Joseph Balsamo – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 6Andrée de Taverney

L’esprit d’observation de Joseph Balsamo trouvait une ample
pâture dans chaque détail de cette existence étrange et isolée,perdue dans un
coin de la Lorraine.

La salière seule lui révélait toute une face du caractère du
baron de Taverney, ou plutôt son caractère sous toutes ses faces.

Aussi, ce fut en appelant à son aide sa plus délicate pénétration
qu’il interrogea les traits d’Andrée au moment où elle effleura du bout de son
couteau ces figures d’argent qui semblaient échappées d’un de ces repas
nocturnes du régent, à la suite desquels Canillac avait la charge d’éteindre
les bougies.

Soit curiosité, soit qu’il fût mû par un autre sentiment,Balsamo
considérait Andrée avec une telle persévérance, que deux ou trois fois, en
moins de dix minutes, les regards de la jeune fille durent rencontrer les
siens. D’abord, la pure et chaste créature soutint ce regard singulier sans
confusion mais enfin sa fixité devint telle, tandis que le baron déchiquetait
du bout de son couteau le chef-d’œuvre de Nicole, qu’une impatience fébrile,
qui lui fit monter le sang aux joues, commença à s’emparer d’elle.Bientôt, se
sentant troublée sous ce regard presque surhumain, elle essaya de le braver, et
ce fut elle, à son tour, qui regarda le baron de son grand œil clair et dilaté.
Mais, cette fois encore, elle dut céder, et sa paupière, inondée du fluide magnétique
que projetait l’œil ardent de son hôte, s’abaissa lourde et craintive, pour ne
plus se lever qu’avec hésitation.

Cependant, tandis que cette lutte muette s’établissait entre
la jeune fille et le mystérieux voyageur, le baron grondait, riait et
maugréait, jurait en vrai seigneur campagnard, et pinçait le bras de La Brie,
qui, malheureusement pour lui, se trouvait à sa portée dans un moment où son
irritation nerveuse lui faisait éprouver le besoin de pincer quelque chose.

Il allait sans doute en faire autant à Nicole, quand les
yeux du baron, pour la première fois sans doute, se portèrent sur les mains de
la jeune femme de chambre.

Le baron adorait les belles mains : c’était pour de
belles mains qu’il avait fait toutes ses folies de jeunesse.

– Voyez donc, dit-il, quels jolis doigts a cette drôlesse.
Comme l’ongle s’effile, comme il se recourberait sur la peau, ce qui est une beauté
suprême, si le bois qu’on fend, si les bouteilles qu’on rince, si les
casseroles qu’on récure n’usaient affreusement la corne ; car c’est de la
corne que vous avez au bout des doigts, mademoiselle Nicole.

Nicole, peu habituée aux compliments du baron, le regardait
avec un demi sourire, où l’étonnement avait plus de part encore que l’orgueil.

– Oui, oui, dit le baron, qui s’aperçut de ce qui se passait
dans le cœur de la coquette jeune fille, fais la roue, je te le conseille. –
Oh ! c’est que je vous dirai, mon cher hôte, que mademoiselle Nicole
Legay, ici présente, n’est point une prude comme sa maîtresse et qu’un
compliment ne lui fait pas peur.

Les yeux de Balsamo se portèrent vivement sur la fille du
baron, et il vit luire le dédain le plus suprême sur le beau visage d’Andrée.
Alors il trouva convenable d’harmoniser sa figure avec celle de la fière
enfant ; celle-ci le remarqua, et lui en sut gré sans doute,car elle le
regarda avec moins de dureté ou plutôt avec moins d’inquiétude qu’elle n’avait
fait jusque-là.

– Croyez-vous, monsieur, continua le baron en passant le dos
de sa main sous le menton de Nicole qu’il paraissait décidé à trouver charmante
ce soir là, croiriez-vous que cette donzelle arrive du couvent comme ma fille
et a presque reçu de l’éducation ? Aussi mademoiselle Nicolene quitte pas
sa maîtresse un seul instant. C’est un dévouement qui ferait sourire de joie messieurs
les philosophes qui prétendent que ces espèces-là ont des âmes.

– Monsieur, dit Andrée mécontente, ce n’est point par dévouement
que Nicole ne me quitte point, c’est parce que je lui ordonne de ne pas me
quitter.

