Chapitre 5UN AMI PROPICE.
Il ne faudrait pas croire que la main del’artiste tremblât pendant qu’il crayonnait le portrait de l’Indienabattu ; si quelque agitation nerveuse se produisait dans samain, c’était la suite de l’exercice forcé auquel il venait de selivrer, mais l’émotion n’y entrait pour rien.
Comme un vieux soldat ou un chirurgien éméritefamiliarisé avec l’aspect de la mort, Adolphe considérait cecadavre farouche et hideux avec le plus grand sang froid,exactement comme un simple modèle de nature morte.
Bien plus, peu satisfait de sa pose, il letourna et retourna, arrangea ses bras et ses jambes, disposa satête, plaça tout le corps dans le meilleur état de symétriepossible, de façon à, lui donner une jolie tournure.
Ensuite, se reculant de quelque pas pour mieuxjuger l’effet, il se plaça lui-même en bonne situation ; ettout étant ainsi ajusté à sa grande satisfaction, il se mit àdessiner.
– Je ne suppose pas, murmura-t-il entravaillant, avec son flegme habituel ; je ne suppose pasqu’on puisse appeler cela un modèle qui pose, C’est un modèle quigît.
Et il continua en fredonnant un air de chasse.Son croquis fut bientôt terminé, rangé précieusement dans leportefeuille, et le portefeuille lui-même mis sous le bras ;puis Halleck se leva, lestement pour se mettre en quête deMaria.
À ce moment, il éprouvait une sorted’inquiétude vague, et comme un remords de n’avoir pas couru sur lechamp et avant tout à la recherche de sa cousine ; unpressentiment fâcheux s’empara de lui au fur et à mesure qu’il serapprochait hâtivement du lieu où il l’avait laissée.
Ce n’était pas qu’il fût embarrassé pourretrouver sa cachette ; Halleck avait une mémoireinfaillible ; d’ailleurs les circonstances émouvantes danslesquelles il avait exploré cette région, étaient de nature àimprimer dans son esprit les moindres détails.
Sur le point d’arriver il s’arrêta, prêta uneoreille attentive, mais aucun bruit ne se fit entendre ; ilfit encore quelques pas, et se trouva devant le gros arbre entouréde ronces.
– Maria ! s’écria-t-il, venez jecrois le terrain déblayé ; nous pourrons retourner sains etsaufs à la maison.
Ne recevant aucune réponse, il entraprécipitamment dans la cachette, et, avec un affreux battement decœur, reconnut que la jeune fille n’y était plus.
Il demeura un moment interdit, respirant àpeine, cherchant à s’expliquer cette disparition.
Bientôt, grâce à ses habitudes optimistes, ilfut d’avis qu’elle avait profité d’un instant favorable pourquitter ce refuge et revenir au logis. Pour corroborer cetteopinion il se disait que Maria n’était pas femme à se laisserenlever sans résistance ; et que si quelque méchante aventurelui était arrivée, elle aurait fait retentir l’air de ses crisdésespérés.
Cependant l’artiste n’était pas entièrementconvaincu, ni sans inquiétude : car il savait que des Indiensétaient dans le bois ; et il venait d’apprendre d’une façonmémorable que la nature de ces braves gens n’était paschevaleresque au point de respecter quelqu’un dans les bois, cequelqu’un fût-il une femme sans défense.
Il était là immobile, hésitant, ne sachantquel parti prendre, lorsqu’une clameur aiguë frappa sonoreille ; ce cri provenait du lac, c’était, à ne pas s’yméprendre, la voix de Maria qui l’avait poussé.
Halleck bondit comme un daim blessé, seprécipita tête première, à travers branches, et ne s’arrêta qu’aubord de l’eau, à l’endroit où il s’était précédemment installé pourdessiner. Là, il regarda avidement dans toutes les directions, etaperçut au milieu du lac un canot que deux Indiens faisaient volerà force de rames.
Maria était entre eux, pâle, désespérée ;à l’apparition de son cousin elle poussa un cri d’appel, levant lesbras frénétiquement, et aurait sauté à l’eau si ses ravisseurs nel’eussent retenue.
Halleck n’avait d’autre ressource que degagner, en faisant le tour du rivage, l’avance sur le canot, et del’attendre au débarquement ; quoique seul et sans armes, ils’élança bravement avec l’agilité de la colère et de l’anxiété,bien résolu à ne pas laisser échapper les Sauvages sans leur livrerune lutte à outrance.
