Joseph Balsamo – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 10Nicole Legay

Gilbert avait passé tout le temps que dura l’interrogatoire
de Balsamo dans des angoisses inexprimables.

Tapi sous la cage de l’escalier, parce qu’il n’osait plus monter
jusqu’à la porte pour écouter ce qui se disait dans la chambre rouge, il avait
fini par entrer dans un désespoir dont un éclat, grâce aux élans d’un caractère
comme celui de Gilbert, devait sans aucun doute faire le dénouement.

Ce désespoir s’augmentait du sentiment de sa faiblesse et de
son infériorité. Balsamo n’était qu’un homme ; car Gilbert,esprit fort,
philosophe en herbe, croyait peu aux sorciers. Mais cet homme était fort,
Gilbert était faible ; cet homme était brave, Gilbert ne l’était pas
encore. Vingt fois Gilbert se souleva pour remonter l’escalier avec l’intention,
le cas échéant, de tenir tête au baron. Vingt fois ses jambes tremblantes fléchirent
sous lui, et il retomba sur ses genoux.

Une idée lui vint alors, c’était d’aller chercher une
échelle dont La Brie, qui était tout à la fois cuisinier, valet de chambre et
jardinier, se servait pour palisser les jasmins et les chèvrefeuilles de la
muraille. En l’appliquant contre la galerie de l’escalier, et parvenu là, il ne
perdrait pas un des bruits révélateurs qu’il désirait si ardemment surprendre.

Il gagna donc l’antichambre, puis la cour, et courut à l’endroit
où il savait trouver l’échelle, couchée au pied de la muraille.Mais comme il
se baissait pour la ramasser, il lui sembla entendre quelque froissement du
côté de la maison ; il se retourna.

Alors son œil dilaté dans l’obscurité crut voir passer à travers
le cadre noir de la porte ouverte une forme humaine, mais si rapide, si muette
qu’elle semblait plutôt appartenir à un spectre qu’à un être vivant.

Il laissa retomber l’échelle, et s’avança, le cœur
palpitant, vers le château.

Certaines imaginations sont nécessairement superstitieuses ;
ce sont d’ordinaire les plus riches et les plus exaltées ;elles admettent
moins volontiers la raison que la fable ; elles trouvent le naturel trop
vulgaire, entraînées qu’elles sont par leurs instincts vers l’impossible, ou
tout au moins vers l’idéalité. C’est pour cela qu’elles raffolent d’un beau
bois sombre, parce que les voûtes ténébreuses doivent être peuplées de fantômes
ou de génies. Les anciens, qui furent de si grands poètes, rêvaient de ces
choses-là en plein jour. Seulement, comme leur soleil à eux, foyer de lumière
ardente dont nous n’avons pour ainsi dire que le relief, comme leur soleil,
disons-nous, bannit l’idée des larves et des fantômes, ils avaient imaginé les
riantes dryades et les oréades légères.

Gilbert, enfant d’un pays nuageux où les idées sont plus lugubres,
crut voir passer une vision. Cette fois, malgré son incrédulité, ce que lui
avait dit en fuyant la femme de Balsamo lui revint à l’esprit ; le sorcier
ne pouvait-il pas avoir évoqué quelque fantôme, lui qui avait le pouvoir d’entraîner
au mal l’ange même de la pureté ?

Cependant Gilbert avait toujours un second mouvement pire
que le premier : celui de la réflexion. Il appela à son secours tous les
arguments des esprits forts contre les spectres, et l’article Revenant
du Dictionnaire philosophique lui rendit un certain courage en lui
donnant une peur plus grande, mais plus fondée.

S’il avait effectivement vu quelqu’un, ce devait être une
personne bien vivante, et surtout bien intéressée à venir ainsi guetter.

Sa frayeur lui indiqua M. de Taverney ; sa
conscience lui souffla un autre nom.

Il regarda au deuxième étage du pavillon. Nous l’avons dit,
la lumière de Nicole était éteinte, et ses vitres ne trahissaient aucune
lumière.

