Joseph Balsamo – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 1L’orage

Huit jours après la scène que nous venons de raconter, vers
cinq heures du soir à peu près, une voiture attelée de quatre chevaux et conduite
par deux postillons sortait de Pont-à-Mousson, petite ville située entre Nancy
et Metz. Elle venait de relayer à l’hôtel de la Poste, et malgré les instances
sans résultat d’une hôtesse accorte qui, sur le seuil de sa maison,guettait
les voyageurs attardés, elle continuait sa route vers Paris.

Les quatre chevaux qui l’entraînaient eurent à peine disparu
à l’angle de la rue avec la lourde machine, que vingt enfants et dix commères,
qui avaient stationné autour de ce coche pendant les quelques minutes qu’il
avait mis à relayer, rentrèrent dans leurs demeures respectives,avec des
gestes et des exclamations qui décelaient chez les uns une hilarité excessive
et chez les autres un profond étonnement.

C’est que rien de pareil à cette voiture n’avait encore traversé
le pont, que cinquante ans auparavant le bon roi Stanislas avait fait jeter sur
la Moselle, pour établir de plus faciles communications entre son petit royaume
et la France. Nous n’en exceptons pas même ces curieux fourgons d’Alsace, qui,
aux jours de foire, amenaient de Phalsbourg les phénomènes à deux têtes, les
ours dansants et les tribus nomades de ses saltimbanques, bohémiens des pays
civilisés.

En effet, sans être un enfant frivole et railleur, une
vieille médisante et curieuse, on pouvait s’arrêter avec surprise en voyant
passer ce monumental véhicule, qui, suspendu sur ses quatre roues de pareil
diamètre et soutenu par de solides ressorts, avançait néanmoins avec assez de
rapidité pour justifier cette exclamation échappée aux spectateurs :

– Voilà une singulière voiture pour courir la poste !

Que nos lecteurs, qui fort heureusement pour eux ne l’ont
pas vue passer, nous permettent de la leur décrire.

D’abord la caisse principale (nous disons la caisse principale,
parce que cette caisse était précédée d’une manière de cabriolet),d’abord la
caisse principale, disons-nous, était peinte en bleu clair et portait en pleins
panneaux un élégant tortil, surmontant un J et un B artistement entrelacés.

Deux fenêtres, nous disons des fenêtres et non des portières,
deux fenêtres, avec des rideaux de mousseline blanche, donnaient du jour dans l’intérieur ;
seulement ces fenêtres, à peu près invisibles au profane vulgaire,étaient
pratiquées dans la partie antérieure de cette caisse et donnaient dans le cabriolet.
Un grillage permettait à la fois de causer avec l’être, quel qu’il fût, qui
habitait cette caisse, et de s’appuyer, ce qu’on n’eût pu faire avec sécurité
sans cette précaution, et de s’appuyer, disons-nous, contre les vitres sur
lesquelles étaient tendus ces rideaux.

Cette caisse postérieure, qui paraissait être la partie importante
de ce singulier coche, et qui pouvait avoir huit pieds de long sur six de
large, ne recevait donc de jour que par ces fenêtres, et d’air que par un
vasistas vitré ouvrant sur l’impériale ; enfin, pour compléter la série
des singularités que ce véhicule offrait aux regards des passants,un tuyau de
tôle, excédant cette impériale d’un bon pied pour le moins,vomissait une fumée
aux panaches bleuâtres qui s’en allaient blanchissant en colonnes,et s’élargissant
en vagues dans le sillage aérien de la voiture emportée.

De nos jours une pareille particularité n’aurait d’autre résultat
que de faire croire à quelque invention nouvelle et progressive,dans laquelle
le mécanicien aurait savamment combiné la puissance de la vapeur avec la force
des chevaux.

La chose eût été d’autant plus probable que la voiture,précédée,
comme nous l’avons dit, de quatre chevaux et de deux postillons,était suivie d’un
seul cheval retenu à l’arrière par une longe. Ce cheval qui offrait, grâce à sa
tête petite et busquée, à ses jambes grêles, à sa poitrine étroite,sa crinière
épaisse et à sa queue flamboyante, les signes caractéristiques de la race
arabe, était tout sellé ; ce qui indiquait que parfois quelqu’un des voyageurs
mystérieux enfermés dans cette arche de Noé se donnait le plaisir de la
cavalcade, et galopait à côté de la voiture à laquelle une pareille allure
semblait irrévocablement interdite.

À Pont-à-Mousson, le postillon du relais précédent avait
reçu, avec le prix de sa poste, doubles guides d’une main blanche et
musculeuse, qui s’était glissée entre les deux rideaux de cuir qui fermaient la
partie antérieure du cabriolet presque aussi hermétiquement que les rideaux de
mousseline fermaient la partie antérieure de la caisse.