Malheureusement, il eut beau courir, le bateauavait gagné le bord avant que le pauvre artiste eût parcouru lamoitié seulement de la distance. Les Indiens sautèrent rapidement àterre, entraînant Maria avec eux.
Adolphe, courant toujours à perte d’haleine,suivait avec des regards furieux les fugitifs, lorsqu’il vit tout àcoup un Indien chanceler et tomber à la renverse. En même temps leséchos se renvoyèrent la détonation d’une carabine ; le secondSauvage, saisi de terreur, disparut comme s’il avait eu desailes.
En cherchant des yeux quel pouvait être cesauveur arrivé en ce moment si propice, Halleck découvrit ChristianJim, le fusil en main, qui cheminait tout doucement à travers lesrochers, et arrivait auprès de la jeune fille éperdue.
Halleck les eût bientôt rejoints ; ilserra affectueusement la main de Maria, en murmurant quelquesparoles que son émotion rendait inintelligibles ; puis il setourna vers le Sioux qui venait de jouer si fort à propos le rôlesauveur de la Providence.
– Votre main ! mon brave !donnez-moi votre main, vous dis-je ! vous êtes un vrai Indien,vous !
Jim ne lui rendit en aucune façon sapolitesse. Il se contenta de le toiser, un instant, des pieds à latête, et dit :
– Courez, allez-vous-en d’ici ! LesIndiens sont soulevés, brûlent les maisons ; ils tuent tout.Vite ! chez l’oncle John !
Malgré son extérieur glacial, il était évidentque Jim était dans une grande agitation. Ses yeux noirs lançaientçà et là des regards flamboyants ; il y avait dans ses alluresquelque chose de farouche et d’inquiet qui frappa les jeunesgens.
– Ne nous abandonnez pas ici, je vous ensupplie ! s’écria Maria encore pâle et frémissante deterreur ; conduisez-nous jusqu’en dehors de ces boisterribles.
Sans répondre, le Sioux les fit monter dans lecanot qu’il repoussa vivement du rivage en y sautant : ensuiteil traversa le lac à force de rames et vint aborder devant uneclairière traversée par un sentier qui conduisait auxhabitations.
Jim passa devant, en éclaireur, l’œil etl’oreille au guet, le doigt à la détente du fusil, marchant sansbruit, se dérobant dans les broussailles.
On passa ainsi tout près du lieu où Marias’était cachée.
– Comment avez-vous eu l’imprudence dequitter une aussi excellente cachette, demanda Halleck avec sonsang-froid habituel ; je vous avais pourtant recommandé, d’unefaçon formelle, de n’en pas bouger jusqu’à mon retour.
– Je me serais bien gardée d’ensortir ; on m’en a arrachée. Ce sont deux de vos honorablesIndiens qui sont arrivés droit sur moi et se sont emparés de mapersonne.
– Mais alors, pourquoi n’avez-vous pascrié ? je me serais hâté d’accourir à votre secours.
– Si j’avais poussé un cri, j’étaismorte… Ces « chevaleresques » bandits me l’ontparfaitement fait comprendre à l’aide de leurs couteaux.
– Ah ! voici mon revolver quej’avais lancé au visage du drôle qui m’a attaqué.
L’artiste à ces mots, courut ramasser sonarme, et dût se diriger vers la gauche, car Jim avait changébrusquement de route pour éviter à Maria le spectacle hideuxqu’offrait le cadavre du Sauvage tué le premier. Halleckreprit :
– Mon opinion est que…
Il fut soudainement interrompu par Jim quivenait de faire une brusque halte en prêtant l’oreille dans toutesles directions, et qui recula avec vivacité dans lesbroussailles :
– Couchons-nous par terre, dit-il endonnant l’exemple, les Sioux viennent !
Tous trois disparurent sous l’herbe, etrestèrent immobiles en retenant leur haleine. Pendant quelquesminutes on n’entendit pas le moindre bruit ; Jim se hasarda àrelever la tête, non sans prendre des précautions infinies ;l’artiste crût pouvoir en faire autant. Ses yeux furent terrifiésd’apercevoir une bande d’Indiens qui cheminait dans le boislui-même, sans froisser une branche ni une herbe, sans laisserautour d’elle le moindre bruit.
Ils étaient nombreux, armés, peints enguerre ; toutes ces figures farouches semblaient autant devisages de démons.