Pas un souffle, pas un bruit, pas une lueur par toute la maison,
excepté dans la chambre de l’étranger. Il regarda, il écouta ;puis, ne
voyant plus rien, n’entendant plus rien, il reprit son échelle,bien convaincu
cette fois qu’il avait eu les yeux troublés comme un homme dont le cœur bat
trop vite, et que cette vision était une intermittence de la faculté voyante,
comme on peut dire techniquement, plutôt qu’un résultat  de l’exercice de ses
facultés.

Comme il venait de placer son échelle et qu’il posait le
pied sur le premier échelon, la porte de Balsamo s’ouvrit et se referma,
laissant passer Andrée, qui descendit sans lumière et sans bruit,comme si une
puissance surnaturelle la guidait et la soutenait.

Andrée arriva de la sorte sur le palier de l’escalier, passa
près de Gilbert, qu’elle effleura de sa robe dans l’ombre où il était plongé et
continua son chemin.

M. de Taverney endormi, La Brie couché, Nicole
dans l’autre pavillon, la porte de Balsamo fermée, garantissaient le jeune
homme contre toute surprise.

Il fit sur lui-même un effort violent et suivit Andrée,emboîtant
son pas sur le sien.

Andrée traversa l’antichambre et entra dans le salon.

Gilbert la suivait le cœur déchiré. Cependant quoique la
porte fût restée ouverte, il s’arrêta. Andrée alla s’asseoir sur le tabouret
placé près du clavecin, sur lequel la bougie brûlait toujours.

Gilbert se déchirait la poitrine avec ses ongles
crispés ; c’était à cette même place qu’une demi-heure auparavant il avait
baisé la robe et la main de cette femme sans qu’elle se fâchât ; c’était
là qu’il avait espéré, qu’il avait été heureux ! Sans doute l’indulgence
de la jeune fille venait d’une de ces corruptions profondes, telles que Gilbert
en avait trouvé dans les romans qui faisaient le fond de la bibliothèque du
baron, ou d’une de ces trahisons des sens comme il en avait vu analyser dans certains
traités physiologiques.

– Eh bien ! murmurait-il flottant de l’une à l’autre de
ces idées, s’il en est ainsi, moi, comme les autres, je bénéficierai de cette
corruption, ou je mettrai à profit cette surprise des sens. Et puisque l’ange
jette au vent sa robe de candeur, à moi quelques lambeaux de sa chasteté !

La résolution de Gilbert était prise cette fois, il s’élança
vers le salon.

Mais comme il allait en franchir le seuil, une main sortit
de l’ombre et le saisit énergiquement par le bras.

Gilbert se retourna épouvanté, et il lui sembla que son cœur
se dérangeait dans sa poitrine.

– Ah ! je t’y prends cette fois, impudent ! lui
glissa dans l’oreille une voix irritée ; essaye encore de nier que tu aies
des rendez-vous avec elle, essaye de nier que tu l’aimes…

Gilbert n’eut même pas la force de secouer son bras pour l’arracher
à l’étreinte qui le retenait.

Cependant l’étreinte n’était pas telle qu’il ne pût la
rompre. L’étau était tout simplement le poignet d’une jeune fille.C’était
enfin Nicole Legay qui retenait Gilbert prisonnier.

– Voyons, que voulez-vous encore ? demanda-t-il tout
bas avec impatience.

– Ah ! tu veux que je parle tout haut, à ce qu’il
paraît ? articula Nicole avec toute la plénitude de sa voix.

– Non, non, je veux que tu te taises, au contraire, répondit
Gilbert, les dents serrées et entraînant Nicole dans l’antichambre.

– Eh bien ! suis-moi alors.

C’était ce que demandait Gilbert, car, en suivant Nicole, il
s’éloignait d’Andrée.

– Soit, je vous suis, dit-il.

Il marcha effectivement derrière Nicole, laquelle l’emmena
dans le parterre, en tirant la porte derrière elle.

– Mais, dit Gilbert, mademoiselle va rentrer dans sa chambre,
elle va vous appeler pour l’aider à se mettre au lit, et vous ne serez point
là.

– Si vous croyez que c’est cela qui m’occupe en ce
moment-ci, en vérité vous vous trompez fort. Que m’importe qu’elle m’appelle ou
ne m’appelle point ! Il faut que je vous parle.

– Vous pourriez, Nicole, remettre à demain ce que vous avez
à me dire, mademoiselle est sévère, vous le savez.