Balsamo leva les yeux sur Nicole pour voir l’effet que feraient
sur elle les paroles de sa maîtresse, fières jusqu’à l’insolence,et il vit, à
la crispation de ses lèvres, que la jeune fille n’était point insensible aux
humiliations qui ressortaient de son état de domesticité.

Cependant, cette expression passa comme un éclair sur le
visage de la chambrière ; car, en se détournant pour cacher une larme sans
doute, ses yeux se fixèrent sur une fenêtre de la salle à manger qui donnait
sur la cour. Tout intéressait Balsamo, qui semblait chercher quelque chose de
son côté au milieu des personnages parmi lesquels il venait d’être introduit ;
tout intéressait Balsamo, disons-nous : son regard suivit donc le regard
de Nicole, et il lui sembla, à cette fenêtre, objet de l’attention de Nicole,
voir apparaître un visage d’homme.

– En vérité, pensa-t-il, tout est curieux dans cette
maison ; chacun a son mystère, et j’espère ne pas être une heure sans
connaître celui de mademoiselle Andrée. Je connais déjà celui du baron, et je
devine celui de Nicole.

Il avait eu un moment d’absence, mais si court qu’eût été ce
moment, le baron s’en aperçut.

– Vous rêvez aussi, vous, dit-il ; bon ! vous
devriez au moins attendre à cette nuit, mon cher hôte. La rêverie est contagieuse,
et c’est une maladie qui se gagne ici, à ce qu’il me semble.Comptons les
rêveurs. Nous avons d’abord mademoiselle Andrée qui rêve ;puis nous avons
encore mademoiselle Nicole qui rêve ; puis enfin je vois rêver à tout
moment ce fainéant qui a tué ces perdreaux, qui rêvait peut-être aussi quand il
les a tués…

– Gilbert ? demanda Balsamo.

– Oui ! un philosophe comme M. La Brie. À propos
de philosophes, est-ce que vous êtes de leurs amis, par hasard ? Oh !
je vous en préviens alors, vous ne serez pas des miens…

– Non, monsieur, je ne suis ni bien ni mal avec eux ;
je n’en connais pas, répondit Balsamo.

– Tant mieux, ventrebleu ! Ce sont de vilains animaux,
plus venimeux encore qu’ils ne sont laids. Ils perdent la monarchie avec leurs
maximes ! on ne rit plus en France, on lit, et que lit-on encore ?
Des phrases comme celle-ci : Sous un gouvernement monarchique, il est
très difficile que le peuple soit vertueux ; ou bien : La
vraie monarchie n’est qu’une constitution imaginée pour corrompre les mœurs des
peuples et les asservir ; ou bien encore : Si l’autorité des
rois vient de Dieu, c’est comme les maladies et les fléaux du genre humain.
Comme tout cela est récréatif ! Un peuple vertueux ! à quoi
servirait-il ? je vous le demande. Ah ! tout va mal,voyez-vous, et
cela depuis que Sa Majesté a parlé à M. de Voltaire et alu les
livres de M. Diderot.

En ce moment, Balsamo crut encore voir la même figure pâlissante
apparaître derrière les vitres. Mais cette figure disparut aussitôt qu’il fixa
les yeux sur elle.

– Mademoiselle serait-elle philosophe ? demanda en souriant
Balsamo.

– Je ne sais pas ce que c’est que la philosophie, répondit
Andrée. Je sais seulement que j’aime ce qui est sérieux.

– Eh ! mademoiselle ! s’écria le baron, rien n’est
plus sérieux, à mon avis, que de bien vivre ; aimez donc cela.

– Mais mademoiselle ne hait point la vie, à ce qu’il me
semble ? demanda Balsamo.

– Cela dépend, monsieur, répliqua Andrée.

– Voilà encore un mot stupide, dit Taverney. Eh bien !
croiriez-vous, monsieur, qu’il m’a déjà été répondu lettre pour lettre par mon
fils ?

– Vous avez un fils, mon cher hôte ? demanda Balsamo.

– Oh ! mon Dieu, oui, j’ai ce malheur : un vicomte
de Taverney, lieutenant aux gendarmes Dauphin, un excellent sujet !…

Le baron prononça ces trois derniers mots en serrant les
dents comme s’il eût voulu en mâcher chaque lettre.

– Je vous en félicite, monsieur, dit Balsamo en s’inclinant.