Ce sinistre bataillon de fantômes passa commeune vision effrayante, courant à la curée des blancs, aspirant lecarnage, préparant l’incendie. Le massacre du Minnesota étaitcommencé ; c’était l’avant-garde qu’on venait de voir.
Les fugitifs restèrent encore immobiles etmuets pendant une demi-heure. Alors Jim se releva, et leur fitsigne de se remettre en marche. Bientôt ils furent sortis du boissur le chemin direct de la maison.
Maria était agitée de sinistrespressentiments ; quelque chose de secret lui disait que,pendant son absence, tout n’était pas bien allé dans la maisonhospitalière de ses bons parents ; elle éprouvait une fébrileimpatience d’arriver, afin de s’assurer par ses propres yeux del’état des choses.
Enfin, ils arrivèrent sur le dernier coteaudevant lequel s’élevait la case ; ce fut avec un profondsoupir de soulagement que la jeune fille reconnut la situationhabituelle des lieux ; rien n’y était changé, rien n’ytrahissait la présence de l’ennemi.
Elle reprit aussitôt son enjouement naturel,et poussant un grand soupir de satisfaction :
– Ah ! mon Dieu ! dit-elle, ilme semble qu’on m’enlève une montagne de dessus le cœur ;j’avais les plus horribles appréhensions !… il me semblaitcertain que quelque grand malheur était arrivé, pendant notreabsence, à l’oncle John ou à quelqu’un de la famille.
– Pensez-vous qu’il y eût ici quelqueautre objet plus attractif que vous aux yeux des galantsSauvages ?
– Quelle mauvaise plaisanterie !Tout individu, pourvu qu’il soit blanc, offre un grand attrait àleurs tomahawks. Supposez que cette pauvre petite Maggie eût été àma place, les Sauvages l’auraient enlevée tout aussi bien quemoi.
Adolphe Halleck fit semblant de regarderdevant lui, mais en réalité il ne quittait pas de l’œil soninterlocutrice encore tout effarée et haletante. Le même sourireétrange et mystérieux se produisit encore sur ses lèvres ; enrésumé il était évident que, malgré les terribles scènes qu’ilvenait de traverser, le jeune homme se sentait d’humeurprodigieusement divertissante.
Quelques minutes s’écoulèrent dans un profondsilence. Enfin Halleck renoua la conversation, mais sur un sujettout-à-fait différent.
– Maria, demanda-t-il, est-ce un refletdu Soleil qui me trompe ? regardez là-bas dans le nord-est, etexpliquez-moi ce que signifie cette fumée, fort peu naturelle, quimonte vers le ciel en si grande abondance.
– Je l’avais déjà remarquée depuisquelque temps. Jim ! dites-moi ce que vous pensez de cela.
Le Sioux retourna la tête etrépondit :
– Ce sont les maisons dessettlers qui brûlent, les indiens y ont mis le feu.
– Est-ce loin d’ici ?
– À six, huit, dix milles.
– En vérité, je le dis ! s’écrieMaria pâlissant de terreur, ces horribles Sauvages seront bientôtici.
En dépit de son stoïcisme affecté, Halleck neput dissimuler un mouvement de malaise. Réellement le danger mortelqui était imminent ne pouvait se révoquer en doute, et lessinistres pressentiments de la jeune fille terrifiée n’étaient quede trop réelles prophéties.
– Que l’enfer les confonde ! murmural’artiste ; quel esprit malfaisant les anime donc ? C’estle diable, à coup sûr ! Mais enfin, peut-on savoir à quellecause doit être attribué ce soulèvement épouvantable ?
– Ils ne font qu’obéir à leursinvariables instincts.
– Ma chère cousine, répondit Halleck d’unton doctoral, vous faites erreur d’une manière grave ; tellen’est pas la nature des Indiens, leur histoire en fait foi. Cespeuplades sont la noblesse et la loyauté personnifiées ; jeles porte dans mon cœur. Il ne s’agit ici, évidemment, qued’obscurs vagabonds, d’un ramassis de coquins errants, désavouéspar toutes les tribus.
– Ah ! fit Maria sans luirépondre : il y a quelqu’un sur le belvédère de la maison. Ilsont pressenti le danger.
Effectivement, au bout de quelques pas, ilsaperçurent le jeune Will Brainerd, debout sur le toit, à demi cachépar une cheminée, et lançant ses regards dans toutes lesdirections. Il fit à Jim un signal que les deux touristes ne purentcomprendre, mais à la suite duquel le Sioux hâta le pas.