Le postillon émerveillé avait, en ôtant vivement son chapeau,
dit :

– Merci, monseigneur.

Et une voix sonore avait répondu en allemand, langue qu’on
entend encore si on ne la parle plus dans les environs de Nancy :

– Schnell, schneller !

Ce qui, traduit en français, voulait dire :

– Vite, plus vite !

Les postillons entendent à peu près toutes les langues,
quand on accompagne les paroles qu’on leur adresse d’une certaine musique métallique,
dont cette race – la chose est parfaitement connue des voyageurs, –dont cette
race, disons-nous, est particulièrement friande ; aussi les deux nouveaux
postillons firent-ils tout ce qu’ils purent pour partir au galop,et ce ne fut
qu’après des efforts qui faisaient plus d’honneur à la vigueur de leurs bras qu’à
celle des jarrets de leurs chevaux qu’ils purent enfin consentir,de guerre
lasse, à se restreindre à un trot fort convenable, puisqu’il permettait
évidemment de faire deux lieues et demie ou trois lieues à l’heure.

Vers sept heures on relayait à Saint-Mihiel ; la même
main passait à travers les rideaux le payement de la poste franchie, et la même
voix faisait entendre pareille recommandation.

Il va sans dire que la singulière voiture excitait la même
curiosité qu’à Pont-à-Mousson, la nuit qui s’approchait contribuant à lui
donner un aspect plus fantastique encore.

Après Saint-Mihiel commence la montagne. Arrivés là, il
fallut bien que les voyageurs se contentassent d’aller au pas : on mit une
demi-heure à faire un quart de lieue à peu près.

Sur la cime de la montée, les postillons s’arrêtèrent pour
laisser souffler un instant leurs chevaux, et les voyageurs du cabriolet
purent, en écartant les rideaux de cuir, embrasser un horizon assez étendu,
mais que les premières vapeurs du soir commençaient à voiler.

Le temps, qui avait été clair et chaud jusqu’à trois heures
de l’après-midi, était devenu étouffant vers le soir. Un gros nuage blanc
venant du sud, et qui semblait suivre la voiture avec préméditation, menaçait
de l’atteindre avant qu’elle eût gagné Bar-le-Duc, où les postillons proposaient
à tout hasard de s’arrêter pour passer la nuit.

Le chemin, resserré d’un côté par la montagne et de l’autre
par un talus escarpé, descendant vers une vallée au fond de laquelle on voyait
serpenter la Meuse, offrait pendant une demi-lieue une pente si rapide, qu’il
eût été dangereux de descendre cette pente autrement qu’au pas ; aussi
fut-ce l’allure prudente qu’adoptèrent les postillons lorsqu’ils se remirent en
route.

Le nuage avançait toujours, et, comme il était puissant et
rasait de près la terre, il s’étendait en agglomérant les vapeurs qui montaient
du sol ; aussi le voyait-on, dans sa blancheur sinistre,repousser toutes
les autres nuées bleuâtres qui cherchaient à se placer sous le vent, comme font
les navires un jour de bataille.

Bientôt, grâce à ce nuage qui s’étendait au ciel avec la rapidité
d’une marée qui monte, les derniers rayons du soleil furent interceptés :
un jour gris et terne filtra péniblement sur la terre, et les feuillages tremblants,
sans que la moindre brise passât dans l’air, prirent cette teinte noire qu’ils
revêtent sous les premières couches d’obscurité qui suivent l’absence du
soleil.

Tout à coup un éclair sillonna la nuée, le ciel se fendit en
losanges de feu, et l’œil effrayé put plonger dans les profondeurs
incommensurables du firmament, ardentes comme celles de l’enfer.

Au même instant un coup de tonnerre bondissant d’arbre en
arbre jusqu’au bout du bois que traversait la route, secoua la terre elle-même
et fit courir la grande nuée comme un cheval furieux.

De son côté la voiture roulait toujours, continuant de lancer
de la fumée par sa cheminée ; seulement, de noire qu’elle était d’abord,
cette fumée était devenue subtile et couleur d’opale.

Sur ces entrefaites le ciel s’assombrit comme par secousses ;
alors le vasistas de l’impériale s’empourpra d’une vive lueur et demeura
éclairé ; il était évident que l’habitant de la cellule roulante, étranger
aux accidents extérieurs, prenait ses précautions contre la nuit afin de ne pas
être interrompu dans l’œuvre qu’il accomplissait.