– Oui, répondit le vieillard, encore un philosophe. Cela
fait hausser les épaules, parole d’honneur. Ne me parlait-il pas,l’autre jour,
d’affranchir les nègres. « Et le sucre ! ai-je fait.J’aime mon café
fort sucré, moi, et le roi Louis XV aussi. – Monsieur, a-t-il répondu, plutôt
se passer de sucre que de voir souffrir une race… – Une race de
singes ! » ai-je dit, et encore je leur faisais bien de l’honneur.
Savez-vous ce qu’il a prétendu ? Foi de gentilhomme, il faut qu’il y ait
quelque chose dans l’air qui leur tourne la tête, il a prétendu que tous les
hommes étaient frères ! – Moi, le frère d’un Mozambique !

– Oh ! fit Balsamo, c’est aller bien loin.

– Hein ! qu’en dites-vous ? j’ai de la chance,n’est-ce
pas ? avec mes deux enfants, et l’on ne dira pas de moi que je revis dans
ma progéniture. La sœur est un ange et le frère un apôtre !Buvez donc,
monsieur… Mon vin est détestable.

– Je le trouve exquis, dit Balsamo en regardant Andrée.

– Alors, vous êtes philosophe aussi, vous !… Ah !
prenez garde, je vous ferai faire un sermon par ma fille. Mais non,les
philosophes n’ont pas de religion. C’était cependant bien commode,mon Dieu, d’avoir
de la religion : on croyait en Dieu et au roi, tout était dit.Aujourd’hui,
pour ne croire ni à l’un ni à l’autre, il faut apprendre trop de choses et lire
trop de livres ; j’aime mieux ne jamais douter. De mon temps,on n’apprenait
que des choses agréables, au moins ; on s’étudiait à bien jouer au pharaon,
au biribi ou au passe-dix ; on tirait agréablement l’épée,malgré les
édits ; on ruinait des duchesses et l’on se ruinait pour des
danseuses : c’est mon histoire à moi. Taverney tout entier a passé à l’Opéra ;
et c’est la seule chose que je regrette, attendu qu’un homme ruiné n’est pas un
homme. Tel que vous le voyez, je parais vieux, n’est-ce pas ?Eh
bien ! c’est parce que je suis ruiné et que je vis dans une tanière, parce
que ma perruque est râpée et mon habit gothique ; mais, voyez mon ami le
maréchal, qui a des habits neufs et des perruques retapées, qui habite Paris et
qui a deux cent mille livres de rentes. Eh bien ! il est jeune
encore ; il est encore vert, dispos, aventureux ! Dix ans de plus que
moi, mon cher monsieur, dix ans !

– Est-ce de M. de Richelieu que vous voulez
parler ?

– Sans doute.

– Du duc ?

– Pardieu ! ce n’est pas du cardinal, je pense ;
je ne remonte pas encore jusque-là. D’ailleurs, il n’a pas fait ce qu’a fait
son neveu ; il n’a pas duré si longtemps.

– Je m’étonne, monsieur, qu’avec de si puissants amis que
ceux que vous paraissez avoir, vous quittiez la cour.

– Oh ! c’est une retraite momentanée, voilà tout, et j’y
rentrerai quelque jour, dit le vieux baron en lançant sur sa fille un regard
étrange.

Ce coup d’œil fut ramassé en route par Balsamo.

– Mais, au moins, dit-il, M. le maréchal fait avancer
votre fils ?

– Mon fils, lui ! il l’a en horreur.

– Le fils de son ami ?

– Et il a raison.

– Comment, c’est vous qui le dites ?

– Pardieu ! un philosophe !… Il l’exècre.

– Et Philippe le lui rend bien du reste, dit Andrée avec un
calme parfait. Desservez, Legay !

La jeune fille, arrachée à la vigilante observation qui
rivait son regard à la fenêtre, accourut.

– Ah ! dit le baron en soupirant, autrefois on restait
à table jusqu’à deux heures du matin. C’est qu’on avait de quoi souper ! c’est
que, quand on ne mangeait plus, on buvait encore ! Mais le moyen de boire
de la piquette quand on ne mange plus… Legay, donnez un flacon de marasquin… si
toutefois il en reste.

– Faites, dit Andrée à Legay, qui semblait attendre les ordres
de sa maîtresse pour obéir à ceux du baron.

Le baron s’était renversé dans son fauteuil, et, les yeux
fermés, il poussait des soupirs d’une mélancolie grotesque.