Toute la maison de l’oncle John étaitbouleversée par les préparatifs de combat et de fuite.
Les tourbillons de fumée qui obscurcissaientl’horizon avaient parlé un lugubre langage, facile àcomprendre ; du haut de son observatoire, Will avait aperçu ledétachement indien qui avait côtoyé le lac.
Au premier abord, on avait pu croire qu’ils sedirigeaient vers le Settlement, et dans l’attente d’uneagression prochaine, on avait attelé les chevaux aux chariots, pourêtre plus tôt prêt à fuir.
Mais la horde sauvage ayant changé dedirection ; d’autre part, l’absence de Maria et d’Halleck seprolongeant, l’oncle John suspendit son départ pour les attendre.Bien entendu que la question de fuir ne fut pas mise endélibération.
C’était le seul parti à prendre.
Ces préparatifs de mauvais augure, ces chevauxattelés, frappèrent de suite les deux arrivants ; Hallecklança un regard à Maria.
– La prolongation de notre séjour ici,parait douteuse, observa-t-il ; l’oncle John a prisl’alarme.
– Certes ! il serait étrange qu’ileût pris quelque autre détermination, en présence de tous cesaffreux présages. Mais, qui aurait pu croire à de pareilleshorreurs dans l’État de Minnesota, au cœur de lacivilisation ? Pour moi, je n’ai qu’un désir ardent, c’est dem’éloigner le plus promptement possible.
– Eh bien ! Non pas moi ! chèrecousine. Maintenant, je le confesse, mon opinion sur les aborigènesdevient douteuse ; il y a comme un brouillard dans monimagination. Avant de m’en aller, je veux éclaircir laquestion ; je veux, s’il est possible, réhabiliter ces pauvresIndiens à mes yeux, dans toute leur splendeur.
– Ô Adolphe ! vous serez donctoujours une tête folle ? Si vous avez peur de perdre votreaffreux fétichisme pour les Sauvages, il vaut. mieux vous en allersans pousser l’examen plus loin ; car, croyez-moi, ladésillusion sera terrible.
– Eh bien ! donc, enlevez-moi !dit l’artiste en riant ; Ah mais ! j’y songe, je ne vousai pas fait voir le croquis délicieux que…
– Ai-je le temps de regarder despaysages, lorsque la vie de mes amis est en danger ? ripostaimpatiemment la jeune fille en lui tournant le dos pour courir dansla maison.
Au même instant, Will Brainerd descendit deson observatoire. Il informa la famille qu’aucun ennemi n’étaitvisible à l’horizon, bien que les symptômes de bouleversement etd’incendie se multipliassent dans les alentours.
– Je m’étonne, ajouta-t-il en terminant,que notre Settlement a été épargné jusqu’à ce moment.
Toute la famille se réunit alors en un vraiconseil de guerre ; les délibérations furent brèves etconcluantes. Une fuite très prompte fut décidée, comme étant leseul et unique moyen de salut. En effet, il y avaitquatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour craindre l’irruptiond’une bande de Peaux-rouges apportant avec elle le carnage etl’incendie, et une seule chance de ne pas être envahi ; touteminime que fût cette dernière probabilité, elle inspira à l’oncleJohn quelques modifications dans son plan de fuite.
Il fut résolu que M. et mistressBrainerd, Maggie et Maria, accompagnés par Jim, partiraient lespremiers dans le chariot le plus léger, et, qu’ils se dirigeraientà toute vitesse, vers Saint-Paul, de façon à sortir le plus tôtpossible du territoire de Minnesota et éviter ainsi les bandessanguinaires des Indiens soulevés.
Will et Halleck devaient rester, attendantl’issue des événements, dans le but de protéger, s’il étaitpossible, le Settlement contre le pillage de quelquesmaraudeurs isolés. Bien entendu, ils se tenaient tout prêts à fuiren cas de nécessité.
En outre, ils étaient munis chacun d’une bonnecarabine, d’un revolver, d’un bon couteau de chasse ; lapoudre et les balles ne leur manquaient pas. Moyennant cespréparatifs, ils pourraient se défendre avec succès contre lesrôdeurs qui viendraient à se présenter.