La voiture était encore sur le plateau de la montagne ;
elle n’avait pas encore commencé d’opérer sa descente, lorsqu’un second coup de
tonnerre, plus violent et plus chargé de vibrations métalliques que le premier,
dégagea la pluie des nuages ; elle tomba d’abord en larges gouttes, puis
bientôt elle jaillit drue et raide, comme des brassées de flèches qu’on eût
lancées du ciel.

Les postillons semblèrent se consulter : la voiture s’arrêta.

– Eh bien ! demanda la même voix, mais cette fois en excellent
français, que diable faisons-nous ?

– Nous nous demandons si nous devons aller plus loin, dirent
les postillons.

– Il me semble, d’abord, que c’est à moi, non pas à vous, qu’il
faudrait demander cela, reprit la voix. Allez !

Il y avait un accent de commandement si puissant et si réel
dans cette voix, que les postillons obéirent et que la voiture commença de
rouler sur la pente de la montagne.

– À la bonne heure ! reprit la voix.

Et les rideaux de cuir, un instant entrouverts, retombèrent
de nouveau entre les voyageurs et l’avant-train du cocher.

Mais la route, naturellement glaiseuse, humide et détrempée
encore par les torrents de pluie qui tombaient du ciel, devint tout à coup si
glissante, que les chevaux refusèrent d’avancer.

– Monsieur, dit le postillon qui montait le timonier, il est
impossible d’aller plus loin.

– Pourquoi cela ? demanda la voix que nous connaissons.

– Parce que les chevaux ne marchent plus : ils
patinent.

– À combien sommes-nous du relais ?

– Ah ! celui-ci est long, monsieur ; nous en
sommes à quatre lieues.

– Eh bien ! postillon, mets à tes chevaux des fers d’argent
et ils marcheront, dit l’étranger en ouvrant le rideau et en lui tendant quatre
écus de six livres.

– Vous êtes bien bon, dit le postillon en recevant les écus
dans sa large main et en les glissant dans sa vaste botte.

– Monsieur te parle, il me semble ? dit le second
postillon, lequel ayant entendu le bruit argentin qu’avaient rendu en s’engloutissant
les écus de six livres, désirait n’être point exclu d’une conversation qui prenait
un si grand intérêt.

– Oui, il dit comme ça que nous marchions.

– Avez-vous quelque chose contre ce désir, mon ami ?
dit le voyageur d’une voix affectueuse mais ferme, et qui indiquait que, sur ce
point, il ne souffrirait point de contradiction.

– Non, monsieur, ce n’est pas moi, ce sont les
chevaux ; voyez, ils refusent d’avancer.

– Et à quoi servent donc les éperons ? dit le voyageur.

– Ah ! je leur enfoncerais la molette dans le ventre,
qu’ils ne feraient pas un pas de plus ; je veux que le ciel m’extermine
si…

Le postillon ne put achever ce blasphème : un coup de
foudre effrayant par le bruit et la flamme lui coupa la parole.

– Ce n’est pas un temps chrétien, dit le brave homme.
Eh ! monsieur, voyez donc… voici la voiture qui marche toute seule
maintenant ; dans cinq minutes elle ira plus vite que nous ne voudrons.
Jésus Dieu ! voilà que nous roulons malgré nous !

En effet le lourd carrosse, pesant sur la croupe des chevaux,
qui ne pouvaient plus le soutenir, faute de tenir pied, prit un mouvement de
course progressive que la multiplication des pesanteurs changea bientôt en une
impétueuse rotation.

Les chevaux s’emportèrent de douleur, et l’équipage vola
comme une flèche sur la pente obscure, se rapprochant visiblement du précipice.

Ce ne fut plus seulement la voix, ce fut aussi la tête du
voyageur qui sortit alors de la voiture.

– Maladroit ! cria-t-il, tu vas nous tuer tous ! À
gauche les guides ! à gauche, donc !

– Eh ! monsieur, je voudrais bien vous y voir !
répondit le postillon effaré en essayant inutilement de réunir ses rênes et de
reprendre sur ses chevaux la supériorité qu’il avait perdue.

– Joseph ! cria à son tour une voix de femme qui se
faisait entendre pour la première fois ; Joseph ! au secours !
au secours ! Ah ! sainte madone !

Effectivement le danger était urgent, terrible, suprême, et
pouvait motiver cette invocation à la Mère de Dieu. La voiture,toujours
entraînée par son poids et cessant d’être dirigée par une main sûre, continuait
de s’avancer vers le précipice, sur lequel un des deux chevaux semblait déjà
suspendu ; trois tours de roues encore, et chevaux, voiture,postillons,
tout était précipité, broyé, anéanti, lorsque le voyageur,s’élançant du
cabriolet sur le timon, saisit le postillon par le collet de son habit et la
ceinture de sa culotte, l’enleva comme il eût fait d’un enfant, le lança à dix
pas, sauta en selle à sa place, réunit les guides, et, d’une voix
terrible :

– À gauche ! cria-t-il au second postillon ; à
gauche, drôle ! ou je te brûle la cervelle !