– Vous me parliez du maréchal de Richelieu… reprit Balsamo,
qui paraissait décidé à ne point laisser tomber la conversation.

– Oui, dit Taverney, je vous en parlais, c’est vrai.

Et il chantonna un air non moins mélancolique que ses
soupirs.

– S’il exècre votre fils, et s’il a raison de l’exécrer
parce qu’il est philosophe, continua Balsamo, il a du vous garder son amitié, à
vous, car vous ne l’êtes pas.

– Philosophe ? Non, Dieu merci !

– Ce ne sont pas les titres qui vous manquent, je présume.
Vous avez servi le roi ?

– Quinze ans. J’ai été aide de camp du maréchal ; nous
avons fait ensemble la campagne de Mahon, et notre amitié date… ma foi,
attendez donc… du fameux siège de Philippsburg, c’est-à-dire de1742 à 1743.

– Ah ! fort bien, dit Balsamo ; vous étiez au
siège de Philippsburg… Et moi aussi.

Le vieillard se redressa sur son fauteuil et regarda Balsamo
en face, en ouvrant de grands yeux.

– Pardon, dit-il ; mais quel âge avez-vous donc, mon
cher hôte ?

– Oh ! je n’ai pas d’âge, moi, dit Balsamo en tendant
son verre, afin que le marasquin lui fût servi par la belle main d’Andrée.

Le baron interpréta la réponse de son hôte à sa façon, et
crut que Balsamo avait quelque raison de ne pas avouer son âge.

– Monsieur, dit-il, permettez-moi de vous dire que vous ne
paraissez pas avoir l’âge d’un soldat de Philippsburg. Il y a vingt-huit ans de
ce siège, et vous en avez tout au plus trente, si je ne me trompe.

– Eh ! mon Dieu, qui n’a pas trente ans ? dit le
voyageur avec négligence.

– Moi, pardieu ! s’écria le baron, puisqu’il y a juste
trente ans que je ne les ai plus.

Andrée regardait l’étranger avec une fixité qui indiquait l’irrésistible
attrait de la curiosité. En effet, à chaque instant cet homme étrange se
révélait à elle sous un nouveau jour.

– Enfin, monsieur, vous me confondez, dit le baron, à moins
toutefois que vous ne vous trompiez, ce qui est probable, et que vous ne
preniez Philippsburg pour une autre ville. Je vous vois trente ans au plus, n’est-ce
pas, Andrée ?

– En effet, répondit celle-ci, qui essaya encore de soutenir
le regard puissant de son hôte, et qui cette fois encore ne put y réussir.

– Non pas, non pas, dit ce dernier ; je sais ce que je
dis, et je dis ce qui est. Je parle du fameux siège de Philippsburg, où
M. le duc de Richelieu a tué en duel son cousin le prince de Lixen. C’était
en revenant de la tranchée que la chose eut lieu, sur la grand-route, ma
foi ; au revers de cette route, du côté gauche, il lui logea son épée au
beau travers du corps. Je passais là comme le prince de Deux-Ponts le tenait
agonisant entre ses bras. Il était assis sur le revers du fossé,tandis que
M. de Richelieu essuyait tranquillement son épée.

– Monsieur, s’écria le baron, sur mon honneur ! vous me
bouleversez. Cela s’est passé comme vous le dites.

– Vous avez entendu raconter la chose ? demanda tranquillement
Balsamo.

– J’étais là, j’avais l’honneur d’assister comme témoin
M. le maréchal, qui n’était pas maréchal alors ; mais cela n’y fait
rien.

– Attendez donc, fit Balsamo en regardant fixement le baron.

– Quoi ?

– Ne portiez-vous pas à cette époque l’uniforme de capitaine ?

– Justement.

– Vous étiez au régiment des chevau-légers de la reine, qui
furent écharpés à Fontenoy ?

– Y étiez-vous aussi, à Fontenoy ? demanda le baron en
essayant de goguenarder.

– Non, répondit tranquillement Balsamo, à Fontenoy j’étais
mort.

Le baron ouvrit de grands yeux, Andrée tressaillit, Nicole
fit le signe de la croix.

