. En tout cas, mon devoir était d’appeler la police. Mr. Gulbrandsen est mort. On l’a tué d’un coup de revolver.

DEUXIÈME PARTIE
LA POLICE ENTRE EN SCÈNE
Quelques secondes s’écoulèrent avant que personne eût compris ce que Miss Bellever venait de dire.
— Christian assassiné ! Vous n’allez pas me faire croire ça, déclara Carrie-Louise. C’est tout à fait impossible.
— Impossible ? Si vous ne me croyez pas, allez voir vous-même !
Miss Bellever, les lèvres pincées, s’adressait moins à Mrs. Serrocold qu’à l’ensemble du groupe rassemblé dans le hall.
Lentement, sans conviction, Carrie-Louise fit un pas vers la porte. Lewis Serrocold la retint en posant la main sur son épaule.
— Non, ma chérie, j’y vais.
Il quitta la pièce. Le docteur Maverick regarda Edgar, hésita, puis finit par le suivre. Miss Bellever en fit autant.
Avec douceur, Miss Marple fit asseoir son amie dans un fauteuil. Le visage de Carrie-Louise exprimait sa souffrance et son émotion.
— Christian assassiné ! dit-elle de nouveau.
Et on aurait cru entendre un enfant ahuri et malheureux.
Walter Hudd, toujours furieux, restait près de Lawson sans lâcher le revolver qu’il avait ramassé.
— Qui pouvait bien désirer la mort de Christian ? murmura Mrs. Serrocold, anéantie.
Cette question n’appelait pas de réponse.
— Quelle bande de fous ! grommela Walter entre ses dents.
Comme s’il voulait la protéger, Stephen s’était rapproché de Gina, dont le visage épouvanté était dans cette pièce, le seul élément lumineux et vivant.
Soudain, la porte d’entrée s’ouvrit, laissant pénétrer l’air froid du dehors. Un homme vêtu d’un gros pardessus parut sur le seuil. La jovialité de ses premières paroles eut quelque chose d’étrangement choquant.
— Bonsoir, tout le monde ! Qu’est-ce qu’on devient par ici ? Il y a un de ces brouillards sur la route !… J’ai dû rouler à l’allure d’un homme au pas.
Miss Marple sursauta et se demanda pendant un instant si elle voyait double. Le même homme ne pouvait évidemment pas, à la fois, se tenir à côté de Gina et entrer par la porte du perron. Elle se rendit vite compte qu’il ne s’agissait que d’une ressemblance et même, si on regardait avec attention, d’une ressemblance peu marquée. On voyait que ces deux hommes étaient frères. Leur air de famille était frappant, sans plus. Stephen Restarick était grand et osseux, le nouveau venu était mince. Son grand manteau à col d’astrakan épousait bien les formes d’un corps svelte. C’était un garçon magnifique et qui respirait l’aisance et l’euphorie que donne le succès.
Miss Marple remarqua qu’en entrant dans le hall, c’est Gina qu’il avait tout de suite cherchée du regard.
— Vous m’attendiez bien ? Vous avez reçu mon télégramme ? demanda-t-il en s’adressant à Carrie-Louise.
Il s’approcha d’elle. Presque machinalement, elle lui tendit la main. Il prit cette main et la baisa avec respect. C’était bien un affectueux hommage et non un geste de courtoisie affectée.
Elle murmura :
— Mais bien sûr, mon cher Alex. Bien sûr, seulement… Tant d’événements se sont produits…
— Des événements ?
— Christian Gulbrandsen !… Mon frère Christian Gulbrandsen !… On l’a trouvé dans sa chambre… tué d’un coup de revolver.
Dans les cris poussés par Mildred Strete, Alex crut discerner un désarroi un peu surfait.
— Grand Dieu ! S’agit-il d’un suicide ?
— Oh ! non, dit aussitôt Carrie-Louise. Ce n’est sûrement pas un suicide. De la part de Christian !… Oh ! non.
— Je suis certaine que l’oncle Christian ne se serait jamais suicidé, dit Gina.
Le regard interrogateur d’Alex allait de l’un à l’autre. Son frère Stephen y répondit par un signe affirmatif et Walter Hudd par un coup d’œil un peu rancunier. Miss Marple l’intriguait, mais personne ne prit la peine de lui expliquer la présence de cette vieille demoiselle, auréolée de cheveux blancs, qui avait l’air doucement ahurie.
— Quand est-ce arrivé ? demanda Alex.
— Juste avant que vous n’entriez, dit Gina. Il n’y a pas plus de trois ou quatre minutes. Mais oui, certainement… et nous avons entendu le coup de feu… Mais nous n’y avons pas attaché d’importance…
— Pas d’importance ? Comment ça ?
— Voyez-vous… à ce moment-là… il se passait bien des choses, dit Gina en cherchant ses mots.
— Plutôt ! dit Walter avec conviction.
Juliette Bellever entra dans le hall.
— Mr. Serrocold dit que nous devrions tous aller dans la bibliothèque, à l’exception de Mrs. Serrocold. Ce sera plus commode pour la police… C’est une terrible secousse pour vous, Cara. J’ai fait mettre des bouillottes dans votre lit. Je vais monter avec vous…
Carrie-Louise, qui s’était levée, secoua la tête.
— Je veux d’abord voir Christian, dit-elle.
— Oh ! non, chère amie, n’allez pas au-devant d’une pareille émotion.
Carrie-Louise l’écarta doucement.
— Chère Jolly… vous ne comprenez pas.
Mrs. Serrocold regarda autour d’elle et dit :
— Jane, viens avec moi, veux-tu ?
Miss Marple n’avait pas attendu qu’elle l’appelât. Elles se dirigèrent ensemble vers la porte. Le docteur Maverick, qui revenait, faillit les bousculer.
— Docteur, retenez-la ! s’écria Miss Bellever. C’est tellement absurde !
Carrie-Louise leva vers le jeune médecin un regard tranquille, elle lui adressa même un faible sourire.
— Vous voulez le voir ? dit Maverick.
— Il le faut.
— Je comprends, Mrs. Serrocold, dit-il en s’effaçant. Allez-y, si vous estimez que c’est votre devoir. Mais après, je vous en prie, laissez Miss Bellever prendre soin de vous. Pour le moment, vous ne ressentez pas encore les effets de cette commotion, mais ça ne tardera pas, je peux vous l’assurer.
— Oui, docteur, c’est vrai. Je serai tout à fait raisonnable. Viens, Jane.
La chambre de Christian Gulbrandsen avait presque l’air d’un salon. Le lit était dans une alcôve. Une porte donnait accès dans la salle de bain.
Carrie-Louise s’arrêta sur le seuil. Christian s’était assis devant le grand bureau d’acajou sur lequel était posée une machine à écrire portative. C’est là qu’il était encore, affaissé sur un côté de son fauteuil. La hauteur des accoudoirs l’avait empêché de glisser sur le tapis.
Lewis Serrocold, debout près de la fenêtre, avait un peu écarté le rideau et regardait dehors dans la nuit. Il se retourna en fronçant les sourcils.
— Ma chérie, tu n’aurais pas dû venir.
Il s’approcha vivement de sa femme et elle lui tendit la main, Miss Marple recula de quelques pas.
— Mais si, Lewis. Il fallait… que je le voie. C’est un devoir de ne pas reculer devant ce qui est.
Carrie-Louise alla lentement vers le bureau.
— Ne touche rien, dit Lewis. Il est indispensable que la police trouve tout comme nous l’avons trouvé nous-mêmes.
— Bien sûr. Alors, quelqu’un l’a tué… délibérément ?
Lewis parut surpris qu’elle posât cette question.
— Oui… Je croyais que tu le savais.
— Je le savais. Christian ne se serait jamais suicidé et, étant donné son adresse, ce n’est certainement pas un accident… Il ne peut donc s’agir que… d’un meurtre.
Elle avait hésité avant de prononcer ces derniers mots.
Elle passa derrière le bureau et regarda longuement le mort. Il y avait dans ses yeux une expression tendre et douloureuse.
— Cher Christian, murmura-t-elle. Il a toujours été si bon pour moi !
Et elle ajouta en posant doucement ses doigts sur son front :
— Cher Christian ! Je vous bénis et je vous remercie.

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