L’oncle John leur recommanda expressément den’engager une lutte que lorsque les chances de succès seraientévidentes ; attendu que lorsque le sang avait coulé, lesSauvages du Minnesota devenaient des démons incarnés. Halleckaccepta fort légèrement les recommandations et l’opinion de sononcle ; il prétendit « qu’on calomniait ces pauvresgens. »
– Nous nous rendrons directement àSaint-Paul, conclut M. Brainerd ; si vous êtes obligés dedéguerpir, suivez nos traces ; Will connaît assez le pays pourvous guider d’une façon sûre. Je ne vous dis cela que pour le casou vous seriez obligés de fuir absolument.
Fuir… non ! mais nous en aller…oui ! répliqua Halleck d’un ton suffisant ; si l’Indiense présente, de deux choses l’une : ou il sera facile àapprivoiser, ou il sera méchant. Si bon il est, ma théorie seradémontrée ; s’il fait le méchant nous le corrigerons ;voilà tout !
Et il alluma son cigare avec une nonchalancesuperbe.
– Puissiez-vous dire vrai ! observaMaggie à laquelle cette manière sans façon d’envisager cesterribles réalités semblait incompréhensible.
– Je suis dans la réalité, Maggie,croyez-le bien, j’y suis ! Personne n’arrivera à me convaincreque ces pauvres indigènes du Minnesota soient aussi terribles. Toutceci me fait l’effet d’une terreur panique ; or, vous savezcombien pareilles frayeurs aveuglent l’esprit. Votre frère s’en estaperçu l’été dernier, à Bull-Run.
L’oncle John, ainsi que sa femme, et Marias’occupaient activement d’entasser dans le chariot les objets deplus indispensable nécessité ; pendant ce temps, Will, pensifet soucieux, était remonté à son observatoire aérien sur le toit dela maison.
L’artiste avait fait quelques tentatives pouraider à l’embarquement des colis, mais, dans son étourderie, iln’avait réussi qu’à casser plusieurs pièces de porcelaine, et àfaire rouler entre les jambes des chevaux quelques pots deconfiture ; il se résigna donc, en riant, à abandonner cettetâche à des mains plus prudentes ou plus adroites.
Maggie l’observait avec étonnement ; sonesprit doux et sérieux ne pouvait comprendre une tellelégèreté.
– Votre indifférence me confond, luidit-elle ; surtout après votre aventure que Maria m’aracontée.
– Ah ! oui, vraiment ! murmural’artiste, en distillant la fumée avec symétrie par les deux coinsde sa bouche ; écoutez, j’en ai fait un dessin capital !J’ai quelque intention de l’envoyer à Harper… mais c’est trop beaupour lui. De ma vie, je n’avais eu un sujet dont la pose soit d’unedocilité plus parfaite. Ah ! mais oui ! il posait commeun demi-dieu, cet Indien mort !
– Et, si Christian Jim ne s’était pastrouvé là ?…
– Ma foi ! je conviens qu’il m’arendu un fameux service, je me réjouis d’en convenir ;j’aimerais le récompenser magnifiquement pour cela.
– Il ne désire et n’acceptera rien quiressemble à une récompense ; mais je puis vous dire ce qu’ilrecevrait avec un plaisir extrême.
– Quoi donc ?
– Une Bible ; j’ai été assezheureuse pour lui apprendre à lire cet été, il peut en faire unusage très satisfaisant pour lui. Vous ne sauriez croire avecquelle ardeur il désirait parvenir à comprendre ce bon livre, dontles missionnaires lui avaient parlé. On lui en a donné une copiepartielle et grossière qu’il ne manque jamais de prendre avec luiet qu’il porte partout dans ses courses ; mais je sais qu’ilsera dans le dernier ravissement s’il devient possesseur d’un deces beaux volumes qu’on trouve dans les librairies des grandesvilles. Je ne doute pas que vous n’en ayez avec vous.
L’artiste rougit et balbutia d’un tonembarrassé :
– J’ai honte de vous avouer que je n’enai pas ici ; mais je saurai bien m’en procurer et ce sera toutce qu’on peut trouver de splendide.
– Oh !… vous dites que vous n’enavez pas avec vous ?… demanda avec étonnement Maggie, enfixant sur Halleck ses grands yeux bleus, expressifs, empreintsd’une affectueuse mélancolie.
– Non… pas avec moi… Mais j’en aiplusieurs à la maison ! Ce sont des cadeaux de ma mère, de messœurs, et de quelques jeunes ladies qui s’intéressent à monsalut.