– Donc, pour en revenir à ce que je vous disais, continua
Balsamo, vous portiez l’uniforme des chevau-légers, je me le rappelle
parfaitement à cette heure. Je vous ai vu en passant, vous teniez votre cheval
et celui du maréchal, tandis que celui-ci se battait. Je m’approchai de vous et
je vous demandai des détails ; vous me les donnâtes.

– Moi ?

– Eh ! oui, pardieu ! vous. Je vous reconnais
maintenant, vous portiez le titre de chevalier alors. Et l’on ne vous appelait
que le petit chevalier.

– Mordieu ! s’écria Taverney tout émerveillé.

– Excusez-moi de ne pas vous avoir remis d’abord. Mais
trente ans changent un homme. Au maréchal de Richelieu, mon cher baron !

Et Balsamo, après avoir levé son verre, le vida jusqu’à la
dernière goutte.

– Vous, vous m’avez vu à cette époque ? répéta le
baron. Impossible !

– Je vous ai vu, dit Balsamo.

– Sur la grand-route ?

– Sur la grand-route.

– Tenant les chevaux ?

– Tenant les chevaux.

– Au moment du duel ?

– Comme le prince rendait le dernier soupir, je vous l’ai
dit.

– Mais vous avez donc cinquante ans ?

– J’ai l’âge qu’il faut avoir pour vous avoir vu.

Cette fois le baron se renversa sur son fauteuil avec un
mouvement si dépité, que Nicole ne put s’empêcher de rire.

Mais Andrée, au lieu de rire comme Nicole, se prit à rêver,
les yeux fixés sur Balsamo.

On eût dit que celui-ci attendait ce moment et l’avait
prévu.

Se levant tout à coup, il lança deux ou trois éclairs de sa
prunelle enflammée à la jeune fille, qui tressaillit comme si elle eût été
frappée d’une commotion électrique.

Ses bras se raidirent, son cou s’inclina, elle sourit comme
malgré elle à l’étranger, puis ferma les yeux.

Celui-ci, toujours debout, lui toucha les bras : elle
tressaillit encore.

– Et vous aussi, mademoiselle, dit-il, vous croyez que je
suis un menteur, lorsque je prétends avoir assisté au siège de Philippsburg ?

– Non, monsieur, je vous crois, articula Andrée en faisant
un effort surhumain.

– Alors c’est moi qui radote, dit le vieux baron. Ah !
pardon ! à moins toutefois que monsieur ne soit un revenant,une
ombre !

Nicole ouvrit de grands yeux effarés.

– Qui sait ! dit Balsamo, avec un accent si grave qu’il
acheva de captiver la jeune fille.

– Voyons, sérieusement, monsieur le baron, reprit le vieillard,
qui paraissait décidé à tirer la chose au clair, est-ce que vous avez plus de
trente ans ? En vérité, vous ne les paraissez pas.

– Monsieur, dit Balsamo, me croirez-vous, si je vous dis quelque
chose de peu croyable ?

– Je ne vous en réponds pas, dit le baron en secouant la
tête d’un air narquois, tandis qu’Andrée, au contraire, écoutait de toutes ses
forces. Je suis fort incrédule, je vous en préviens, moi.

– Que vous sert-il, alors, de me faire une question dont
vous n’écouterez pas la réponse ?

– Eh bien ! si, je vous croirai. Là, êtes-vous
content ?

– Alors, monsieur, je vous répéterai ce que je vous ai déjà
dit ; non seulement je vous ai vu, mais encore je vous ai connu au siège
de Philippsburg.

– Alors vous étiez enfant ?

– Sans doute.

– Vous aviez quatre ou cinq ans au plus !

– Non pas ; j’en avais quarante et un.

– Ah ! ah ! ah ! s’écria le baron en riant
aux éclats, tandis que Nicole lui faisait écho.

– Je vous l’avais bien dit, monsieur, dit gravement Balsamo ;
vous ne me croyez point.

– Mais comment croire sérieusement, voyons !…
donnez-moi une preuve.

– C’est bien clair, pourtant, reprit Balsamo sans montrer
aucun embarras. J’avais quarante et un ans à cette époque, c’est vrai ;
mais je ne dis pas que je fusse l’homme que je suis.

– Ah ! ah ! mais ceci devient du paganisme, s’écria
le baron. N’y a-t-il pas eu un philosophe grec, – ces misérables philosophes,
il y en a eu de tout temps ! – n’y a-t-il pas eu un philosophe grec qui ne
mangeait pas de fèves, parce qu’il prétendait qu’elles avaient des âmes, –
comme mon fils prétend que les nègres en ont ; qui avait inventé
cela ? C’est… comment diable l’appelez-vous donc ?