– Ah ! oui, je lui conseille d’être sévère, et avec
moi, surtout !

– Nicole, demain, je vous promets…

– Tu promets ! Elles sont belles, tes promesses, et l’on
peut compter dessus ! Ne m’avais-tu pas promis de m’attendre aujourd’hui,
à six heures, du côté de Maison-Rouge ? Où étais-tu à cette
heure-là ? Du côté opposé, puisque c’est toi qui as ramené le voyageur.
Tes promesses, j’en fais autant de cas maintenant que de celles du directeur du
couvent des Annonciades, lequel avait fait serment de garder le secret de la
confession, et s’en allait rapporter tous nos péchés à la supérieure.

– Nicole, songez que l’on vous renverra si l’on s’aperçoit…

– Et vous, l’on ne vous renverra pas, vous, l’amoureux de
mademoiselle ; non, M. le baron se gênera pour cela !

– Moi, dit Gilbert essayant de se défendre, il n’y a aucun
motif pour qu’on me renvoie.

– Vraiment ! vous aurait-il autorisé à faire la cour à
sa fille ? Je ne le savais pas si philosophe que cela.

Gilbert pouvait d’un mot prouver à Nicole que, s’il était
coupable, il n’y avait pas au moins de complicité de la part d’Andrée. Il n’avait
qu’à lui raconter ce qu’il avait vu, et, tout incroyable qu’était la chose,
Nicole, grâce à cette bonne opinion que les femmes ont les unes des autres, l’eût
sans doute cru. Mais une idée plus profonde arrêta le jeune homme au moment de
la révélation. Le secret d’Andrée était de ceux qui enrichissent un homme, soit
que cet homme désire les trésors de l’amour, soit qu’il désire d’autres trésors
plus matériels et plus positifs.

Les trésors que désirait Gilbert étaient des trésors d’amour.
Il calcula que la colère de Nicole était moins dangereuse que n’était désirable
la possession d’Andrée. Il fit à l’instant même son choix, et garda le silence
sur la singulière aventure de la nuit.

– Voyons, puisque vous le voulez absolument,
expliquons-nous, dit-il.

– Oh ! ce sera vite fait ! s’écria Nicole, dont le
caractère, absolument contraire à celui de Gilbert, ne la laissait maîtresse d’aucune
de ses sensations ; mais tu as raison, nous sommes mal dans ce
parterre ; allons dans ma chambre.

– Dans votre chambre ! s’écria Gilbert effrayé ;
impossible.

– Pourquoi cela ?

– C’est nous exposer à être surpris.

– Allons donc ! répliqua Nicole avec un sourire de
dédain, qui nous surprendrait ? Mademoiselle ? En effet,elle doit
être jalouse de ce beau monsieur ! Malheureusement pour elle,les gens
dont on sait le secret ne sont point à craindre. Ah !mademoiselle Andrée jalouse
de Nicole ! Je n’aurais jamais cru à cet honneur-là !

Et un rire forcé, terrible comme le grondement de la tempête,
vint effrayer Gilbert beaucoup plus que ne l’eût fait une invective ou une menace.

– Ce n’est point de mademoiselle que j’ai peur, Nicole, j’ai
peur pour vous.

– Ah ! oui, c’est vrai, vous m’avez toujours dit que,
là où il n’y avait pas de scandale, il n’y avait pas de mal. Les philosophes
sont jésuites quelquefois ; du reste, le directeur des Annonciades disait
cela comme vous, et me l’avait dit avant vous ; c’est pour cela que vous
donnez vos rendez-vous à mademoiselle pendant la nuit.Allons !
allons ! assez de mauvaises raisons comme cela… Venez dans ma chambre, je
le veux.

– Nicole ! dit Gilbert en grinçant des dents.

– Eh bien ! fit la jeune fille, après ?…

– Prends garde !

Et il fit un geste menaçant.

– Oh ! je n’ai pas peur ; vous m’avez déjà battue
une fois, mais parce que vous étiez jaloux. Vous m’aimiez dans ce temps-là. C’était
huit jours après notre beau jour de miel, et je me suis laissé battre. Mais je
ne me laisserai pas faire aujourd’hui. Non ! non !non ! car
vous ne m’aimez plus, et c’est moi qui suis jalouse.

– Et que feras-tu ? dit Gilbert en saisissant le
poignet de la jeune fille.

– Oh ! je crierai tant, que mademoiselle vous demandera
de quel droit vous donnez à Nicole ce que vous ne devez qu’à elle en ce moment.
Lâchez-moi donc, je vous le conseille.

Gilbert lâcha la main de Nicole.

Puis, prenant son échelle et la traînant avec précaution, il
alla l’appliquer en dehors du pavillon, de façon à ce qu’elle atteignît la
fenêtre de Nicole.

– Voyez ce que c’est que la destinée, dit celle-ci ;l’échelle
qui devait probablement servir à escalader la chambre de mademoiselle servira
tout bonnement à descendre de la mansarde de Nicole Legay. C’est flatteur pour
moi.

Nicole se sentait la plus forte ; en conséquence elle
se hâtait de triompher avec cette précipitation des femmes qui, à moins que d’être
réellement supérieures dans le bien ou dans le mal, payent toujours cher cette
première victoire trop vite proclamée.

Gilbert avait senti la fausseté de sa position : en
conséquence, il suivait la jeune fille en rassemblant toutes ses facultés pour
la lutte qu’il pressentait.

Et d’abord, en homme de précaution, il s’assura de deux
choses.

La première, en passant devant la fenêtre, c’est que mademoiselle
de Taverney était toujours au salon.

La seconde, en arrivant chez Nicole, c’est qu’on pouvait,
sans trop risquer de se casser le cou, atteindre le premier échelon et de là se
laisser glisser jusqu’à terre.

Comme simplicité, la chambre de Nicole ne différait pas du
reste de l’habitation.

C’était un grenier dont la muraille avait disparu sous un
papier gris à dessins verts. Un lit de sangle et un grand géranium placé près
de la lucarne meublait la chambre. En outre, Andrée avait prêté à Nicole un
énorme carton qui lui servait à la fois de commode et de table.

Nicole s’assit sur le bord du lit, Gilbert sur l’angle du carton.

Nicole s’était calmée en montant l’escalier. Maîtresse d’elle-même,
elle se sentait forte. Gilbert, au contraire, tout tremblant encore des
secousses antérieures, ne pouvait parvenir à reprendre son sang-froid, et
sentait la colère monter en lui à mesure que, par la force de sa volonté, elle
semblait s’éteindre chez la jeune fille.

Il se fit un moment de silence pendant lequel Nicole couvrit
Gilbert d’un œil ardent et irrité.

– Ainsi, dit-elle, vous aimez mademoiselle, et vous me
trompez ?

– Qui vous dit que j’aime mademoiselle ? fit Gilbert.

– Dame ! vous avez des rendez-vous avec elle.

– Qui vous dit que c’est avec elle que j’ai eu un
rendez-vous ?

– À qui donc aviez-vous affaire dans le pavillon ? Au
sorcier ?

– Peut-être ! vous savez que j’ai de l’ambition.

– Dites de l’envie.

– C’est le même mot interprété en bonne et en mauvaise part.

– Ne faisons pas d’une discussion de choses une discussion
de mots. Vous ne m’aimez plus, n’est-ce pas ?

– Si fait, je vous aime toujours.

– Alors pourquoi vous éloignez-vous de moi ?

– Parce que, lorsque vous me rencontrez, vous me cherchez
querelle.

– Justement, je vous cherche querelle parce que nous ne
faisons plus que nous rencontrer.

– J’ai toujours été sauvage et cherchant la solitude, vous
le savez.

– Oui, et l’on monte chez la solitude avec une échelle…
Pardon, je ne savais pas cela.

Gilbert était battu sur ce premier point.

– Allons, allons, soyez franc, si cela vous est possible,Gilbert,
et avouez que vous ne m’aimez plus, ou que vous nous aimez à deux ?

– Eh bien ! si cela était, fit Gilbert, que
diriez-vous ?

– Je dirais que c’est une monstruosité.

– Non pas, mais une erreur.

– De votre cœur ?

– De notre société. Il y a des pays où chaque homme, vous le
savez, a jusqu’à sept ou huit femmes.

– Ce ne sont pas des chrétiens, répondit Nicole avec impatience.

– Ce sont des philosophes, répondit superbement Gilbert.

– Oh ! monsieur le philosophe ! ainsi vous
trouveriez bon que je fisse comme vous, que je prisse un second amant ?

– Je ne voudrais pas être injuste et tyrannique envers vous,
je ne voudrais pas comprimer les mouvements de votre cœur… La sainte liberté
consiste surtout à respecter le libre arbitre… Changez d’amour,Nicole, je ne
saurais vous contraindre à une fidélité qui, selon moi, n’est pas dans la
nature.

– Ah ! s’écria Nicole, vous voyez bien que vous ne m’aimez
pas !

La discussion était le fort de Gilbert, non pas que son
esprit fût précisément logique, mais il était paradoxal. Puis, si peu qu’il
sût, il en savait toujours plus que Nicole… Nicole n’avait lu que ce qui lui
paraissait amusant ; Gilbert avait lu non seulement ce qui lui paraissait
amusant, mais encore ce qui lui avait paru utile.

Gilbert commençait donc, en discutant, à regagner le
sang-froid que perdait Nicole.

– Avez-vous de la mémoire, monsieur le philosophe ?demanda
Nicole avec un sourire ironique.

– Quelquefois, répondit Gilbert.

– Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit lorsque j’arrivai
des Annonciades avec mademoiselle, il y a cinq mois ?

– Non ; mais rappelez-le-moi.

– Vous m’avez dit : « Je suis pauvre. » C’était
le jour où nous lisions ensemble Tanzaï sous une des voûtes du vieux château
écroulé.

– Bien, continuez.

– Vous trembliez très fort, ce jour-là.

– C’est possible ; je suis d’un naturel timide, mais je
fais ce que je puis pour me corriger de ce défaut-là comme des autres.

– De sorte que, lorsque vous serez corrigé de tous vos défauts,
dit en riant Nicole, vous serez parfait.

– Je serai fort, du moins, car c’est la sagesse qui fait la
force.

– Où avez-vous lu cela, s’il vous plaît ?

– Que vous importe ? Revenez à ce que je vous disais
sous la voûte.

Nicole sentait qu’elle perdait de plus en plus son terrain.

– Eh bien ! vous me disiez : « Je suis
pauvre, Nicole, personne ne m’aime, on ne sait pas que j’ai quelque chose
là », et vous frappiez votre cœur.

– Vous vous trompez, Nicole ; si je frappais quelque
chose en vous disant cela, ce ne devait pas être mon cœur, mais ma tête. Le
cœur n’est qu’une pompe foulante destinée à pousser le sang aux extrémités.
Lisez le Dictionnaire philosophique, article Cœur.

Et Gilbert se redressa avec suffisance. Humilié devant Balsamo,
il se faisait superbe devant Nicole.

– Vous avez raison, Gilbert, et ce devait être effectivement
votre tête que vous frappiez. Vous disiez donc, en frappant votre tête :
« On me traite ici comme un chien de basse-cour, et encore Mahon est plus
heureux que moi. » Je vous répondis alors qu’on avait tort de ne pas vous
aimer, et que, si vous aviez été mon frère, je vous eusse aimé,moi. Il me
semble que c’est avec mon cœur et non avec ma tête que je vous ai répondu cela.
Mais peut être me trompé-je : je n’ai pas lu le Dictionnaire philosophique.

– Vous avez eu tort, Nicole.

– Vous me prîtes alors dans vos bras. « Vous êtes
orpheline Nicole, me dîtes-vous ; moi aussi, je suis orphelin ; notre
misère et notre abjection nous font plus que frères :aimons-nous donc,
Nicole, comme si nous l’étions réellement. D’ailleurs, si nous l’étions
réellement, la société nous défendrait de nous aimer comme je veux que tu m’aimes. »
Alors vous m’avez embrassée.

– C’est possible.

– Vous pensiez donc ce que vous disiez ?

– Sans doute. On pense presque toujours ce que l’on dit dans
le moment où on le dit.

– De sorte qu’aujourd’hui… ?

– Aujourd’hui, j’ai cinq mois de plus ; j’ai appris des
choses que j’ignorais ; j’en devine que je ne connais pas encore. Aujourd’hui,
je pense autrement.

– Vous êtes donc faux, menteur, hypocrite ? s’écria
Nicole en s’emportant.

– Pas plus que ne l’est un voyageur à qui on demande au fond
d’une vallée ce qu’il pense du paysage, et à qui l’on fait la même question lorsqu’il
est parvenu au haut de la montagne qui lui fermait son horizon.J’embrasse un
plus grand paysage, voilà tout.

– De sorte que vous ne m’épouserez pas ?

– Je ne vous ai jamais dit que je vous épouserais, répondit
Gilbert avec mépris.

– Eh bien ! eh bien ! s’écria la jeune fille
exaspérée, il me semble que Nicole Legay vaut bien Sébastien Gilbert.

– Tous les hommes se valent, dit Gilbert ; seulement,
la nature ou l’éducation ont mis en eux des valeurs diverses et des facultés
différentes. Selon que ces valeurs ou ces facultés se développent plus ou
moins, ils s’éloignent les uns des autres.

– De sorte qu’ayant des facultés et des valeurs plus développées
que les miennes, vous vous éloignez de moi.

– Naturellement. Vous ne raisonnez pas encore, Nicole, mais
vous comprenez déjà.

– Oui, oui ! s’écria Nicole exaspérée, oui, je
comprends.

– Que comprenez-vous ?

– Je comprends que vous êtes un malhonnête homme.

– C’est possible. Beaucoup naissent avec des instincts
mauvais, mais la volonté est là pour les corriger.M. Rousseau, lui aussi,
était né avec des instincts mauvais ; il s’est corrigé cependant. Je ferai
comme M. Rousseau.

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! dit Nicole, comment
ai-je pu aimer un pareil homme ?

– Aussi vous ne m’avez pas aimé, Nicole, reprit froidement
Gilbert ; je vous ai plu, voilà tout. Vous sortiez de Nancy,où vous n’aviez
vu que des séminaristes qui vous faisaient rire, ou des militaires qui vous
faisaient peur. Nous étions jeunes tous les deux, innocents tous les deux,
désireux tous les deux de cesser de l’être. La nature parlait en nous avec sa
voix irrésistible. Il y a quelque chose qui s’allume dans nos veines alors que
nous désirons, une inquiétude dont on cherche la guérison dans des livres qui
vous rendent plus inquiets encore. C’est en lisant ensemble un de ces livres,
vous vous le rappelez, Nicole, non pas que vous avez cédé, car je ne vous
demandais rien, car vous ne me refusiez rien, mais que nous avons trouvé le mot
d’un secret inconnu. Pendant un mois ou deux, ce mot a été :
Bonheur ! Pendant un mois ou deux, nous avons vécu au lieu de végéter.
Cela veut-il dire, parce que nous avons été deux mois heureux l’un par l’autre,
que nous devions être l’un par l’autre éternellement malheureux ? Allons
donc, Nicole, si l’on prenait un pareil engagement en donnant et recevant le
bonheur, on renoncerait à son libre arbitre, et ce serait absurde.

– Est-ce de la philosophie que vous me faites là ? dit
Nicole.

– Je le crois, répondit Gilbert.

– Alors il n’y a donc rien de sacré pour les
philosophes ?

– Si fait, il y a la raison.

– De sorte que, moi qui voulais rester honnête fille…

– Pardon, mais il est déjà trop tard pour cela.

Nicole pâlit et rougit comme si une roue faisait faire à chaque
goutte de son sang le tour de son corps.

– Honnête quant à vous, dit-elle. On est toujours honnête
femme, avez-vous dit pour me consoler, quand on est fidèle à celui que le cœur
a choisi. Vous vous rappelez cette théorie sur les mariages ?

– J’ai dit les unions, Nicole, attendu que je ne me marierai
jamais.

– Vous ne vous marierez jamais ?

– Non. Je veux être un savant et un philosophe. Or, la
science ordonne l’isolement de l’esprit, et la philosophie celle du corps.

– Monsieur Gilbert, dit Nicole, vous êtes un misérable, et
je crois que je vaux encore mieux que vous.

– Résumons, dit Gilbert en se levant, car nous perdons notre
temps, vous à me dire des injures, moi à les écouter. Vous m’avez aimé parce
que cela vous a plu, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Eh bien ! ce n’est pas une raison pour me rendre
malheureux, moi, parce que vous avez fait, vous, une chose qui vous a plu.