– Permettez-moi de vous offrir celle-ci,reprit Maggie en lui présentant une bible qu’elle sortit de sapoche ; Je ne vous demanderai qu’une seule chose, c’est d’yjeter un coup d’œil de temps en temps. Aucune créature raisonnablene doit laisser passer un jour sans en lire quelques versets ;je n’ose pas vous en réclamer autant, ce sera lorsque vous lepourrez seulement.
– Je vous le promets, du fond de moncœur, lui répondit l’artiste en recevant avec respect et courtoisiele don pieux que venait de lui faire sa jeune cousine.
Le ton sérieux, les manières graves et doucesde Maggie, le parfum d’ingénuité et de candeur affectueuse quis’échappait de ses moindres actions, tout en elle avait parlé d’unemanière étrange au cœur d’Adolphe. En sa présence, il se sentaitmoins railleur, moins sceptique, moins fanfaron ; peut-être,s’ils eussent eu, sur le moment, à braver la fureur des Siouxaurait-il combattu avec un nouveau courage, entièrement différentde ses bravades précédentes.
– J’en ferai une bonne lecture, à lapremière occasion favorable, dit-il en serrant le volume entre sesdeux mains, avec une certaine émotion ; aujourd’hui même, dansl’après-midi, après votre départ, j’aurai longuement du loisir pourcela.
– Pas tant que vous le croyez, peut-être,répondit la jeune fille sans dissimuler un léger tremblement danssa voix ; je vous l’assure, monsieur Halleck, quelque chose deterrible est proche de nous, et vous n’y songez pas.
– Ta ! ta ! ta ! répliqual’artiste en reprenant ses manières frivoles pour cacher sontrouble, vous êtes nerveuse et impressionnable ; chassez depareilles idées puériles.
Mais, en dépit de son assurance, il sentitcomme un frisson traverser tout son être ; jamais, dans lecours de son existence, pareille impression ne s’était produite enlui ; durant quelques secondes, il se sentit glacé etdécouragé.
Néanmoins, cette période d’abattement ne futpas de longue durée ; il reprit presque aussitôt son assuranceimperturbable :
– Je vous avais prise pour une jeunefille forte et courageuse, Maggie ; mais j’avoue que vostimidités d’aujourd’hui, me jettent vraiment dans le doute à cetégard.
– J’ai l’âme ferme cependant il mesemble, repartit la jeune fille avec un sourire mélancolique ;mais vous ne pouvez exiger de moi que je ne partage point descraintes manifestées par tout le monde excepté par vous.
– Rirons-nous assez de tout cela !lorsque nous serons arrivés sains et saufs à Saint-Paul ; oumieux, lorsque nous serons revenus à la ferme !…
– Dieu veuille que vous ne vous trompiezpas ! Qu’est devenu Jim ? voilà longtemps que je ne l’aipas vu.
– Il est par là-bas, dans un petit coinde la prairie, en observation de son côté ; Will est envedette sur le toit, il y a donc peu de risques qu’un ennemi puissenous aborder sans avoir été aperçu. Soyez donc sans crainte pour lemoment.
Ah ! j’aperçois l’oncle John et nos gensqui ont terminé l’aménagement du wagon.
Effectivement, le chariot était rempli,bourré, lesté de tous les objets qu’il pouvait contenir : oneût dit un navire frété pour quelque voyage au long cours. Maria,M. Brainerd et sa fille s’y installèrent ; ce fut ensuite autour de l’oncle John.
Et Jim, où est-il donc ? demanda cedernier ; ah ! le voilà qui arrive.
L’Indien apparaissait à peu de distance ;M. Brainerd suspendit son départ pour lui dire adieu.
– Bonsoir, mon enfant ! cria-t-ilensuite à son fils toujours perché sur son observatoire.
On échangea des saluts, on se souhaitamutuellement bonne chance ; enfin, le lourd véhicules’ébranla, et s’éloigna en craquant.
– Prenez bien garde ! soyezvigilants ! que Dieu veille sur vous ! cria M.Brainerd.
– Ne craignez rien pour moi, ditl’artiste en s’adressant plus particulièrement à Maggie ;c’est vous qui méritez toute notre sollicitude.
– Adieu ! répondit la jeunefille ; n’oubliez pas la Bible.
Bientôt on allait se perdre de vue, lorsqu’uneexclamation poussée par Will suspendit la marche.
Tous s’entreregardèrent, haletants, dans uneanxieuse attente.