– Pythagore, dit Andrée.

– Oui, Pythagore, les jésuites m’ont appris cela autrefois.
Le père Porée m’a fait composer là-dessus des vers latins en concurrence avec
le petit Arouet. Je me rappelle même qu’il trouva mes vers infiniment meilleurs
que les siens. Pythagore, c’est cela.

– Eh bien ! qui vous dit que je n’aie pas été
Pythagore ? répliqua très simplement Balsamo.

– Je ne nie pas que vous n’ayez été Pythagore, dit le
baron ; mais enfin Pythagore n’était point au siège de Philippsburg. Je ne
l’y ai pas vu, du moins.

– Assurément, dit Balsamo ; mais vous y avez vu le
vicomte Jean des Barreaux, lequel était aux mousquetaires noirs ?

– Oui, oui, je l’ai vu, celui-là… et ce n’était pas un
philosophe, bien qu’il eût horreur des fèves et qu’il n’en mangeât que lorsqu’il
ne pouvait faire autrement.

– Eh bien ! c’est cela. Vous rappelez-vous que, le
lendemain du duel de M. de Richelieu, des Barreaux était de tranchée
avec vous ?

– Parfaitement.

– Car, vous vous souvenez de cela, les
mousquetaires noirs et les chevau-légers montaient ensemble tous les sept
jours.

– C’est exact… après ?

– Eh bien ! après… la mitraille tombait comme grêle ce
soir-là. Des Barreaux était triste ; il s’approcha de vous et vous demanda
une prise, que vous lui offrîtes, dans une boîte d’or.

– Sur laquelle était le portrait d’une femme ?

– Justement. Je la vois encore ; blonde, n’est-ce
pas ?

– Mordieu ! c’est cela, dit le baron tout effaré.
Ensuite ?

– Ensuite, continua Balsamo, comme il savourait cette prise,
un boulet le prit à la gorge, comme autrefois M. de Berwick, et lui
emporta la tête.

– Hélas ! oui, dit le baron, ce pauvre des
Barreaux !

– Eh bien ! monsieur, vous voyez bien que je vous ai vu
et connu à Philippsburg, dit Balsamo, puisque j’étais des Barreaux en personne.

Le baron se renversa en arrière dans un accès de frayeur ou
plutôt de stupéfaction, qui donna aussitôt l’avantage à l’étranger.

– Mais c’est de la sorcellerie cela ! s’écria-t-il. il
y a cent ans, vous eussiez été brûlé, mon cher hôte. Eh ! mon Dieu !
il me semble qu’on sent ici une odeur de revenant, de pendu, de roussi !

– Monsieur le baron, dit en souriant Balsamo, un vrai sorcier
n’est jamais ni pendu, ni brûlé, mettez-vous bien cela dans l’esprit ; ce
sont les sots qui ont affaire au bûcher ou à la corde. Mais vous plaît-il que
nous en restions là pour ce soir, car voilà mademoiselle de Taverney qui s’endort ?
Il paraît que les discussions métaphysiques et les sciences occultes ne l’intéressent
que médiocrement.

En effet, Andrée, subjuguée par une force inconnue,irrésistible,
balançait mollement son front, comme une fleur dont le calice vient de recevoir
une trop forte goutte de rosée.

Mais, aux derniers mots du baron, elle fit un effort pour repousser
cette invasion dominatrice d’un fluide qui l’accablait ; elle secoua énergiquement
la tête, se leva, et, tout en trébuchant d’abord, puis soutenue par Nicole,
elle quitta la salle à manger.

En même temps qu’elle disparut aussi la face collée aux
carreaux, et que, depuis longtemps déjà, Balsamo avait reconnue pour celle de
Gilbert.

Un instant après, on entendit Andrée attaquer vigoureusement
les touches de son clavecin.

Balsamo l’avait suivie de l’œil tandis qu’elle traversait,
chancelante, la salle à manger.

– Allons, dit-il triomphant, lorsqu’elle eut disparu, je
puis dire comme Archimède : Eurêka.

– Qu’est-ce qu’Archimède ? demanda le baron.

– Un brave homme de savant que j’ai connu il y a deux mille
cent cinquante ans, dit Balsamo.

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