– Le sot, dit Nicole, qui me croit pervertie, et qui fait semblant
de ne pas me craindre !

– Vous craindre, vous, Nicole ? Allons donc ! Que
pouvez-vous contre moi ? La jalousie vous égare.

– La jalousie ! moi jalouse ? dit avec un rire
fiévreux la jeune fille. Ah ! vous vous trompez fort si vous me croyez jalouse.
Et de quoi serais-je jalouse, je vous prie ? Est-il dans tout le canton
une plus jolie fille que moi ? Si j’avais les mains blanches de
mademoiselle, et je les aurai le jour où je ne travaillerai plus,ne
vaudrais-je pas mademoiselle ? Mes cheveux, regardez mes cheveux (et la
jeune fille dénoua le ruban qui les retenait), mes cheveux peuvent m’envelopper
des pieds à la tête comme un manteau. Je suis grande, je suis bien faite. (Et
Nicole emprisonna sa taille entre ses deux mains.) J’ai des dents qui ressemblent
à des perles. (Et elle regarda ses dents dans un petit miroir accroché à son
chevet.) Quand je veux sourire à quelqu’un et le regarder d’une certaine façon,
je vois ce quelqu’un rougir, frissonner, se tordre sous mon regard.Vous êtes
mon premier amant, c’est vrai ; mais vous n’êtes pas le premier homme avec
lequel j’aie été coquette. Tiens, Gilbert, continua la jeune fille plus
menaçante avec son sourire saccadé qu’elle ne l’était avec ses menaces
véhémentes, tu ris. Crois-moi, ne me force pas à te faire la guerre ; ne
me fais pas sortir tout à fait de l’étroit sentier où me retient encore je ne
sais quel vague souvenir des conseils de ma mère, je ne sais quelle monotone
prescription de mes prières d’enfant. Si une fois je me jette hors de la
pudeur, prends garde à toi, Gilbert, car tu auras non seulement à te reprocher
les malheurs qui en résulteront pour toi, mais encore ceux qui en résulteront
pour les autres !

– À la bonne heure, dit Gilbert, vous voilà parvenue à une
certaine hauteur, Nicole, et je suis convaincu d’une chose.

– De laquelle ?

– C’est que si je consentais à vous épouser maintenant…

– Eh bien ?

– Eh bien ! c’est vous qui refuseriez.

Nicole réfléchit ; puis, les mains crispées, les dents
grinçantes :

– Je crois que tu as raison, Gilbert, dit-elle ; je
crois que, moi aussi, je commence à gravir cette montagne dont tu me parlais ;
je crois que, moi aussi, je vois s’élargir mon horizon ; je crois que, moi
aussi, je suis destinée à devenir quelque chose ; et c’est vraiment trop
peu que de devenir la femme d’un savant ou d’un philosophe.Maintenant,
regagnez votre échelle, Gilbert, et tâchez de ne pas vous casser le cou,
quoique je commence à croire que ce serait un grand bonheur pour les autres, et
peut-être même pour vous.

Et la jeune fille, tournant le dos à Gilbert, commença de se
déshabiller comme s’il n’était point là.

Gilbert demeura un instant immobile, indécis, hésitant, car,
excitée ainsi par la poésie de la colère et la flamme de la jalousie, Nicole
était une ravissante créature. Mais il y avait un dessein bien arrêté dans le
cœur de Gilbert, c’était de rompre avec Nicole. Nicole pouvait nuire à la fois
à ses amours et à ses ambitions. Il résista.

Au bout de quelques secondes, Nicole, n’entendant plus aucun
bruit derrière elle, se retourna ; la chambre était vide.

– Parti ! murmura-t-elle, parti !

Elle alla vers la fenêtre ; tout était obscur, la
lumière était éteinte.

– Et mademoiselle ! dit Nicole.

La jeune fille alors descendit l’escalier sur la pointe du
pied, s’approcha de la porte de la chambre de sa maîtresse et écouta.

– Bon ! dit-elle, elle s’est couchée seule et elle
dort. À demain. Oh ! je saurai bien si elle l’aime,elle !

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