L’ordre eut un effet magique ; le postillon qui
conduisait les deux chevaux de devant, poursuivi par le cri de son malheureux
compagnon, fit un effort surhumain, et donnant l’impulsion à la voiture, la
ramena, puissamment aidé par le voyageur, sur le milieu du pavé, où elle
commença de rouler avec la rapidité et le bruit du tonnerre contre lequel elle
semblait lutter.

– Au galop ! cria le voyageur, au galop ! Si tu
faiblis, je te passe sur le corps, à toi et à tes chevaux.

Le postillon comprenait que ce n’était pas là une menace
frivole, aussi redoubla-t-il d’énergie, et la voiture continua de descendre
avec une vélocité effrayante ; on eût dit, en la voyant passer dans la
nuit avec son grondement terrible, sa cheminée flamboyante, ses cris étouffés,
voir quelque char infernal traîné par des chevaux fantastiques et poursuivi par
un ouragan.

Mais les voyageurs n’avaient évité un danger que pour tomber
dans un autre. Le nuage électrique qui planait sur la vallée avait des ailes et
se précipitait aussi rapide que les chevaux. De temps en temps le voyageur
levait la tête ; c’était surtout lorsqu’un éclair déchirait la nuée, et à
la lueur de cet éclair, on pouvait distinguer sur son visage un sentiment d’inquiétude
qu’il ne cherchait pas à dissimuler ; car personne, excepté Dieu, n’était
là pour le surprendre. Tout à coup, au moment où la voiture atteignait le bas
de la pente, et continuait, emportée par son élan, de rouler sur un terrain
égal, le brusque déplacement de l’air combina les deux électricités, la nuée se
déchira avec un fracas terrible pour laisser passer ensemble éclair et
tonnerre. Un feu, violet d’abord, puis verdâtre, puis blanc,enveloppa les
chevaux ; ceux de derrière se cabrèrent en battant l’air chargé de
soufre ; ceux de devant s’abattirent comme si la terre eût manqué sous
leurs pieds ; mais presque aussitôt celui que montait le postillon se
releva, et, sentant ses traits brisés par la secousse, il emporta son maître,
qui disparut dans les ténèbres, tandis que la voiture, après avoir roulé dix
pas encore, s’arrêtait en heurtant le cadavre du cheval foudroyé.

Tout cet épisode avait été accompagné de cris déchirants
poussés par la femme de la voiture.

Il y eut un moment de confusion singulière pendant laquelle
aucun ne sut s’il était mort ou vivant. Le voyageur lui-même se tâta pour
constater son identité.

Il était sain et sauf, mais sa femme était évanouie.

Quoique le voyageur se doutât de ce qui venait d’arriver,
car le silence le plus profond avait succédé tout à coup aux cris qui s’échappaient
du cabriolet, ce ne fut point à la femme éplorée qu’il porta ses premiers
soins.

À peine eut-il touché le sol, au contraire, qu’il courut à l’arrière-train
de la voiture.

C’est là que le beau cheval arabe dont nous avons parlé se
tenait épouvanté, raidi, hérissé, dressant chacun de ses crins,comme s’il eût
été vivant, et secouant la porte, à la poignée de laquelle il était attaché, en
tendant violemment sa longe. Enfin, l’œil fixe, la bouche écumante,le fier
animal, après d’inutiles efforts pour briser ses liens, était resté fasciné par
l’horreur de la tempête, et lorsque son maître, tout en le sifflant selon son
habitude, lui passa pour le caresser sa main sur la croupe, il fit un bond et
poussa un hennissement comme s’il ne l’avait pas reconnu.

– Allons, encore ce cheval endiablé, murmura une voix cassée
dans l’intérieur de la voiture ; maudit soit l’animal qui ébranle mon
mur !

Puis cette voix, doublant de volume, cria en arabe avec l’accent
de l’impatience et de la menace :

– Nhe
goullac hogoud shaked, haffrit ! [Note –
Je te dis de rester tranquille, démon !(N.d.A.)]

– Ne vous fâchez point contre Djérid, maître, dit le voyageur
en détachant le cheval, qu’il alla attacher à la roue de derrière de la
voiture ; il a eu peur, voilà tout, et, en vérité, on aurait peur à moins.

Et, en disant ces mots, le voyageur ouvrit la portière, abaissa
le marchepied et entra dans la voiture dont il referma la porte derrière lui.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer